la lettre, le Chiffre, le malaise, le Symptome Gilles Chatenay Faisons une constatation banale : les discours qui nous parlent du monde, de nos civilisations, de nos societes, de nous-memes, de nos corps tendent aujourd'hui a chiffrer leurs arguments. Et plus : leur argumentation pretend trouver son assise, sa reference, sa seule preuve dans le chiffre, dans le chiffre statistique, dans la conjecture probabiliste. La verite pretend desormais se dire en chiffres, le malaise dans la civilisation est quantifie. Le malaise dans la civilisation est quantifie, et, il me semble, ce chiffrage generalise ne peut pas ne pas avoir d'effets en retour sur le malaise lui-meme, sur le sujet, et sur ses symptomes. Cette « infatuation (momentanee) de la categorie quantite », comme l'ecrit Lacan en 19701, n'est-elle que l'effet de l'infiltration du discours de la science dans toujours plus de secteurs de notre vie ? La science, les sciences: separation, morcellement J'utilise le terme de « secteurs » deliberement : car la science sectorise. Elle se sectorise elle-meme, d'abord : une science ne commence, dit-on, qu'a delimiter son objet - les astres a l'exclusion de toute autre chose pour l'astronomie, la cellule pour la biologie cellulaire, etc. On retorquera que cette vision est par trop naive, supposant que l'objet d'une science lui preexiste, alors que l'opera-tion de scientifisation tranche dans le reel pour produire un objet de discours. Il reste que l'extension toujours plus poussee des processus de scientifisation s'accompagne d'une specialisation des savoirs et des techniques toujours plus poussee, et que les scientifiques, meme dans le champ que l'on pourrait croire le plus unifie, les mathematiques, eprouvent de plus en plus de difficultes a se 1 J. Lacan (1970), « Radiophonie », Autres ecrits, Seuil, Paris, 2001, p. 437. comprendre les uns les autres, a trouver une langue commune. Ä mesure de l'extension de la science s'opere plus qu'une sectorisation : une separation, et, au-dela, une fragmentation, un morcellement de son propre discours. Comme on peut dire qu'il y a le langage, d'une part, et qu'il y a la langue ou les langues particulieres que l'on parle, de l'autre, il y a le discours de la science, et il y a les sciences telles qu'on les pratique - disons les sciences pratiques. Il y a le discours de La Science : je ne remets pas en cause la coupure koyreienne, meme s'il faudra examiner la difference de regime qu'y introduit le passage, au cours des XlXeme et XXeme siecles de la science classique aux sciences « conjecturales » - Lacan reprend a Claude Bernard le terme pour designer le fait que toutes les sciences, et non pas seulement les dites « sciences humaines », s'ecrivent desormais en termes probabilistes ou statistiques. Pour ce qui nous interesse ici, tres schematiquement, le XVIIeme siecle opere quatre separations, autorisees par une supposition, qui oriente un desir. Quatre separations 1) La nature est separee de la parole. La nature, disons en terme moderne le « reel », est des lors silencieuse : « Le silence des espaces infinis m'effraye », ecrit Pascal. On pouvait interroger le ciel et la nature, l'astronomie deboute l'astrologie, la science ne nous dit plus rien sur ce qui compte vraiment pour le sujet, sur sa verite subjective. 2) La lettre et le chiffre se separent du sens. « Le livre de la nature est ecrit en langage geometrique », dit Galilee2 : il s'agit d'ecriture, d'ecritures mathe-matiques, c'est-a-dire de lettres et de chiffres pris dans une combinatoire hors sens. L'arithmetique se libere de toute adherence a une quelconque numerologie, les formules litterales se lisent, mais ne delivrent pas de signification. « Comment la lune peut-elle etre avertie de la distance qui la separe de la terre ? - je ne feins pas d'hypothese », repond Newton. « La notion de champ n'ex-plique rien, mais seulement met noir sur blanc, soit suppose qu'est ecrit ce que nous soulignons pour etre la presence effective non de la relation, mais de sa formule dans le reel, soit ce dont d'abord j'ai pose ce qu'il en est de la structure », dit Lacan, en posant que Newton demontre le reel comme impossible.3 Et il ajoute : « La charte de la structure, c'est V hypotheses non Jingo de Newton. 2 A. Koyre (1955), « Galilee et La revolution scientifique du XVIIe siecle », Etudes d'his-toire de lapensee scientifique, tel Gallimard, Paris, 1973, p. 199. 3 J. Lacan (1970), « Radiophonie », Autres ecrits, op. cit, p. 422. H y a des formules qu'on n'imagine pas. Au moins pour un temps, elles font as-semblee avec le reel. »4 Sans entrer dans les subtilites de ces enonces, retenons ceci : la science pretend faire emerger ses ecritures du reel comme separees de la dimension du sens. 3) L'observateur est separe de son objet d'observation. C'est la condition dite d'« objectivite ». L'alchimie supposait la purification subjective de l'alchi-miste ; le chercheur de laboratoire peut bien etre une canaille, s'il respecte les protocoles, cela n'infirmera pas ses resultats. Nul besoin de connaitre le drame de Cantor pour pratiquer la theorie des ensembles. La subjectivite du savant est effacee (forclose, dit Lacan) par ses formules - ne reste que son nom, lors-qu'il ne disparait pas totalement. Du meme pas, le reel de la science se definit reciproquement comme ce qui est indifferent a son investigation, et a ce que nous pouvons en ecrire ou en dire. « Le reel, c'est ce qui est independant du referenciel », pourra ecrire Einstein. Des lors la reference (la « constante ») et la mesure du reel ne doivent plus avoir aucune adherence avec aucune mesure humaine, qu'elle soit celle du corps (plus de pouces ni de pieds ni de coudees) ou du lien social (le metre ne varie pas selon les territoires ou les feodalites)5. La mesure de la science est deliberement inhumaine. 4) L'objet d'une science est separe du reel. Il faut isoler les variables, une science s'etablit, comme nous le disions, en tranchant dans le reel, en operant une coupure dans son continuum pour constituer et faire consister un objet de discours. Une supposition Ces coupures, ces separations reposent sur un acte de foi : que, dans un secteur, la repetition de l'experience menera toujours au meme resultat, et qu'en fin de compte les savoirs et les connaissances issues des secteurs morce-les ne se contrediront pas. Cela implique une supposition faite au reel : qu'il revient toujours a la meme place, c'est-a-dire qu'il ne ment pas. Il n'y a pas le dieu trompeur qui angoissait Descartes, la science suppose de fait une instance qui garantit la stabilite et la coherence du reel. Ce qu'ont compris les religieux serieux de tous les monotheismes. 4 Ibid., p. 423. 5 Cf. D. Guedj, Le Metre du monde, Seuil, Paris, 2000, et K. Adler, Mesurer le monde L'incroyable histoire de I'invention du metre, Flammarion, Paris, 2005. Un desir Mais dire que le reel revient toujours a la meme place, independamment de nos procedures d'investigation, et donc de la science particuliere qui le segmente, c'est du meme coup le supposer Un : regi par des lois universelles, dont l'ecriture est le projet de la science. Une cellule humaine obeit exactement aux memes lois physico-chimiques qu'un asteroide. L'universalisation est le projet en acte de la science. Son desir est de tradui-re en ecritures la Grande Unite de l'Univers, c'est-a-dire de suturer les irregula-rites, les paradoxes, les incertitudes, les approximations et les beances de l'ecriture. Et si le sujet emerge la ou les determinismes achoppent, la ou le calcul ne sature plus le reel, la ou cela ne s'ecrit plus ni ne se chiffre, alors, comme le dit Lacan, « La science est une ideologie de la suppression du sujet. »6 Il y a la science, qui separe pour universaliser le savoir, et il y a les sciences pratiques, qui morcellent pour constituer (et faire consister) des objets de connaissances. Segregation Cette separation, ce morcellement n'interessent pas que le champ de la science : ils ont des effets dans le champ de ce qu'elle constitue comme ses objets, et notamment dans notre monde d'« etres humains ». Lacan, dans sa « Proposition du 9 octobre 1967 », ecrit ceci : « Abregeons a dire que ce que nous en avons vu emerger, pour notre horreur [les camps de concentration], represente la reaction de precurseurs par rapport a ce qui ira en se developpant comme consequence du remaniement des groupements sociaux par la science, et nommement de l'universalisation qu'elle y introduit ».7 Puis vient sous sa plume le terme de segregation : « Notre avenir de marches communs trouvera sa balance d'une extension de plus en plus dure des proces de segregation »8 : separation et morcellement peuvent se traduire dans 6 J. Lacan, « Radiophonie », op. cit., p. 437. 7 J. Lacan (1967), « Proposition du 9 octobre 1967 sur le psychanalyste de l'Ecole », Autres ecrits, op.cit., p. 257. 8 Notons seulement ceci: qui parlait de globalisation (et de segregation generalisee), en 1967 ? Plutot que d'attribuer au « genie » de Lacan cette prophetie (comme celle de la montee du racisme, de la precarite, du retour du « passe funeste » de Dieu, etc., voir « Television », Autres ecrits, op.cit., p. 534.) - ce qui l'aurait mis en fureur -, faisons l'hy-pothese plus economique que le discours psychanalytique, puisque fonde sur la division du sujet, fonctionne comme un cristal qui revele avant d'autres le spectre de l'actualite du malaise dans la civilisation. le lien social par segregation. Mais la segregation n'est pas le seul fait de la science. C'est le fait d'une nouvelle conjoncture, qu'il nous faudra examiner : celle issue d'un curieux mariage entre science et capitalisme, pour paraphraser Lacan. Pour une part, cette nouvelle alliance, et non le developpement de la science a lui seul, alimente l'actuelle « inflation de la categorie quantite ». Le chiffre et la lettre, l'exactitude et la coherence Il reste que j'ai suggere que le malaise de notre civilisation etait lie a l'exten-sion sans limite de l'empire de la quantite. Souffririons-nous de la science, en tant qu'elle chiffre ? Mais le chiffre n'est pas le seul vocabulaire de la science : la science s'ecrit en lettres, aussi. Ce n'est pas la meme chose. Meme si la theorie de l'arithmetique (axiomes de Peano plus theorie des ensembles, par exemple) peut s'ecrire sans aucun chiffre, meme si tout calcul logique coherent doit pouvoir se traduire en al-gorithme informatique, c'est-a-dire en code binaire, suite de zeros et de uns, de chiffres, coherence theorique et exactitude de la mesure renvoient a deux dimensions et deux pratiques differentes. Le cogito cartesien, dit Lacan, remet la charge de la Verite a Dieu.9 En re-mettant la charge de la Verite a Dieu, le cogito donne libre cours aux develop-pements des savoirs, aux combinatoires de la lettre et du chiffre. En celles-ci ne subsiste qu'une verite purement formelle, nous dit Lacan : celle par exemple des « V» et des « F » des formules logiques. Mais la science ne pratique pas que la logique mathematique - c'est en quoi la mathematique n'est pas une science : c'en est un appareil10, et au fond, une langue. La science ne pratique pas que la logique mathematique, elle mesu-re, aussi. « Verite » se disjoint, dans la science, en deux termes : « coherence », pour le domaine de la formule - de la lettre - , et « exactitude », pour celui de la mesure - du chiffre. 9 Cela inclut toutes les questions dites des « fondements » - pourquoi deux et deux font-ils quatre, plutot que cinq ? - parce que Dieu le veut, repond Descartes. Lorsqu'un scientifique pose la question des fondements, il transgresse une limite du discours de la science, et provoque, toujours, crise et querelle: par exemple la « Querelle des fondements » en mathematiques, au debut du XXeme, qui commence avec le paradoxe que Russell decele dans « Les Fondements de l'arithmetique » de Frege. 10 Cf. J. Lacan, « Radiophonie », op. cit., p. 437, le debut de la phrase ou il parle de la categorie quantite: « Ainsi se legitime la prevalence de l'appareil mathematique, et l'infa-tuation (momentanee) de la categorie quantite. » Consistance de la lettre Une formule logique (y compris par exemple dans les logiques dites in-consistantes, ou les logiques intuitionnistes), une demonstration mathemati-que, une argumentation scientifique ne sont »vraies«que si elles ne contiennent pas de contradiction : si elles sont coherentes, ou, pour reprendre le terme en vigueur dans ces champs, consistantes. L'exigence de consistance est un impe-ratif absolu de la science et de ses appareils conceptuels - cote formalisation. En ce sens, la formalisation scientifique appartient, dirai-je, au domaine de la rhetorique. Il me faut justifier ce terme. Pourquoi les mathematiciens de la Grece an-cienne ont-ils si peu publie de calculs numeriques, et tant de geometrie ? « Ce n'est pas qu'ils ne pouvaient pas », repond Reviel Netz11 aux historiens qui pre-tendaient que les Grecs ne pouvaient avancer dans le domaine numerique tant qu'une certaine coupure epistemologique n'etait intervenue - ils se heurtaient a une impossibilite conceptuelle. Reviel Netz montre qu'il y avait bien une pratique des calculs numeriques chez les mathematiciens grecs, et notamment chez Archimede, mais qu'ils ne les « publiaient » pas sous cette forme, lui preferant une presentation geometrique. Pourquoi ? Parce que la Rhetorique etait d'une grande valeur culturelle, et que, pour les sciences, seule la preuve geometrique atteignait la perfection dans l'art de la persuasion12. Il y a une rhetorique de la lettre, en sciences, et celle-ci tient a l'exigence de consistance - en faisant jouer les deux termes de l'equivoque : la consistance comme synonyme de la coherence, la consistance comme ce qui fait qu'un objet (conceptuel ou non) ne part pas en morceaux ni ne s'evapore ou se dilue. Mais l'argumentation de Reviel Netz nous fait incidemment apercevoir autre chose : que les deux dimensions, celle de la lettre et celle du chiffre, ne sont pas dans une articulation rigide : elles sont dans une independance relative, puisqu'une d'entre elles peut etre privilegiee par rapport a l'autre suivant les epoques de la science et les valeurs culturelles. Koyre a soutenu que la coupure du XVIIe siecle, a travers notamment Galilee et Newton, etait concep- 11 R. Netz, "It's not that they couldn't", Revue d'Histoire des Mathematiques, Tome 8, fascicule 2, 2002, Societe Mathematique de France, pp. 263-289. 12 R. Netz, op. cit.: "geometrical proof - the genre where the art of persuasion is brought to perfection". p. 285. "literature is ranked above science, inside science philosophy is ranked above mathematics ; persuasion (to the Greeks, the central verbal art) is ranked above precision and natural language above symbolic domains" p. 287; (« la litterature est placee au-dessus de la science, dans la science la philosophie est placee au-dessus des mathematiques ; la persuasion (au centre de l'art de la parole pour les grecs) est placee au-dessus de la precision et le langage naturel au-dessus des domaines symboliques »). tuelle, epistemologique : a entendre que la mesure y avait joue un role tout a fait secondaire, sinon nul, et que ces hommes de science la consideraient avec desinvolture. Y auraient-ils d'ailleurs attache un prix, ajoute-t-il, qu'ils auraient ete en peine de d'y satisfaire, ne disposant pas des instruments materiels suf-fisamment precis pour l'effectuer. La loi de l'acceleration uniforme de Galilee ne pouvait etre « validee » par la monstration de la tour de Pise, que Koyre d'ailleurs suppose etre une legende13 : le chronometre aurait-il existe, que les corps graves ou legers ne seraient de toute fagon pas arrives ensemble en bas de la tour, resistance de l'air oblige. La loi d'inertie qu'il anticipe, et que Newton etablit, porte sur la continuation uniforme du mouvement en ligne droite d'un corps, s'il n'est soumis a aucune force exterieure. Mais il n'existe aucun lieu de l'univers ou aucun champ de forces ne s'applique^ Une loi ecrit le reel, mais il est impossible d'en faire l'epreuve. Ce qui re-vient a dire, comme Koyre, que Galilee explique le reel par l'impossible14, et, comme Lacan, que Newton le demontre. La decouverte de carnets de laboratoire de Galilee a permis a stillman Drake15 d'inflechir l'analyse de Koyre : Galilee etait bel et soucieux de validation par la mesure, et d'ailleurs il pouvait se passer de chronometre : pour la loi de la chute des graves, il mesurait l'impact, pas le temps. Il n'en reste pas moins que c'est en tant qu'elle atteint la plus grande formalisation que la physique, pour des siecles et jusqu'a la moitie du XXeme, se maintiendra comme modele pour toutes les sciences. Le chiffre: exactitude et fragmentation Comment differencier la lettre du chiffre ? En apparence, le chiffre n'est qu'un cas particulier de la lettre, l'arithmetique n'est qu'un domaine particulier de la mathematique, et est soumise au meme imperatif de coherence. Mais le chiffre ne commence pas avec l'arithmetique, il commence par la comptabilite. Il s'agit de compter. Ä chaque fois qu'un mouton passe l'entree de la bergerie, le berger marque une coche. Le soir, il lui suffira de barrer une coche a chaque mouton qui rentre pour savoir s'il lui en manque. Il ne sait pas faire d'addition ni de soustraction, il ne sait compter que jusqu'a un et cependant la mise en 13 A. Koyre (1937), « Galilee et l'experience de Pise. Ä propos d'une legende », Etudes d'histoire de lapensee scientiJique, tel Gallimard, Paris, 1973. 14 A. Koyre (1955), « Galilee et La revolution scientifique du XVIIe siecle », Etudes d'histoire de la pensee scientiJique, op. cit., p. 199. 15 S. Drake (1978), Galileo at Work. His Scientific Biography, Dover Publications Inc., Mineola, N.Y., 2003. Voir aussi, du meme, Galilee, Actes Sud, Arles, 1986. correspondance biunivoque de la coche et du mouton lui permet de tenir sa comptabilite. La coche, que Lacan prend comme illustration du trait unaire16, ne suppose pas d'emblee son articulation avec d'autres coches. Elle reduit ce mouton-ci a une pure unite de mouton. Ce mouton n'est plus ni petit ni gros, ni male ni femelle, c'est un mouton sans absolument aucune qualite, sa seule singularite etant de ne pas etre le mouton d'a cote, de ne pas etre un autre mouton. Je le repete : cela ne suppose pas d'emblee une articulation de signe a signe, et encore moins leur coherence. Qu'est-ce qu'une lettre ? Un signe, par exemple un rond, O, ne devient une lettre, par exemple la lettre « o », que dans la mesure ou le signe est articule a d'autres signes, dans ce qu'on appellera un alphabet. La lettre, d'emblee, suppose l'articulation de signes a signes. Si le trait unaire pointe vers la chose tout en eliminant en elle toute particularite - le trait unaire indice deja le meurtre de la chose - ; la lettre pointe vers d'autres lettres, d'emblee. Mais la comptabilite n'en reste pas aux coches de notre berger. Elle passe du trait au nombre. Disons que pour faire nombre, il faut du « nombreux » : c'est-a-dire plus qu'un, c'est-a-dire au moins deux - que Lacan ecrit parfois « d'eux ». Cela suppose de regrouper les coches, les traits, en classes d'equiva-lences. La classe ne pointe pas vers les choses, la classe pointe vers les traits. 16 Cf. J. Lacan, « Le Seminaire, livre IX, L'identification », inedit, seance du 6 decembre 1961. (Lacan prend l'exemple de coches sur un os du Magdalonien 4, supposees comp-tabiliser des mammouths). Ces classes, on pourra les nommer. Ainsi la classe qui ne comprend aucun trait, je la nommerai « 1 ». La classe qui contient « 1 », je la nommerai « 2 », etc.17 On entre dans l'arithmetique. Le nombre ne pointe pas vers la chose, le nombre pointe vers une classe, le nombre pointe vers le nombre, le nombre est un cas particulier de la lettre. Un mouton, Le mouton : Ya d'l'un En fait, j'ai un peu triche : un mythe etait plus ou moins cache dans mon exposition, decelable a ce que j'utilisais le terme « d'emblee ». J'inventais un recit des origines du chiffre et de la lettre, puis de leur rencontre, dont aurait ete issu le nombre. Mythique, le moment ou le trait aurait existe d'« avant » la classe : car le trait lui-meme suppose la classe. Notre berger ne coche que les moutons, il ne coche pas son chien, ni rien d'autre : la classe des moutons est deja constituee, « avant » qu'il ne commence a cocher. La coche signe l'appar-tenance de cette chose-la a la classe des moutons. En apparence, l'operation coche (l'operation trait unaire) ne fait que dire « il y a un mouton » (ou il y a un TOC, un « Trouble Obsessionnel Compulsif », ou il y a un surpoids, ou il y a une « personnalite multiple », etc.). Mais il a bien fallu decider qu'il y avait « la classe des moutons », ce qui supposait de faire une nomination. De nommer la classe. Non pas seulement de dire : je nomme cette chose-la « mouton », mais de dire : « Il y a Le mouton ». L'acte de nommer est prealable. Ou plutot, la coche elle-meme a chaque fois emporte l'acte de nomination, le repete. A chaque fois que je dis « Il y a un mouton », je dis « Il y a Le mouton » : la diversite incommensurable du particulier de cette chose-la est eliminee, subsumee, forclose sous l'unicite du trait qui marque l'ap-partenance a une classe d'equivalence comme une, que l'acte, le nom - le signi-fiant en fait - fait exister. Ä chaque fois que je dis « dessine-moi un mouton », je fais exister la moutonneite, meme si je ne sais pas ce qu'est la moutonneite. Il ne s'agit pas de savoir si l'on est nominaliste (« Je ne vois qu'un cheval, je ne vois pas la caballeite »18), ou realiste au sens medieval (il y a des universaux dans le monde : le Cheval, l'Homme, Dieu, Le mouton, etc.). L'acte de nomination, 17 Je passe evidemment avec desinvolture sur la question de l'etablissement de l'arithmetique: mon propos n'est pas d'en faire la theorie, mais de n'en faire valoir qu'un point: que l'arithmetique ne porte pas directement sur les objets, mais sur les signes. Pour un abord serieux de celle-ci, voir par exemple G. Frege (1884), Lesfondements de l'arithmetique, Seuil, Paris, 1969. Pour un commentaire de celui-ci en dialogue avec la psychanalyse, voir J.-A. Miller (1966), « La suture », Un debut dans la vie, Le Promeneur, Paris, 2002. 18 Antisthene, cite par A. de Libera, La querelle des universaux. De Platon a lafin du Moyen Äge, Seuil, Paris, 1996, p. 39. l'usage du signifiant « mouton » a la fois cree ex-nihilo la classe des moutons, et separe ce mouton-la de toutes les choses auxquelles il est lie et de toutes ses particularites : produit (ex-nihilo, encore) un nouvel objet : ce mouton-ci defini par sa seule singularite de ne pas etre un autre mouton. Lacan martelera toute une annee « Ya d'l'un » : Il y a un mouton, et il y a une classe des moutons. Nommer est dire « Ya d'l'un » : il y a du un, il y a (au moins) un trait, il y a (au moins) une classe, un nom, un signe, un signifiant. Mais la comptabilite, le chiffrage oublie, doit oublier ce moment19 : puis-qu'elle pretend dire ce qu'il y a, « objectivement », c'est-a-dire independam-ment d'elle. Elle doit oublier, elle doit forclore ce moment ou, en disant « Il y a », en disant « Je ne fais que constater qu'il y a » (un TOC, etc.), elle participe a la creation de l'objet qu'elle coche. Le chiffre ne se fonde de ne faire que reiterer l'affirmation « Il y a », dans l'operation initiale de pointer vers l'objet, vers la chose qu'il separe des autres choses. Le chiffre rappelle obstinement qu'il pretend pointer vers ce qu'il pretend etre « le reel », un reel fragmente par son operation meme. La lettre par contre n'existe que dans son articulation a d'autres lettres : la lettre pointe vers la lettre, la lettre se soucie des autres lettres. Dans la science, ce souci est souci de coherence. La lettre, dans la science, ecrit des relations. Elle relie, elle reunit. Elle ecrit ce qu'il y a entre les choses (ou les signes). Si le chiffre pointe vers la chose, la lettre, dans la science, dit ce qu'il y a entre les choses - pour mieux dire, elle pointe entre les signes, parmi lesquels les chiffres, pour ecrire leur coherence. Ce faisant elle prend ensemble, saisit, subsume le divers des signes sous le concept. En termes lacaniens, elle participe de l'opera-tion logique de l'alienation20. Le chiffre lui n'existe que dans la reiteration de son affirmation initiale qu'« il y a » (un objet separe). Son souci est qu'il y ait bien le trait qu'il dit : il se soucie d'exactitude. « Il est exact qu'il y a un objet separe, qui porte ce trait ». Le chiffre separe ce qu'il compte, et se congoit comme separe. Paradoxes de la lettre, approximations de la mesure, reel de la science Mais la science par son propre developpement rencontre ses butees, qui se presentent comme des reels : impossibles a suturer par la langue. Ce serait sans doute poser la question des fondements. 19 20 Sur l'alienation et la separation, voir J. Lacan (1964), « Position de l'inconscient », Ecrits, Seuil, Paris, 1966. Voir aussi LeSeminaire, livreXI, Les quatre concepts fondamentaux de lapsychanalyse, Seuil, Paris, 1973. Dans le monde de la lettre, ce sont les paradoxes, du « Je mens » d'Epi-menide a la proposition vraie et cependant indemontrable des theoremes de Gödel. Et les theoremes de Gödel ont des consequences sur la verite et sur l'am-bition de la science : puisque ceux-ci demontrent que la theorie sera ou bien incomplete, ou bien inconsistante, les mathematiciens, et, au-dela, les scienti-fiques, puisqu'ils doivent choisir la consistance, abandonneront l'ambition de statuer sur la Totalite21 pour ne plus produire que des consistances et des verites locales (ou temporaires, ce qui revient au meme)22. Dans celui du chiffre, c'est l'approximation impossible a resorber comple-tement - le chiffre est « a peu pres » exact. Les nombres impossibles a ecrire se multiplient : pour ne prendre qu'un exemple ancien, la diagonale du carre est incommensurable a ses cotes. Le nombre »reel«ne suture pas cette incom-mensurabilite, puisqu'on ne peut qu'en ecrire le nom, V2 (racine de 2), ou bien se contenter d'une valeur approximative, aussi loin que l'on poussera l'ecriture des decimales. Et du cote de la mesure des objets de la nature, il est ironique de constater que c'est en astronomie, le domaine ou le reel revient le plus a la meme place, que l'evaluation de l'approximation a fait debat et calcul parmi les premiers. On releve la position d'une etoile. Il y a l'incertitude liee a l'instru-ment de mesure et aux maladresses de l'operateur. On fait plusieurs mesures, et on obtient plusieurs resultats differents. Lequel est le bon ? Faut-il choisir la moyenne, faut-il eliminer les resultats trop differents des autres ?23 La supposition d'un reel partout identique a lui-meme, egalement consis-tant en tous lieux et de tous temps, devient tres difficile a maintenir : puisque la science par son developpement meme doit abandonner son grand projet d'uni-versalisation pour ne plus esperer produire que des coherences locales et des mesures dont l'approximation meme est « estimee ». Et a mesure que ses ambitions deviennent locales, la fragmentation de ses champs augmente : une langue commune devient de plus en plus difficile a trouver, le souci de coherence se localise lui-meme : restreint au champ dans le-quel une science particuliere se delimite, se confine en fait. Un seul vocabulaire reste commun, ou plutot vient remplacer l'ancienne langue commune : celui du chiffre - car lui, comme j'ai essaye de le montrer, ne pose qu'en deuxieme lieu 21 En theorie des ensembles, l'axiome de choix formule cet abandon: on ne travaillera que sur un ensemble defini au prealable, c'est-a-dire pas sur la « Totalite ». Par ailleurs, B. Russell a pu donner une formule radicale a cet abandon du Tout dans la logique mathe-matique: « Rien n'est tout ». 22 Certains domaines des mathematiques elles-memes donnent statut a des verites locales. Voir R. Lavendhomme, Lieux du sujet. Psychanalyse et mathematiques, Seuil, Paris, 2001. 23 Sur les debats et l'histoire de l'approximation, voir A. Desrosieres, La politique des grands nombres, histoire de la raison statistique, La decouverte, Paris, 2000. la question de sa coherence, et le praticien ou l'usager - nous-memes - peut la repousser a demain, comme le barbier qui affiche tous les jours « Demain on rase gratis ». Le souci de la meilleure approximation locale supplante l'imperatif de coherence. Science classique et sciences conjecturales J'ai avance que la Science classique suppose quatre separations. Ä premiere vue, les sciences sociales et les sciences du vivant ne peuvent les respecter en toute rigueur. L'economie, par exemple, ne peut negliger l'effet de ce qui se dit sur la conjoncture : qu'une autorite dise qu'elle est mauvaise, et cela aura des repercussions sur les investissements24. Le reel de l'economie n'est pas reellement separe de la parole. Un reseau neuronal se diversifie ou s'atrophie selon les stimulus (y compris environnementaux) auxquels il est confronte, ou qu'il pro-duit lui-meme25. L'objet de la biologie ne peut etre completement isole de son milieu. En clinique, l'effet placebo est reconnu par la science a chaque fois que l'on procede a des « validations » en double aveugle : celles-ci disent combien l'observateur - le clinicien - ne peut etre rigoureusement separe de son objet d'observation - le signe clinique, la pathologie. En linguistique, Chomsky defend la necessite de reconnaitre la place ineliminable de l'intuition du linguiste ou du locuteur, pour par exemple decider de la grammaticalite d'une phrase26. Dans chaque discipline des sciences du vivant ou des sciences humaines, l'impossibilite d'atteindre une separation complete a fait des le debut et fait 24 Cf. les debats sur « L'effet ffidipe » popperien et les anticipations rationnelles. Ä ce sujet, voir I. This, « La construction d'un concept. Des propheties autorealisatrices de R. K. Merton au concept general d'autorealisation », Economies et Societes, Serie fficonomia, Histoire de la pensee economique, P. E. n° 19, 4/1994, pp. 161-199 ; « Problemes episte-mologiques lies a l'autorealisation des theories et des previsions economiques », Revue Economique, vol 47, n°3, mai 1996, pp. 556-565 ; « Le concept d'autorealisation: de la socio-logie a l'economie », Information sur les Sciences Sociales, 1998 SAGE Publications, Londres, 37(2), pp. 255-273. J'ai presente ces debats en confrontation avec la psychanalyse dans « Effet ffidipe » et misere du nominalisme (en sciences economiques et sociales), La Cause Jreudienne n° 57, juin 2004. Voir aussi l'entretien avec l'economiste Y. Moulier-Boutang, « Qui a peur de l'economie ? », La Cause Jreudienne n° 59, fevrier 2005 et 60, juin 2005. 25 Cf. La « plasticite neuronale » de E. Kandel, et les travaux de J. P. Changeux sur l'epigenese. Sur une confrontation des plus recents resultats de la neurophysiologie avec les hypotheses freudiennes et les avancees lacaniennes, voir F. Ansermet et P. Magistretti, Ä chacun son cerveau, Odile Jacob, Paris, 2004. 26 Cf. N. Chomsky (1964), Aspects de la theorie syntaxique, Seuil, Paris, 1971, p. 37. encore debats et controverses - ils sont, dirai-je, symptomes d'une crise de la separation. Mais, comme le remarque Claude Levi-Strauss, la question de la separation (entre sujet et objet d'observation, etc.), qui n'est d'ailleurs pas reservee aux sciences du vivant ou aux sciences sociales, est en fait question d'ordres de grandeur27. Lorsque j'observe la lune, ma position, mon poids (et ceux de mes appareils de mesure) influent de fait sur la trajectoire de la lune - mais de fagon negligeable. C'est une autre affaire lorsque le clinicien s'entretient (meme a travers des appareils) avec son patient. Comment eliminer les variations liees a une interaction (entre l'observateur et l'objet observe, mais aussi entre l'objet et son milieu) que l'on ne peut cette fois negliger ? Par l'exemple du double aveu-gle, je donnais une reponse, celle qui nous est proposee comme seule reponse scientifique : une reponse par la statistique. Par la statistique, le medecin n'a plus affaire a un patient, il a affaire a une population : il retrouve la difference d'echelle que demandait la condition d'objectivite. Ainsi, a partir des sciences sociales (y compris les sciences de l'informa-tion) et du vivant (les lois de Mendel sont des lois statistiques, le decodage du genome humain est un resultat statistique), toutes les sciences, y compris la physique a mesure qu'elle affinait ses mesures, sont progressivement devenues « conjecturales ». Les resultats scientifiques s'ecrivent en chiffres, en chiffres statistiques. Objectivation statistique et stabilite du lien social En apparence, le chiffre statistique respecte la difference d'echelle requise pour la separation. Mais cela suffit-il a l'objectivation proclamee ? Les avatars du DSM (Manuel de Diagnostic Statistique) en psychiatrie nous en donnent une indication : la derniere version en vigueur, qui ne satisfait plus grand monde a part les entreprises pharmaceutiques, n'est toujours pas remplacee, pour de multiples raisons, dont une qui tient a la statistique elle-meme : comment obtenir des resultats perennes si l'on change tout le temps la grille d'evalua-tion ? L'objectivation statistique repose sur une taxinomie prealable - c'est la creation de classes d'equivalences, la nomination du trait dont je parlais plus haut -, mais demande aussi que cette taxinomie perdure, se sedimente suffi- 27 Cf. Cl. Levi-Strauss (1950), « Introduction a l'ffiuvre de Marcel Mauss », in Mauss, M., Sociologie et anthropologie, PUF, Paris, 1950, pp. XXVII-XXVIII: « elle intervient partout ou l'on se propose de faire des mesures fines, c'est-a-dire ou l'observateur (lui-meme, ou ses moyens d'observation) sont du meme ordre de grandeur que l'objet observe ». samment pour qu'elle confere une suffisante stabilite a l'objet qu'elle cree, qui s'enracine dans des pratiques concretes et un lien social, et prend une indepen-dance relative par rapport a l'arbitraire de l'acte initial de nomination du trait. Par exemple, qu'est-ce qu'un chomeur ? Quelqu'un qui pourrait travailler, et qui n'a pas de travail ? Ou quelqu'un qui pourrait travailler, qui n'a pas de travail, et qui cherche du travail ? La definition, la taxinomie, la nomination du trait a fait des le debut l'objet de debats intenses, et continue de l'etre, sous la surveillance sourcilleuse des differentes instances economique, sociales, syndi-cales ou politiques. On peut toujours tenter de manipuler la definition, et donc le « taux de chomage », et on le fait, mais pas trop : parce qu'en un siecle, des pratiques et des instances sociales (y compris materielles, par exemple a travers les allocations de chomage), des enracinements symboliques ont donne une realite concrete au signifiant « taux de chomage » - lui ont donne une indepen-dance relative par rapport a l'arbitraire initial. Alain Desrosieres propose qu'il y a une « objectivation » propre a la statistique, « la fabrication de choses qui tiennent ». Et il ajoute que « C'est l'ampleur de V investissement de forme realise dans le passe qui conditionne la solidite, la duree et l'espace de validite des objets ainsi construits »28. Le terme meme de « statistique » provient de « Etat »29. Disons que l'ob-jectivation statistique suppose un lien social stable - meme dans une science « pure », auquel cas il s'agira de la stabilite du lien social (qui inclut leurs epis-temologie, lexiques, appareillages et pratiques concretes) des scientifiques du domaine considere (ce qu'on appelle un paradigme). En d'autres termes, l'objectivation statistique suppose un consensus. Elle est consensuelle au sens ou elle veut etablir, imposer ou faire durer un consensus. Le sujet de la psychanalyse, dit Lacan, c'est le sujet de la science. En tant que sujet de l'inconscient, il est divise : « dissensuel ». La statistique, consen-suelle, ne peut que le forclore, et, ce faisant, accroitre sa dissension, sa division, son angoisse et ses symptomes, qu'a leur tour elle voudra saisir dans son objec-tivation. La statistique (l'objectivation statistique) est nouee au lien social : elle depend de sa stabilite, et travaille a s'y sedimenter. Elle veut dire »objectivement«l'etat du lien social, et donc du malaise et des symptomes qui y repondent. Elle le fait en chiffrant : la statistique est chiffrage du lien social, du malaise dans la civilisation, et des symptomes. 28 A. Desrosieres, La politique des grands nombres, op. cit., pp. 18-19. C'est l'auteur qui souligne. 29 O. Bloch et W. von Wartburg, Dictionnaire etymologique de la langue fran^aise, PUF, Paris, 1932: « statistica » est employe en italien des 1633, au sens de « science de l'Etat ». Mais il y a autre chose : la taxinomie « prealable » - les grilles d'evalua-tion, les classes d'equivalence, les traits qu'elle comptabilise et sedimente. La taxinomie identifie le trait, la taxinomie identifie. La statistique nomme - d'un chiffre. Nomination statistique et segmentation J'ai avance que la statistique permettait a l'observateur de retrouver la difference d'echelle requise par la condition de separation - le clinicien n'a plus affaire a un patient, mais a une population. Mais c'est oublier que, pour le patient, l'echelle est inversee : celui-ci a affaire, au-dela du praticien, a l'appareil en son entier : grille statistique, technologie du calcul, savoirs institutionnalises, lien social mis en chiffres, consensus sedimente - disons en termes lacaniens a un Autre a qui est supposee une consistance concrete : un Autre qui pese beau-coup plus que lui. C'est ce qu'en psychanalyse on appelle le transfert. Dans les annees 1990, a eu lieu aux Etats-Unis une subite epidemie de « personnalites multiples »30. Cela a dure quelques annees, des specialistes se sont declares, des institutions se sont creees, puis la decrue est venue. Il est difficile de ne pas penser que l'interet (y compris financier) que l'Autre trouvait a trouver le syndrome n'a pas pour un temps pese dans le tableau que presentaient des patients, eux-memes esperant un soulagement de ce que leur malaise, leur souffrance ou leur errance soient nommes et trouvent une place dans le savoir de l'Autre : « Vous etes une personnalite multiple, cela represente x% de la population, il y a des protocoles medicamenteux et psychotherapiques pour regler cela ; des institutions, des associations de patients (et de familles de patients) peuvent vous accueillir, des juristes vous defendre. » Les symptomes peuvent faire nomination. Et si le lien social en vient a considerer que le chiffre peut faire nomination, le symptome sera chiffrable. Ä l'arraisonnement du chiffre repondent les ruses de la raison de l'inconscient. Que le symptome soit nomme (et que cette nomination ait des effets, the-rapeutiques ou non) n'est pas nouveau : c'est la base de la clinique, depuis qu'il existe une clinique. Mais la grille statistique, la taxinomie fait encore autre chose : elle stratifie, elle segmente. Elle segmente en echelles (nominales, ordinales, d'intervalles, etc.), pour pouvoir calculer, mesurer, quantifier. Le remaniement des liens sociaux par la science statistique est segmentation quantitative. Et du 30 Cf. I. Hacking, L'ame reecrite. Etude sur la personnalite multiple et les sciences de la memoire, Les empecheurs de penser en rond, Paris, 1998 ; voir aussi « Fa9onner les gens - II », Cours au College de France 2005, www.college-de-france.fr. meme coup le symptome, la souffrance, l'angoisse ne seront regus qu'en tant qu'ils peuvent s'exprimer dans la categorie quantite. Science, capitalisme. Faire du chiffre Nos liens sociaux ne sont pas que remanies par la science : ils sont mor-celes par « notre avenir de marches communs », pour reprendre la formule de Lacan. J'utilisais le terme de « segmentation » pour la taxinomie statistique : il est d'usage dans les etudes de marche. « Globalisation » dit plus que « mon-dialisation » : la globalisation n'est pas que geographique : elle dit que tout, absolument tout, des molecules aux organes, de la depression a l'angoisse, etc., des liens sociaux a la politique et a la culture, la science elle-meme, tout peut devenir marche. C'est-a-dire trouver sa traduction en valeur d'echange : en chiffres. Et inversement les etudes de marche, la gestion et le management se presentent, et parlent dans le vocabulaire de la science - et notamment de la science statistique. Deux remarques 1) Ce terme, « marche », pose question : tout peut venir sur le marche, tout peut entrer en equivalence chiffree : en apparence, il y a, comme l'ont suppose les economistes classiques, « Le Marche ». Cela revient a supposer une equivalence generalisee, et, en fin de compte, un equilibre - une coherence : la celebre main invisible. Le probleme est que l'action de cette main de toute evidence reste invisible, ou plutot que ses corrections brutales ne semblent pas converger vers un equilibre stable, mais participer a l'instabilite : on appelle ces corrections des chocs, des krach. Lacan ne dit pas « le marche », mais « nos marches communs ». Comme il y a le langage et les langues, nous ne faisons jamais l'experience du Marche, mais de marches : segmentes, dans lesquels les entreprises tentent de gagner des « parts de marche ». La pratique concrete des marches - celle que nous pratiquons et subissons, celle dans laquelle nous faisons nos vies - ne suppose pas l'Unite, le Tout, l'Equilibre, la Coherence, bien au contraire elle suppose la fragmentation, l'instabilite et la contradiction. Bien que les economistes s'echi-nent a en ecrire des formules, les marches restent affaires de chiffres. Et « pre-carite » devient un signifiant maitre du capitalisme triomphant. 2) Il y a ceci de particulier au chiffre qui scande et anime les marches, que n'implique pas en apparence le chiffre de la « pure science » : que la chose vers laquelle il pointe, et de ce fait le chiffre lui-meme, est cause de desir et moyen de jouissance. Les economistes l'ont enonce tres tot, ainsi Graslin, que cite Foucault : « L'echange cree de la valeur, et ceci de deux manieres. Il rend d'abord utiles des choses qui sans lui seraient d'utilite faible ou peut-etre nulle : un diamant, que peut-il valoir pour les hommes qui ont faim ou besoin de se vetir ? Mais il suffit qu'il existe au monde une femme qui desire plaire, et un commerce susceptible de l'apporter entre ses mains, pour que la pierre devien-ne richesse indirecte pour son proprietaire qui n'en a pas besoin^ la valeur de cet objet est pour lui une valeur d'echange. »31 Nous vivons, nous dit Lacan, l'ere de l'utilitarisme. Et l'utilitarisme s'entend des l'origine comme reglage des jouissances. Marx, dit Lacan, fonde32 le capitalisme en produisant la plus-value comme ce qui l'anime. Et Lacan lui donne son nom psychanalytique : plus-de-jouir. Ce qui designe a la fois le reste de jouissance que laisse l'operation d'inclusion dans l'echange - la comptabilisation, l'operation de symbolisation -, et l'objet qui cause l'operation : aussi « utilitaires » qu'ils puissent paraitre, les objets des marches, les plus abstraits comme ceux que nous nous procurons dans les magasins, mettent en jeu et condensent nos satisfactions, nos pulsions, notre jouissance. Pour Freud, le malaise dans la civilisation etait une consequence structu-relle du refoulement et de la repression qu'exigeait la societe - la societe de la Reine Victoria, dira Lacan, la societe disciplinaire, pour reprendre un terme foucaldien. C'est bien plutot un imperatif de jouissance qui resonne aujourd'hui. Ce qui n'est pas sans effet sur le malaise de notre temps, et les souffrances subjectives - angoisse, depression, passages a l'acte, traumatismes. Et sur la forme des reponses symptomales que peut inventer le sujet. Le malaise : precarite et segregation Precarite La precarite, ai-je avance, est un signifiant maitre de notre epoque. Elle n'est pas qu'economique, sociale ou politique. Des collegues ont avance le terme de « precarite symbolique » : si la lettre est le lieu du lien, et le chiffre l'operateur de la parcellisation de la chose, alors la domination du chiffre im-plique une precarite du lien symbolique. De la precarite a l'angoisse, il y a peu. 31 M. Foucault, Les mots et les choses. Une archeologie des sciences humaines, Tel Gallimard, Paris, 1966, p. 212. Foucault cite a la fin de sa phrase Graslin dans son Essai analytique sur les richesses, Londres, 1767. 32 Cf. J. Lacan, Le Seminaire, Livre XVII, L'envers de la psychanalyse, Seuil, Paris, 1991, p. 123. L'angoisse infiltre toujours plus de tableaux cliniques. Le chiffre pointe vers la chose, vers la jouissance. Si le signifiant maitre devient numerique, devient chiffre, chiffre qui indice une jouissance, alors le sujet qui tente de se reperer sur ces signifiants maitres n'aura plus affaire qu'a « la precarite de notre mode, qui desormais ne se situe que du plus-de-jouir »33. L'acte, et notamment le passage a l'acte, est une reponse a l'angoisse. De l'avis de tous les cliniciens, les passages a l'acte se multiplient. Quant aux trau-matismes, ils sont deja chez Freud lies a une experience de jouissance (de satisfaction, ecrit-il) qui deborde les possibilites d'elaboration (de symbolisation) du sujet. Et enfin, pour la depression, la passion triste, la tradition clinique (et les theologiens classiques) nous dit combien elle est empreinte de jouissance - choix de la jouissance contre le desir, contre le desir inconscient nous dit Lacan. Segregation J'ai suggere que nous vivions une crise de la « separation », et Lacan pro-phetise une extension des proces de « segregation » : il nous faut distinguer les deux termes. Par « separation », Lacan nomme une operation par laquelle le sujet est « separe », notamment de sa jouissance (en fait, de l'objet a). Si nous prenons le discours raciste comme paradigmatique de la segregation, que finit-il toujours par dire ? Que l'autre jouit d'une jouissance a lui interdite ou impossible. La segregation opere sur une jouissance supposee a l'autre : une jouissance dont il est suppose ne pas etre separe. Elle agrege l'autre sur la jouissance qui lui est supposee. En ce sens les deux termes s'opposent, et l'extension des proces de segregation est a la mesure de la crise de la separation de notre epoque. L' « infatuation (momentanee) de la categorie quantite » durera-t-elle ? Lacan, en 1973, disait ceci : « Dieu, a en reprendre de la force, finirait-il par ex-sister, 9a ne presage rien de meilleur qu'un retour de son passe funeste »34. Le 11 septembre 2001 a me semble-t-il quelque peu fait bouger la donne. Le symptome Freud, d'emblee, pense le symptome comme une formation de compro-mis entre une jouissance (le symptome est la vie sexuelle du nevrose) et sa 33 Cf. J. Lacan, « Television », op. cit., p. 534. 34 Idem. representation refusee (refoulee). Lacan pose a la fin de son enseignement le symptome comme invention singuliere d'un nouage entre jouissance et signi-fiant. Le symptome nomme la reponse particuliere par laquelle le sujet noue le symbolique au reel de la jouissance. Le symptome donne son vrai nom propre au sujet. C'est bien different de ce que j'ai appele la nomination du chiffre, qui, elle, rompt avec le symbolique, laissant le sujet dans l'errance de la jouissance. Le symptome repond a la segregation du chiffre par son nouage singulier du symbolique au reel : par sa poesie discrete. La psychanalyse travaille pour l'invention par le sujet de son symptome.