Filozofski vestnik Volume/Letnik XXVII • Number/Številka 2 • 2006 • 103-119 KANT ET la SUBJECTIVATION DE LA REALITE Rado Riha Il y a des textes philosophiques qui sont ecrits, entre autres, afin de « guerir une blessure, [d']6ter une echarde dans la chair de I'existence, » pour emprunter a A. Badiou la belle formule bergsonienne ; des textes qui trouvent une place singuliere a c6te d'ouvrages achevees et dans lesquels ce qui est mis en valeur n'est rien d'autre que l'autonomie de la pensee rationnelle. Or, il semblerait que meme les systemes philosophiques les plus consis-tants qui soient, et dont la pensee vise avant tout a resoudre les problemes traditionnels de la metaphysique, constituent autant de reponses a une « blessure originaire ». En l'occurrence, Monique David-Menard nous montre, avec une rigueur et une conviction exemplaire, a quel point le systeme philosophi-que de Kant peut etre considere comme issu de la rencontre de la philosophie avec la folie de la pense: comme therapie philosophique pour ainsi dire, visant a ecarter le danger des « maladies de tete », qui l'ont trouble.1 Que l'auteur de l'ouvrage traitant de la folie dans la raison pure soit a la fois philosophe et psychanalyste, ne peut que mettre davantage en valeur son analyse des textes kantiens. Cependant, ce n'est pas dans la double competence professionnelle de son auteur que reside a nos yeux le merite principal de cet ouvrage, mais plut6t dans le fait que la rencontre de Kant avec la folie y soit l'occasion de mettre en auvre une rencontre de la philosophie avec la psychanalyse. En effet, il s'agit d'une rencontre qui ne concerne pas uniquement Kant, mais nous interpelle directement, nous, les lecteurs de ses textes. C'est justement a partir de l'exemple de la philosophie kantienne, paradigme du regne d'une rationalite pure, detachee de toute composante qui serait exterieure a la raison, qu'il faut poser la question de savoir si la philosophie kantienne est l'objet d'une interrogation philosophique ou psychanalytique. Plus exactement, il s'agit de savoir 1 Monique David-Menard, La Folie dans la raison pure. Kant lecteur de Swedenborg, Vrin, Paris 1990. si, pour repondre a cette question, nous nous situons nous-memes du cote de la philosophie ou de la psychanalyse ? Cette question se pose aussi bien au niveau ontologique qu'epistemologique, c'est-a-dire aussi bien comme la question de l'existence et de la rencontre de deux realites que comme la question de l'existence et de la rencontre de deux champs du savoir. Est-ce que, lorsque nous lisons et commentons Kant, nous nous situons dans la dimension de la pensee philosophique animee par une interrogation sur la realite objective, ou est-ce qu'au contraire, nous sommes situes d'avance dans le role d'analysants potentiels, prisonniers de la realite objectale du desir ? En outre, s'il s'agit de deux realites, sont-elles vraiment deux, separees l'une de l'autre ? Si c'est le cas, comment fonder alors la possibilite de leur rencontre et de leur articulation, mises en auvre, selon notre hypothese, par la philosophie kantienne ? Faut-il au contraire supposer qu'il s'agit d'une seule realite admettant des approches differentes ? Dans ce cas, pourquoi donc parler de deux realites ? Et, finale-ment, s'il y en a deux, par quel moyen pourraient-elles etre unifiees ? Assurement, plusieurs reponses peuvent etre donnees a cette question de la realite dans la philosophie kantienne. Pour notre part, nous nous propo-sons de trouver la notre dans la structure elementaire de la « revolution dans la maniere de penser » la formule utilisee par Kant pour designer, dans la premiere Critique, la position philosophique que nous avons l'habitude de qualifier metaphoriquement de « revolution copernicienne » de Kant dans la philosophie.^ Pour decrire la structure de base du renversement dans la pensee initie par Kant, nous empruntons a Monique David-Menard une formule breve, mais rigoureuse qui vise a saisir l'enseignement capital de la premiere Critique : « L'entendement reussit la ou la raison echoue ». Que l'entendement reussisse la ou la raison echoue signifie que, pour Kant, aux grandes questions que la raison ne cesse de traiter sans pouvoir les resoudre, par exemple : Le monde est-il fini ou infini ? Y regne-t-il la necessite ou la liberte ? Quel est l'ultime sens de tout ? - se substitue la question de la connaissance comme mecanisme de la constitution de l'objet, ou, plus generalement, de la nature en tant que telle. Le probleme central de la premiere Critique de Kant, on le sait, c'est la fon-dation et la justification de l'objectite des representations, c'est-a-dire la reponse a la question de savoir comment nous pouvons etre dans nos representations tout ^ E. Kant, Critique de la raison pure [CRP], Preface de la deuxieme edition, B XIII. Les references sont donnees sur la base de la pagination de l'edition originale (A pour l'edi-tion de 1781, B pour l'edition de 1767). Traduction fran9aise utilisee : Kant, Critique de la raison pure, traduction et presentation par Alain Renaut, Flammarion, Paris 2001. ^ Cf. Volker Gerhard, « Kants kopernikanische Wende », in : Kant-Studien, vol. 78, 1987. en etant hors de nous-memes, du cote de I'etant, bref, dans le monde.4 De fait, le souci principal de la constitution subjective de l'objet dans la connaissance n'est rien d'autre que l'objet lui-meme ou, plus precisement, les « questions techniques » de sa constitution par le biais de la mise en rapport de deux pouvoirs de connaissance : entendement et sensibilite. Mais cela ne prime que dans la me-sure ou cette mise en rapport de l'entendement et de la sensibilite signale que la realite constituee n'est pas une pure et simple construction, « un jeu aveugle des representations, c'est-a-dire moins qu'un reve »5, comme le souligne Kant, mais que cette realite repond, hors et independamment de tout pouvoir de connaissance, a une realite objective. Or, a suivre le raisonnement de Monique David-Menard dans son livre, force est de constater que deux fonctions sont assignees a l'objet kantien. Sans aucun doute, sa fonction autonome d'objet « objectif », la fonction de « realite », est centrale. Il s'agit la de l'objet comme signe qu'il y a quelque chose, et non pas rien. Mais une autre fonction lui est egalement assignee qui, pour etre dissimulee n'en est pas moins importante puisqu'elle participe du projet permettant a la raison de se delivrer de sa propre folie, de sortir de l'univers clos ou elle n'aurait affaire qu'a elle-meme. L'objet kantien se manifeste donc en meme temps comme moment « objectal » inclus dans l'ine-puisable desir de la raison d'atteindre l'inconditionne. Si le projet de la constitution de l'objet echoue, s'il s'avere etre fallacieux, c'est la realite close du desir de la raison qui fait retour, celle precisement ou la raison n'a a traiter qu'avec elle-meme : en derniere instance, sa folie. Cette configuration nous confronte a la question de savoir si, dans la constitution de la realite phenomenale, nous avons affaire a deux realites, a deux objets ou, au contraire, a une seule, un seul ? Pour repondre a cette question, nous proposons de developper la formule empruntee a Monique David-Menard sur le succes de l'entendement au point meme ou la raison fait l'experience d'un ratage, de la maniere suivante : La constitution de l'objet telle que l'effectue l'entendement est, d'une part, la re-ponse a l'impuissance de la raison, prisoniere de sa propre imanence lorsqu'elle veut voir quelque chose la ou il n'y a rien. Rien, sinon la realisation hallucina-toire de son propre desir de l'inconditionne, desir purement subjectif et rive a l'imanence de la pensee. Il ne faut toutefois pas meconnaitre que, d'autre part, 4 Ainsi s'enonce la fameuse question kantienne : « Nous avons des representations en nous dont nous pouvons aussi prendre connaissance. Mais quelles que puissent etre l'eten-due, l'exactitude et la precision de cette conscience, cela n'en demeure pas moins de simples representations, c'est-a-dire des determinations internes de notre esprit dans tel ou tel rapport temporel. Comment, des lors, parvenons-nous a supposer a ces representations un objet, ou a leur attribuer encore, outre leur realite subjective en tant que modifications, je ne sais quelle realite objective ? », Cpr, B 242/ A 197. 5 Crp, A 111/2 cette reponse n'est possible que grace au pouvoir de la raison. Pouvoir qu'elle a d'accomplir son auto-critique et de reconnaitre une illusion qui n'est que I'effet inevitable de sa propre activite. Dans sa structure elementaire, la revolution co-pernicienne n'est donc rien d'autre que le Un scinde de cette double operation conceptuelle, une operation qui, en derniere instance, permet a la raison de vouloir ce qu'elle desire. Essayons d'expliciter notre these sur la « revolution copernicienne » ope-ree par Kant dans la maniere de penser. Kant, c'est bien connu, a presente et elabore sa revolution dans la maniere de penser comme une exigence adressee a la philosophie : pour pouvoir expliquer et fonder l'objectivite de la connais-sance, pour pouvoir emprunter la voie sure d'une science6, il faut que la philosophie se tourne d'abord vers l'activite du sujet et y trouve une base ferme pour son entreprise. Ce qui revient a dire que, pour Kant, la question de la possibilite de la connaissance de l'objet precede la question de l'objet. En effet, ce sont les conditions de possibilite de la connaissance qui constituent l'objet ou, plus exactement, l'objectivite de l'objet et, par consequent, la realite du monde. Le resultat fondamental de cette transformation dans la maniere de penser est, si nous nous risquons a une certaine simplification, de poser que la seule rea-lite objective, pour la philosophie transcendantale, est la realite phenomenale, representative. Pour le dire simplement, le phenomene n'est pas seulement l'ap-parence, il est toute la realite. En revanche, meme si la realite phenomenale est la seule realite accessible a la connaissance et a l'activite humaine, le monde phenomenal n'est pas en lui-meme « la chose » ou, en termes kantiens, la chose telle qu'elle est en soi. Le monde phenomenal a beau etre le seul monde, il n'est jamais lui-meme. C'est qu'il n'est possible que s'il est supplemente par la chose meme, la chose en soi. Or, la chose en soi, comme l'a remarquablement mon-tre G. Lardreau, n'est pas la chose qui serait en soi.7 Elle n'est veritablement en soi, c'est-a-dire quelque chose de non-constitue, du reel, que pour le monde phenomenal constitue. Plus exactement : la chose en soi, le reel, ne preexiste pas a la realite constituee. Au contraire, ce n'est qu'en meme temps que cette realite qu'elle peut emerger - mais comme ce qui, de cette realite, choit. Les deux axiomes fondamentaux de la logique kantienne de la constitution de la realite s'enoncent donc de la fagon suivante : Premierement, il n'y a d'autre realite que la realite phenomenale, sensible, c'est-a-dire une realite constituee. Deuxiemement, la realite phenomenale, par definition, n'est jamais toute. Ou 6 CRP, Preface de la deuxieme edition, B XIV. 7 Cf. Guy Lardreau, La veracite, Verdier, Paris 1993, p. 52. * encore : la realite sensible est certes entierement constituee au sens ou rien ne lui manque, mais il ne lui manque rien precisement parce qu'il lui appar-tient quelque chose qui n'a en soi rien de positif, quelque chose qui se refuse constamment a cette realite sensible, qui toujours deja la depasse. Bref, a la constitution comme telle de la realite appartient quelque chose qui lui echappe, un moment du non-constitue, un moment du reel insaisissable. En nous ap-puyant sur la base elementaire de la logique de la constitution subjective de l'objectivite, nous pouvons maintenant illustrer cette distinction entre le phe-nomene et le noumene par le schema suivant : noumene a Dans ce schema, le rectangle represente l'acte de constitution. Pour la philosophie critique, l'acte dont il est question ici est evidemment l'acte de connais-sance. C'est pourquoi, pour simplifier un peu notre argument, nous avons qua-lifie ce rectangle de sujet transcendantal : $. Car ce que ce rectangle delimite finalement, c'est le produit de la constitution : la realite sensible, phenomenale, constituee. Dans la partie extraite de ce rectangle, en revanche, se situe la chose en soi que nous qualifions, ou bien de noumene ou bien, en utilisant le symbole lacanien, de petit a, precisement dans la mesure ou celui-ci represente, dans la theorie lacanienne, le reel de l'objet-cause du desir qui manque toujours.8 Pour designer le sujet transcendantal, nous utilisons la barre qui marque le sujet divise, puisque son existence est articulee au reel en tant qu'il choit. Il est remarquable que la revolution copernicienne de Kant, comportant deux implications, admette par la meme deux demarches interpretatives. Toutes deux dependent largement de la fagon dont nous entendons la connaissance d'apres laquelle, selon la formulation de Kant, les objets doivent se regler. En un mot, elles dependent de la fagon dont nous concevons le sujet. 8 Cf. J. Lacan, « D'une question preliminaire a tout traitement possible de la psychose », Ecrits, p. 554: « [le champ de la realite] ne se soutient que de l'extraction de l'objet a qui pourtant lui donne son cadre ». On consultera egalement les deux articles de J.-A. Miller, « Montre a Premontre », et « Vers un signifiant nouveau ». Dans le cadre de la premiere interpretation - qualifions-la de classique - le r6le de sujet est assigne au sujet de la connaissance ou, plus precisement, a l'appareil de connaissance. Le sujet est ici identifie a deux pouvoirs de connaissance, entendement et sensibilite, qui, ensemble, constituent l'objet : la realite phenomenale. Voila comment, d'une maniere schematique, nous pouvons de-crire la constitution subjective : Le monde exterieur, c'est-a-dire une sorte de matiere sensible diffuse, agit sur le sujet. Notons cela ainsi : la matiere sensible ^ l'appareil de connaissance. L'appareil de connaissance - activite conjointe de la sensibilite et de l'entendement - opere quant a lui sur cette matiere, la remaniant et l'ordonnant selon la sensibilite et l'entendement pour la transformer finalement en objet. Nous pouvons maintenant noter l'operation complete ainsi : la matiere sensible ^ l'appareil de connaissance ^ l'objet. Le point essen-tiel ici reside en cela que cette double operation de reception et de remaniement transforme l'appareil de connaissance en sujet. L'operation ainsi esquissee pre-sente le sujet que nous pouvons illustrer par un cercle qui inclut la matiere sensible, l'appareil de connaissance et, finalement, l'objet autour duquel il fait un tour pour revenir au point de depart et boucler son parcours. Le sujet n'est rien d'autre que ce bouclage du cercle. sujet Selon la premiere interpretation de la revolution copernicienne telle que la represente ce schema, le sujet est congu comme instance qui, moyennant ses pouvoirs et activites, constitue toute la realite phenomenale, c'est-a-dire le monde. Le monde est tout ce et seulement ce que le sujet transforme en monde. Nous sommes face a une figure du sujet comme instance de domination sur toute realite objective, y compris l'homme lui-meme. Une figure du sujet des Lumieres et de sa dialectique, selon laquelle le sujet et la raison sont transformes d'instru-ment d'emancipation en instrument de domination. Le peche originel de ce sujet consisterait en ceci qu'il se congoit comme une totalite close, presente a elle-meme et transparente a elle-meme. Dans cette perspective, il n'y a que l'Un. La deuxieme interpretation de la revolution copernicienne, c'est-a-dire le deploiement de sa deuxieme implication, s'inscrit surtout a l'horizon d'une lec- ture dite postmoderne, bien que ce soit Heidegger qui, deja, I'ait introduite. De fait, Heidegger interprete d'une maniere differente cette connaissance d'apres laquelle se reglent, comme le dit expressement Kant, les objets. Pourtant, cette connaissance n'est pas I'appareil de connaissance que constituent I'entende-ment et la sensibilite ; elle est plutot, pour reprendre la formule de Heidegger, comprehension tacite de l'etre de l'etant, comprehension toujours deja a l'au-vre dans notre connaissance et dans notre activite, dans tout notre rapport a l'etant. Or, cette comprehension tacite de l'etre de l'etant est un savoir qui n'est jamais explicite. Plus precisement, c'est un savoir insu. En quoi consiste exactement cette deuxieme interpretation de la revolution copernicienne de Kant ? Notons d'abord que son point de depart est, en fait, le resultat de la premiere interpretation que nous pouvons representer ainsi : le sujet est capable de connaitre la realite objective et tout dans cette realite objective puisque la totalite de la realite objective et tout ce qui y est inclus est le produit de son activite constituante. Or, ce qui pose probleme, c'est que le sujet ne peut se connaitre soi-meme que sous une forme constituee et jamais comme instance de constitution. Nous voila face a la problematique des deux sujets de la premiere Critique, le sujet transcendantal qui est vide, sans determination, et le sujet empirique, qui est, en verite, un objet parmi les objets, et non pas un sujet.9 C'est que, dans la constitution subjective de la realite, nous avons affaire a deux inconnues : pour tous ceux pour qui la realite du monde constitue est la seule realite, c'est le monde reel « en soi » qui demeure une inconnue totale ; mais l'autre inconnue, et cela pour le sujet de la constitution lui-meme, c'est egalement le sujet lui-meme. Or, c'est precisement sur le sujet comme inconnue que porte la deuxieme implication de la revolution copernicienne. Comment faut-il comprendre le fait que le sujet est capable de tout connaitre sauf lui-meme comme sujet ? D'abord, nous pouvons l'entendre tout simplement comme le signe de « l'in-connaissabilite » du sujet. Si c'est le cas, pourquoi alors Kant presente-t-il sa revolution dans la maniere de penser comme un retour sur le sujet ? Mais du resultat de la premiere implication de la revolution copernicienne, a savoir que le sujet est capable de tout connaitre, sauf lui-meme, nous pouvons tirer une autre conclusion, formulable de la maniere suivante : le sujet est precisement cette impossibilite pour le sujet de se connaitre soi-meme. Le fait que le sujet ne peut se connaitre tout entier signale qu'appartient au sujet quelque chose qui lui est inaccessible, heterogene. Une sorte de corps etranger interieur. Ce quelque chose, ce = X, n'est pas quelque chose qui serait en soi inconnaissable, 9 Voir sur ce point l'ouvrage de Jocelyn Benoist, Kant et les limites de la synthese. Le sujet sensible, PUF, Paris 1996. mais bien plutot quelque chose qui n'est pas destine a la connaissance, quelque chose d'inconnaissable, puisqu'il n'existe aucun predicat positif pour determiner cette propriete. Un insu radical, pour citer Heidegger. Ce qui fait le sujet, c'est ce qu'il ignore sur lui-meme, son insu. Et c'est dans ce moment de l'insu que le sujet est vraiment lui-meme. Assurement, le sujet dont il est question ici, c'est le sujet de la constitution de la realite objective par le biais de la connaissance. Il n'est donc pas possible de le penser sans y inclure deux moments supplementaires : premierement, la realite phenomenale telle que le sujet la constitue, en un mot, l'objet ; deuxie-mement, le moment de la chose elle-meme qui choit toujours, le moment du non-constitue, le moment du reel. Il en decoule que le schema precedent, dans lequel le sujet est represente par un seul cercle boucle embrassant a la fois la matiere sensible diffuse et l'objet constitue, doit etre remplace. La revolution copernicienne comme modele de la constitution du monde par le biais de la connaissance pourrait maintenant etre representee par deux cercles de non-savoir. Dans le premier cercle, nous pouvons inscrire le non-savoir quant a la « chose en soi », et dans le deuxieme, le non-savoir quant au sujet. Ä l'inter-section de ces deux cercles de non-savoir s'inscrit l'element de ce qui est su et connu : l'element de l'objet. L'objet se presente donc comme ce qu'ont en commun la « chose en soi », puisque elle fournit, si l'on peut dire, le materiau de l'objet, et le sujet, dans la mesure ou le sujet comme tel se presente toujours sous la forme de l'objet. Voila le schema 3 : Ou donc nous a conduits le deploiement de la deuxieme implication de la revolution copernicienne de Kant ? Rappelons toutefois que la revolution kantienne dans la maniere de penser a promis de nous fournir, tant la solution a la question metaphysique du sujet, qu'a celle de l'objet. En verite, il n'est pas difficile de le constater, cette revolution donne deux reponses differentes qui portent sur deux ordres de choses : elle nous donne une reponse positive quant a l'objet uniquement, c'est-a-dire quant a la realite constituee. Dans ce contexte, on pourrait dire que le seul resultat de la revolution dans la maniere de penser telle qu'elle est presentee dans la premiere Critique, c'est une presence massive de l'objet puisque, pour la philosophie transcendantale, n'existe que ce qui est constitue. En effet, bien que l'objet soit un phenomene, c'est-a-dire quelque chose de constitue, et par la meme pas-tout, il se presente comme etant la seule realite, comme Tout, une partie de ce Tout, pour le repeter encore une fois, etant le sujet. C'est pourquoi le sujet ne peut se rencontrer lui-meme que sous la forme de l'objet. Cependant la revolution copernicienne ne pointe pas seulement vers l'ordre de l'objet constitue, l'ordre du Tout. Elle pointe egale-ment vers l'ordre de ce qui n'est pas de ce monde, de ce qui ne lui appartient pas, une sorte de reste ou, mieux, de surplus. Ce qui constitue cet ordre, ce sont deux types de non-savoirs, deux entites indeterminables : sujet et reel. Les deux entites vont apparemment ensemble dans la mesure ou le sujet, en tant qu'ins-tance de constitution, implique la chute du reel. Pour etre incommensurables, les deux reponses, on le voit bien, ne constituent pas la totalite. En effet, de deux choses l'une : soit nous avons affaire a l'objet, mais, dans ce cas, le sujet de constitution et le reel chu font defaut ; soit nous avons affaire a un rapport indetermine de ces deux non-savoirs, de ces deux inconnues que sont le sujet et le reel. Reprenant notre dilemme initial ou il s'agissait de savoir si, dans la premiere Critique, etaient mis en oeuvre deux rea-lites ou une seule, notre reponse ne peut etre, sur le fond de ce que nous venons de developper, que la suivante : si nous suivons le trajet de la revolution coper-nicienne dans la premiere Critique, force nous est de constater que la revolution dans la pensee telle que Kant l'engage est completement indifferente a l'egard de notre dilemme : une realite ou deux. Le vrai probleme qui se pose a nous lorsque nous degageons les consequences de la revolution copernicienne, c'est plutot qu'elle ne semble pas permettre d'assembler ne serait-ce qu'une seule realite. D'une part, nous avons affaire a une realite constituee ou l'instance de constitution fait defaut, ce qui rend cette realite incomplete, mais d'autre part, le non-savoir quant au sujet a pour consequence inevitable l'obscurcissement du savoir quant a la realite objective. Il en decoule que nous n'avons affaire, ni a une realite, ni a deux realites, ni meme a une realite qui serait scindee, mais a deux realites ou chacune est comme telle inconsistante. Comment proceder a ce stade ? Comment mettre en rapport ces deux or-dres : l'ordre d'objet constitue et l'ordre supplementaire du sujet et du reel ? Dans le premier schema, deja, la revolution copernicienne etait composee de trois elements : le sujet comme instance de constitution, que nous avions re-presente comme $ puisqu'on ignore ce qu'il est ; la realite objective comme produit de la constitution, et, finalement, quelque chose qui doit choir de cette realite pour qu'elle puisse etre constituee. Pour designer cette chose chue, Kant introduit le terme de « chose comme telle » ou de noumene, tandis que nous empruntons le terme lacanien de reel pour accomplir le meme office. La ques- tion qui se pose desormais est la suivante : comment lire ces trois elements du schema 1 ensemble, si, selon notre hypothese, la revolution kantienne dans la maniere de penser consiste justement en une telle lecture « ensembliste » ? Soyons plus rigoureux encore et rappelons que le noumene n'est pas une chose qui existerait en soi quelque part hors de la realite constituee. Au contraire, s'il existe en dehors de cette realite, c'est precisement parce qu'il a ete extrait de cette realite constituee comme son impossible. Comme nous l'avons deja sou-ligne, c'est seulement pour le monde phenomenal constitue que la chose est en soi. Autrement dit, c'est parce qu'il se presente comme exteriorite irreductible que le reel constitue en meme temps un moment inherent au monde phenomenal. Ce qui revient a dire qu'il n'est possible de parler d'objet et de monde phenomenal que si l'on y trouve la trace du reel extrait ou, plus exactement, si l'on reussit a presenter le monde de l'objet comme argument de la fonction du reel extrait. Il faut donc lire la configuration des trois elements du schema 1 de la maniere suivante : il est pertinent de parler de sujet comme instance de constitution a condition de trouver, dans le monde constitue, la marque tou-jours singuliere et visible de l'extraction du non-constitue, du reel, de cet acte donc qui lui donne pourtant son cadre. Une fois encore, comment justifier cette lecture de notre premier schema ? Comment peut-on penser ensemble les deux articulations qui y figurent ? D'abord, l'articulation de deux ordres de constitution : l'ordre visible de la realite objective et l'ordre supplementaire qui, lui, est invisible et auquel ap-partiennent le sujet et le reel, ou, pour etre plus precis encore, le sujet indexe sur le reel. Ensuite, l'articulation du sujet et du reel chu, extrait de la realite constituee. La reponse que nous proposons a cette question est la suivante : ce que nous appelons ici l'articulation de deux ordres de constitution n'est rien d'autre que l'acte de la subjectivation de la realite objective. Ce que nous venons de nommer representation du monde de l'objet comme argument de la fonction du reel n'est rien d'autre que l'acte de la subjectivation du monde objectif par lequel le monde apparait comme ce qu'il est : le monde du sujet. Mais pour pouvoir penser, dans le cadre de la premiere Critique, la realite objective comme une realite subjectivee, ou pour pouvoir penser la realite objective comme champ de l'activite du sujet, inseparable en tant que telle d'un moment du reel, de l'impossible, il faut lire l'Esthetique et VAnalytique de la premiere Critique, qui deploient les conditions et les mecanismes de la constitution rationnelle de l'experience sensible a la lumiere de la Dialectique transcendantale.10 10 Nous renvoyons de nouveau au livre de Monique David-Menard car cette lecture de VAnalytique et de l'Esthetique constitue l'une des hypotheses centrales de son analyse. Une telle lecture nous permet de comprendre cette situation paradoxale que nous avons deja evoquee, a savoir celle ou la reussite de l'entendement la ou la raison echoue devrait etre consideree comme manifestation de la puissance de la raison. Essayons de comprendre en quel sens on peut soutenir que c'est grace aux idees de la raison, qui transcendent toute experience possible et auxquelles absolument aucun objet ne correspond dans l'experience, que la realite empirique est subjectivee. Comment entendre le fait que ce sont les idees - comme spheres de l'apparence transcendantale, de l'illusion naturelle et inevitable que produit notre raison et « que l'on peut seulement empecher de tromper » sans pouvoir jamais obtenir qu'« une telle apparence aille jusqu'a disparaitre et cesse d'etre une apparence »11 - qui rendent possible que la realite constitutive emerge comme champ du sujet ? Ce qui nous interesse ici, ce n'est pas la problematique du rapport qu'en-tretiennent l'Esthetique et l'Analytique, « noyau dur » de la premiere Critique, avec la Dialectique comme deuxieme division de la logique transcendantale qui, en depit de sa longueur considerable, ne presente aucune contribution essentielle a l'enseignement fondamental de l'esthetique et de l'analytique transcendantale, au point qu'on pourrait faire notre la remarque ironique de G. Lebrun selon laquelle la Dialectique est « comme une censure exercee au nom de l'entendement theorique ».12 Ajoutons toutefois que l'interrogation sur le statut de la Dialectique transcendantale dans la premiere Critique permet de trancher un debat deja aborde par Heidegger dans son implacable critique du neokan-tisme de l'ecole de Marbourg : celui qui consiste a reduire l'enjeu central de la premiere Critique a la fondation et la justification de l'objectivite du savoir scientifique. Pour notre part, nous proposons de lire la Critique de la raison pure comme la premiere partie de l'ontologie philosophique qui tente d'expliquer de quelle maniere apparait dans la sphere logique de l'apparaitre, du constitue, ce qui echappe, se soustrait a cette sphere : l'etre en tant qu'etre. Ou encore, pour paraphraser Adorno : de quelle maniere on peut saisir par le biais du concept ce qui lui resiste sans pour autant l'annuler. Face au dilemme qui consiste, ou bien a considerer la Dialectique comme un ajout exterieur a la fondation de l'objectivite de la connaissance, une sorte d'indice retroactif du caractere chimeri-que de la raison humaine, ou bien a considerer les idees transcendantales de la Dialectique comme elements immanents, mieux, essentiels de la constitution de la realite objective, c'est aussi pour cela que nous optons pour la deuxieme possibilite.13 11 CRP, B 353/A 297, B 672/A 644. 12 Gerard Lebrun, Kant et lafin de la metaphysique, Armand Collin, Paris 1970, p. 111. 13 Citons a ce propos Kant lorsqu'il affirme que la deduction de la validite objective des Ce que nous appelons ici la partie immanente de la constitution de la rea-lite, c'est ce que Kant appelle l'usage empirique des idees de la raison. La notion cle qui permet a Kant de penser leur usage empirique est la notion d'usage regulateur des idees. On a souvent - et a juste titre - reproche a cette interpretation d'avoir situe les idees qui, en tant qu'instance de transcendance, n'ont qu'un rapport exterieur avec l'immanence de l'experience. Dans cette perspective, l'office assigne aux idees de la raison est celui d'une norme des operations du savoir, soustraite, comme telle, a l'experience et inaccessible pour elle. Nous soutenons au contraire qu'il faut rejeter toute representation selon laquelle il y a, d'un cote, des notions et operations de l'entendement et, de l'autre, les idees de la raison qui, tout en etant situees quelque part hors de l'experience, operent une systematisation et unification des premieres - ce qui n'est possible, bien evidemment, qu'a la condition que la raison abandonne son fetichisme spontane qui consiste a voir un objet la ou il n'y a que son propre procede subjectif.14 Ä la lumiere de cet avertissement, il conviendrait donc de concevoir l'usage empirique de la raison comme un double processus : comme la constitution de la realite objective dans laquelle la raison elle-meme ne participe qu'indirecte-ment parce qu'elle ne se rapporte directement qu'a l'entendement, mais pas a la sensibilite. Se trouvent donc a la charge de la raison non seulement la dimension systematique de la connaissance, a savoir son articulation a partir d'un principe, mais aussi la mise en accord de l'entendement avec lui-meme.15 Sans la participation des idees de la raison, l'activite de l'entendement serait scindee en deux operations distinctes, rendant ainsi impossible la connaissance de l'ex-perience. Il faut donc tirer la conclusion inverse selon laquelle les idees sont toujours deja incluses dans la constitution de la realite objective, constitution qui est en tant que telle le principal office de l'entendement. Cependant, dans cette participation de la raison a la constitution de l'objet, il ne s'agit nullement d'une instrumentalisation de la raison, de sa soumission a l'Un de la realite objective. En effet, ce processus de la constitution de l'objectivite est precede d'un autre processus qui est la condition de sa possibilite : le processus de l'autocri- idees est « ce qui conduit a son complet achevement l'ouvrage critique de la raison pure«, CRP, B 698/A 670. 14 Citons un fameux passage de la premiere Critique : les idees transcendentales ont en revanche un usage regulateur qui est excellent et indispensablement necessaire, a savoir celui d'orienter l'entendement vers un certain but en vue duquel les lignes directrices de toutes ses regles convergent en un point qui, bien qu'il soit certes simplement une idee (focus imaginarius), c'est-a-dire un point d'ou les concepts de l'entendement ne partent pas effectivement, dans la mesure ou il est situe totalement en dehors des limites de l'experience possible, sert pourtant a leur procurer, outre la plus grande extension, la plus grande unite«, CRP, B 672/A 664). 15 Cf. CRP, B 362/A 305, B 380/ A 323, B 693/A 665. tique de la raison. Ce qui est en jeu la, ce n'est pas simplement d'assigner a la raison, deja au service de l'experience, la täche d'apprendre a reconnaitre et a dissiper l'illusion transcendantale telle que la produit inevitablement son propre raisonnement. Il s'agit de quelque chose de plus. Car l'autocritique de la raison est un procede paradoxal : c'est au moment meme ou la raison renonce au projet de realiser ses idees dans l'experience, et qu'elle se limite uniquement a elle-meme - puisqu'elle « n'est en fait occupee que d'elle-meme »,16 pour re-prendre la propre formulation de Kant, au moment meme ou elle agit comme pensee et rien d'autre que pensee, qu'elle reussit a se depasser elle-meme, a s'ouvrir a une instance d'exteriorite, d'alterite radicale, a un non-savoir de la pensee ou, en d'autres termes, a un savoir qui serait a jamais insu. Nous rejoignons ici une remarque eclairante que fait G. Lebrun dans l'avant-propos de son beau livre, Kant et la fin de la metaphysique, et selon laquel-le la Critique de lafaculte du jugement ne nous apporte qu'une seule verite : « elle nous apprend a penser autrement ».17 Voila l'interpretation que nous propo-sons a notre tour de cette remarque : ce que nous apprend la troisieme Critique kantienne, ce n'est finalement rien d'autre que cela que la pensee se determine toujours dans un rapport a une alterite de la pensee, une alterite comme moment inherent a la pensee elle-meme.18 Revenons brievement au probleme deja aborde, celui du rapport de l'Esthe-tique, de VAnalytique et de la Dialectique tel qu'il a ete elabore dans la premiere Critique. Meme si nous admettons que, pour cet ouvrage, le rapport qui articule ces trois partie est essentiel, il n'en reste pas moins un probleme a resoudre : comment expliquer le fait que Kant, apres avoir fonde l'idealisme transcendan-tal et le realisme empirique, dans l'Esthetique et l'Analytique, comme armature de la philosophie transcendantale, se consacre dans la Dialectique a la refutation du realisme transcendantale, position qui, au vu de la fondation de l'idealisme transcendantal, est supposee etre sans pertinence ? Plus encore, comment ex-pliquer le fait que Kant ait deja elabore, du moins dans ses grandes lignes, le point de depart crucial pour la critique de la dialectique de la raison naturelle, que la logique necessaire de la pensee presente comme une necessite objective ou determination, dans quelques textes pre-critiques ?19 Bref, tout en admettant 16 CRP, B708/A680. 17 Gerard Lebrun, Kant et la Jin de la metaphysique, Armand Colin, Paris 1970, p. 13. 18 Sur cette problematique de l'alterite dans le travail de la pensee, on consultera l'ouvrage deja cite de Monique David-Menard, La Folie dans la raison pure. 19 Voir les textes « L'Unique fondement possible d'une demonstration de l'existence de Dieu », « Essai pour introduire en philosophie le concept de grandeur negative », « Recherches sur l'evidence des principes de la theologie naturelle et de la morale », « Reves d'un visionnaire expliques par des reves de la metaphysique ». En ce qui concerne l'articulation inherente de l'Esthetique, de l'Analytique et de la Dialectique, il faut tout de meme expliquer pourquoi l'enseignement de la Dialectique reste, non seulement temporellement, mais aussi conceptuellement, exterieur, au regard du noyau meme de la position transcendantale. Ce qui nous permet de faire le lien avec un autre probleme. Bien que Kant ne se soit pas considere comme le « Copernic de la philosophie », il est re-marquable de trouver, des le debut de la premiere Critique, des enonces qui ne peuvent que nous surprendre, meme si l'on sait que la modestie n'etait pas une vertu a proprement parler kantienne. Ainsi, dans la premiere Preface, Kant ne manque pas d'audace lorsqu'il pretend avoir reussi dans l'entreprise ou tant d'autres avant lui ont echoue, a savoir, en suivant la voie de la critique du pou-voir de la raison en general, avoir « atteint la suppression de tous les errements qui jusqu'ici avaient divise la raison avec elle-meme » et cela en decouvrant « le point constitutif du malentendu de la raison avec elle-meme », ce qui lui a permis de resoudre toutes les questions auxquelles la raison cherchait en vain a repondre.20 Une question tout a fait naive s'impose ici : Comment est-il possible que Kant ait reussi la ou d'autres philosophes, et non des moindres, ont echoue ? Ou, pour formuler cette question d'une fagon moins naive : ou se situe Kant lorsqu'il met au jour les mecanismes de l'apparence transcendantale, si, comme il l'a reconnu, il est lui-meme captif de la fetichisation inevitable des raisonnements dialectiques et des idees transcendantales ? Repondre a cette question nous permettrait de repondre du meme coup a la question de savoir comment entendre le fait que la dialectique transcen-dantale soit exterieure au noyau de la conception transcendantale. Ici, nous nous appuyons sur l'enonce de Lebrun deja evoque plus haut, pour repondre de la maniere suivante : Kant a reussi a conduire l'autocritique de la raison jusqu'a la revelation du malentendu de la raison avec elle-meme parce qu'il a « appris a penser autrement ». Il a appris a penser autrement en integrant a la pensee son alterite - bien qu'il n'ait ete le premier ni meme le seul philoso-phe a y parvenir. La voie de l'autocritique de la raison, qui conduit Kant a sa conception transcendantale, n'est pas la voie de la confrontation de la raison avec son alterite, il s'agit plut6t de l'inscription d'une alterite inappropriable de la pensee dans la pensee elle-meme. L'inscription de l'alterite, il est vrai, caracterise la philosophie kantienne dans sa phase pre-critique, mais cette inscription de l'alterite persiste, et est systematiquement developpee, tout au long cette problematique, nous nous appuyons sur l'analyse de J. Schmucker « Kants kritischer Standpunkt zur Zeit der Träume eines Geistersehers im Verhältnis zu dem der Kritik der reinen Vernunft » in: Beiträge zur Kritik der reinen Vernunft, ed. J. Heidemann/W. Ritzel, de Gryter, Berlin-New York 1981. 20 CRP, Preface a la premiere edition, A XII. de l'elaboration de la philosophie critique. On en trouve deja des traces, par exemple, dans le texte « Reves d'un visionnaire expliques par des reves de la metaphysique ». A la fin de la premiere partie de cet ouvrage, Kant ecrit : « une autre fois je n'envisageais l'universalite de l'entendement humain que du point de vue de mon entendement », alors que, desormais, je me mets « a la place d'une raison etrangere et exterieure a moi ». Il pose ensuite quelque chose dont l'interet est capital pour notre propos : « la comparaison de deux observations donne de fortes parallaxes » dit-il, « mais c'est aussi le seul moyen de prevenir l'illusion optique et de mettre les notions aux places qui sont les leurs relativement aux pouvoirs de connaitre de la nature humaine ».21 En affirmant qu'il accepte les points de vues des autres et pas seulement le sien, Kant ne nous offre pas, comme le remarque a juste titre K. Karatani, une remarque gra-tuite selon laquelle il conviendrait de considerer le monde non pas seulement a partir de notre propre point de vue, mais egalement a partir du point de vue des autres.22 Ce qui merite toute notre attention dans l'argument de Kant, c'est qu'il propose son propre point de vue comme moyen de la comparaison entre ce meme point de vue et celui de l'autre, entre le propre et l'etranger. La pointe de la pensee de Kant consiste donc en ceci que le retour vers l'autre et l'alterite n'est possible qu'au moment ou un seul point de vue, le sien, est reconnu comme possible. Paradoxalement, le resultat de cette complete interiorisation du point de vue de l'autre est qu'il se produit une alienation de ce que qui est vu comme propre a partir de mon point de vue. Le resultat de ce renversement auquel nous conduit la formulation des « parallaxes fortes », c'est l'emergence de l'alterite, de l'etranger, comme element inherent au propre. La chose la plus propre, du Meme, c'est l'element de l'alterite en lui. Accueillir l'alterite de la pensee comme noyau de sa « Memete », est une idee que Kant reaffirme dans la « methode sceptique » utilisee dans la premiere Critique pour aborder les questions que la raison pure se pose a elle-meme. C'est la conduite du « juge impartial du combat » 23 qui ne s'empetre pas dans l'in-terminable confrontation du « pour » et du « contre » des antinomies dialec-tiques, et cela precisement dans la mesure ou il pose que le conflit de la raison avec elle-meme est le signe d'un demele structurel de la raison avec elle-meme, le signe de ce qu'au sein de la pensee un element de l'alterite est a l'auvre, un element que la pensee ne peut jamais s'approprier. En fait, le « juge impartial » kantien n'est rien d'autre que la raison qui, depuis la place d'une exteriorite 21 E. Kant, Reves d'un visionnaire expliques par des reves de la metaphysique, Vrin, Paris 1989, pp. 87/88. 22 Kojin Karatani, Transcritique. On Kant and Marx, The MIT Press, 2003, p. 1 et p. 25 23 Cf. CRP, B 451/A 423. irreductible, de l'alterite de la raison, prononce un jugement sur la raison, ce jugement mettant en exergue l'alterite de la pensee comme ce qu'elle a de plus propre. L'irreductible alterite de la pensee opere donc deja dans la position trans-cendantale elle-meme. C'est la raison pour laquelle la dialectique transcendan-tale maintient son statut ambigu : d'une part, elle est partie integrante de la position transcendantale, et non un simple ajout ; d'autre part, elle entretient avec l'idealisme transcendantal de la position kantienne un rapport d'exteriorite. Le rapport d'exteriorite entre la dialectique transcendantale et le noyau concep-tuel de la position transcendantale peut donc etre entendu comme expression du fait qu'au noyau conceptuel de la position transcendantale appartient quel-que chose qui est, a strictement parler, etranger, heterogene a ce noyau. La dialectique transcendantale n'est rien d'autre que l'etre-la de cette exteriorite. C'est la raison pour laquelle l'affirmation que, tout en etant lui-meme prison-nier du fetichisme de la dialectique naturelle de la raison, Kant a neanmoins, par le biais de son autocritique, reussi a deceler « le point constitutif du malen-tendu de la raison avec elle-meme », nous parait moins pretentieuse qu'elle ne le semblait a premiere vue. Finalement, son affirmation pose que, pour qu'il y ait autocritique de la pensee, il faut situer la critique a la place de l'alterite de la pensee, bref, faire de la critique la realite de cette alterite. Dans cette perspective, on pourrait dire qu'il n'y a pas de realite objective si les idees de la raison n'y sont mises en oeuvre. Or, elles ne peuvent y etre mises en oeuvre que si la raison a soumis a la critique son propre desir : trou-ver quelque chose, l'objet, la ou il n'y a rien, rien sinon son propre procede. Se soumettant a l'autocritique, la raison, paradoxalement, ne perd rien. Au contraire, elle parvient par la meme a ce que, precisement, dans son desir spontane visant la totalite absolue, elle avait toujours rate, a savoir le tout ou l'in-conditionne. Bien evidemment, elle n'y parvient pas sous la forme domestiquee de l'usage regulateur de l'idee, accommodee a l'entendement. Elle parvient a son idee de l'inconditionne litteralement comme au Rien, mais un Rien qui est tout de meme quelque chose. Elle y parvient dans la realite de cette apparence transcendantale qui persiste meme apres qu'ait ete accomplie la critique de la dialectique naturelle de l'activite de la raison. L'apparence transcendantale, c'est-a-dire un produit de l'autocritique de la raison, ne consiste ni dans l'ob-jectivite de la realite constituee, ni dans la construction phantasmatique d'une raison delirante ; cependant elle n'est pas tout simplement rien. Elle consiste, au contraire, dans une realite qui procure a la raison un fondement stable et lui assure que meme lorsqu'elle n'a affaire qu'a elle-meme, elle est neanmoins en dehors d'elle meme, en d'autre termes, qu'elle est capable de briser le cercle clos d'une recherche incessante, et proprement folle, de l'inconditionne. Par la meme, l'apparence transcendantale, qui n'est en fin de compte qu'un reste, ce qui, en quelque sorte, choit de l'autocritique de la raison, se presente comme ce qui assure que la realite objective est ce qu'elle est, a savoir la realite consti-tuee. Et cela precisement parce que, dans cette realite constituee, il est possible - sous la forme de l'apparence transcendantale fondee dans la demarche critique - de trouver la trace du non-constitue, du reel. C'est, selon nous, la seule raison pour laquelle il est legitime de parler de l'autocritique de la raison comme d'un processus de subjectivation de la realite objective. Subjectivation etant a entendre au sens ou, dans le processus de l'autocritique de la raison, sont produites des representations qui permettent que la realite objective commence a apparaitre comme champ d'activite du sujet, ou encore, que les trois elements de la revolution copernicienne, tels que les represente le schema 3, entrent dans la composition du sujet. Elles le permettent parce qu'en elles est articule le point de l'alterite de la pensee, un point sur lequel la pensee touche au reel, a ce qui, selon la revolution copernicienne, est inseparable de l'emergence du sujet. Ainsi le sujet kantien n'est-il pas un sujet vide. Il serait plus juste de dire qu'il est vide, precisement parce qu'il est tout entier dans son exteriorite, dans l'exteriorite irreductible de l'apparence transcendantale, elle-meme etant, comme nous l'avons vu, produit de l'autocritique de la raison. La subjectivation de la realite implique donc une double operation avec le Rien : d'une part, l'autocritique revele que la ou il y a quelque chose, la realite objective, il y a, en verite, toujours deja du Rien, a savoir, le vide du savoir qui serait a jamais insu, le moment de l'alterite de la pensee. D'autre part, l'autocritique revele egalement que la ou la raison hallucine, et donc produit l'hallucination de quelque chose, il n'y a en fait rien, mais qu'il s'agit d'un Rien qui est quelque chose : le moment d'une realite qui est la base la plus stable du sujet, une realite qui permet litteralement d'elever la folie, mais cette fois elle est entendue au sens de sans fondement, de la contingence radicale de la raison, au rang de notion de la raison. Ainsi, la realite a laquelle a affaire la philosophie kantienne n'est ni la realite de l'objet constitue, ni la realite hallucinee du desir de la raison visant l'expansion sans bornes de la connaissance. La philosophie kantienne a plut6t affaire a la realite telle qu'elle est produite dans l'acte meme de la destitution, et de la realite phenomenale, et de la folie de la raison. La realite subjective se presente alors comme une sorte de scene du Deux, comme le lieu de la mise en scene de cette double destitution. S'il y a une alliance entre la philosophie et la psychanalyse, cela ne peut etre rien d'autre qu'une alliance militante dont l'enjeu principal pour l'une comme pour l'autre consiste juste-ment en ceci que chacune, pour son propre compte, pense la realite comme une telle scene du Deux.