Olivier Remaud La question du pouvoir : Foucault et Spinoza I. Dans un texte d 'une profondeur remarquable - »Pour une histoire naturelle des normes,«1 P. Macherey conduit une interprétation spinoziste de la pensée de Foucau l t qui l ' amène à découvrir deux caractères principaux, on pourrait dire deux modes, de la norme : la nécessité et la naturalité. Ni plus, ni moins, l'exigence d 'une confrontation des analyses spinozistes du champ politique avec les analyses des relations de pouvoir selon Foucault est acquise. Mais, pour autant, l'exercice lui-même d 'une lecture paralèlle de Foucault et de Spinoza n 'en devient pas plus facile. Cet exercice demeure délicat alors même que, d 'une certaine manière, nous y sommes contraints. Il est délicat parce qu'il fait porter nos efforts sur un auteur que Foucault ne mobilise que très peu même si, dans ses derniers jours, à l 'hôpital, il relit l'Ethique. Et contraints, nous le sommes car loin de signifier l 'abandon à un quelconque déterminisme de l'analyse, ces propos veulent plutôt confirmer la réalité des rapports entre la philosophie et ce qui apparaît sinon comme son opposé, du moins régulièrement comme une sorte d ' ép iphénomène gênant : nous voulons parler de la question du pouvoir. On voit alors où peut conduire, en premier heu, le principe d 'une relecture de Spinoza dans laquelle Foucault fournirait une aide précieuse. Il ne s'agit pas de s'interroger sur une intention qui n'aurait pas eu la chance de s ' i nca rne r dans la matér ia l i té d ' u n e é tude consacrée à Spinoza, contrairement à ce que Foucault a fait avec Nietzsche par exemple, mais de prendre à la lettre l 'affirmation du caractère toujours déjà politique de la philosophie. Encore faut-il s 'entendre sur la signification que l'on accorde à ce thème. Il semble à première vue qu'il n'y ait pas, entre les filets du réseau propre à toute communauté, d'îlots intermédiaires de liberté dans lesquels le terme de pouvoir, subitement, ne signifierait plus rien, comme si la liberté pouvait être pensée indépendamment du pouvoir, dans une sorte de socialité 1 »Pour une histoire naturelle des normes«, in Michel Foucault philosophe, Seuil, 1989, p. 203-221. Filozofski vestnik, XVIII (2/1997), pp. 107-125. 107 Olivier Remaucl faussement heureuse2 . »Nous sommes tous des gouvernés, et à ce titre solidaires« s'exclame Foucault dans les pages du journal Libération?, en une formule qui vaudrait aussi pour Spinoza. Dès cette première approche, il devient clair qu'interroger le pouvoir, c'est d 'abord s'apercevoir que nous sommes de façon permanente pris dans ses rêts. Apparaît alors cet étrange sentiment océanique du pouvoir qui s 'apparente au sentiment avec lequel L'ordre du discours s'inaugure. Mais il y a une telle nécessité du pouvoir que j e n'ai pas même, contrairement à ce qui se passe pour le discours, à souhaiter d'être enveloppé par lui, d 'être précédé par lui. Je le suis avant même d'entrer en action. Le pouvoir n 'a pas de rapports de commencement avec moi de la même manière que je n'entretiens pas de rapports de décision avec lui. Et pourtant, cette fluidité appartient encore, et on pourrait même dire surtout, à un ordre de l'existence qui engendre souvent des effets bien réels. Reste à voir quel type de communauté il est possible d'envisager, engagés que nous sommes dans ce dispositif. Afin de saisir la réalité de cet océan dans lequel je nage à chaque fois que j'agis, penchons-nous sur les thèses majeures de Foucault présentées par lui-même sous une fo rme concentrée. Il est ainsi au moins un texte dans leque l Foucau l t se m o n t r e profondément spinoziste. C'est le début de son résumé des cours de 1975- 1976 au Collège de France : »Pour mener l'analyse concrète des rapports de pouvoir, il faut abandonner le modèle juridique de la souveraineté. Celui-ci en effet présuppose l'individu comme sujet de droits naturels ou de pouvoirs primitifs; il se donne pour objectif de rendre compte de la genèse idéale de l'Etat; enfin il fait de la loi la manifestation fondamentale du pouvoir. Il faudrait essayer d'étudier le pouvoir, non pas à partir des termes primitifs de la relation, mais à partir de la relation elle- même en tant que c'est elle qui détermine les éléments sur lesquels elle porte: plutôt que de demander à des sujets idéaux ce qu'ils ont pu céder d'eux-mêmes ou de leurs pouvoirs pour se laisser assujettir, il faut chercher comment les relations d'assujettissement peuvent fabriquer des sujets. De même, plutôt que de rechercher la forme unique, le point central d'où toutes les formes de pouvoir dériveraient par voie de conséquence ou de développement, il faut d'abord les laisser valoir dans leur multiplicité, leurs différences, leur spécificité, 2 »(...) le pouvoir est coextensif au corps social : il n'y a pas, entre les mailles de son réseau, des plages de libertés intermédiaires«, »Pouvoirs et stratégies«, entretien avec J. Rancière, in Dits et écrits, éd. sous la direction de D. Defert et F. Ewald, Gallimard, 1994, T. II, p. 425. 3 »Face aux gouvernements, les droits de l 'homme«, in Libération (30 ju in - le r juillet 1984), suite à l'affaire des boat-people vietnamiens. 108 La question du pouvoir : Foucault et Spinoza leur réversibilité: les étudier donc comme des rapports de forces qui s'entrecroisent, renvoient les uns aux autres, convergent ou au contraire s 'opposent et tendent à s'annuler. Enfin plutôt que d'accorder un privilège à la loi comme manifestation de pouvoir, il vaut mieux essayer de repérer les différentes techniques de contrainte qu'il met en oeuvre«4 Dans ce passage extrêmement dense où chaque mot est important de telle sorte qu 'une analytique nouvelle du pouvoir puisse en sortir, on décèle la ferme volonté de ne pas élider la matérialité du pouvoir. Il n 'est pas possible de se risquer à comprendre de manière abstraite le pouvoir. Nous disons »se risquer« car lire le pouvoir comme un abstrait, c'est encourir le danger de se décaler par rapport à l'effectivité belliqueuse du pouvoir qu'il faut néanmoins parvenir à comprendre afin de ne pas se perdre dans son jeu de représentations. D'ailleurs, »le Pouvoir, ça n'existe pas«5. Et si que lque chose comme le pouvoir n'existe pas, le premier moment du décalage va précisément coïncider avec la décision de forger des modèles de compréhension d 'une réalité qui apparaît pourtant rétive à la notion même de modèle. On le sait, le propre d 'un modèle, comme construction théorique, est de créer l'espace d 'une congruence. Un modèle articule toujours de façon congruente un ensemble explicatif de concepts et de lois avec un autre ensemble de propositions qui témoignent de l'ordre observable des phénomènes et qui y renvoient. Dans l'espace de cette congruence, c'est la mesure précise du degré de reconstruction du donné qui permet de parler de modèle scientifique. Or ce que dit Foucault, c'est que les effets de ce que l 'on appelle pouvoir ne se laissent pas reconstruire à partir d 'une quelconque essence du pouvoir. Celui-ci ne symbolise pas un noyau de raisons déterminantes qui se cachent derrière le voile des phénomènes . Il ne peut donc pas y avoir de modèle du pouvoir car le pouvoir n 'es t pas intelligible analogiquement, selon une opération de congruence. Abandonner le paradigme explicatif du modèle, c'est découvrir que le pouvoir n 'exprime rien, ne manifeste rien. C'est pourquoi il faut lire le pouvoir comme un concret, un concret qui ne présuppose rien mais qui oblige à se placer à l'intérieur même des effets de ce qui est analysé. La fiction d 'un sujet porteur de droits naturels qu'il remet au souverain au moment même où il le désigne comme tel, est 4 »11 faut défendre la société«, in Résumé des cours 1970-1982, Conférences, essais et leçons du Collège de France, Julliard, 1989, p. 85-86. Voir aussi Surveiller et punir, Tel- Gallimard, 1995, p. 227, et La volonté de savoir, Gallimard, 1990, p. 119-120. ^ »Le pouvoir, comment s'exerce-t-il ?«, in Michel Foucault. Un parcours philosophique, H. Dreyfus et P. Rabinow, Folio-essais, 1992, p. 308. 109 Olivier Remaucl donc inutile. Il en va de même pour cet te aut re fiction, encore plus légendaire, de la loi. Autrement dit, le pouvoir ne renvoie pas à des déterminations que l'on échange ni à une instance supérieure qui autorise ou censure, distribue le permis et le défendu. Sans système d 'échange ni point central vers lequel ces échanges convergeraient, le modèle analogique du pouvoir devient radicalement insuffisant pour comprendre la »nature« et la fonct ion, c'est-à-dire, la réalité du pouvoir. De cet aveuglement caractérisitque touchant la question du pouvoir, Spinoza témoigne déjà et dans les mêmes termes. On aurait ainsi tort de ne pas rapporter ce discours sur le pouvoir qui retourne les valeurs traditionnelles de l'intelligibilité à un concret, d 'une extériorité à un champ d'immanence, c'est-à-dire d 'un mouvement par lequel on croit que c'est la loi qui crée le pouvoir au mouvement qui fait de la loi un effet parmi d'autres dans un ensemble de relations, c'est ce que fait Spinoza entre le § 1 et le § 2. Autour d ' u n e nature humaine postulée, a ccommodée aux p ropres désirs des »phi losophes« , les naissances spontanées d 'un ensemble de chimères liées à un imaginaire purement »théorique« du pouvoir s 'organisent in lassablement pou r creuser la différence entre la genèse idéale d 'une humanité sociale et la description d 'une réalité politique. Mais afin de respecter la verità effettuale de toute société, Spinoza se tourne vers la composition concrète et variable du pouvoir et se sépare de son modèle »philosophico-utopique«. Reconnaissant la permanence des leçons de l'expérience qui révèle la fonction constitutive des passions dans l'édification de l'Etat, il devient désormais possible pour le philosophe, à la faveur des ense ignements des »politiques« (don t Machiavel), de trouver les principes qui »s 'accordent le mieux avec la pratique«. S'accorder avec la pratique, c'est, pour Spinoza, ne plus concevoir la théorie et la pratique comme deux entités numériquement distinctes. En d'autres termes, c'est comprendre, comme dit Foucault, que »le pouvoir n'existe qu'en acte«6. En posant autrement le problème des rapports entre la théorie et la pratique, Spinoza rompt lui aussi avec une conception juridique du pouvoir. Il faut rappeler ici que le Traité politique est l'ouvrage de Spinoza dans lequel la notion de contrat disparaît et celle de loi voit son importance réunite7 . Dans ces conditions, la question que pose Spinoza est claire: comment penser un exercice non-juridique (au sens traditionnel) mais toujours politique (en 6 Ibid, p. 312. H _ 1 Voir A. Matheron, »Le problème de l'évolution de Spinoza du Traité théologico-politique au Traité politique«, in Spinoza. Issues and Direction, ed. E. Curley & P.-F. Moreau, E. M. Brill, Chicago, 1990, p. 258-270. 110 La question du pouvoir : Foucault et Spinoza un sens cette fois-ci nouveau) de la raison? Quelles en sont les conséquences pour l'analyse du thème de la souveraineté? Dans sa lettre à Jarig Jelles du 2 juin 1674, Spinoza fixe sommairement mais définitivement le cadre de sa philosophie politique. Il se distingue de Hobbes, dit-il, en ce qu'il maintient le droit naturel, en ce que le Souverain n 'a de droits sur les sujets que dans la mesure où il l 'emporte sur eux par sa puissance et, troisième point, en ce que cela se produit toujours dans l 'état de nature. Le droit naturel se définit donc par une certaine puissance déterminée qui appartient à chaque individu. Le mouvement par lequel la société est engendrée est celui d'une continuité radicale entre l'état de nature et l 'état civil de sorte que la société ne se comprend que comme un jeu de puissances continuées. On peut alors reprendre les catégories que Foucault utilise dans le passage déjà cité du Cours au Collège de France afin de décrire l'espace des relations de pouvoir. De cette manière, il est possible de relire les moments essentiels de l'analyse spinoziste : - la »multiplicité« : plus qu 'un droit de l'individu, le droit naturel concerne une puissance qui est celle des »individus pris ensemble« (c. 16 du Traité théologico-politiqué). L'état de nature n'est donc pas une »nature simple« ou alors la caractéristique du simple, chez Spinoza, est d'être déjà multiple, de cette multiplicité qui concerne, dans l 'état de nature, des individus juxtaposés et non encore »policés«. L'état de nature est un état f o n d a m e n t a l e m e n t complexe et le passage à l 'é ta t civil n 'es t jamais véritablement un passage. En effet, on ne passe pas de rien à quelque chose, mais de quelque chose de complexe à quelque chose d'encore plus complexe. Le nom de cette complexité, chez Spinoza, est la »multitudo« qui accroît ou d iminue , selon les circonstances, sa puissance d'agir. Du coup, la souveraineté se définit elle-même de façon multiple. Elle devient la puissance d 'une complexité, celle de la multitude, c'est-à-dire des puissances qui se continuent de l 'état de nature à l'état civil. - les »différences« : ce sont celles du jeu individuel de chacun qui suit les lois de son propre appétit. Autrement dit, autant de puissances singulières, autant d'affections en présence, autant de relations de pouvoir. La théorie des passions ouvre sur une théorie des micro-pouvoirs dans laquelle le droit se mesure et s'égale à la puissance. Tout le problème du politique chez Spinoza est précisément de retourner le discontinu introduit dans le corps social par certaines passions individuelles en un continu de la multitude qui puisse agir comme si elle était guidée par la raison. - la »spécificité« : chaque concentration de la puissance d'agir n'est pas égale à u n e autre . Aussi la typologie des gouvernements (chaque 111 Olivier Remaucl gouvernement étant une concentration spécifique de la puissance d'agir de la multitude) doit-elle se comprendre non pas de manière classique mais dans l 'horizon des relations de pouvoirs propres à chaque régime. Pas d'interrogation sur le meilleur des régimes, pas de hiérarchisation mais une analyse fonc t ionna l i s te des d i f f é ren te s re la t ions d ' é q u i l i b r e ou de déséquilibre entre les puissances de la multitude et l 'instance politique. - la »réversibilité« : elle estjustifiée par le fait même que l'état de nature comme état de relations de pouvoir se poursuit dans l 'état civil de telle manière que le consensus n 'es t j amais acquis. L 'absence d ' u n d ro i t contractuel au profit d 'un déplacement de puissances de l 'état de nature à l'état civil permet de penser une autre forme du lien social. C'est montrer que les métamorphoses d 'une communauté sont plus complexes qu 'un accord nécessaire entre les membres d 'un groupe et que les conditions de maintien de l'état politique doivent être renouvelées à chaque instant. Le pouvoir est pris dans la continuité des puissances qui vont du roi à la multitude, à tel point que l'autorité du roi dépend plus de la multitude que de lui seul. Spinoza ne limite donc pas le pouvoir à la seule figure de la domination car la puissance elle-même ne se limite pas à l 'appareil d'état. »Multiplicité«, »différences«, »spécificité« et »réversibilité« constituent ainsi les relations fondamentales de la conception spinoziste du pouvoir. Et l'on voit combien affirmer l'antécédence et la continuation d 'une puissance sur et dans la souveraineté aboutit à rendre impossible toute autonomie du politique qui réduirait ce dernier au schéma de l'autorité. Le pouvoir est fondamentalement l'effet d 'un paquet de relations de la même manière que la souveraineté est l'effet d 'une puissance multiple. Spinoza comprend que le pouvoir ne se transforme que de lui-même jusqu 'à absorber les autorités elles-mêmes. On observe donc chez Spinoza la p remière manifes ta t ion d ' u n e véritable décision politique qui consiste à lier l 'abandon de la notion de contrat et la réduction de l'efficacité du modèle de la loi en s 'appuyant sur une autre conception de la souveraineté dans laquelle celle-ci dépend avant tout d ' un ensemble premier de puissances. La cr i t ique des idéali tés juridiques coïncide avec la découverte d 'un autre point de vue pour analyser le politique : il faut dorénavant se placer à l ' intérieur même des relations de puissances qui agissent au fondemen t de l 'état puisque celles-ci se continuent dans l'état lui-même8. 8 Quiconque connaît le Traité politique aurait en effet du mal à ne pas voir dans certains passages de Foucault la figure absente-présente de Spinoza, ne serait-ce que dans ce dépassement de Machiavel qui doit s 'opérer dans le champ d ' u n e immanence 112 La question du pouvoir : Foucault et Spinoza Toutes ces remarques nous mènent à la conclusion suivante : il n'y a pas de phénoménologie possible du pouvoir parce que la phénoménologie fonctionne toujours avec une structure de donation minimale, c'est-à-dire, avec un noyau d'analogie fondamentale. Or le pouvoir ne manifeste rien. Il est un ensemble de relations de puissances. C'est en ce sens que le pouvoir relève bien plutôt d 'une technologie des affects. Cette question de l'affect est précisément celle par laquelle on va pouvoir expliquer ce que l'on a encore négligé dans le texte du Collège de France : le sujet »fabriqué«. Ici Foucault et Spinoza se rejoignent immédiatement car savoir comment un sujet peut être fabriqué par des relations de pouvoir, c'est, pour Spinoza, découvrir le champ d 'une pratique, celle de l'obéissance par laquelle on peut »régner sur les âmes«, et d 'un programme, celui qui consiste à réguler le nombre de la multitude. On découvre alors combien l'état, loin d'abolir les interactions entre les micro-pouvoirs, les poursuit, comme l'état de nature se poursui t dans l 'état civil, en les particularisant ou en en créant de nouveaux. Dans les termes de Foucault, il n'y a pas quelque chose comme le pouvoir car le pouvoir n'existe qu'en acte, c'est-à-dire dans un espace de multiplicité, de différences, de spécificité et de réversibilité. Mais si le pouvoir n'existe qu 'en acte, il est »un ensemble d'actions sur des actions possibles« qui consistent à »aménager la probabilité«9. II. D'une nouvelle élaboration de la teneur du lien social (connexion de puissances) et de la transformation du pouvoir lui-même (ensemble de ces connexions), Spinoza déduit une autre métamorphose politique, celle du rapport entre l'instance d'autorité et la société (question de la stabilité de ces connexions) . C'est à l ' intérieur de cette troisième opération, entre l'instance politique et la société, que se glisse la technologie de l'affect. Dans son histoire de la gouvernementalité, Foucault lui-même projette d'accorder une place à Spinoza en le citant comme modèle théorique, parmi d 'aut res , de la volonté de savoir10. Est-il donc possible d ' identif ier la radicale : »Ainsi, on échappera à ce système Souverain-Loi qui a si longtemps fasciné la pensée politique. Et, s'il est vrai que Machiavel fut un des rares - et c'était là sans doute le scandale de son »cynisme« - à penser le pouvoir du Prince en termes de rapports de force, peut-être faut-il faire un pas de plus, se passer du personnage du Prince, et déchiffrer les mécanismes de pouvoir à partir d 'une stratégie immanente aux rapports de force«, in La Volonté de savoir, éd. cit., p. 128, c'est nous qui soulignons. 9 Voir Dreyfus et Rabinow, op. cit., p. 313-314. 1 0 Voir le Résumé des cours, éd. cit., p. 12. 113 Olivier Remaucl présence, dans son oeuvre, des p r inc ipaux é léments d ' u n e prise de conscience à l'égard du changement des objets politiques dont témoigne une bonne partie du XVIIème siècle, c'est-à-dire du passage de »l'anatomo- politique« au »bio-politique« ? En décrivant le mode de gouvernement de l 'état de Moïse, Spinoza, dans le Traité théologico-politique, inscrit la question du gouvernement dans celle de la production de l'obéissance. Une observation générale : un état se maintient en entretenant la crainte mais, en même temps, il ne peut se conserver en usant de la crainte seule. Il doit recourir à l'allié principal de la crainte, l'espoir. C'est ce couple d'affects que l 'on peut utiliser à bien des fins. Un exemple : l'état théocratique, très ingénieux en ce sens, a choisi d'«instituer un pouvoir appartenant à la collectivité de façon que tous soient tenus d'obéir à eux-mêmes et non à leurs semblables«11. On le voit, selon Spinoza, la force de la théocratie, la condition de son équilibre ainsi que de sa durée exceptionnelle par rapport aux autres régimes, est de se faire passer pour une démocratie et d 'engendrer un sentiment de confiance dans le peuple afin de pouvoir retourner, en temps voulu, cette puissance de la multitude contre elle-même. Nombreux sont les passages du Traité théologico- politique dans lesquels il s'agit ainsi d'analyser comment la théocratie peut fourn i r à un peuple les condi t ions d ' u n e conf iance en soi qui f rô le (illusoirement) la réalisation d 'une autonomie, une confiance en soi que ce régime parvient toujours à convertir en une disposition à l'obéissance et à la dévotion. En conséquence, si l'individu croit, conformément à l'illusion de démocratie qu'entret ient le projet théocratique, obéir à ses propres volontés, il n'est pourtant déjà plus lui-même au moment de cette croyance. La théocratie »fabrique« en ce sens un sujet polit ique en inscrivant la soumission dans son âme comme dans son corps. L'utilisation théocratique des passions, dans le contrat historico-imaginaire (bien plus que juridique) qu'ont passé les sujets avec les autorités, correspond ainsi à ce que Foucault appelle »agir sur les actions«. Mais la seconde raison de cette nouvelle insertion dans une histoire de la gouvernemental i té tient à ce que l 'on pour ra i t appeler »l 'effet statistique de la notion de multitude«. On a vu comment Spinoza fondait sa politique sur la notion de multitude. On vient de voir comment celle-ci pouvait être le théâtre des plus grandes coercitions. Une autre entrée dans la politique spinoziste, en accord avec la conceptualité de Foucault, pourrait être l 'entrée statistique qui, d'ailleurs, ne serait qu 'un effet supplémentaire de la position non-contractuelle de Spinoza. La mult i tude n ' é t an t pas 11 Traité théologico-politique, trad. C. Appuhn, GF-Flammarion, 1965, c. V, p. 106. 114 La question du pouvoir : Foucault et Spinoza cessible, il ne faut pas en effet s'imaginer la tromper de telle façon qu'on arriverait un jour à la situation dans laquelle elle abandonnerait enfin la totalité de ses puissances à une personne juridique. Il faut bien plutôt commencer d 'apprendre à la gérer. Si le Traité politique tente d'établir les mécanismes institutionnels qui rendent difficiles les abus de pouvoir, il mobilise, pour ce faire, une catégorie que Foucault fait dépendre de la mutation de »l'anatomo-politique« en »bio-politique«. La politique de Spinoza rapproche ainsi souvent la notion de multitude de son objectif statistique : »La puissance du pouvoir poli t ique et, par conséquent , son droit doit ê t r e é v a l u é s e l o n le nombre des c i toyens ( N a m imperii potentia et consequenter jus ex civium numéro aestimanda est) «12 O n le voit, la souvera ine té d é p e n d tou jours d ' u n e puissance antécédente à tel point que son droit est lui-même lié à une autre figure de cette puissance : le nombre. En d'autres termes, toute décision politique effective ne peut s'accomplir qu 'une fois le rapport entre Vimperium et la multitudo numériquement mesuré. Au moyen de ce nouvel outil, on décline les configurations de chaque gouvernement. La »chance« de la monarchie est d'avoir un Conseil royal qui contrôle le pouvoir du souverain en représentant assez largement toutes les couches du peuple. En revanche, dans l'aristocratie, le nombre fait état d 'un paradoxe : il faut une assemblée assez nombreuse pour que les intérêts individuels ne prennent pas le dessus et, en même temps, la présence de cette assemblée permet de ne pas recourir à un conseil, c'est-à-dire de ne pas représenter la multitude. Mais, de la considération du nombre et du rapport entre le pouvoir et la quantité des voix, on peut aussi faire dépendre — et c'est même le principal chez Spinoza - l'exigence d 'une égalité entre les citoyens. Dans cette arithmétique politique, le nombre accroît alors la puissance positive d ' un gouvernement démocratique qui souhaite, par définition, conserver le bon équilibre entre la légalité de sa souveraineté et sa légitimité. Sans surprise, le motif de la sécurité publique apparaît sur la base de ce t te a r i t h m é t i q u e . A travers l ' op in ion de ses c o r r e s p o n d a n t s (en l 'occurrence, le catholique Nicolas Sténon), il est même inscrit dans le mouvement de naissance d 'une nouvelle épistémé, une économie politique et »policière«, au sens d 'un art rationnel de gouverner qui soit capable de garantir l 'ordre intérieur par le bien-être des individus : 12 Traité politique, trad. S. Zac,Vrin, 1968,c.VII,§ 18, p. 130-131. 115 Olivier Remaucl »Vous rapportez toute chose à la sécurité publique, ou plutôt à ce qui selon vous est la fin de la sécurité publique (...) ce qui équivaut à réduire tout le bien de l 'homme à la bonté du gouvernement civil, c'est-à-dire au bien-être matériel.«13 La science d'état qui assure la sécurité publique s 'accompagne d 'une science de la multitude, laquelle est parfois l'équivalent d 'une population dont il faut à son tour assurer le bonheur. En ce sens, s'il est quelques vérités fondamentales que l'on puisse trouver dans le Traité politique (et parmi celles que Foucault aurait sûrement partagées), il y a celle-ci : que le point de vue de Yimperium est indissociable de celui de la multitudo au sens où la sécurité du terr i toire et l 'accroissement des forces in té r ieures de l ' é ta t sont étroitement liés aux configurations de la puissance d'agir de la multitude14 . D'où, entre les deux, l ' invention d ' u n e pra t ique et d ' u n p ro je t : l'obéissance et ses mécanismes de contrôle. Les relations entre le pouvoir et la multitude, dont dépend l'obéissance, rendent les actions quantifiables et les transforment en actions sur lesquelles on peut agir. On observe alors les traces chez Spinoza (qu'il ne conçoit cependant que comme instruments pour définir les conditions authentiques du salut commun de tous) de cette »gouvernementalisation de l'état« qui aboutit à transformer l'individu en éléments d 'une population quelconque15 . Cela étant précisé, jamais, chez Spinoza, le rapport entre la notion de multitude et celle de population ne donne lieu à une philosophie de la raison d'état comme projet politique. Si la multitude se voit parfois retournée en son usage statistique pour donner le chiffre de l'état, cela ne signifie pas que la statistique spinoziste devienne un pur instrument de calcul. Au contraire, elle sert à fonder l 'ensemble des mécanismes institutionnels par lesquels l 'état et la mul t i tude peuvent mesurer leur équilibre ou leur déséquilibre. Elle est l'équivalent chiffré de la médiation politique entre le gouvernement et son fondement. Le nombre devient ainsi la médiation indispensable du vivre-ensemble, l 'analogue institutionnel de la multitude16. 13 Lettre LXVII bis, cité par A. Negri dans L'Anomalie sauvage, trad. F. Matheron, PUF, 1982, p. 283. 1 4 L'analyse de ce point a déjà été menée par E. Balibar qui voit, dans ce jeu entre Yimperium et la multitudo, »une sorte de comptabilité à double entrée de la politique«, in Les temps modernes, »Spinoza, l'anti-Orwell«, n° 470, 1985, p. 379. Nous ne faisons ici que rapprocher les résultats de cette analyse de la perspective de Foucault. 15 La Volonté de savoir, éd. cit., p. 183-188. 1 6 Tout ce développement reviendrait à rendre justice à C. Appuhn - qui traduit »multitudo« tantôt par »multitude«, tantôt, au risque de l 'anachronisme lexicolo- gique, par »population« - mais aussi à se garder d'assimiler Hobbes et Spinoza, puisque ce dernier ne réduit pas la ratio à un calcul. 116 La question du pouvoir : Foucault et Spinoza Ce passage des structures classiques de la souveraineté aux structures d ' un gouvernement articulé soit autour de la notion de multitude comme ensemble à discipliner, soit autour de la notion de population comme ensemble à gérer, se mesure, chez Spinoza, à l 'aune de la transformation profonde que subit le concept même de souveraineté. Cela signifie-t-il pour autant que les éléments de cette logique du pouvoir ne sont pas convertibles, et sous aucun pré texte , dans le champ d ' une autre logique, celle de l 'éthique ? Une âme »gouvernée« ne garde-t-elle pas toujours, en elle-même, la puissance de ne plus être »gouvernée« ? III. Lorsqu'on demande à Foucault de donner son avis sur la ligne d 'une politique consensuelle que l 'on peut trouver à l'oeuvre par exemple dans la pensée de Arendt, il répond avec la plus grande fermeté que cette optique ne liquide pas le »problème de la relation de pouvoir« et qu'il faut, dans une autre direction, se demander au contraire quelle est la part de non- consensualité qui se cache dans les relations de pouvoir17. En s'attachant à la relation, Foucault semble bien quitter le terrain classique des philosophies de la substance : »Le pouvoir n'est pas une substance. Il n'est pas non plus un mystérieux attribut dont il faudrait fouiller les origines. Le pouvoir n'est qu'un type particulier de relations entre individus. Et ces relations sont spécifiques : autrement dit, elles n'ont rien à voir avec l'échange, la production et la communication, même si elles leur sont associées«18 De la substance, on passe à un »type particulier« pour qualifier le pouvoir. Autant de pouvoirs, autant d'états, autant d'institutions, autant de singularités politiques dans ce même plan d'immanence qu'est le pouvoir. Mais af in de c o m p r e n d r e cette fo rmule (»le pouvoir n 'es t pas une substance«), ce que Foucault refuse en refusant la substance mais aussi ce qu'il veut dire lorsqu'il pose des règles d'immanence entre ces relations, il faut peut-être s'aider d 'un autre texte dans lequel il critique la notion de causalité. Car un spinoziste ne peut que s'interroger sur l'efficacité d 'une immanence pensée sans le recours à la notion de substance et à celle corrélative, bien qu 'en un sens non classique, de cause. 1 ' »Politique et éthique : une interview«, in Dits et écrits, éd. cit., T. IV, p. 588-590. 18 » Omnes et singulatim : vers une critique de la raison politique«, in Dits et écrits, éd. cit., T. IV, p. 134-161. 117 Olivier Remaucl Or, dans sa conférence à la Société française de philosophie (27 mai 1978), »Qu'est-ce que la critique ? (Critique et Aufklàrung) «, Foucault rejette la notion de cause parce qu'elle implique un modèle analogique, pyramidal et originaire, ce que Spinoza rejette également. Et Foucault poursuit son raisonnement en disant que si la notion de cause pose problème, c'est aussi parce qu'elle est inséparable d 'un modèle »nécessitant«, ce que, là, Spinoza ne peut plus rejeter du fait même que la substance engage, chez lui, un type de nécessité de l 'immanence. Il faudrait donc imaginer, dit Foucault, une méthode causale d 'un »autre type«, qui ne soit pas dépendan te de cet ensemble de déterminations et qui légitime le »déploiement d 'un réseau causal serré« non saturé par une que lconque origine. Seule u n e telle conception (qu'il nomme »généalogique«) pourrait rendre compte des différentes positivités que l 'on examinerai t alors non plus comme des produits mais comme des effets19. Autrement dit, ce n'est pas la loi qui produit le pouvoir, mais les institutions et les pratiques, pour ne citer qu'elles, sont les effets d 'un réseau de relations dont nous avons déjà caractérisé quelques traits. Penser un effet qui n'est pas dérivé d 'une source, voilà ce que Foucault tente de faire afin de préserver l'intelligibilité d 'une »positivité singulière«. Dans ces conditions, le pouvoir n 'es t év idmment pas une substance, tout simplement parce qu'il ne doit pas y avoir de substance en général dont on déduirait les pratiques. On retrouve, dans cette critique de la cause, la critique du modèle. Chez Spinoza, c'est au contraire la nécessité causale immanente de la substance qui permet d'analyser et de résorber programmatiquement les pratiques de l'obéissance. C'est parce qu 'on peut les »déduire« de ce que Spinoza appelle, dans le Traité politique (I, 7), la »nature commune des hommes« - laquelle n'est pas la nature humaine classique mais celle qui est soumise aux passions dans le cadre de la puissance naturelle - , que la politique est possible, qu'on peut la penser et que l 'on peut prévoir son action. Autrement dit, le point de vue de la substance permet de comprendre la genèse de la société dans laquelle on vit. La politique spinoziste n 'échappe pas à la substance, elle est même en ce sens indissociable d 'une ontologie par laquelle on peut convertir les puissances coercitives en puissances propres. Quel est donc le type d ' immanence que mobilise Foucault si ce n'est pas celui de la substance ? 1 ® »Qu'est-ce que la critique? (critique et Aupdàrung) «, in Bulletin de la Société française de philosophie, 84ème année, n° 2, avril-juin 1990, p. 51. 118 La question du pouvoir : Foucault et Spinoza Il est b ien évident que Foucault ne peut que refuser la t eneur métaphysique que conserve la notion de nature humaine qu'il se borne ainsi à considérer comme un »indicateur épistémologique pour désigner certains types de discours en relation ou en opposition à la théologie, à la biologie ou à l'histoire« mais jamais comme un concept scientifique20. Ce n'est donc pas dans cette direction qu'il faut chercher. Accordons plutôt une importance renouvelée à la notion d'affect. Elle forme, on 1' a vu trop brièvement, le pivot du concept de gouvernementalité. Mais ne nous autoriserait-elle pas à interpréter certains enjeux de la question éthique dans la pensée de Foucault ? On peut d 'autant plus proposer cette thèse que la lecture de Foucault par Deleuze, à travers le néo-kantisme non formel qu'il y découvre, est en fait une interprétation radicalement spinoziste de l'oeuvre. Avec ce premier trait singulier, lexical, que, dans son Foucault, les termes utilisés sont souvent les termes de Spinoza lui-même. Deleuze tente ainsi un coup de force : malgré le rejet de toute substantialité, il s'agit pour lui de faire apparaître les éléments essentiels d 'une sorte de problématique spinoziste qui animerait, de l'intérieur, toute la pensée de Foucault. Deleuze renoue ainsi, et malgré la critique de Foucault, avec le lexique de la causalité puisqu'il identifie, dans la méthode de Foucault, la présence d'une »causalité immanente non- unifiante«21 . Cette causalité, il faut l 'entendre sur un mode résolument spinoziste : la cause passe dans l'effet et réciproquement. Ce qui met Deleuze en passe de réaliser, de façon spinoziste, le programme de la causalité d 'un »autre type« dont parlait Foucault dans sa conférence à la Société française de philosophie22. Et comme si Foucault ne pouvait être lu qu'avec Spinoza, Deleuze reprend la question du pouvoir (»le pouvoir, comment s'exerce-t- il ?«) et la déchiffre précisément au moyen du vocabulaire de l'affect alors même que, dans ce texte, Foucault ne l'utilise pas23. Du coup, puisque nous avons vu que, chez Spinoza, la puissance est première par rapport au pouvoir de telle sorte que le pouvoir dépend toujours de l'équilibre de la puissance, puisque nous connaissons aussi maintenant la traduction qu 'en donne Foucault, à savoir : l 'état n 'est pas une substance dont dériveraient les 2 0 »De la nature humaine : justice contre pouvoir« (entretien avec N. Chomsky), in Dits et écrits, éd. cit., T. II, p. 474. 21 Foucault, Minuit, 1986, p. 44. 2 2 »Que veut dire ici cause immanente ? C'est une cause qui s'actualise dans son effet, qui s ' intègre dans son effet, qui se différencie dans son effet. Ou plutôt la cause immanente est celle dont l 'effet l'actualise, l 'intègre et la différencie«, in Foucault, éd. cit., p. 44-45. 2 3 Voir, par exemple, les pages 78, 83 et 95 du Foucault. 119 Olivier Remaucl rapports de force parce que les rapports de force sont premiers (raison pour laquelle la notion de gouvernementalité est plus importante que celle d'état), on comprend sans peine maintenant pourquoi Deleuze est amené à écrire à propos des rapports entre le pouvoir et le gouvernement : »Ce que Foucault exprime en disant que le gouvernement est premier par rapport à l'état, si l'on entend par »gouvernement« le pouvoir d'affecter sous tous ses aspects ( g o u v e r n e r des e n f a n t s , des âmes , des malades, une famille...)« (p. 83) Ce qui s'amorce à travers cette métamorphose des concepts, c'est, pour Deleuze, la possibilité d 'une détermination spinoziste de la politique de Foucault. L'immanence en question est bien celle de l'affect, c'est-à-dire d 'une puissance profondément variable (rappelons que Y Ethique détermine la tristesse comme un »passage« d 'un plus à un moins d'être, III, déf. 2 et 3), que l 'on peut donc faire varier à plaisir en fonction des divers impératifs disciplinaires. L'analyse précédente de la théocratie et de la mutation de la multitude en population nous laisse au moins deviner les effets multiples d 'une utilisation possible (et très »stylisée« dirait Foucault) des affects. Mais s'il est une consistance propre au thème des affects chez Foucault, c 'est aussi parce que Deleuze n 'hés i te pas à lui accorder u n e valeur systématique. Très naturellement, ce thème réapparaît donc, indispensable au »système« de Foucault, lorsqu'il s'agit de saisir le nouveau mode de subjectivité que les pages de L'Histoire de la sexualité décrivent. La notion d'affect plonge au coeur du souci de soi selon Foucault, un souci de soi que l'on peut désormais interpréter comme un mouvement qui replie le pouvoir sur lui-même, c'est-à-dire, comme »un rapport de la force avec soi, un pouvoir de s'affecter soi-même, un affect de soi par soi« (Foucault, p. 108). Cetaffect tourné vers soi n'est plus un affect passif ou réactif, c'est un affect actif qui correspond au moment où le rapport de force peut produire un plus d'être. Sans doute est-ce à ce moment où le pouvoir devient fondamentalement affectif qu'il rejoint également la dimension éthique, Deleuze le sait. D 'une technologie des affects à une éthique des affects, on aperçoit ici ce qui rapproche le plus Spinoza et Foucault dans la formule déjà citée mais à laquelle nous pouvons ma in tenan t revenir : »nous sommes tous des gouvernés, et à ce titre solidaires«. Nous sommes solidaires dans les réseaux du pouvoir (c'est-à-dire des puissances) non pas tant parce que, comme masse dominée, nous serions opposés à la classe dominante. Le pouvoir étant un ensemble de relations multiples, gouvernants et gouvernés sont pris ensemble. Mais, plus profondément, nous sommes solidaires face à ce que la politique peut contenir d 'éthique. Deleuze nous le dit en s ' inspirant beaucoup de l 'équation spinoziste entre la polit ique et l ' é th ique (par 120 La question du pouvoir : Foucault et Spinoza l ' intermédiaire de Foucault, il en donne même une lecture renouvelée) : c'est l'afFect qui fait le lien entre la politique et l'éthique, chez Spinoza comme chez Foucault. C'est cette question de l'afFect qui occupe Foucault lorsqu'il apostrophe N. Chomsky sur le désir profond du prolétariat : »Je vous r é p o n d r a i dans les te rmes de Spinoza. J e vous dirai que le p r o l é t a r i a t n e f a i t pas la g u e r r e à la classe d i r i g e a n t e p a r c e qu ' i l cons idère q u e cet te gue r re est jus te . Le prolétariat fai t la guerre à la classe d i r i gean t e p a r c e que , p o u r la p remiè re fois dans l 'his toire, il veut p r e n d r e le pouvoir. Et parce qu' i l veut renverser le pouvoir de la classe d i r igean te , il cons idè re que cette guer re est jus te« 2 4 Il est par t icul ièrement intéressant de voir Foucault employer une structure de raisonnement spécifiquement spinoziste à la fois pour s'opposer à la conception naïve d 'une nature humaine qui défend un finalisme des valeurs et pour con t inuer à expliquer son rappor t conflictuel avec le marxisme. Plus fondamentale qu 'une simple logique de la contradiction, c 'es t u n e cr i t ique des t r anscendan taux qui peu t r endre compte de l'intelligibilité réelle des affrontements en présence dans les relations de pouvoir. En ce sens, le pouvoir ne peut se réduire à proprement parler aux seules luttes du prolétariat avec la classe dirigeante. Son vrai mouvement, celui qui transforme le pouvoir en un réseau de puissances, est plus profond. La critique spinoziste du finalisme ontologique apparaît comme la seule façon de reconnaître ce mouvement dont le principe directeur serait : le juste n'est pas un être qui est à l'origine des valeurs parce que les valeurs ne se cons t i t uen t que dans le mouvement na ture l par lequel j e les revendique. De cette manière, Foucault semble suggérer que c'est cette critique, et non une autre, qu'il faut prendre au sérieux pour répondre aux impératifs de l'histoire politique de notre modernité. Le modèle antithétique d 'une lutte sociale se bornerait à être modèle (on a vu combien Foucault refusait cette notion) s'il ne prenait son point d'appui dans une critique du finalisme des idéalités politiques. Car bien comprendre les relations de pouvoir, c'est dépasser le conflit des intérêts de classes et se placer du point de vue de la dynamique d 'une immanence désirante, laquelle suppose de retourner la compréhension traditionnelle des objets de la volonté libre. L'état devient alors ce qu ' i l est u n i q u e m e n t à part ir des tactiques et des stratégies immanentes dans lesquelles, encore une fois, gouvernants et gouvernés sont tous pris : »la nature est une et commune à tous« dit Spinoza ( TP, VII, 27). 2 4 »De la nature humaine : justice contre pouvoir« (entretien avec N. Chomsky), in Dits et écrits, éd. cit., T. II, p. 503. 121 Olivier Remaucl »Solidaires«, nous pouvons certes l 'être en ce que la poli t ique impose précisément ce travail sur les affects et sur la réforme qu'ils doivent subir afin de ne pas entretenir d'illusions sur les objectifs et les mécanismes que cette politique se donne ou qu'elle décrit. Nous voyons dans la notion de »problématisation« l'équivalent éthique de ce travail politique des affects. L'Usage des plaisirs est en effet très clair : la problématisation indique le trajet insistant, quoique variable dans ses expressions, de la formation éthique du sujet par lui-même. Elle renvoie à des nouvelles pratiques que le sujet met en place pour se transformer lui- même et modifier ses conduites, de sorte que le retour, chez Foucault, à une certaine subjectivité n'autorise plus à dissocier l'éthique et le politique25. Car si l 'éthique n'est pas autre chose que le travail spécifique de la pensée qui analyse le mouvement par lequel une prat ique s'est consti tuée en problème général, Foucault définit précisément ce problème comme étant celui de l'auto-affection. L'Histoire de la sexualité décrit de façon détaillée les diverses voies par lesquelles un »problème« ne se constitue jamais sans l'intervention du couple affecter-être affecté. Ainsi, pour ne citer que cet exemple, la thématique de l'aveu telle qu'elle est présentée dans La Volonté desavoir (éd. cit., p. 78-90), peut se comprendre sur le modèle d 'une éthique de l'affect. L'aveu est en effet une pratique discursive dans laquelle, certes, je diminue ma puissance d'agir puisque l 'on me contraint à avouer mais c'est aussi une pratique dans laquelle, par l'aveu lui-même, j ' amorce une »libération«, une espèce d'auto-affranchissement à l 'égard d ' une forme er ronée du pouvoir. On ent re bien là dans le c h a m p d ' u n e é th ique résolument non-kantienne, une éthique dans laquelle l ' introduction d 'un troisième niveau apporte la preuve du spinozisme de Foucault. En toute logique, celui-ci se dégage explicitement de l 'é thique kantienne à deux termes (l'intention et la loi) lorsqu'il produit une éthique à trois termes mobi l isant les »jeux de pouvoir«, les »états de d o m i n a t i o n « et les »technologies gouvernementales«26. Il est clair qu'avec ce dernier niveau, de la même manière que Spinoza, Foucault rend son éthique indissociable de la question de la gouvernementalité dont on connaît maintenant l'essence profondément affective. Quoiqu'il en soit, retourner les pratiques displinaires de gouvernement de l'autre en un gouvernement de soi pour, en retour, mieux contrôler les autres et établir le projet d 'une éthique qui porte avec lui l'aspiration vers 2 5 Voir »Polémique, politique et problématisations«, in Dits et écrits, éd. cit., T. IV, p. 594. 2 6 Sur les trois niveaux, se reporter à »L'éthique du souci de soi comme pratique de la liberté«, in Dits et écrits, éd. cit., T. IV, p. 728. 122 La question du pouvoir : Foucault et Spinoza une »pratique de la liberté« dont ne pouvaient rendre compte les analytiques précédentes de la vérité, ces deux exigences sont autant de réponses au problème des rapports entre le pouvoir et l'éthique selon Foucault. De cette manière, on peut comprendre que le souci de soi procède à une »conversion du pouvoir« selon l'expression même de Foucault et que le fait de ne pas parvenir à convertir ce pouvoir soit inversement le signe, pour l'individu »devenu esclave de ses désirs«, d 'une mauvaise gestion de ses affects, c'est- à-dire d ' un oubli du souci de soi27. Mais, ne nous y trompons pas, cette conversion ne signifie pas pour autant le congé accordé aux relations de pouvoir elles-mêmes. Et comme si Foucault avait pris acte des objections que, très tôt, on a formulées (il suffit de penser à Leibniz) à l 'encontre de la doctr ine spinoziste de la substance que l 'on pensait nécessitariste, il répond : »(...) j e m e r e fuse à r é p o n d r e à la quest ion qu ' on me pose parfois : »Mais si le pouvoir est par tout , alors il n 'y a pas de liberté«. Je réponds : s'il y a des relat ions de pouvoir à travers tout champ social, c'est parce qu ' i l y a de la l iberté par tout« 2 8 . Dans la transposition du débat classique sur la nécessité et la liberté (Leibniz à Spinoza : si Dieu et la nature sont une seule et même substance, alors il n'y a plus de liberté pour les substances individuelles) vers le terrain de la politique, Foucault parvient donc à penser une sorte de synthèse : entre les mailles du réseau du pouvoir, il existe bien des zones de liberté. La notion de pouvoir reçoit par conséquent un éclairage nouveau : elle n'est jamais séparée de la réorientation possible de ses effets de domination vers ce que Foucault appelle, à plusieurs reprises, un ethos, c'est-à-dire un ensemble d'affects qui définissent une conduite comme un véritable mode d'être. Autrement dit, comme une liberté en acte. Le spinoziste objecterait cependant qu'il n'y a pas de substance chez Foucault et que c'est pour cette raison que le projet de liberté reste difficile à saisir et l 'éthique bien maigre. Mais si le pouvoir n'est pas une substance, comme on l 'a vu, cela n 'empêche pas L'Usage des plaisirs de rapporter le travail de soi sur soi à »la détermination de la substance éthique, c'est-à-dire la façon dont l'individu doit constituer telle ou telle part de lui-même comme matière principale de sa conduite morale« (Gallimard, 1984, p. 33, souligné dans le texte) ? Certes la liberté, la sagesse créées par ce travail demeurent à l ' intér ieur d ' un j eu de pouvoir, mais peut-être pouvons-nous voir un programme spinoziste dans cette exigence qu'exprime le souci de soi de se Ibid, p. 715-716. 28 Ibid, p. 720. 123 Olivier Remaucl voir rattaché à une »forme universelle«, comme dit Foucault dans Le Souci de soi, bref de se comprendre comme une partie de la nature (Gallimard, 1984, p. 272) ? Comme si Foucault acceptait qu 'une forme d'ontologie ne soit pas, par définition, contradictoire avec la variabilité infinie des pratiques, il affirme que »le souci de soi est éthiquement premier, dans la mesure où le rapport à soi est ontologiquement premier«29. On reste donc sans aucun doute dans le politique lorsqu'on tente de saisir le passage de la question »comment gouverner ?« à celle »comment ne pas être gouverné?«, selon une des articulations centrales de la conférence déjà citée sur la critique et l'Aufklârung. Mais dans ce passage d 'une question à l 'autre, il apparaît que c'est l 'éthique qui formule le choix véritable de Foucault. Et c'est avec elle que le vocabulaire (spinoziste) de la substance ressurgit alors même que l'analyse des relations de pouvoir l'avait banni. La puissance éthique des hommes pourrait donc bien être une puissance de se faire dans la nature, c'est-à-dire une pratique de soi qui permette de joue r avec le minimum possible de domination et qui autorise à former une communauté de vie, laquelle serait simultanément connaissance de soi et exercice de cette connaissance. C'est finalement peut-être cela que Foucault entend par ethos et qu'il détermine ici par ce que nous pourrions appeler une ontologie minimale du souci de soi. Analysant le pouvoir, on pourra toujours reprocher à Foucault de ne parvenir que difficilement à imaginer les conditions d 'une sortie du pouvoir. Mais il y a deux réponses possibles : - nous sommes dans l'impossibilité d' imaginer ces conditions parce que »nous sommes tous des gouvernés«. Nous sommes tous, gouvernants et gouvernés, toujours déjà dans le pouvoir. - nous pouvons néanmoins imaginer les conditions non pas d 'une sortie du pouvoir, mais d 'un aménagement, au sein du pouvoir, d 'un espace de liberté et de résistance active. Car dans ce projet, de »gouvernés« nous devenons aussi »solidaires«. Par où les chemins de la politique et de l 'éthique s'entrecroisent. Il est donc peut-être trop facile de vouloir en rester à l 'object ion accusatrice : suffit-il de rendre compte des mécanismes du pouvoir pour pouvoir se libérer de sa force d'obligation ? Car l'analyse du souci de soi montre combien il s'agit de maîtriser son conatus politique, pour employer un terme spinoziste, et combien il est question d 'un devenir adéquat de soi- même. N'avons-nous pas là les éléments d 'une sorte de liberté au sein de la nécessité, c'est-à-dire une véritable pensée de l ' immanence qui, seule chez 29 Ibid, p. 715. 124 La question du pouvoir : Foucault et Spinoza Foucault, pourrait rendre compte de l'étrange volonté de fonder une éthique au beau milieu de l 'omniprésence des relations de pouvoir? Débarassée de sa formalisation jur idique et plus profonde que sa dialectisation contradictoire entre des classes, cette conception du pouvoir n 'apparaî t donc pas si éloignée d 'une théorie spinoziste de la puissance. C'est même probablement pour cette raison que Foucault peut imaginer retourner les relations de pouvoir au profit d 'un équilibre de soi à soi, de la même manière que, chez Spinoza, on peut inverser les perfections des puissances politiques jusqu 'à devenir esse sui juris. Ceci permettrait également de comprendre un Foucault éternellement inquiété dans sa recherche par son caractère instable, son visage protéiforme, peut-être moins parce qu'il se souciait réellement de la critique que grâce à son activité de philosophe profondément affecté, pris dans la continuité du pouvoir, dans cette sorte de substance qui oblige tout individu à passer constamment d 'une perfection moindre à une perfection plus grande, à tout faire pour que de cette nécessité du pouvoir naisse une liberté de penser et d 'agir non plus comme un autre mais comme soi-même. Inquiétude et espoir. D'où une dernière phrase, celle de La Volonté de savoir : »Ironie de ce dispositif : il nous fait croire qu'il y va de notre 'libération'. 125