L'inspiration hellenique dans 'oeuvre poetique de Maurice de Guerin Frano Vrančic Universite de Zadar, Departement d'etudes frangaises et iberoromanes, Croatie fvrancic@unizd.hr Ce travail decortique I'influence hellenique dans lapoesieguerinienne. En s'appuyan^ sur des auteursgrecs et romains, on analyse les sources qui nous aident ä mieux comprendre les messages que le litterateur a voulu transmettre. Cest bien grace ä la litterature antique que le poete fait la connaissance avec les histoires traitant de la metamorphose. Enfin, pour exprimer son amour vers le cosmos Guerin change la nature des protagonistesdeses poemes pour qu'ils deviennentdivinites. Mots-cles: la poesie fran^aise / Guerin, Maurice de / influences litteraires / litterature grecque et latine / sujets litteraire / metamorphose Maurice de Guerin (1810-1839) meurt ä vingt-neuf ans, inconnu. Son oeuvre, nourrie de culture antique et dont certaines resonances annoncent Mallarme et les symbolistes, trouve son ancrage dans le lyrisme romantique. Bien des critiques ont attache une grande importance au fait que sur ses trois pieces, en l'occurrence Le Cen^aure, La Bacchante et Gl^aucus, pese fortement le poids du patrimoine mythologique1 de la Grece archai'que, transmis au poete du Cayla par l'entremise de la litterature hellenique et latine, sans oublier des lectures diverses, par exemple celle d'auteurs du XVIIIe ou du XIXe siecle. Ainsi, l'objectif de cette etude est de demon-trer l'influence de l'hellenisme sur ces trois poemes gueriniens bien que sa poesie echappe ä toute classification trop etroite: ni catholique, ni pai'enne, mais ni parfaitement romantique, ni encore symboliste. De plus, cet article se propose d'examiner le theme de la metamorphose et son importance dans l'aventure interieure guerinienne etant donne qu'elle lui a permis d'exprimer puis de surmonter les douloureux conflits vecus par ses heros antiques. Neanmoins, avant de passer dans le vif du sujet il est indispensable de rappeler comment Guerin est sorti de l'anonymat et de mettre en relief l'influence mennaisienne pour mener ä bien ce travail de recherche. A l'exception d'un petit nombre d'amis et d'admirateurs, personne d'autre ne connait en France l'oeuvre guerinienne le jour de son deces, sur- Primerjalna književnost (Ljubljana) 38.1 (2015) venu le 19 juillet 1839. Le public fran^ais decouvrira une partie de cette oeuvre grace a un article de George Sand qui presenta aux lecteurs de la Revue de Deux Mondes, le 15 mai 1840, Le Centaure, une piece en vers, Glaucus, et quelques fragments de lettres du poete a Jules Barbey d'Aurevilly. Au moment de la composition du premier hommage rendu au genie poetique de Guerin, la romanciere ignorait l'existence du Cahier vert2 ainsi que celle de l'autre poeme en prose, La Bacchante, qui sera publie pour la premiere fois en 1862 par l'ami de Maurice de Guerin, Guillaume-Stanislas Trebutien. Apres avoir invite le lecteur a lire le poeme pour en priser les beautes, la nouveaute de la forme, l'originalite de la phrase, de l'image et du contour, George Sand pose ensuite la question des sources et des influences. Or, cette question aura des consequences quant a la signification des poemes etant donne que les admirateurs de la prose guerinienne se diviseront en deux groupes: les uns soutiendront que le poete du Cayla, tout en etant amant de la nature, n'a jamais cesse d'etre un vrai catholique, les autres estimeront qu'il est un poete pai'en. La discussion autour des sources s'est ranimee dans les annees 1930 et 1940. D'un cote, il y a la these soutenue par l'abbe Elie Decahors qui, s'appuyant sur temoignages des contemporains du poete, stipule que les deux poemes en prose ont ete inspires par des visites aux Antiques du Louvre. De l'autre cote, Bernard d'Harcourt minimise et relativise l'impor-tance de l'hellenisme chez Maurice de Guerin et affirme que l'inspiration de ces deux pieces n'est ni philosophique, ni plastique, ni scolaire. Du coup, selon d'Harcourt, Le Centaure et La Bacchante sont des oeuvres d'inspira-tion personnelle marquant l'aboutissement d'une evolution interieure du poete du Cayla, evolution influencee par des esprits fraternels a l'instar de Barbey d'Aurevilly et Sainte-Beuve. Pourtant, quelle que soit la these qu'on adopte, l'originalite de la prose guerinienne ne pourrait etre mise en doute. De meme, la volonte du poete a rester lui-meme, de n'appartenir a aucune ecole litteraire apparait dans une lettre qu'il envoya a sa famille dans le Tarn pour la rassurer de ses eventuelles activites, suite a la rupture de son maitre d'hier, Lammenais, avec le Saint-Siege: "Je ne suis grace a Dieu, de l'ecole de qui que ce soit. J'aime mieux n'etre rien que le disciple, car en fait d'idees, c'est le cas de le dire, ne soyons rien pour rester quelque chose" (Guerin, "Oeuvres completes" 804). Bien que ses lignes qui nous montrent un auteur sur de lui-meme et different du jeune homme hesitant du Cahier Vert3, se rapportent a ses convictions politiques ou religieuses, elles resument ses idees en litterature d'une maniere magistrale. En depit de ses affinites avec les hommes de lettres romantiques, Guerin a pris ses distances a leur egard, car il ne se reconnaissait pas dans "le jeune homme romantique qui se cree des maux imaginaires" (514). Ainsi, Guerin rejette partiellement le compor-tement romantique et manifeste une attitude differente devant l'invasion du reve: "J'abandonne aux Romantiques leurs visions et je ne m'occupe maintenant que du positif, du reel, de ce qui se passe dans mon coeur, non a la suite d'un caprice d'imagination mais par l'effet constant de ma conformation morale, des lois de mon etre" (514). Et Guerin d'ajouter dans une lettre, datee du 12 juin 1835, et adressee a sa soeur Eugenie: "L'influence de M. de Lamennais sur moi n'a pas ete si grande que tu crois; je me suis hate de ressaisir mon independance, un moment engagee, car le peu que je pense, je veux le penser par moi-meme" (784). C'est pourquoi Claude Gely incite "a la prudence toute enquete qui consisterait a rechercher dans l'oeuvre de Guerin les signes d'une appar-tenance ou d'une quelconque obedience a un courant, a une tradition ou, comme il dit, a une ,ecole' " (Gely 177). En outre, tout les biographes de Guerin ont insiste sur le fait qu'il a regu une education religieuse solide. En fait, sa famille l'envoie au petit seminaire a Toulouse en 1821. Trois ans apres, on le retrouve au college Stanislas a Paris ou il restera jusqu'a 1829. Or, Maurice de Guerin est attire par un esprit inquiet et rebelle en matiere de religion, esprit qui lui servira de guide spirituel pendant un an (1832-1833). Il s'agit de Felicite de Lamennais qui, retire dans sa propriete en Bretagne et entoure de quelques disciples fideles, professe des idees en desaccord avec les theses officielles de l'Eglise catholique romaine. Selon Huet-Brichard, aupres de Lamennais, Guerin a voulu trouver "un ordre et un sens a sa vie" (Huet-Brichard, "Maurice de Guerin" 30). Et la specialiste de l'oeuvre guerinienne de conclure, "Lamennais est le maitre, un homme d'eglise, mais aussi un ecrivain et un poete. Sa pensee et son enseignement ont favorise l'emancipation intellectuelle de Guerin" (Guerin, "Oeuvres completes" 19). Le sejour de Guerin aupres de M. Feli, comme appelait Lamennais ses disciples, renforca le sentiment religieux du jeune poete. Toutefois, cette education religieuse ne l'a pas empeche de connaitre le monde merveilleux de la mythologie grecque. Comme le souligne Pierre Brunel, "Maurice de Guerin a ete accompagne, sa courte vie durant par la litterature antique" (Huet-Brichard, "Maurice de Guerin et le romantisme" 189). Certes, le grec ancien et le latin sont toujours enseignes dans les ecoles et les seminaires de la France de la Restauration (1815-1830). Des lors, le sejour du poete a La Chenaie raviva son desir d'etudier la langue grecque dont il n'avait qu'une simple teinture. En meme temps, l'admi-ration de Guerin pour la Grece archai'que est egalement partagee par ses amis qui, tout en restant fideles au catholicisme socialisant de Lamennais, sont des lecteurs assidus des ecrivains grecs. Enfin, M. Felli aimait a rap-procher la spiritualite antique de l'esprit chretien. Quoi qu'il en soit, lorsqu'il entreprend la redaction de son premier poeme en prose4, Guerin a deja lu les oeuvres classiques de l'Antiquite, a savoir VIliade et VOdjssee d'Homere, La Theogonie et Les Travaux et les Jours d'Hesiode. Aux oeuvres grecques, il faut ajouter celles de Virgile ainsi que les fameuses M^etc^morphoses du poete latin Ovide, veritable repertoire de mythes helleniques. Comme l'ecrit Anny Detalle, "Maurice de Guerin semble avoir emprunte les noms des personnages de son premier poeme en prose ä deux poetes latins, Virgile et Ovide" (Detalle 88). Melampe, qui signifie en grec „l'homme aux pieds noirs", selon la tradition, avait acquis, dans son enfance, le don de predire l'avenir et fut celui qui a intro-duit le culte de Dionysos en Grece ancienne. Mais ce personnage my-thologique est egalement connu pour ces dons de guerisseur, car il avait gueri le fils de Phylacos, frappe d'impuissance, ainsi que les filles du roi d'Argos, Proetos, atteintes de demence. C'est au titre de guerisseur que Virgile associe Melampe ä l'autre grand maitre de l'art de guerison de la mythologie grecque, le centaure5 Chiron. Chez Guerin, Melampe a perdu tout ses dons. Il n'est plus celui qui peut deviner ou guerir un malade. Il est un homme qui veut connaitre les secrets du monde. Quant au Centaure du poeme guerinien, Macaree, la mythologie grecque nous presente un personnage de ce nom tantot comme le fils d'Eole, "parfois confondu avec le Macar (ou Macaree), roi de Lesbos" (Grimal 272), tantot comme un pretre du dieu de la vigne Dionysos. Il semble que Maurice de Guerin ait puise ce nom dans les M^eta^morphoses d'Ovide, ou le poete romain cite ä plusieurs reprises le nom de Macaree bien qu'il ne s'agisse pas d'un Centaure. Cet ouvrage ovidien aurait pu fournir ä Guerin un grand nombre de renseigne-ments sur le mythe du Centaure, en particulier sur leur combat6 contre les Lapithes, qui constitue l'evenement le plus connu de leur vie. Or, le poete du Cayla negligea completement cet episode du mythe des Centaures et ne s'interessa qu'ä l'origine des hommes-chevaux, plus riche en signification. Comme l'affirme J.-A. Vier, 'les Anciens ont d'abord enseigne ä Maurice de Guerin ä ne point imiter leurs petits artifices et leur tradition-nelles ruses de langage. Il les a lus pour les oublier, puis pour les ressusci-ter en s'ecoutant chanter lui-meme devant les horizons qui n'etaient pas toujours homeriques ou virgiliens" (Vier 223). De meme, Guerin aurait pu lire l'histoire de la creation de ces etres biformes dans la Ile Pythique du celebre poete grecque Pindare. Les Centaures etaient nes de l'union du roi thessalien Ixion et de Nephele (la Nuee), ä laquelle Zeus avait donne la forme d'Hera. Le souverain des dieux fut touche par les prieres du roi des Lapithes, Ixion, condamne pour avoir tue son beau pere, et l'invite meme ä sa table sur le mont Olympe. Nullement reconnaissant envers le dieu du ciel, Ixion tenta de seduire son epouse Hera. C'est alors que Zeus crea une nuee qui ressemblait ä son conjointe. A cause de cet amour illu-soire, Ixion courut ä sa perte. D'autre part, Chiron, qui se distinguait des autres hommes-chevaux par ses connaissances et sa sagesse, etait le fruit des amours du pere de Zeus, Cronos, et de la fille d'Ocean, Phylira. Ses precepteurs divins, Artemis et Apollon, lui ont appris l'art de la chasse et de la medicine. Un grand nombre de heros antiques furent des disciples de ce sage Centaure ä l'exemple d'Achille, Nestor, Castor et Pollux, Jason etc. Bien que ne immortel, Chiron souhaita sa propre mort, lorsque l'un des heros les plus veneres de la Grece antique, Heracles, le blessa, par megarde, d'une fleche empoisonnee par le sang de l'hydre de Lerne au cours du combat qui opposait Centaures et Lapithes aux noces du roi des Lapithes, Pirithoüs, et d'Hippodamie. Promethee, qui etait ne mortel, offrit au plus juste des Centaures, souffrant horriblement, son droit ä la mort, et c'est ainsi que Chiron put mourir. Guerin fait allusion ä cet episode de la vie de Chiron ä la fin de son premier poeme en prose: "On eut dit qu'il rete-nait des restes de l'immortalite autrefois regue d'Apollon, mais qu'il avait rendue ä ce dieu" (Guerin, "Oeuvres completes" 334). Zeus plaga Chiron parmi les astres; il y forma la constellation du Sagittaire. Pareillement, les Centaures ne sont pas uniquement des ravisseurs de belles femmes puisque on peut les trouver associes ä d'autres personnages de la mythologie greco-romaine. Ils forment, par exemple, avec les Satyres le cortege du dieu du vin et de ses exces, Dionysos. Ce rapprochement entre ces etres hybrides et le seule dieu ne d'une mortelle nous permet d'entamer l'etude des sources mythologiques de la Bacchante, poeme en prose que Guerin n'a pas pu achever sans doute ä cause de sa mort prematuree. On a dejä vu que le second poeme en prose de Guerin a ete publie pour la premiere fois en 1862, dans la seconde edition de l'oeuvre Journal, Lettres et Poemes de Maurice de Guerin, prepare par son fidele ami Trebutien. Pour le dire autrement, ^ Bacchante, congue et composee en 1835 ou bien 1836, etait tombe dans l'oubli durant un grand nombre d'annees. Malgre cela, le sort de la Bacchante est etroitement lie ä celui du Centaure, car les deux poemes en prose sont des oeuvres d'une meme inspiration et ne peuvent pas etre dissocies. D'apres Huet-Brichard, "les deux poemes presentent d'ailleurs de trop nombreux points communs pour ne pas etre associes dans l'analyse; non pour des raisons de commodite, mais parce que Guerin lui-meme contraint le lecteur ä multiplier les rapprochements" (Huet-Brichard, "Maurice de Guerin" 92). Au surplus, le souvenir de la tragedie d'Euripide, ^s Bacchantes, et celui de certains passages de l'oeuvre d'Ovide (Metamorphoses) associe ä toutes les Bacchantes des bas-reliefs du Louvre, "Baccchante au thyrse, Bacchante au tambourin, Bacchante dansant avec une Bacchante^" (Decahors 27), semblent etre les principales sources d'informations de Guerin, concernant le mythe des Bacchantes et de Dionysos. En plus de cela, quelques similitudes du poeme guerinien avec la piece d'Euripide nous autorisent a penser que cette tragedie grecque est la principale source antique de La Bacchante. Notons d'abord que la grande Bacchante de Guerin, Aello a "atteint l'age ou les dieux^.ferment les cou-rants qui abreuvent la jeunesse des mortels" (Guerin, "Oeuvres completes" 366). Agave, la mere de Penthee, un des principaux personnages de la piece euripidienne, n'est pas plus jeune. Ensuite, la chevelure d'Aello, etendue sur ses epaules et abondamment decrite, ainsi que celle de la jeune Bacchante nous rappelle les Bacchantes d'Euripide, qui laissent tomber leurs cheveux sur leurs epaules. Enfin, la fa^on dont dort Aello, "reposant longtemps sa tete sur le sein de la Terre" (344), est semblable a celle des suivantes de Dionysos, dans le texte de l'ecrivain grec. Quant au nom d'Aello, Guerin aurait pu le trouver dans la Theogonie d'Hesiode ainsi que dans le Xllle livre des Metamorphoses d'Ovide. Hesiode ecrit qu'Aello etait une femme ailee avec une foisonnante chevelure, comme sa soeur Ocypete. En joignant plus tard a ceux deux femmes, appelees Harpyes, une troisieme, Caelano, la legende leur donna l'apparence de monstres effrayants. Homere les considerait comme des personnifications des vents de tempete. Or, Guerin a transsubstantie la Harpye Aello en Bacchante et n'a retenu du mythe de cette figure que son rapport avec les vents tempetueux. De plus, pour Marc Fumaroli, "l'Antiquite de „la Bacchante" peut etre rapprochee de celle des „Bacchanales" de Titien et de Poussin, qui s'inspirent entre autres des „Fastes", ou Ovide decrit les rites orgiastiques de la religion pai'enne. Guerin s'est abreuve aux memes sources, mais il les a filtrees a travers les chapitres de la „Symbolique" de Creuzer consacres a la „doctrine des mysteres" dionysiaques dans la Grece classique, et a sa parente avec les cultes orientaux" (Guerin, "Poesie" 31). A l'oppose du Centaure, le second poeme en prose du poete du Cayla frappe le lecteur par l'abondance de details mythologiques car Guerin mentionne un certain nombre de mythes annexes comme les Hyades ou Callisto au mythe principal. "Caracteristique aussi d'un grand souci de precision", soutient Anny Detalle, "c'est le soin qu'il a pris de nommer les bacchantes qui sont pourtant sans importance dans le recit: Hippothee, Plexaure, Telesto" (Detalle 107). Notons encore que deux protagonistes du Centaure, en l'occurrence Melampe et le sage Chiron, reapparaissent dans la Bacchante. Selon la mythologie grecque, les Bacchantes doivent leur existence au dieu le plus mysterieux du pantheon grec, Dionysos. Leur nom montre clairement cette dependance, puisqu'il est forme a partir de Bacchus, autre nom pour designer Dionysos. Les premieres Bacchantes ont ete les nymphes de Nysa qui ont nourri la divinite lorsqu'il etait enfant. Au demeurant, Guerin evoque dans son poeme en prose ces Bacchantes, nourrices du dieu errant. Depuis, les Bacchantes sont devenues les suivantes de Dionysos-Bacchus et l'ont accompagne dans ses deplacements, en particulier dans celui que le dieu a effectue aux Indes. Les Bacchantes jouent un role important dans le culte dionysiaque. On les represente vetues de peaux de chevreuils, couronnees de lierre, portant a la main le thyrse, sorte de lance entouree de pampre et de lierre. Inspirees par Dionysos, elles plongaient dans une extase mystique qui leur donnait une force extraordinaire; elles dansaient d'une maniere frenetique au son de tambourins et de flutes. Envoyee par le dieu, cette frenesie pouvait aboutir a des actes de violence que Guerin ignore volontairement. En revanche, la tragedie grecque raconte de pareils actes: Agave, devenue Bacchante, dechire de ses propres mains son fils Penthee, dans un delire mystique. Ce fut le cas des fideles suivantes de Dyonisos qui ont tuee Orphee7. Cette violence sans bornes, resultat de leur possession par Dionysos-Bacchus, a valu aux Bacchantes le nom de Menades8 qui signifie en grec „femmes possedees". Comme le note Huet-Brichard dans son ouvrage consacre au mythe de Dyonisos, "le mot bacchant designe a la fois les fideles du dieu et le dieu lui-meme puisque celui-ci a le pouvoir de susciter la transe et la possession. C'est pourquoi Dyonisos se nomme aussi „bacchos", le furieux. Ce nom donnera, en latin, Bacchus. Dans les textes antiques, les bacchantes sont designees par les noms de Menades, Thyades ou Lenai. La menade est celle qui est prise de „mania", de folie; dans le chant VI de YllHade, Dyonisos est dit „mainomenos", le „fou furieux"" (Huet-Brichard, "Dyonisos et les Bacchantes" 53-54). En un mot, Bacchantes et Dyonisos sont etroitement lies. En verite, le personnage principal du poeme gueri-nien, comme d'ailleurs de la tragedie euripidienne, est le dieu Dionysos, dont le souffle inspire ses adoratrices devouees. Fruit de l'union de Zeus et de Semele, Dionysos est une divinite qui prend place dans le pantheon grec assez tard. Poussee par la jalousie meurtriere de Hera, deguisee en sa nourrice, Semele demande au souverain des dieux de paraitre devant elle dans toute sa puissance et dans toute sa grandeur; Zeus se presente devant son maitresse avec sa foudre et ses eclairs, mais celle-ci, femme mortelle, meurt foudroyee. Zeus a juste le temps de retirer du sein de Semele l'enfant qu'elle portait en elle, et le dissimule dans sa cuisse pendant trois mois afin que l'enfant puisse naitre a terme. Quand Dionysos fut ne, pour echapper a la colere d'Hera, le dieu supreme le confia aux nymphes de Nysa. Devenu homme, dieu de l'ivresse et de l'extase, accompagne de Bacchantes et de satyres, parcourut le monde de l'Orient a l'Occident pour etablir son culte. Pourtant, ce dieu n'apparait jamais dans La Bacchante. Par contre, il est omnipresent dans la tragedie grecque. L'absence apparente de Dionysos du poeme en prose peut constituer un argument majeur pour les com-mentateurs qui refusent toute influence d'Euripide sur Guerin. Mais, les deux oeuvres sont animees du meme esprit: c'est le triomphe de Bacchus. Si cette divinite, venu d'ailleurs, triomphe de Penthee dans la piece d'Euri-pide, il en est de meme dans le poeme guerinien, car une jeune fille devient la fidele adoratrice de Dionysos. Dans la meme veine que les deux poemes en prose Guerin ecrit la plus parfaite de ses pieces en vers, a savoir Glaucus. Lors de la premiere edition de l'oeuvre guerinienne, un des critiques litteraires fran^ais les plus celebres, Sainte-Beuve ecrivait a Trebutien que ce poeme lui paraissait inacheve. Certes, Glaucus est un fragment en vers qui fut compose en 1836 mais qui a re^u son titre de George Sand. Comme le dirait Huet-Brichard, "George Sand comprit l'importance du fragment qu'elle detenait lorsqu'elle le publia en compagnie du „Centaure", dans son article de la „Revue des deux mondes", et qu'elle lui donna le titre qui lui est reste, „Glaucus" " (Huet-Brichard, "Maurice de Guerin" 123). Et Huet-Brichard de poursuivre: "Le theme de „Glaucus", de plus, parcourt l'oeuvre guerinienne: il est emprunte a l'Antiquite, et c'est pourquoi George Sand a choisi de donner comme titre a ce fragment de poeme le nom du pecheur qui, dans „Les Metamorphoses" d'Ovide, apres avoir mange des herbes ma-giques, s'immerge dans les eaux et devient une divinite marine" (124). De surcroit, il n'y a pas de doute que le personnage sans nom est le pecheur de la mythologie grecque, Glaucos, qui fut transforme en divinite oceanique. La mythologie grecque connait plusieurs personnages du nom de Glaucos. Parmi ses figures, on trouve un pecheur de la ville d'Anthedon, en Beotie, fils du fondateur de cette cite antique. Un jour que Glaucos avait ramene sur le littoral des poissons peches par lui, il vit, a sa grande surprise, que ceux-ci se mirent a se mouvoir sur terre ferme comme ils faisaient dans l'eau. Puis, ils retournerent dans la mer ou ils disparurent. Ayant cru que l'herbe sur laquelle il les avait poses devait avoir un pouvoir magique ce qui etait le cas car elle fut semee par Cronos9, Glaucos en avala quelques brins et se sentit attire par la mer, dans laquelle il plongea. C'est ainsi que ce pecheur fut metamorphose en dieu marin. De meme, Trebutien nous dit que Maurice de Guerin lisait beaucoup Pausanias. Dans le neuvieme livre de sa Description de la Grece, l'homme de lettres grec decrit les monuments de la ville d'Anthedon en Beotie. Le douzieme chapitre du livre ou Pausanias rappelle brievement l'histoire de la metamorphose de Glaucos n'etait pas inconnu au poete du Cayla. Toutefois, il semble que la principale source d'inspiration de Gl^aucus soit l'oeuvre ovidienne que Guerin connaissait ega-lement. En effet, dans Les Metamorphoses, le poete latin rapporte le mythe de Glaucos de la maniere suivante: une jeune fille, Scylla, rencontre un etre etrange qui n'est ni un homme, ni un monstre marin. C'est Glaucos dont le corps humain se termine par une queue de poisson. Pour apaiser la crainte de la jeune fille qu'il veut seduire, Glaucos se met a lui raconter sa vie et par consequent, sa metamorphose. Il ne faut pas perdre de vue que dans le poeme guerinien, comme dans l'ouvrage ovidien, c'est Glaucus qui relate sa metamorphose. Mais Guerin n'a pas completement repris le mythe de Glaucos tel qu'il est dans la piece d'Ovide; il lui a fait subir une transformation essentielle: dans sa premiere vie, le personnage guerinien n'etait pas un pecheur comme le veut la mythologie grecque, mais un berger. En outre, ä part Tethys, tous les autres dieux marins, mentionnes par Ovide, ont disparu du poeme en vers guerinien. Leur place est occupee par "les dieux retires aux antres qu'on ignore" (Guerin, "Oeuvres completes" 347). Cette absence ne veut pas dire que Guerin ne s'est pas inspire des Metamorphoses d'Ovide. De l'histoire de Glaucus, racontee dans ses moindres details par le poete romain, Guerin n'a retenu que l'essentiel, c'est-ä-dire la metamorphose d'un mortel en divinite oceanique. Autrement dit, la mythologie greco-romaine est riche en histoires de metamorphose comme en temoigne l'oeuvre d'Ovide. Guerin a choisi donc quelques mythes, ou s'operent de changements de nature, pour exprimer son invincible tendance vers la nature. Cependant, les metamorphoses qui ont lieu dans l'oeuvre guerinienne sont de deux natures: celle ou l'etre passe de l'espece humaine ä l'espece vegetale et celle, plus importante, ou l'etre humain devient une divinite. Recherchant la serenite divine qui plongerait son ame agitee dans l'exaltation, le litterateur evoque le changement de quelques gens heureux en arbres: Autrefois, les dieux, voulant recompenser la vertu de quelques mortels, firent monter autour d'eux une nature vegetale qui absorbait dans son etreinte, ä mesure qu'elle s'elevait, leurs corps veilli, et substituait ä leur vie, tout usee par l'age extreme, la vie forte et muette qui regne sous l'ecorce des chenes. Ces mortels, devenus immobiles, ne s'agitaient plus que dans l'extremite de leurs branchages emus par les vents. N'est-ce pas le sage et son calme ? Ne se revet-il pas longuement de cette metamorphose du peu d'hommes qui furent aimes des dieux ? (126) Mais ce passage, qui n'est qu'une simple comparaison, devient une veritable metamorphose dans ^a Bacchante. A l'heure ou les rayons du soleil tombent verticalement sur la terre, Aello se transforme en arbre. Pour Schärer-Nussberger, "ä l'heure de midi, sous l'influence de la verticalite des rayons du soleil, la bacchante Aello devient arbre. Comme l'arbre se fait homme dans son mouvement adorateur vers le soleil, la bacchante se fait arbre dans son immobilite verticale, droite et tendue vers le soleil" (Schärer-Nussberger 165). A vrai dire, la distance qui la separait de la nature est abolie; dans un monde merveilleux, l'etre guerinien adhere "le plus etroitement, le plus amoureusemt qu'il soit possible ä la matiere" (Richard 215) pour reprendre les termes de Jean-Pierre Richard. Sans doute Guerin se souvient de la tradition qui nous relate que Dionysos a puni ses adoratrices en les metamorphosant en arbres parce qu'elles ont tue Orphee. Il est evident que dans le poeme en prose la metamorphose d'Aello n'est pas un chatiment, mais une recompense etant donne qu'elle eprouve momen-tanement l'extase que procure l'immobilite: (^) j'ai vu mes pas tomber dans le ralentissement, mes forces encore pleines, et s'eteindre enfin dans une entiere immobilite. Alors je devenais semblable a ses mortels reduits sous l'ecorce et arretes dans le sein puissant de la terre. Retenue dans le repos, je recevais la vie des dieux qui passait, sans marquer de mouvement et les bras detournes vers le soleil. C'etait vers l'heure du jour qui montre le plus puissant eclat: tout s'arretait sur la montagne, le sein profond des forets ne res-pirait plus, les flammes fecondes embrasaient Cybele, et Bacchus enivrait jusqu'a racine des iles dans les entrailles de l'Ocean. (Guerin, "Oeuvres completes" 341) La metamorphose d'Aello n'est pas strictement vegetale; elle est aussi lunaire, puisque la grande Bacchante se change en constellation. En verite, elle imite en cela un certain nombre de mortels qui, grace a la volonte divine, se sont metamorphoses en etoiles. Par consequent, leur seconde nature leur a permis de vivre sereins, aupres des divinites: "Les mortels agreables aux dieux ou dont les exces de maux les a touches ont ete conduits et ranges parmi les signes celestes: Maia, Cassiopee, le grand Chiron, Cyonosure et les tristes Hyades sont entres dans la marche silen-cieuse des constellations" (339). Toutefois, parmi toutes les metamorphoses des etres humains en astres, celle de Callisto occupe incontestablement une place a part dans La Bacchante. Le rappel des principaux evenements du mythe de Callisto que l'ecrivain prend soin d'evoquer minutieusement, constitue les dernieres paroles de la grande Bacchante. Fille de Lycaon ou bien nymphe du cortege de la deesse de la chasse Artemis, Callisto fut seduite par Zeus qui auparavant avait pris la forme du plus beau des dieux, Apollon. De cette union naquit Arcas. Pour sauver son amante de la colere de son jalouse epouse Hera, le dieu la changea en ourse. Suite a sa metamorphose animale, Callisto fut de nouveau changee en astre. Un jour, Arcas s'appretait a abattre une ourse qui n'etait autre que sa propre mere. Pour eviter ce meurtre, Zeus meta-morphosa Arcas aussi en ours et le transporta avec sa mere dans les cieux, ou ils devinrent des constellations sous les noms de Petite Ourse et de Grande Ourse. Le poete du Cayla rappelle cette legende mais ce qui l'inte-resse le plus dans la vie de Callisto c'est le fait que le souverain de la mer, Poseidon, sur le conseil d'Hera ne permit pas a cette constellation de se coucher a l'horizon de l'Ocean. C'est le caractere immobile de Callisto que touche egalement Aello, car elle sait que la veritable ivresse ne se trouve pas dans le mouvement mais dans l'immobilite. Suspendue entre la terre et le ciel Callisto participe ainsi a la vie universelle que preside Dionysos: Penetree d'une ivresse eternelle, Callisto se tient inclinee sur le pole, tandis que l'ordre entier des constellations passe et abaisse son cours vers l'Ocean. Telle, durant la nuit, je gardais l'immobilite au sommet des monts, la tete enveloppee d'une ivresse qui le pressait comme la couronne de pampre et de fruits qui entre-tient aux tempes de Bacchus une jeunesse inalterable. (342-343). Si Callisto et les autres constellations, apres avoir vecu en tant que mor-telles, ont finalement connu le rythme divin, il y a deux personnages, dans les pieces mythologiques gueriniennes, qui deviennent des dieux; ce sont le centaure Macaree et le berger du fragment en vers Gl^aucus. Tous les deux se metamorphosent en divinites marines. La metamorphose du centaure Macaree a lieu lorsqu'il se retire sur les cimes des montagnes. Comme le met en evidence Huet-Brichard, "les cimes sont vecues comme objets de desirs, elle sont reservees aux dieux et aux inities et destinees a etre parcou-rues" (Huet-Brichard, "Maurice de Guerin" 114). La paix que lui fournit la nuit prend la place de la mobilite qui caracterisait Macaree durant le jour. Le Centaure cache la partie animale de son corps a l'entree d'un antre10, son lieu de naissance, et ne laisse depasser en dehors que son buste humain. Quelqu'un qui verrait cette scene aurait l'impression d'un homme debout devant l'ouverture d'une caverne. La nouvelle existence que ressent Macaree est si pleine qu'elle lui donne l'impression d'etre une divinite oceanique: On dit que les dieux marins quittent durant les ombres leurs palais profonds, et, s'asseyant sur les promontoires, etandent leurs regards sur les flots. Ainsi je veillais ayant a mes pieds une etendue de vie semblable a la mer assoupie. Rendu a l'exis-tence distincte et pleine, il me paraissait que je sortais de naitre, et que des eaux profondes et qui m'avait congu dans leur sein venaient de me laisser sur le haut de la montagne, comme un dauphin oublie sur les sirtes par les flots d'Amphitrite. (Guerin, "Oeuvres completes" 331) Cependant, parmi toutes les metamorphoses qui ont lieu dans les poemes mythologiques gueriniens, qu'elle soient vegetales, lunaires, ou meme divines, celle de Glaucus en dieu marin est d'une importance pri-mordiale. D'une part, elle exprime l'amour du poete pour l'element acqua-tique et d'autre part, la decouverte du chemin conduisant les humains aux secrets du monde. Par ailleurs, Le Cahier vert du 28 septembre 1834 nous revele que Maurice de Guerin a souhaite pour lui-meme le changement que subira Glaucus: "Je soutient l'assaut d'une onde infinie; combien de temps tiendrai-je ferme ? Si je m'abime dans votre sein, vagues mysterieuses, m'arrivera-t-il comme a ses chevaliers qui, entraines au fond des lacs, y rencontraient de merveilleux palais, ou comme ce pecheur de la fable, en tombant dans la mer deviendrai-je un dieu ?" (112). Bien plus, Claude Gely atteste que ce passage du Cahier vert "donnait ä ce mythe de Glaucus la dimension symbolique et metaphorique d'une election sacrificielle du poete: disparaitre dans le gouffre marin pour en resurgir metamorphose en „dieu", dieu „couronne", c'est-ä-dire poete" (Huet-Brichard, "Maurice de Guerin et le romantisme" 21). Bref, un homme decouvre un jour, du haut d'une falaise, un spectacle majestueux: l'immense etendue du ciel, de la campagne et de la mer. A partir de cet instant, cet homme ne trouvera la tranquilite nulle part; il devient un berger, car on dit que les gardiens des troupeaux sont ceux auxquels appartient ^1'espace et la lumiere" (Guerin, "Oeuvres completes" 348). Or, son agitation interieure, melee ä l'ivresse que lui procure la vue de l'etendue mysterieuse de l'Ocean, subsiste: le remede du mal qui le devore est cache dans les profondeurs de la mer: Non, ce n'est plus assez de la roche lointaine Ou mes jours, consumes ä contempler les mers, Ont nourri dans mon sein un amour qui m'entraine A suivre aveuglement l'attrait des flots amers, (^) Mon destin s'incline vers la plage. Le secret de mon mal est au sein de Thetis. (346) A l'instar du poete qui vit suspendu entre deux mondes, le berger du poeme en vers vit penche vers l'Ocean. Mais un jour son equilibre sera rompu et Glaucus qui vivait suspendue au-dessus de la mer, finira par y plon-ger. Dans les profondeurs de la mer, le mortel deviendra une divinite marine: J'etais berger; j'avais plus de mille brebis, Berger je suis encor, mes brebis sont fideles. (347) Cette metamorphose, interdite ä la majorite des etres humains, devait satisfaire plainement Glaucus mais celui-ci a ses points faibles. En d'autres mots, il n'arrive pas ä oublier sa nature humaine, terrestre ou ne le veut pas. Comme ce changement ne lui permet pas de redevenir berger, Glaucus prie les dieux de la terre de lui laisser intacte sa memoire afin qu'il puisse se rememorer de sa vie interieure et rompre peut-etre le charme qu'exerce sur lui l'Ocean. Mais sa destinee semble definitive: Et toi, dieu des bergers ä ses lieux attaches, Pan, qui dans les forets m'entr'ouvris tes mysteres: Vous tous, dieux de ma vie et que j'ai tant aimee, De vos bienfaits en moi reveillez la memoire, Pour m'oter ce penchant et ravir la victoire Aux perfides attraits dans la mer enfermes. (347—348) On a dejä souligne la transformation qu'a fait subir Maurice de Guerin au mythe de Glaucos, car son personnage n'est pas un pecheur comme le veut la mythologie grecque, mais un berger. Cela ne veut pas dire que le poete du Cayla ignorät l'occupation quotidienne de Glaucus. Le passage du Cahier vert qu'on a cite le prouve d'ailleurs. Ce changement a ete juge indispensable par l'auteur pour mieux mettre en relief le caractere terrien de Glaucus qui, ä la suite de sa metamorphose, deviendra un habitant de la mer. Enfin, Glaucus n'est-il pas Maurice de Guerin, lui-meme, homme terrien, fascine par les eaux marines ou bien fluviales ? De plus, les deux existences du personnage guerinien, humaine d'abord, divine ensuite, sont parfaitement exprimees par le choix des temps grammaticaux. De surcroit, tout le poeme en vers oscille entre le futur et le passe, qui sont les temps forts. Pareillement, les temps du passe sont employes pour evoquer la vie de Glaucus berger, tandis que le futur simple est lä pour nous relater, en trois vers, la metamorphose. Ainsi l'emploi de ce dernier temps nous donne l'impression que le changement de nature de Glaucus n'est pas un fait revolu. Dans son oeuvre sur Le mythe de Ja metamorphose, Pierre Brunel fait remarquer que la metamorphose, "si elle est ä sens unique, sans possi-bilite de retour, peut aboutir soit ä une degradation (dans l'Enfer de Dante les suicides sont transformes en buissons), soit ä une apotheose (l'äme de Cesar devient un astre dans les Metamorphoses d'Ovide, XV, v. 745-851)" (Brunel 11). Chez Maurice de Guerin on assiste ä des metamorphoses qui aboutissent toujours ä des apotheoses. Les personnages des pieces mytho-logiques gueriniennes ne se transforment pas parce qu'ils sont morts. Ils ne se degradent non plus. En un mot, ils changent d'espece ou de nature pour passer ä une autre qui les rapproche des divinites ou dans laquelle ils sont des dieux. De toute maniere, le recours ä l'antiquite dans les pieces gueriniennes ne releve pas du gout de l'erudition, mais de cette foi dans la verite des mythes antiques qui marque le Romantisme. Le recit a pour fonction de resoudre les contradictions inherantes ä la vie; il prend en charge ces questions et leur propose une resolution. Les Centaures, les Bacchantes, ou Glaucus, en retracant leur vie disent l'essence de l'existence humaine: l'ori-gine, le desir, la quete, l'inassouvissement, et la mort ou l'extase comme horizon d'une reconciliation avec le monde et avec soi. Ces creatures, aspirant ä revivre l'unite primordiale, cherchent ä retrouver en elles des traces de leurs divinites perdues. En d'autres termes, l'insatisfaction est le grand trait des protagonistes des poemes ä sujet antique qui cherchent, tout en tentant de combler le vide qu'il sentent en eux, ä en connaitre l'origine. Ainsi que l'observe Huet-Brichard, les personnages gueriniens sont des etres de desir meme s'ils ignorent l'objet meme qu'ils poursuivent. Ce qui les caracterise, c'est la force brutale et irresistible qui les pousse a sortir d'eux-memes et qui s'exteriorise a travers le mouvement Desir et mouvement sont inextricablement lies: ils sont images d'une aven-ture spirituelle et poetique dans le sens ou la fureur qui habite les personnages gueriniens est semblable a l'enthousiasme ou a l'inspiration debridee qui possede le createur. Desir de bouger, desir de vivre, desir de dire: toute la question est de savoir comment controler ou diriger cette force vive pour qu'elle n'engendre pas desordre et folie, mais, au contraire, equilibre et harmonie (Huet-Brichard, "Maurice de Guerin" 101). Semblablement, l'incompletude de l'etre est figuree par la dualite des protagonistes des poemes: le Centaure est un homme-cheval, la Bacchante ne se reconnait plus quand elle est possedee par Dionysos. Mais l'histoire racontee propose une resolution des contraires, non par la revelation d'un secret a jamais cache, mais par la decouverte en soi d'une autre maniere d'etre au monde. Comme d'habitude, dans la poesie guerinienne, cette nouvelle relation est figuree a travers un mouvement. L'alternance brutale entre l'ivresse et le repos, ou entre le parcours de l'etendue et l'immobi-lite marque l'inquietude du sujet. Toutefois, la metamorphose reconcilie ces oppositions, quels qu'ils soient. Le centaure, installe a l'entree de sa grotte, se compare a un dieu marin. Glaucus, dans son plongeon, se reve en dieu couronne. Les bacchantes se metamorphosent en arbres, ancrees dans la terre, mais la tete agitee par les vents, ou adoptent le mouvement des constellations fonde sur l'eternel retour. A cet egard, La Bacchante et Gl^aucus ne sont que des fragments car Guerin laisse ses deux pieces ina-chevees. Le recit s'interrompt au moment de raconter l'extase ou la transformation en dieu, comme si les poemes se construisaient a l'image de ce qui fonde leur sens, le suspens. Certes, la quete n'aboutit a aucune revelation et ne peut connaitre de fin, son seule issue est le silence a propos du-quel Francois Mauriac, dans sa reflexion Du sil^ence en litterature, dit: "Chez Maurice de Guerin, chaque mot reste charge de silence interieur" (Mauriac 446). En guise de conclusion, on va citer les propos de Marie-Catherine Huet-Brichard qui resument magistralement l'essence et l'importance des metamorphoses dans l'oeuvre poetique du poete du Cayla: La metamorphose resout toutes les contradictions: alors que le mortel vit l'ef-fervescence de l'errance avec la nostalgie de l'immobilite ou choisit le calme de la halte en regrettant ses courses folles, Aello, couronnee de l'attribut du dieu Bacchus, ne connait plus ce dechirement et savoure l'ivresse dans l'immobilite. Par la metamorphose, le mortel est dieu puisqu'il echappe a la prison de l'espace et du temps (Huet-Brichard 117). NOTES 1 Comme l'explique Jean-Marc Gabaude, "Guerin, admirateur de Byron, puis disciple de Lamennais qui avait soutenu l'independantisme heUenique, a evolue dans une ambiance philheUenique. La Grece etait a la mode. Au College Stanislas, Maurice se m:it a apprendre le grec et a traduire des textes de Platon, Aristote, Plutarque, Lucien. Il devint amoureux de la langue grecque. Apres le baccalaureat, il devint repetiteur de grec en 1829. Au debut de son sejour a la Chenaie, il ecrit: Parmji les langues mortes, je n'apprends que le grec. Guerin allia tres tot un gout romantique et une ferveur pour l'antiquite grecque et pour la grecite" (Gabaude 122). Et Gabaude de rencherir, "Guerin comprend que l'on ne peut saisir la Grece que dans la totalite de son etre, de sa culture et de sa civilisation et, en outre, des temoignages posterieurs. Pour apprecier l'antiquite, il faut saisir les rapports de la litterature „avec la nature, avec les dogmes religieux, les systemes philosophiques, les beaux-arts, la civilisation des peuples anciens" " (Gabaude 123). 2 Le titre Cahier vert n'est pas de Maurice de Guerin. Lorsque son am:i Trebutien recopie cet ensemble de notes redigees par Guerin de fa^on irreguliere du 10 juillet 1832 au 13 octobre 1835, il l'intitule Impressions. Mais il ne retient pas ce titre dans son edition; il lui en prefere un autre qui inscrit le texte dans un genre codifie: Journal de Maurice de Guerin. Ce n'est qu'en 1921 que le Journal devient Le Cahier Vert dans l'edition de Van Bever. Ce titre renvoie a un objet materiel, un grand cahier a couverture verte achete chez Haudricourt a Paris, rue du Thiroux numero 1, Chaussee d'Antin, et que l'on peut consulter au Musee du Cayla dans le Tarn. En effet, ce titre a ete suggere par l'auteur lui-meme car, dans plusieurs notes, Guerin s'adresse a son Cahier com:me a un interlocuteur, voire un confident. 3 A la difference de certains critiques de l'oeuvre guerinienne, Huet-Brichard soutient que "Le Cahier n'est pas un journal intime, il ne parle ni des evenements d'une vie, ni de l'etat psychique ou psychologique de celui qui ecrit" (Guerin, "Oeuvres completes" 24). 4 Selon Huet-Brichard, "Maurice de Guerin (1810-1839) est un initiateur du poeme en prose; son oeuvre fut publiee apres sa mort" (Huet-Brichard, "Dionysos et les Bacchantes" 101). 5 Pour Cazanave, 'les Centaures sont des etres hybrides, composes d'un corps de che-val et d'un buste humain. Depuis l'Antiquite grecque, leur valeur symbolique est ambigue. La mythologie grecque raconte le combat des Centaures contre les Lapithes, peuple mon-tagnard de Thessalie: ceux-ci vinrent a bout des monstres, qui ivres, avaient tente de ravir leurs fem:mes. C'est pour cette raison que la symbolique les considere com:me des person-nifications de l'animalite, de la force sauvage et des pulsions, car leur composante humaine ne suffit pas a maitriser leur nature animale" (Cazeneuve 109). 6 Pirithoüs, roi des Lapithes, invita ces hom:mes-chevaux a ses noces. Cependant, comme ils s'enivrerent facilement, l'un d'entre eux, Eurytion, essaya de violer la fiancee du roi, Hippodamie. Cela provoqua la colere du roi et de son ami Thesee; ils tuerent Eurytion. Alors une lutte s'engagea. Les Lapithes reussirent a vaincre les Centaures et les chasserent de Thessalie. 7 Les puissances les plus redoutables et les plus benefiques, le plus haut pouvoir de l'hom:me et sa plus inevitable defaite, se reunissent dans le mythe d'Orphee: la magie de la voix humaine, com:me chant et verbe, l'amour et la mort. Telles sont les trois puissances qu'exalte la fin du livre IV des Georgiques ou le poete romain Virgile dit et deplore l'histoire d'Orphee et d'Euridyce. Enfin, com:me le dit Albouy, "si Orphee arrachant Eurydice aux enfers fournit la plus haute image de pouvoirs du chant et de l'Amour, l'amant inconsolable est ensuite tue par les Bacchantes, fideles suivantes du dieu de la vigne, qu'irrite son dedain; le heros de l'amour plus fort que la mort tombe victime de la fureur sensuelle des pretresses de Dionysos" (Albouy 193). 8 A ses deux noms des fideles suivantes de Bacchus, il faut ajouter celui de Thyiades. Du nom de Thya qui fut la premiere femme a sacrifier au culte de ce dieu; elle institua le culte dionysiaque, celebre par les femmes d'Athenes, chaque annee sur le mont Parnasse. 9 Pour les Grecs, ce n'etaient pas les divinites qui avaient cree le monde, mais l'inverse: l'univers avait cree les dieux. Bien avant qu'il y eut des dieux, le ciel et la terre (Ouranos et Gaea) s'etaient formes et ils etaient l'un et l'autre les premiers parents. Les Titans etaient leurs enfants et les douze Olympiens leurs petits-enfants. Les Titans, souvent nommes les Dieux Anciens, regnaient en maitres supremes sur l'univers. Ils etaient d'une taille enorme et d'une force incroyable. De tous les Titans, le plus important fut Cronos, en latin Saturne. Il gouverna les autres Titans jusqu'a ce que son fils, Zeus, le detronat et s'emparat du pouvoir. Pourtant, les autres Titans ne furent pas bannis a l'arrivee de Zeus, mais ils durent desormais se contenter d'un rang moins eleve. 10 Selon Marie-Catherine Huet-Brichard, "la caverne et plus specialement l'antre sont liees a la profondeur, a l'obscurite, asiles dans lesquels on se replie pour echapper a tout contact avec le dehors. Mais, une fois au trefonds de l'abri, le regret du jour peut naitre. La particularite de la grotte est, en isolant cependant de l'exterieur, de n'etre pas hermetique-ment close" (Huet-Brichard, "Maurice de Guerin, imaginaire et ecriture" 201). REFERENCES BIBLIOGRAPHIQUES Albouy, Pierre. 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Helenski navdih v pesniških delih Maurica de Guerina Ključne besede: francoska poezija / Guerin, Maurice de / literarni vplivi / antična književnost / literarne teme / preobrazba Ko je avtorica George Sand javnosti predstavila Maurica de Guerina, so bile njegove pesmi popolno presenečenje. Po grškem uporu proti Turkom leta 1821 je grška mitologija zbujala veliko zanimanja, saj je bralce zanimala tovrstna poezija, ki se je spraševala o brutalni moči človeka. Maurica de Guerina ne moremo uvrstiti v določeno literarno gibanje ali pesniško šolo, saj le delno spada v epoho, v kateri je ustvarjal. Povedano drugače, nanj še vedno vpliva klasicizem, hkrati pa že nakazuje elemente simbolizma. Njegova poezija je polna harmonije, ravnotežja in zmernosti, saj se od predhodnikov ni ločil nenadoma. Poleg tega se Guerin nad antiko navdušuje zato, ker mu daje možnost, da se sprašuje o bistvu sveta. Bralec lahko ob prebiranju pesmi »Le Centaure«, »La Bacchante« in »Glaucus« opazi pomen antične grške mitološke dediščine, ki jo je pesnik spoznal prek grške in latinske književnosti. Opat Felicite de Lammenais ga je seznanil z grškimi in latinskimi pisci, kot so Homer, Heziod, Evripid, Vergil in Ovid, čigar Met^mot^o^e so polne zgodb, v katerih glavni liki spremenijo svojo naravo. Zaradi tega je metamorfoza ena izmed Guerinovih najljubših tem. Pesnik z gradu Cayla svoje junake preobrazi tako, da se približajo bogovom ali se celo spremenijo v božanstvo. Maurice de Guerin mit metamorfoze uporabi tudi za izražanje svoje ljubezni do narave. September 2015