;' v ^ r - 4 r " " : f : ' ' . •. >■ V- \ -; r; •■> tJ'\«l ..- • ' ■' -> r r „ - - ■ ■ ' ■■ . /■ ■ . '■ ■■ ■' <■ ; ' A r • ' - , . ; I « . ' • 7 ' ^ jf twIK - - 7 Y ‘ i; ~ . , ,T v • ' : . . .- :: ' • - ‘ ■' . • ' ^ ’ • ' • • • •• \P.%- - ■;' '- .. ’ ■ . ■ V ’ • _ ' ' ' - ■ ' ' Yr& 7 i? ' ■ ■ - * ' ■ - ■ ' k , • ■ S - : “ r .. - .>-■ . ■ ■ - 4 « C O 3MC3P2LJ£T ( J£ D E S avcc Figures en taide-douce. NOUVELLE EDITION Soigneufemmt revue corritjee. TOME NEUVIEME a neuchatel; De rimprimerie de Samuel FauchiJ Libraire du Roi. M, DCC. LXXV. f £AN - JACQUES ROUSSEAU , CI TO TEN DE GENEVE, A JCHRISTOPHE DE BEAUMONT, Archeveque de Paris , Due de St. Cloud, Pair de France, Commandeur de TOr - dre du St. Efprit , trovifeur de Sor- bonnne, &c. Da veniam fi quid liberius dixi , non ad contumeliam tuam , fed ad defenfionem meam. Prasfumpfi enim de gravitate,- <& prudentia tua , quia potes confiderare quantam. miVii refpondendi neceffitatem impofueris. Aug. Epifl. 2)8 ad Pof cent. 0&T ■mSi I A R R R E T D E I,A C 0 V R BE PARLEMENT ; QUI condamne un Imprime ay ant pour titre , Emile, ou de l’Education ; par J. J. Roufleau , imprimi ala Haye.... MDCCLXil. a etre laceri & bride par PExecuteur de la Haute-Jujlice, Extait bes Registres DU PARLEMENT,; Du 9juin, 1762, E jour, les Gens du Roi font entres, & M tre . Omer-Joly de Fleury , Avocat dudit Sei¬ gneur Roi, portant la parole, ont dit : Qu’ils deferoient a la Cour un Imprime en quatre volumes in-oSavo, intitule : Emile , ou de- TEducation, par J. J. RouJJeau, Citoyen de Cmeve, dit imprime d la Haye en M. DC C. LX 11 . Que cet Ouvrage lie paroit compofe que dans la vue de ramener tout a la Religion naturelle, & que l’Auteur s’occupe dans le plan de l’Educa- tion qu’il pretend donner a fon Eleve , a develop- per ce fyfteme eriminel. Qu’il ne pretend inftruire cet Eleve que d’apres la nature qui eft fon unique guide, pour former en lui l’homme moral ; qu’il regarde toutes les Religions copime egalement honnes&comme pqu, • * a yr ARRET DE LA COUR vant toutes avoir leurs raifons dans le clim’at, dans 1c Gouverncinent, dans le genie du peuple , ou dans quelqu’autre caufe locale qui rend Pune pre¬ ferable a 1’autre , felon les terns & les liens. 'Qu’il borne Phomme aux connoiflances que l’infl- tincl porte & chercber , flatte les paffions comme les principaux inftrumens de notre eonfervation, avance qu’on peut etre fauve fans croire en Dieu, paree qu’il admet une ignorance invincible de la Divinite qui peut excufer l’homme; que felon fes principes , la feule raifon eft juge dans le choix d’une Religion, lailfant a fa difpoiition la nature du culte que Phomme doit rendre a l’Etre Supre¬ me que cet Auteur croit honorer, en parlant avec jmpiete du culte exterieur qu’il a etabii dans la Religion , ou que l’Eglife a prefcrit fous la direc¬ tion ded’Efprit- Saint qui la gouverne. Que confequemment a ce fyfteme, de n’admet- tre que la Religion naturelle, quelle quelle foifc, chez 'les diiferens peuples , il ofe eifayer de de- truire la verite de PEcrijture Sainte & des Pro- pheties, la certitude des miracles enonces dans les Livres Saints , Pinfaillibilite de la revelation, 1’autorite de PEglife; & queramenant tout a cette Religion naturelleddans laquelleil n’adnlet qu’un culte & des loix arbitrages , il entreprend de juf- tifier non-feulement toutes les Religions , pretcn- dant qu’on s’y fauve indiftindement, mais memo Finfidelite & la refiftance de tout homme a qui Fonyoudroit prouver 2a divinite de jefus-Chrift © E PARLE MEN T. yii ic l’exiftence de la Religion Chretienne, qui feule a Dieu pour auteur, & a l’egard de laquelle il porte le blafpheme jufques a la donner pour ridi¬ cule , pour contradi&oire, & a infpirer une indif¬ ference facrilege pour fes myfteres & pour fes dogmes qu’il voudroit pouvoir aneantir. Que tels font les principes impies & deteftables que fe propofe d’etablir dans fon ouvrage cet Ecrivain qui foumet la Religion a l’examen de ia raifon, qui n’etablit qu’une foi purement hu- maine , & qui n’admet de verites & de dogmes en matiere de Pveligion , qu’autant; qu’il plait a i’efprit livre a fes propres lumieres, ou plutot a fes egateaiens , de les recevoir on de les re. jetter. Qu’a ces impietes il ajoute des details indecens, des explications qui bleffent la bienfeance & la pudeur „ des proportions qui tendent a donner ua cara&ers faux & odieux a 1 ’au toritc fouv eraine, a detruire le principe de i’obeiifance qui lui eft due 5 & a aftoiblir le refpedi & 1’amour des peuplesf pour leurs Rois f Qu’ils croient que ces traits fuffifent pour don¬ ner a la Cour une idee de I’Oui’rage qu’ils lui denoncent; que les maximes qui y font repandues ferment par leur reunion unfyfteme chimerique, auili iinpraticable dans fon execution, qu’abfurde & condamnable dans fon projet. Que feroienc d’ailleurs des Sujets eleves dans de pareils maxi- ptes, fiaon d ? es homines preoecupes du fcepticifme virr ARRET DE LA COUR & de la tolerance , abandonnesa leurs paffions l livres aux plaifirs des fens , concentres en eux- memes par l’amour-pronre , qui ne cpnnoitroient d’autre voix que celle de la nature , & qui au noble defir delafolide gloire , fubftitueroient la pernicieufe manie de la fingularite? Quelles regies pour les moeurs ! Quels hotnmes pour la Religion & pour l’Etat, que des enfans eleves dans des principes qui font egalement horreurau Chretien' & au Citoyen ! Que F Auteur de ce livre n’ayant point craint de fe noramer lui-meme , ne fauroit etre trop promptenlent pourfuivi ; qu’il eft important, puiiqu’il s’eft fait connoitre, que la Juftice fe niette a portee de faire un exemple, tant fur l’Au-. teur que fur ceux qu ? on pourra decouvrir avoir concouru, foit a l'impreilion, foit a la diftribution d’un pareil Ouvrage digne comrae eux dp toute fa feverite. Que c’eft fob jet des conelufions par ecrit qu’ils 1-aiffbnt a la Cour avec un Exemplaire du livre ^ & fe font les Gens du Roi retires. ; ftux retires : Vule livre en quatre Tomes in-Bo. intitule ; 'Emile , on di i Education , far J. J. Roujjeau , Citoyen de Geneve. Sanabilibus aegrotamus malis » ipfaque nos in recftuni natura genitos, ft emen? dari velimus, juvat. Senec. de Ira, Lib, XI. cap. DE PARLEMENT. IX XIII. tom. i , 2,3 & 4. A la Haye , chez Jean Neaulme, Libraire, avec Privilege de Nos Seigneurs les Etats de HoUande £5? Wejlfrife. Conclufions du Procureur - General da Roi ; oui le rapport de Me. Pierre-Francois Lenoir, Confeiller ; la mariere mife en deliberation : LA COUR ordonne que ledit livre imprime * fera lacere & brule en la Cour du Palais, au pied da grand Efcalier d’icelui, par 1 ’ExeGUteur de la Haute- Juftice ; enjoint a tous ceux qui enontdes Exemplaires, de les apporter au Greffe de la Cour pour y etre fupprimes; fait tres-exprefles Inhibitions & defen fes a tous Libraires d’imprimer, vendee 8 c debiter ledit Livre, & a tous Colpor¬ teurs , Diliributeurs ou autres, de le colporter ou diftribuer, a peine d’fetre pourfuivis extraordinai- tement, & punis fuivant la rigueur des Ordon- riances. Ordonne qu’a la Requete duProcureur- General du Roi, il fera in forme par - devant le Confeiller - Raporteijr, poyr les temoins qui fe trouveront a Paris , & par-devant les Lieutenans- Criminels des Bailliages & Senechauflees du Ref- fort , pour les temoins qui feroient hors de laditc Ville ; contre les Auteurs, Imprimeurs ou Diftri- buteurs duditLivre; pour, les informations faites, rapportees & communiquees au Procureur-Gene- ral du Roi, etre par lui requis & par la Cour or- donne ce qu’il appardendra; & cependant ordonne que le nomme J J. Roufleau, denomme au Fron- iifpice dudit Livre, fera pris & apprehende ay * l MANDEMENT. Xu* Uti mot, d’accorder la lumiere avec les tenebres , Jefus-Chri't avec Belial. Et tel eft fpecialement, M. T. C. F., l’objet qu’on paroit s’etre propofe" dans un Ouvrage recent, qui a pour titre ;EMI¬ LE ou de l’Education. Du fein de l’erreur, il s’eft eleve un homme plein du langage de la Phi- lofophie , fans etre veritablement Philofophe : efprit doue d’une multitude de connnoiffances qui ne Pont pas eclaire, & qui ont repandu des te¬ nebres dans les autres efprits : cara&ere livreaux paradoxes d’opinions & de conduite ; alliant la -fimplicite des mceurs avec le fafte des penfees j le zele des maximes antiques avec la fureur d’etablir des nouveautes , Pobfcurite de la retraite avec le defir d’etre connu de tout le nronde : on l’a vu invecftiver contre les fciences qu’il cultivoit ; pre- conifer Pexcellence de l’Evangile , dont il detrui- foitles dogmes •, peindre la beaute des vectus qu’il eteignoit dans fame defes Lecieurs. J1 s’eft fait le Precepteur du genre bumain pour le tromper* le Moniteu r public pour egarer tout le monde j i’Oracle du fiecle pour achever de le perdre. Dans un Ouvrage fur Pinegalite des conditions, il avoit abaiffe Phomme jufqu’au rang des betes; dans une autre production plusrecente, il avoit infinue 1® poifon de la volupte en paroiffant le profcrire : dans celui - ci, il s’empare des premiers momens de Phomme , afin d’etablir l’empire ds Pirreli-, Sion. Xi f MANDEMEN f. Quelle erttreprife , M. T. C. F. ! Peducatiofi de la Jeuneffe eft undes cbjets les plus important de la follicltude & du zele des Pafteurs. Nous favons que ^ pour reformer le monde , autant que le permettent la foibldfe & la corruption de iiotre nature, il fuffiroid d’obferver fous la di¬ rection & l’impreffion de ia grace les premiers rayons de la raifon humaine 5 de les faifir avec foin & de les diriger vers la route qui conduit a la verite. Par-la ces efprits, encore exempts de prejuges, feroientpour toujours en garde contre Ferreur ; ces cceurs , encore exempts de grandes pallions, prendroient les imprelftons de tomes les vertuSi Mais a qui convient - il mieux qu’A nous & a nos Cooperateurs dans le faint Minifte- re , de veiller ainft fur les premiers momens de la Jeuneffe Chretienne , de lui diftribuer le laid fpirituel de la Religion, afin qu'ils croijfent pour le faint j (c) de preparer de bonne lieure , par de falutaires lecons, des Adorateurs linceres au vrai Dieii, des Sujets fideles au Souverain, des Hom¬ ines dignes d’etre la reffource & l’ornement de la Patrie ? Or, M. T. C. F. l’Auteur d’EMiLE propofe nn plan d’education, qui, loin de s’accorder avec le Chriftianifme , n’eft pas meme propre a for¬ mer des Citoyens , ni des Hommes. Sous le vain pretexte de rendre Phomme a lui-meme, & de (c) Sicut modo geniti infantes, rationabile fine dole* lac concupifcite: nt in eo crefcatis in fthitem. x.Pet. c. s,£ MANDEMEN T. XTi de la Religion , & les menaces les plus terriblesj les ecarts de la jeunefle ne font encore que trap frequens, trop multiplies ; dans quelles erreurs, dans quels exces , abandonnee a e!le - mertie , ne fe precipiteroikelle done pas ? C’eft un torrent qui fe deborde malgre les digues puiilantes qu’on lui ^voit oppofees : que feroit-ce done II nul obfl^acle ne fufpendoit fes dots, & ne rompoit fes Efforts ? f L’Auteur d’EiviiLE, qui ne reconnoit aucune Religion, indique neanmoins , fans y penfer, la voie qui conduit infailliblement a la vraie Reli¬ gion. Nous , dit-il , qui ne voulons rien doriner ti Vautorite ; nous, qui ne voulons rien enfeigner , k notre Emile , qu'il ne put contprendre de lui-me - we par tout pays , dans quelle Religion l , eleverons~ nous ? a quelle Se&e aggregerons-nous I'Eleve de la nature ? Nous ne l'aggregerons, ni a celle - ci , ni a celle - la ,• nous le mettrons en etat de choifir celle oh le meilleur ufage de la raifon doit le cohduire. Pint a Dieu , M. T. C. F., que cet objet eut ete bien rempli! Si 1’Auteur eut reellement mis [on Ileve en etat de choifir , entre toutes les Religions , celle oh le meilleur ufage de la raifon doit conduire , il l’eut immanquablement prepare aux lecons du Chriftianifme. Car , AL T. C. F. la lumiere naturelle conduit it la lumiere evangelique ; & le culte Chretien eft eifentiellement un culte rai - fnnahle (d). Eii eifet , fi le meilleur ufage df fl) Rationabile obfequium veftrum. Rom, C.iz. v.i. M A N D E M E N T. XVII de no‘re raifon ne devoit pas nous conduire 4 la revelation chrerienne , notre Foi feroit vaine, nos efperances feroient chimeriques. Mais com¬ ment ce nuillenr tfage de la raifon nous conduit- il au bien ineftimable de la Foi , & de-la au ter- rae precieux du falut ? C’eft a la raifon elle- meme que nous en appellons. Des qu’on recon- noit un Dieu , il ne s’agit plus que de favoir s’ii a daigne parler aux hommes , autrement que par les impreflions de la nature. 11 faut done exami¬ ner fi les Faits , qui conftatent la revelation, ne font pas fuperieurs a tous les efforts de la chica¬ ne la plus artificieufe. Cent fois l’incredulite a taehc de les detmire ces faits , ou au moins d’en affoiblir les preuves; & cent fois fa critique a ete convaincue d’impuilfance. Dieu , par la revela¬ tion , s’eft rendu temoignage a lui-meme; & ce temoignage eft evidemment tres-digne de foi (e). Que refte-t-i\ done a l’homme qui fait le meil- letir ufage de fa raifon , iinon d’acquiefcer a ce temoignage ? C’eft votre grace, 6 mon Dieu ! qui confomme cette oeuvre de lumiere; c’eft die qui determine la volonte, qui forme fame chre- tienne •, mais le dcveloppement des preuves & la force des motifs , ont prealablement occupe, epure la raifon; & c’eft dans ce travail, aufti noble qu’indifpenfable, que confiftc ce meilleur ufage de la raifon, dont 1’Auteur d’EMiLE entre- (e) Teftimonia tua credibilta facta funt nimis. TfdL 92 . v. s . * * xvni MANDEMEN T. prend ds parler fans en avoir une notion fixe veritable. Pour trouver la jeuneife pins docile aux le- qons qu’il lui prepare, cet Auteur veut qu’elle foit denuee de tout principe de Religion. Et voi- la pourquoi, felon lui , eomoltre le bkn & le mal, fentir la raifon des devoirs de Vhomme , is eft pas P affaire f un enfant .. . f aimerois autant, ajou- te-t-il, exiger qu’un enfant ekt cinqpieds de haul, que du jugement a dix arts. Sans doute , M. T. C. F., que le jugement hu- main a fes progres, & ne fe forme que par degres. Mais s’enfuit-il done qu’a Page de dix ans un en¬ fant ne connoilfe point la difference du bien & du mal, qu’il confonde la fageffe avec la folie , la bonte avec fabarbarie , la vertu avec le vice? Quoi! k cet age il ne fentira pas qu’obeir a fort, pere eft un bien : que lui defobeir eft un mal! Le pretendre, M. T. C. F., e’eft calomnier la nature humaine , en lui attribuant une ftupidite qu’elle n’a point. „ Tout enfant qui croit en Dieu , dit encore „ cet Auteur, eft Idolatreou Antropomorphite. ” Mais s’il eft Idolatre, il croit done plufieurs Dieux; il attribue done la nature divine a des fi- mulacres infenfibles ? S’il n’eft qu’Antropomor¬ phite , en reconnoilfant le vrai Dieu , il lui don- ne un corps. Or on ne peut fuppofer ni Fun nil’autredans un enfant qui a requ une education chretieiuie, Que ft. refutation a ete vicieufe k MANDEMENTi XiX eet 6gard , il eft fouverainement injufte d’impu- ter a la Religion ce qui n’eft que la faute de ceux qui 1’enfeignent mal. Au furplus , l’age de dix ans n’eft point Page d’un Philofophe : un enfant, quoique bien inftruit, pent s’expliquer mal; mais en lui inculquant que la Divinite n’eft rien de ce qui tombe, ou de ce qui peut tomber fous les fens i que c’eft une intelligence infinie, qui, douee d’une Puiflance fupreme , execute tout ce qui lui. plait, on lui donne de Dieu une notion affortie a la portee de fon jugement. II n’eft pas riou- teux qu’un Athee, par fes Sophifrnes, viendra fa- cilement a bout de troubler les idees de ce jeu- ne Croyant : mais toute 1’adrelfe du Sophifte ne fera certainement pas queeet enfant, lorfqu’il croitenDieu, foit Idoldtre ou Antropomorphitei c’eft-a dire, qu’il be croie que l’exiftence d’une chimere. L’Auteur va plus loin, M. T. C. F.; il rCaccor* de pas meme a un jeune homme de quinze ans, la capacite de croire en Dieu. L’homme ne faura done pas meme a cet age , s’il y a un Dieu, ou s’il n’y en a point: toute la nature aura beau annoncer la gloire de fon Createur, il n’entendra rien a fon langage ! Il exiftera , fans favoir a quoi il doit fon exiftence ! Et ce fera la faine raifon elle-meme qui le plongera dans ces tene- bres ! C’eft ainfl , M. T C. F., que l’aveugle impiete voudroit pouvoir obfeureir de fes noires tmpeurs, le flambeau que la Religion prefente a M A N D E M E N T. XX tous les ages de la vie humaine. Saint Auguftirr raifonnoit bien fur d’autres principes , quand il difoit, en parlant des premieres annees de fa jeu- nefle. „ Je tombai des ce terns - la, Seigneur, „ entre fes mains de que!ques-uns de ceux qut „ out foin de vou& invoquer j & je compris par „ ce qu’ils me difoient de vous, & felon les „ idees que j’etois capable de m’en former a cet „ age-la, que vous edez quelque chofe de grand , „ & qu’encore que vous fuffiez invisible & hors „ de la portee de nos fens , vous pouviez nous „ exaueer & nous fecourir. Auili commencai-je „ des mon enfance a vous prier , & vous regar- „ der comme mon recours & mon appui ■, & a „ mefure que ma langue fe denouoit, j’employois 3 , fes premiers mouvemens a vous invoquer. n ( Lib. i. Confejf. Chap. ix. ) Continuons , M. T. C. F., de relever les pa¬ radoxes etranges de l’Auteur d’EmiLE. Apres avoir reduit les jeunes gens a une ignorance li profonde par rapport aux attributs & aux droits de la Divinite , leur accordera-t-il du moins I’a- vantage de fe connoitre eux - memes ? Sauront- ils fi leur ame eft une fubftance abfolument dif. tinguee dela matiere? ou fe regarderont-ils com¬ me des etres purement materials & founds aux feules loix du Mechanifme ? L’Auteur d’EMiLE doute qu’a dix-huit ans , il foit encore terns que fon Eleve apprenne s’il a une ame : il penfe que, fit l'append plus tit , il court rifque de m le feu MANDEMENT. xxt voir jamais : ne veut-il pas du moins que la jeu- neffe foit fufceptible de la connoiflance de fes devoirs ? non. A Ten croire, ilnjy a que ties ob~ jets phyfiques qui puijfent interejjer les enfans , fur-tout ceux dont on n\t pas eveille la vasiite , & qu'on n'a pas corrompus d'avance par le poifon de ropinion. II vent, en confluence , que tous les foins de la premiere education foient appliques k ce qu’il y a dans l’homme de materiel & de ter- reftre : Exercez , dit-il , fon corps , fes organes , fes fens , fes forces; mais tenez fon ante oifive , autant qu’il fe pourra. C’eft que cette oifivete lui a paru necelfaire pour difpofer fame aux er- reurs qu’il fe propofoit de lui inculquer. Mais ne vouloir enfeigner la fageffe a l’homme que dans le terns ou il fera domine par la fougue des paf- fions naiffantes , n’eft-ce pas la lui prefenter dans le deffein qu’il la re'jette ? Qu’une femblable education , M, T. C. F., eft oppolee a celle que prefcrivent, de concert, la vraie Religion & la faine mi fon ? toutes deux veu- lent qu’un Maitre fage & vigilant epie en quelque forte dans fon eleve les premieres lueurs de l’intel- ligence , pour l’occuper des attraits de la verite, les premiers mouvemens du coeur, pour le fixer par les charmes de la vertu. Combien en effet n’eft-ii pas plus avantageux de prevenir les obfta- cles, que d’avoir a les furmonter ? Combien n’eft- il pas a craindre que ft les impreffiojis du vice pre¬ cedent les lecons dela vertu , l’homme parvenu a * * 3 XXII MANDEMENT. un certain age , ne manque de courage , on de volonte pour relifter au vice ? Une heureufe ex¬ perience neproiive-t-elle pas tousles jours, qu’a- pres les dereglemens d’une jeuneiTe imprudente & emportee , on revient enfin aux bons principes qu’on a recus dans l’enfance ? Au refte, M. T. C. F., ne foyons point furpris que l’Auteur d’EniiLE remette a un terns fi recule la connoiffance de l’exiftence de Dieu : il ne la croit pas neceffaire au falut. Il eft clair , dit-ii par l’organe d’un perfonnage chimerique , il eft clair que ttlhomme parvenu jujqu’a la vieillejfe, fans croi- re en Dieu , ne fera pas pour cel a prive de fa pre¬ fence dans l'autre , fi fon aveug’ement n'a point ete volontaire , if je dis quil ne deft pas toujours. Re- marquez, M. T. C. F., qu’ilne s’agit point ici d’un homme qui feroit depourvu de l’ufage de fa rai- fon , mais uniquementde celui dont la raifon ne feroit point aidee de rinftrudion. Or , une telle pretention eft fouverainement abfurde, fur-tout dans le fyfteme d’un Ecrivain qui foutient que la raifon eft abfolument faine. Saint Paul alfure , qu’entre les Philofophes Pa'iens, plufieurs font parvenus , par lesfeules forces de la raifon, a la connoiffance du vrai Dieu. Ce qui pent etre connu de Dieu , dit cet Apotre , lew a ete manifefte, Dieu le leur ayantfait connoitre ; la confederation des cha¬ fes qui ont ete faites des la creation du monde leur ay ant rendu vifible ce qui eft inviftble en Dieu fa puifi- f mce meruit eterncile, & fa divinite , en forte qu’ils XXII* MANfiEMEN t. font fans excufe ; puifqu'ayant connu D ieu, Us ne I’ont point glorifie comtne Dieu , Of) ne Ini out point rendu graces; maisilsfe font per dus dans la vanite de lenr raifonnement, ffj leur efprit infenfe a ete obf- curci: en fe difant / ages , ils font devenus fous (f ). Or, fi tel a ete le crime de ces hommes , lefquels bien qu’affujettis par les prejuges de leur educa¬ tion au culte des Idoles , n’ont pas laifle d’attein- dre a la connoifFance de Dieu : comment ceux qui n’ont point de pareils obftacles a vaincre, feroient- ils innocens & juftes, au point de meriter de jouir de la prefence de Dieu dansl’autre vie ? Comment feroient-ils excufables ( avec une raifon faine telle que 1 ’Auteur la fuppofe) d’avoir joui durant cette vie du grand ipectacle de la nature, & d’avoir ce- pendant meconnu celui qui l’a creee, qui la con- ferve & la gouverne ? Le meme Ecrivain, M. T. C, E. , embrafle ou- vertementle ScepticiFme, par rapport a la crea¬ tion & a 1 ’unite de Dieu. Je fais, fait - ii dire encore au perfonnage fuppofe qui lui fert d’or- gane, je fais que le monde ejl gouverne par uns volonte puijfante & fage; je le vois , on pliitot je (f) Quod notum eft Dei manifeftum eft in illis : Deus enitu illis manifeftavit. Invifibilia enim ipfius , a creatu- ra mundi, per ea quae facta funt intellecta eonfpiciuntur : fempiterna quoque ejus virtus & divinitas ? ita ut fint inexcufabiles; quia cum cognoviflent Deum , non ftcut Deum glorificaverunt, aut gratias egerunt, fed evanue- runt in cogitationibus fuis , & obfcuratum eft infipiens cor eorum ; dicentes enim fe efle fapientes, ftulti facti funt Rom. C. i. v. 19. 23. * * 4 XXIY MANDEMEN T. Is fens, & cela m’ > importe a [avoir: mats ce mems monde eji-il eternel, ou cree ? T a-t-il un principe Unique des chafes ? T en a-t-ilaeux ou phiftatrs , cf quelle ejl leur nature ? je nen fais rien , & qas m'importe ? .... Je renonce a des quejliotis oifeufes qui peuvent inqitieter man amour-propre, mais qui font inutiles a ma conduite, & faperieurss d ma rai- fon. Que veut done dire cet Auteur temeraire ? II croit que le monde eft gouverne par une vo¬ lonte puiffante & fage : il avoue que cela lui importe a favoir : & cependant, il ne fait, dit-il, s]il si'y a qiCun feul principe des chafes, ou s’il y en a plufieurs.} & il pretend qu’il lui importe peu de le favoir. S’il y a une volonte puiflante & fage qui gouverne le monde, eft-il concevable qu’elle ne foit pas l’unique principe des cliofes ? Et peut-il etre plus important de favoir Pun que Fautre ? Quel langage contradicioire ! Il ne fait quelle ejl la nature de Dieu , & bientot apres il recommit que cet Etre fupreme eft doue d’intel- ligence , de puiflance , de volonte & de bonte ; n’eft-ce done pas - la avoir une idee de la nature divine ? L’unite de Dieu lui paroit une quef- tion oifeufe & fuperieure a fa raifon, comme fi la inultiplicite des Dieux n’etoit pas la plus grande de toutes les abfurdites. La pluraliti des Dieux , dit energiquement Tertuliien, ejl une nul- litede Dieu *, admettre un Dieu, e’eft admettre un * Deus cum fummum magnum fit, recte veritas noftra pronuntiavit: Deus fi non unus eft, non eft. TertulL adperf. Mardpncm , liv. i. M A N D E M E N T. XxY Etre fupreme & independant auquel tous les au- tres Etres foient fubordonnes. II iraplique done qu’il y ait plufieurs Dieux. Il n’eft pas etomiant, M. T. C. F., qu’unhom- me qtii donne dans de pareils ecarts touchant la Divinite, s’eleve contre la Religion qu’Elle nous a revelee. A i’entendre, toutes les revelations en general tie font que degrader Dieu , en lui donnant des p ijfions hmmiines. Loin cteclaircir les notions du grand Etre , pourfuit-il, je vois que les dogmes particuliers les embrouillent ■, que loin de les enno- blir , ils les aviliffent ; qu'aux myfieres inconceva- bles qui les environnent, ils ajoutent des contradic¬ tions abfurdes. C’eft bien plutot a cet Auteur , M. T. C. F.,qu’on peut reprocher l’inconfequence & l’abfurdite. C’eft bien lui qui degrade Dieu , qui embrouille, & quiavilit les notions du grand Etre , puifqu’il attaque dire&ement Ton effence , en revoquant en doute fon Unite. 11 a fend que la verite de la Revelation Chre- tienne etoit prouvee par des faits; nrais les mi¬ racles formant une des principales preuves de cet- te Revelation , & ces miracles nous ayant ete tranfmis par la voie des temoignages , il s’ecrie : Quoi! toil] ours des temoignages humains ! toujours des kommes qui me rapportent ce que d autres hom¬ ines ont rapporte ? Que d'homines entre Dieu & moi ! Pour que cette plainte fut fenfee, M. T. C. F., il faudroit pouvoir conclure que la Reve¬ lation eft faufle des qu’elle n’a point ete faite a * * ^ XXVT MANDEMENT. chaque homme en particular; il faudroit pouvoir dire : Dieu ne peut exiger de moi que je croie ce qu’on m’aflure qu’il a dit, des que ce n’eft pas diretftement a moi qu’il a ad relic fa parole. Mais n’eft-il done pas une infinite de faits , me¬ mo anterieurs a cclui de la Revelation Chretien- ne, dont il feroit abfurde de douter? Par quel¬ le autre voie que par cede des temoignages hu- rnains, 1’Auteur lui-meme a-t-il done connu cet- te Sparte, cette Athene, cettc Rome dont il van- te fi fouvent & avec taut d’affuranee les loix , des nioeurs, & les heros 7 Que d’hommes entre lui & les evenemens qui concernent les origines & la fortune de ces anciennes Repnbliques ! que d’hommes entre lui & les Hiftoriens qui ont con- ferve la memoire de ces evenemens ! Son Scep- ticifine n’eft done ici fonde que fur l’interet de fon incredulite. Qu’un homme , ajoute-t-il plus loin , vienne nous tenir ce langage : Martels, je vous annonce les volant is du Tres-haut : reconnoijfez a ma voix celui qui ni’envo'.e. J'ordonne au Soleil de changer J,a courfe, aux Etoiles de funner un autre arrange¬ ment , aux Montagues de s’applanir , aux Plots de s’eleven, a la Terre de prendre un autre afpecl: a ces merveilles qui ne reconnoitres pas d /’ infant le Maitre de la nature ? Qui ne croiroit, M. T. C. F., que celui qui s’exprime de la forte, ne deman- de qu’a voir des miracles , pour etre Chretien ? Ecoutez toutefois ce qu’il ajoute : I{efle. enjin » manbement; XXVII dit-il, Vexamen le plus important dans la Do&rine annoncee.... Apres avoir prouve la Do&rine par k miracle , il fant prouver le miracle par la Do&ri- ne. ... Or, qus faire en pareil cas ? Vne feule chofe : revenir an raifonnement , & Differ la les mi¬ racles. Mieux cut- il valu n'y pas recourir , c’eft; dire : qu’on me rnontre des miracles , Sc je croi- rai: qu’on me montre des miracles , & je refu- ferai encore de croire. Quelle inconfequence, quelle abfurdite ! Mais apprenez done unc bonne fo s, M. T. C. F., que dans la queftion des mira¬ cles , on nefe permet point le fophi r me reproche par 1’Auteur du Livre de I’Ebucation. Quand une Dodrine eft reconnue vraie, divine, fondee fur une revelation certaine,on s’en frt pour juger des miracles, e’eft-a-dire, pour rejetter les preten- dus prodiges que des Impofteurs voudroient op- pofer a cette Dodrine. Quand il s’agit d’une Dodrine nouvelle qu’on annonce comnie ema- nee du fein de Dieu , les miracles font produits enpreuves; c’eft-a dire, que celui qui prend la qualite d’Envoye du Tres-haut , conftrme fa mif- fion, fa predication par des miracles qui font le temoignage merae de la Divinite. Ainfi la Doc¬ trine & les miracles font des argumens refpedifs dont on fait ufage , felon les divers points de vue oil l’on fe place dans l’etude & dans l’enfeigne- ment de la Religion. Il ne fe trouve la , ni abus du raifonnement, nifophifmeridicule, ni cercle vicieux. C’eft ce qu’on a demontre cent fois j & il XXVIII MANDEMENT. eft probable que 1’Auteur d’Eniile n’ignore point ces demonftrations ; rnais , dans le plan qu’il s’eft fait d’envelopper de images toute Religion re¬ veille, toute operation furnaturelle, il nous im¬ pute malignement des procedcs qui deshonorent 3a raifon ; il nous reprefente comme des Enthou- naftes, qu’un faux zele aveugleau point de prou- ver deux principes , l’un par fautre, fans diver- fitc d’objets, ni de methode. Ou eft done. M. T. C. E., la bonne-foi philofophique dont fe pare cet Ecrivain? On croiroit qu’apres lesplus grands efforts pour uecrediter les temoignages humains qui atteftent la Revelation Cbretienne, le merae Auteur y de- fere cependant de la maniere la plus pofitive, la plus fo'emnelle. Il faut, pour vous en convain- cre , Mi T. C. F., & en nieme terns pour vous edifier , mettre fous vos yeux cet endroit de fon Ou vrage : J'avoue que la majefie de PEcriture nie- tonne; la fiintete de PEcriture parle d mon emir. Voyez les livres des Philofophes, avectoute leur pom¬ ps i mils font petits aupres dt celui-ld ! Se peut-il qrPun livre a la fois ft fublime & fi fimple foit Poil- wage des hormnes P Se peut-il que celui dont il fait P.hijtoire, tie foit qifun homme hd-meme ? EJl-ce-ld le ton £u.n enthoujiajle , ou £un ambitieux SeSaire ? Quelle douceur ! Quelle purete dans fesmomrs ! Quel¬ le grace touchnnte dans fes injlru&ions ! Quelle eleva¬ tion dans fes maximes ! Quelle profonde fagejfe dans fes difeours ! Quelle prefence dlefprit, quelle finejfe & quelle jujhjfe dans fes rlponfes / Quel empire fur fes xxx ■ MAN DEMENT; jetter , ni comprendre , & s'humilier devant le grand Eire qui feul fait la verite. Voila le Scepticifme involontaire on je fun refie. Mais le Scepticifme s M. T* C. F., peut-il done etre involontaire , lorf- qu’on refufe de fe foumettre a la Do&rine d’un Livr.e qui ne fauroit etre invente par les homines? Lorfque ce Livre porte des caracteres de verite, li grands , fi frappans , fi parfaitement inimitables , que l’lnventeur en feroit plus ctonnant que le Heros ? C’eft bien ici qu’on peut dire que P iui- quite a menti contre elle-meme (g). II femble , M. T.C. E., que cet Auteur n’a re- jette la Revelation que pour s’en tenir a la Reli¬ gion naturelle. Ce que Dieu vent qiPan homme faffe, dit-il, il ne lui fait pas dire par un autre homme , il le lui dit a lui-meme , il Peer it au fond de fon caur. Quoi done ! Dieu n’a-t-il pas ecrit au fond de nos cocurs Pobligation de fe foumettre a lui, des que nous fommes furs que c’eft lui qui a parle ? Or , quelle certitude n’avons-nous pas de fa di¬ vine parole ! Les faits de Socrate dont perfonne ne doute font de Paveu meme de PAuteur d’Eivii- ie , moins attefi.es que ceux de Jel’us - Chrift. La Religion naturelle conduit done elle-meme a la Religion revelee. Mais eft-il bien certain qu’il ad- mette meme la Religion naturelle, ou que du moins il en reconnoilfe la necefiite ? Non, M. T, C. I. Si je me trompe , dit-il, c’eji de bonne foi. Ce- (g ) Mentita eft inieuitas ftbi. FJ'aL 2 6. v. is. •XXXII MANDBMEN T. a Pun & a Pautre , pour les rendre meprifables \ II imagine un Dialogue, entre un Chretien, qu’il traite d'lnfpire , & Plncredule , qu’il quaiifie de Raifonneun & voici corame il fait parler le pre¬ mier : La raifon vans apprend que le tout eft plus grand que fa partie ,• mais moi , je vous apprends de la part de Dieu que deft la partie qui eft plus grande que le tout-, a quoi Plncredule repond : Et qui etes-vous pour m'ofer dire que Dieu fs contre- dit} & ii qui croirai-je par preference , de lui qui m? apprend par la raifon des verites it erne lies , on de vous qui niannoncez de fa part une abfurdite ? Mais de quel front, M. T. C. F., ofe -1 - on. preter au Chretien un pareil langage ? Le Dieu de la Raifon, difons-nous , eft auffi le Dieu de la Revelation. La Raifon & la Revelation font les deux organes par lefquels il lui a plu de fe fairs entendre aux hommes , foit pour les inftrui- re de la verite, foit pour leur intimer fes or- dres. Si Pun de ces deux organes etoit oppofe a Pautre, il eft conftant que Dieu feroit en con¬ tradiction avec lui-meme. Mais Dieu fe contre- dit-il, parce qu’il commande de croire des veri¬ tes incomprehenfibles? Vous dites, 6 Impies, que les Dogmes, que nous regavdons comme reveles, combattent les verites eternelles : mais il ne fuffit pas de le dire. S’il vous etoit poffible deleprou- ver, il y a long-tems que vous l’auriez fait, & que vous auriez ppulfe des cris de victoire. La mauvaife foi de PAuteur d’EwiLE, n’eft pas moins MAN DEMENT, xxxm moins revoltante dans le langage qu’il fait tenir a un Catholique pretendu. Nos Catholiquss , lui fait - ll dire , font grand bruit de I'autorite de I'E- glife i mods que gagnent - Us d cela? S’il leurfaut un anjjigrand appareil depreuves pour etablir cstte autorite, qu'aux autres Secies pour etablir dir ele¬ ment leur do&rine. L'Eglife decide que /’ Eglife a droit de decider: ne voild - i- il pas uns autoriti bienprouvee ? Qui ne croiroit, M. T. C. F., a en¬ tendre cet Impofteur , que I’autorite de l’Eglife n’eft prouvea que par fes propres decifions , & qu’elle procede ainli : .Je decide que jefuis infailli- ble , done je le fids: imputation calomnieufe , M. T. C. F. La conftitution du Chriftianifme, l’Ef- prit de I’Evangile, les erreurs meme & la foibleiTs de I’efprit humain , tendent a demontrer que I’E- glife, etablie par Jefus - Chrift , eft une Eglife in- faillible. Nous aflurons que, comme ce div’m Le¬ gislates a toujours enfeigne \a verite, fon Eglife l’enfeigne auffi toujours. Nous prouvons done I’autorite de l’Eglife, non par I’autorite de 1’Egli- fe, rnais par celle de Jefus - Chrift; procede non moins exadi, que celui qu’on nous reproche eft ridicule & infenfe. Ce n’eft pas d’aujourd’hui, M. T. C. F., que l’efprit d’irreligion eft un efprit d’independance & de revoke. Et comment, en effet, ces horn- mes audacieux, qui refufent de fe foumettre a I’autorite de Dieu meme , refpedteroient-ils celle des liois qui font les images de Dieu, ou cellf * Of *• XXXIV MAN-DEMEN T. des Magiftrats qui font les images des Rois ? Songe , dit 1’Auteur d’EwiLE a fon Eleve, qiCelle (1’efpece humaine ) eft compofee ejfentiellement de la collection des peuples ,• que quand tons les Rois.... en feroient otes, il n'y paroitroit guere, & que les chafes n'en iroient pas plus inal .... Toujours, dit- il plus loin , la multitude fera facriftee au petit nom- bre , & V interet public a Vinter et- particular: tou¬ jour s cesfiioms fpecieux de juftice & de fubordina¬ tion ferviront d’inftrument d la violence , Qjj d'ar- mes d Viniquite. D'ou ilfuit, continue-t-il, que les ordres diftingues , qui fe pretendent utiles aux autres , ne font en ejfet utiles qu'd eitx - memes aux depens des autres. Far ohjugerde la confides-ation qui leur eft due felon la juftice qjj la raifon ! Ainfi done, M. T. C. F. , l’impiete ofe critiquer les intentions de celui par qui regnent les Rois (hj : ainfi elle fe plait a empoifonner les fources de la felieite publique , en foufflant des tnaximes qui ne tendent qu’a pxoduire 1’anarchie , & tous les malhcurs quien font la fuite. Alais , quevousdit la Religion? Craignez Dieu: refpe&ez le Roi . O') que tout Isomtne fait foumis aux Puijfances fupi- rieures ■ car il n'y a point de Puijfance qui nt vienne de Dieu j & deft lui qui a etabli toutes eelles qui font dans le tnonde. Quiconque refifte done aux Puijfances , refifte a Vordre de Dieu . & (h) Per me tfeges regnant. Prov. C. 8.y. (0 Deum timete : Eugeni houoiiftcate, i Pet, C. v. 17. MAKDEMEK T. rxxv £SUK qui y refiftent , attirent la condamnation fur eux-memes (£). Oui , M. T. C. F. , clans tout ce qui eft de l’or- dre civil, vous devez obeir au Prince, & a ceux qui exercentfon autorite , comme a Dieu-meme. Les feuls interets de l’Etre fupreme peuvent jnettre des bornes a votre foumiffion ; & Ci on vouloit vous punir de votre fidelite a fes ordres , vous devriez encore fouffrir avec patience &fans murmure. Les Neron, les Domitien eux-memes , qui aimerent mieux etre les fleaux de la Terre, que les peres de leurs peuples , n’etoient compta- bles qu’a Dieu de l’abus de Ieur puiflance. Les Chretiens, dit Saint Auguftin, leur obeijfoient dims k terns a canfe du Dieu de l'Etemits ( l). Nous ne vous avons expofe, M. T. C. F. , qu’une partie des impietes contenues dans ce Traite de 1 ’Ebuca.tion : Ouvrage egalement digne des Anathemes de VEglife, & de la feverite des Loix : & que Faut-il de plus pour vous en infpirer une jufte horreur ? Malheur a vous , malheur a la So- ciete , Ci vos enFansetoient eleves d’apres les prin- cipes de l’Auteur d’EMlLE ! Comme il rCy a que ia Religion qui nous ait apptis a connoitre l’homme, ( k ) Omnis anima poteftatibus fublimioribus fubdita fit : non eft enim poteftas nil! a Deo : quee auteni funt, a D«o ordinate funt. 'Itaque, qui refiftit potef- tati, Dei ordinationi refiftit. Qtii autem reiiftunt ipii fibi danmationem acquirunt. Rom. C. 15. v. 1. 2. (/) Subditi erant propter Dominum seternum , etiam Domino temporali. Aug. Enarrat. in Pfal. 124. * * Z xxxvr M A N D E M E N T. fa grandeur, fa mifere, fa deftinee future, i! n’ap- partient auffi qu’s elle feuie de former faraifon , de perfe&ionner fes moeurs , de lui procurer un bonheur folide dans cette vie & dans l’autre. Nous javons , M. T. C. F., combien une education vraiment chretienne eft delicate & laborieufe : que de lumieres & de prudence n’exige-t- elle pas ! Quel admirable melange de douceur & de fermete ! quelle fagacite pour fe proportionner a la difference des conditions , des ages , des tem- peramens & des carafteres ; fans s’ecarter jamais en rien des regies du devoir! quel zele & quel¬ le patience pour faire. fruclifier, dans de jeunes coeurs, le germe precieux del’innocence, pour en deraciner, autant qu’il eft poffible, ces penchans vicieux qui font les trifles eifets de notre cor¬ ruption hereditaire; en un mot, pour leur ap- prendre , ftiivant la morale de Saint Paul, a vivre en ce monde avec temperance , felon la juJHce , fh? avecpiete , en attendant la beatitude que nous efpe- rons ( m ). Nous difons done , a tous ceux qui font charges du foin egalement penible & hono¬ rable d’elever la jeuneife : Plantez & arrofez» dans la ferme efperance que le Seigneur, fecon- dant votre travail, donnera I’accroilfement ; infif- tez a terns & a contre - terns 5 feion le confeil ( m ) Erudiens nos, ut abnegantes impietatem & fe- eularia defideria , fobrie ’& jufte & pie vivamus in hoc feculo expectantes beatamfpem. Tit. C. s. v. iz. ij. M A N D E M E N T. xxxvii du meme Apotre; ufez de reprimande , d'exhorta¬ tion , de paroles feveres, fans per dr e patience & fans ceffer d'infiruire (n); fu r-tout, joignez 1 ’exem- ple a finftrudion; finftrudion fans l’exemple eftun opprobre pour celui qui la donne , &un fu- jet de fcandale pour celui qui la reqoit. Que le pieux & charitable Tobie foit votre modele 5 re- commandez avec foin a vos enfans , de faire des asnvres de jufice (ft des anmones , de fe fouvenir de Dieit , & de le benir en tout terns dans la vs- rite, de toutes leurs forces (0) ; & votre pofte- rite, comme celle de ce faint Patriarche, fera ai¬ med de Dieu& des homines (p). Mais en quel terns 1 ’education doit-elle com- mencer ? Des les premiers rayons de {’intelligen¬ ce : & ces rayons font quelquefois prematures. Formez l'enfant a Ventree de fa vote , dit le Sage , dans fa vieiUeJfe meme il ne s' en ecartera point (if). Tel eft en eifetle corns ordinaire de la vie hu- (n) Infta opportune, importune: argue, obfecra, increpa in omni p'adenda & doctrina. ss. Tim. C. 4. v. 1. 2. ( o ) Filiis veftiis mandate ut faciant juftidas & elee- mofinas, ut fmt memores Dei & bfeneoicant eum in pmni tempore , in veritate & in tota virtute fua. Tob. C. 14, v. 11. ■ dp) Omnis autem cogrratio ejus , & omnis generatio ejuS in bona vita & in fancta converfatione permarifit , ita- ut accepti effent tram Deo , quam hominibus & Cundis habitatoribu? in terra. Ibid.v. 17. - ( des huiiliers font venu me i’appren- dre, & c’eft a cetts epoque, ou i’efperois qu’ak A. M. BE BEAUMONT. % loiient finir les ennuis de ma vie , qu’ont com¬ mence mes plus grands malheurs. II y a deja dans tout celaquelques fingularites; ce n’eft rien en¬ core. Je vous demande pardon, Monfeigneur , d’abufer de votre patience : mais avant d’entrer dans les difcui lions que je dois avoir avec vous, il faut parler de ma fituation prefente , & des cau- fes qui m’y ont reduit. Un Genevqi s fait imprimer un Livre en Hol- lande, & par arret du Parlement de Paris ce Li¬ vre ell briile ,fans refped pour le Souverain dont il porte le privilege. Un Protellant propofe en pays Proteftant des objections contre l’Eglife Ro- maine, & il eft decrete par le Parlement de Paris. Un Republican! fait dans une Republique des ob¬ jections contre l’Etat monarchique, & il eft de¬ crete par le Parlement de, Paris. 11 faut que le Parlement de Paris ait id’etranges idees de fon empire , & qu’il fe croie le legitime juge du gen¬ re humain. Cii meme Pariement, toujours ft foigneux pour its Frangois de i’ordre des procedures, les negli¬ ge routes des qu’il s’agit d’un pauvre Etranger. bans favoir ft cet Etranger eft bien PAuteur du Livre qui porte fon nom , s’il le reconnoit pour ften , ft e’eft lui qui l’a fait imprimer ; fans egard pour fon trifle etat ,|fans pitie pour les maux qu’il fouffre, on commence par le decreter de prife de corps; on l’eut arrache de fon lit pour le trainer dans les msmes prifons ou poiirnifent les icelir ats; A 3 i 6 LETTRE DE ROUSSEAU on l’eut bride , peut-etre meme fans l’entendre » car qui fait li Ton cut pourfuivi plus reguliere- ment des procedures fi violemment commencees & dont on trouveroit a peine un autre exemple, nftme en pays d’lnquifition ? Ainfi' c’eft pour moi feul qu’un tribunal fi fage oublie fa fagelTe ; c’eft contre moi feul, qui envois y etre aime , que ce peuple, qui vante fa douceur, s’arme dela plus etrange barbarie ; c’eft ainfi qu’il juftifie la prefe¬ rence qne je lui ai donnee fur tant d’afyles que je pouvois cboifir au meme prix! Je ne fai comment cela s’accorde avecle droit des gens ; mais je fais bien qu’avec de pareilles procedures la liberte de tout hotnrae , & peut- etre fa vie , eft a la merci du premier Imprimeur. Le Cixoyen de Geneve ne doitrien a des Ma- giftrats injuftes & incompetens, qui, fur un requi- litoire calomnieux , ne le citent pas, mais le de- cretent. N’etant point fomme de comparoitre , il n’y eft point oblige. L’on n’emploie contre lui que la force , & il s’y fouftrait. II fecoue la pou- dre de fes fouliers , & fort de cette terre hofpita- liere ou l’on s’empreffe d’opprimer le foible, & ou l’on donne des fers a l’etranger avant de l’en- jtendre, avant ftefavoir fi fade dont on l’accufe eft puniffable, avant de favoir s’il l’a commis. Il abandonne en foupirant fa chere folitude, Il n’a qu’un feul bien , mais precieux, des amis , jl les fuit. Dans fa foiblelfe il fupporte un long voyage, il arrive & croit refpirpr dans une tene A M. DE BEAUMONT. ? idc liberte ; il s’approche de fa Patrie , de cette Patrie dont il s’eft tant vante, qu’il a cbei'ie & honoree : L’efpoir d’y etre accueilli le confole de fes difgraces... . Que vais-je dire ? mon coeur fe ferre, ma main tremble, la plume en tombe s il faut fe taire , & ne pas irniter le crime de Cam. Que ne puis - je devorer en fecret la plus amere de mes douleurs ! Et pourqtioi tout cela ? Je ne dis pas , fur quelle raifon i mais, fur quel pretexte ? On ofe m’accufer d’impiete ! fans fonger que le Livre ou Ton la cliercbe eft entre les mains de tout le monde. Que ne donneroit-on point pour pouvoir fupprimer cette piece juffifcative , & dire qu’elle contient tout ce qu’on a feint d’y trouver ! Mais elle reftera, quoi qu’on fade; & en y cherchant les crimes reproches a l’Auteur la pofterite n’y verra dans fes erreurs memes que les torts d’un amide la vertu. J’etiterai de parler de mes contemporains; je ne veuxnuire a per/bnne. Mais PAthee Spinoza enfeignoit paifiblement fa doflrine ; il faifoit fans obftacle imprimer fes Livres, on les debitoit pu- bliquement ; il vint en France , & il y fut bien requ; tous les Etats lui etoient ouverts, par-tout il trouvoit prptedion ou du moinsfurete ; les Princes ;lui rendoient des honneurs, lui oifroient des chaires, il vecut & mourut tranquille , & me¬ in e confidere. Aujourd’hui, dans le liecle tant eg- jebre de la Phiiofophie, de la raifon , de l’hurrui* A 4 LETTRE DE ROUSSEAU siite ; pour avcir propofe avec circonfpecHon meme avec refpeft & pour l’amour du genre hu- jnain , quelques doutes fondes fur la gloire meme de 1’Etre fupreme, le defenfeur de la caufe de Dieu, fletri, profcrit, pourfuivi d’Etat en Etat, d’afyle en afyle , fans egard pour foil indigence, Ians pitie pour fes infirmites, avec un acharne- jnent que n’eprouva jamais aucun malfaiteur & qui feroit barbare, meme contre un homme en fan- te , fe voit interdire le feu & l’eau dans l’Europe prefque entiere on le chafle du milieu des bois ; il fauttoute la fermete d’un Prote&eur illuftre & toute la bonte d’un Prince eclaire pour le laiifer en paix au fein des montagnes. Ii eut palfe le refte de fes malheureux jours dans les fers , il eut peri, peut-etre , dans les fupplices , ft, durant le pre¬ mier vertige qui gagnoit les Gouvernemens, il fe fit trouve a la merci de ceux qui font perfecute. E e h a p p e' aux bourreaux il tombs dans les mains des Pretres ; ce n’eft pas la ce que je donne pour etonnant: mais un homme vertueux qui a Fame aulli noble que la nailfance, un illuftre Ar- eheveque qui devroit reprimer leur l&chete, l’au- torife ; i! n ? a pas honte , lui qui devroit plaindre les opprimes, d’en accabler un dans le fort de fes di r graces ; il lance , luiPrelat Catholique, un Mandement contre un Auteur Proteftant; il monte fur fon Tribunal pour examiner comme Juge la dodrine particuliere d’un heretique j &, quoiqu’il sSamne indiftin&ement quiconque n’eft pas de ftn> % M. DE BEAUMONT. Tglife, fans permettre a l’accufe d’errer a fa mode,' i! lui prefcrit en quelque forte la route par laquclle il doit aller en Enfer. Aulfi-tot le refte de foil Clerge s’empre/Te , s’evertiie, s’acharne autour d’un ennemi qu’il croit terrafle. Petits & grands, tout s’en melc j le dernier Cuiftre vient trancher du capable, 11 n’y a pas un fot en petit collet, pas un chetif habitue de ParoiTe qui, brayant a plaifir celui centre qui font reunis leur Senat & leur Eveque, ne veuillent avoir la gloire de lui porter le dernier coup de pied. Tout cela , Monfeigneur, forme un concours dont je fuis le feul exemple, & ce n’eftpas tout .Void, peut-etre , une des lituations les plus di/nciles de ma vie ; une de celles ou la ven¬ geance & l’amour-propre font les plus aifes a fatif- faire, & permettent le moins al’homme jufte d’e¬ tre modere. Dix lignes feulement, & je couvre rnes perfecuteurs d’un ridicule inefiacable. Quo !e public ne peut-il /avoir deux anecdotes , fans que je les (life! Qiie ne connoit-il ceux qui out rnedite ma rujne, & ce qu’ils ont fait pour l’executer ! Par quels njeprifables infedes, par quels tene- breux moyens il verroit emouvoir les pui/fances ! quels levains il verroit s’echauffer par leur pour- riture & mettre le Parlement en fermentation ! Par quelle rifible caufe il verroit les Etats de l’Eu- jropefe liguer contre le fils d’un horloger ! Que Jje jouiroisavec plaifir de fa furprife, li je pouvois ji’en etrepas l’inftrument! A S 30 LETTRE DE ROUSSEAU JusquTci roa plume, hardie a dire la verite , mais pure de toute fatyre , n’a jamais compromis perfonne, elle a toujours refpede l’honneur des autres, meme en defendant le mien. Irois-je en la quittant la fouiller de medifance, & la teindrs des noirceurs de mes ennemis ? Non, lai/Tons-leur Pavantage de porter leurs coups dans les tenebres. Pour moi, je ne veux me defendre qu’ouverte- ment, & meme je ne veux que me defendre. II fuffit pour cela de ce qui eft fu du public, ou de ce qui peut l’etre fans que perfonne en foit offenfe. Une chofe etonnante de cette efpece, & que je puis dire, eft de voir l’intrepide Chriftophe de Beaumont, qui ne fait plier fous aucune puiflance ni faire aucune paix avecles Janfeniftes , devenir fans le favoir leur fatellite, & l’inftrument de leur animofite ; de voir leur ennerni le plus irreconci- liable fevir contre moi pour avoir refufe d’ern- braifer leur parti, pour n’avoir point voulu prea- dre la plume contre les Jefuites, que je n’aime pas , mais dont je n’ai point a me plaindre, & que je vois opprimes. Daignez , Monfeigneur , jetter les yeux fur le fixieme Tome de la nouvelle He- loife , premiere edition ; vous trouverez dans la note de la page i 3 g (*) la veritable fource de tous mes malheurs. J’ai predit dans cette note ( car je me mele auffi quelquefois depredire) qu’auffi-tot que les Janfeniftes feroientles maitres, ilsferoient (*! Page 272 duTomeVI.de laprefente Edition. Note du Libraire. A M. DE BEAUMONT it plus intolerans & plus durs que leurs ennemis» je ne favois pas alors que ma propre hiftoire veri- fieroit fi bien ma predi&ion. Le fil de cette trame ne feroit pas difficile a fuivre , a qui fauroit com¬ ment mon Livre a ete defere. Je n’en puis dire da vantage fans en trop dire, mais je pquvois au- moins vous apprendre par quelles gens vous avez ete conduit fans vous en douter. CROiRA-t-on que quand mon Livre n’eut point ete defere au Parlement , vous ne l’eufliez pas moins attaque ? D’autres pourront le croire ou le dire : mais vous dont la confidence ne fait point fouffrir le msnfonge , vous nele direzpas. Mon difcours fur l’inegalite a couru votre diocefe, & vous n’avez point donne de Mandement.Ma lettre a M. d’Alembert a couru votre Diocefe , & vous n’avez point donne de Mandement. Lanouvelle He Ioffe a couru votre Diocefe & vous n’avez point donne de Mandement. Cependant tons ces Livres, que vous avez Jus, puifque vousles jugez, relpirent Ies mernes maximes ; lesmemes manieres depenfer n’yfont pas plus deguifees : file fujet ne les a pas rendu fufceptibles du meme develop- pement, elles gagnent en force ce qu’elles perdent en etendue , & l’on y voit la profefiion de foi de 1’Auteur exprimee avec moins de referve que celle ^ du Vicaire Savoyard. Pourquoi done n’avez-vous rien dit alors? Monfeigneur, votre troupeau vous etoit-il moins cher? Me lifoit-il moins? Goutoit-il moms mes Liyres ? Etoit-il moins expofe a Per- TO LETTRE DE ROUSSEAU reur? Non, mais il n’y avoit point alors de Jc- fuites a profcrire; des traitres ne m’avoient point encore enlaces dans leurs pieges ; la note fatale n’etoit point connue & quand elle le fut, le public a-voit deja donnefon fufFrage au Livre, il etoit trop tard pour faire du bruit. On aima mieux dif- ferer , on attendit Poccafion , on Pepia , on la fai- Gt, on s’en prevalut avec la fureur ordinaire aux devots; on ne parloit que de chaines & de buchersj mon Livre etoit le Tocfin de l’Anarchie & laTrom- pette de l’Atheifme j VAuteur etoit un monftre a etouffer , on s’etonnoit qu’on l’eut ft long-terns JaiiTe vivre. Dans cette rage univerfelle, vous eu- tes honte de garder le filence: vous aimates mieux faire un able de cruaute que d’etre accufe de man- quer de zele , & fervir vos ennemis que d’efluyer leurs reproches. Voila , Monfeigneur , convenez- en , le vrai motif de votre Mandement; & voila , ce me femble, un concours de faits aflez finguliers pour donner a mon fort le nom de bizarre. Il y a long terns qu ? on a fubftitue des bienfean- ces d’etat a la juftice.Jefais qu’il eft des circonftan- ces malheureufes quiforcent un homme public a fevir malgre lui contre un bon Citoyen. Qui veut etre modere parmi des furieux s’expofe a leurfurie, & jecomprends que dans un dechainement pareil a celui dont je fuis la victime, il faut hurler avec les Loups , ou rifquer d’etre devore. Je ne me plains done pas que vous ayiez donne un Mande- rnent contre mon Livre , mais je me plains que 1 M. D£ 'BEAUMONT. is' vous l’ayiez donne centre ma perfonne avec aufH peu d’honnetetequede verite 5 je me plains qu’au- torifant par votre propre langage celui que vous me reprochez d’avoir mis dans ia bouche de Pinf- pire, vous m’accabliez d’injures, qui , fans mtire a ma eaufe, attaquent mon honneur ou plutot le v6‘- tre ; je me plains que de gaiete de coeur, fans rai- fon, fans neceffite , fans refpect, au moins pour nies malheurs , vous m’outragiez d’un ton ft peu digne de votre caractere. Et que vous avois - je done fait, moi qui parlai toujours de vous aveo tant d’eftime •, moi qui tant de fois admirai votrs inebranlable fermete , en deplorant, ii eft vrai > fufage que vos pr ejuges vous en faiioient fairej moi qui toujours honorai vos moeurs , qui tou¬ jours refpedai vos vertus , & quiies refpecce en¬ core , aujourd’hui que vous m’avez dechire ? C’est ainffqu’on fe tire d’affaire quand on veut quereller & qu’on a tort. Ne pouvant refoudre mes objections, vous m’en avez fait des crimes: vous avez cru m’aviliren memaltraitant, & vous vous etes trampe ; fans affoiblir mes raifons, vous avez interefle les coeurs genereux a mes difgracesj vous avez fait croire aux gens fenfes qu’on pou- voit ne pas bien juger du livre, quand on jugeoit fi mal de l’Auteur. Monseigneur, vous n’avez etc pour moi ni hu- ma!n ni genereux; &,non-feulement vous pouviez J’etre fans m’epargner aucune des chofes que vous avez dices centre mon q image, mais dies n’sn an- 14 LETTRE DE ROUSSEAU roient fait que mieux leur eifet. J’avoue auffi que je n’avois pas droit d’exiger de vous ces vertus , rii lieu de les attendrs d’un homme d’Eglife. Voyons li vous avez ete du moins equitable & jufte; car c’eft un devoir etroit impofe a tous les hommes, & les Saints memes n’en font pas dif- penfes. Vous avez deux objets dans votre Mandement: run , de eenfurer mon Livre; l’autre, de decrier ma perfonne. Je croirai vous avoir bien repondu, fi je prouve que par-tout ou vous m’avez refute , vous avez mal raifonne, & que par-tout ou vous in’avez infulte j vous m’avez calomnie. Mais quand on ne marche que la preuve a la main , quand on eft force par l’importance du fujet & par la qualite de l’adverfaire a prendre une mar¬ che pefante & a fuivre pied a pied toutes fes cenfures , pour chaque mot il faut des pages ; & tandis qu’une courte fatyre amufe , une longue defenfe ennuie. Cependant il faut que je me de- feride ou que je refte charge par vous des plus faufles imputations. Je me defendrai done , mais je defendrai mon honneur plutot que mon livre. Ce n’eft point la profeffion de foi du Vicaire Savoyard que j’examine , c’eft le Mandement de l’Archeveque de Paris, & ce n’eft que le mal qu’il dit de 1’Editeur qui me force a parler de l’ou- vvage. Je me rendrai ce que je me dois, parce que je le dois ; mais fans ignorer que c’eft une pofition bieu trifte que d’avoir a fe plaindre d’un A. M. DE BEAUMONT. if homme plus puiffant que foi, & que c’eft une bien fade lecfture que la junification d’un innocent. Le principe fondamental de toute morale, fur lequel j’ai raifonne dans tous mes ecrits , & que j’ai developpe dans ce dernier avec toute la clarte dont j’etois capable, eft que i’ftomme eft un etre naturellement bon , aimant la juftice & l’ordrej, 1 qu’il lt’y a point de perverfite originelle dans le cceur humain, & que les premiers mouvemens de la nature font toujours droits. J'ai fait voir que l’uniquepaffion qui naiffe avec l’homme , favoir l’amour- propre , eft une paffion indifferente en elle-meme au bien & au mal; qu’elle ne devient bonne ou mauvaife que par accident & felon les circonftances dans lefquelles elle fe developpe. J’ai montre que tous les vices qu’on impute au coeur humain ne lui font point naturels j’ai dit la maniere dont ils naiffent ■, j’en ai , pour ainii dire, fuivi la genealogie, & j’ai fait voir comment, par l’alteration fucceflive de leur bonte originelle, les homines deviennetit en fin ce qu’ils font. J’ai encore expliquece que j’entendois par cet- te bonte origin elle qui ne femble pas fe deduire de 1’iridifferenee au bien & au mal naturelle a l’a- ntour de foi. L’homme it’eft pas un etre Ample* il eft compofe de deux fubftances. Si tout le mon- de ne convient pas de cela , nous en convenons vous & moi, & j’ai tache de le prouveraux an- tres. Cela prouve, l’amour de foi n’eft plus une paflion Ample j rnais elle a deux principes, favoir, IS LETTRE DE ROUSSEAU I’etre intelligent & l’etre fenfttif, don't le bien-etrc n’eft pas le meme. L’appetit des fens tend & celui da corps , & l’amour de l’ordre a celui de l’ame. Ce dernier amour developpe & rendu actif porte le nom de confidence ; mais la confcience ne fe developpe & n’agit qu’avec les lumieres de i’hom- me. Ce n’eft que par ces lumieres qu’il parvient s connoitre l’ordre , & ce n’eft que quand il le connoit que fa confcience le porte a l’aimer. La confcience eft done nulle dans l’homme qui n’a rien compare, & qui n’a point vu fes rapports. Dans cet etat l’homme ne connoit que lui i il ne voit fon bien-etre oppofe ni crinforme a celui de perfonne; il ne hait ni n’aime rien; borne au feul in ft in 6t pftjftlque , il eft nul, il eft bete; e’eft ce que j’ai fait voir dans mon difeours fur l’inegalite. Quand, par un developpement dont j’aimontre Is progres , les hommes commencent a jetter les yeux fur leurs femblables , ils commencent aurfi a voir leurs rapports & les rapports des chofes, a prendre des idees de convenance, de juftice & d’or- dre; le beau moral commence a leur deve iir fen- fible & la confcience agit. Alors ijs out des vertus, & s’ils ont aufli des vices e’eft pares que leurs in- terets fe croifent & que ieur ambition s’eveillc, a mefure que leurs lumieres s’etendent. Mais tant qu’il y a moins d’oppofition d’interets que de con- cours de lumieres,les hommes font elfentiellement bens. Voilale fecond etat. Quanb enfin tous Iss interets particuliers agites A M. DE BEAUMONT. 17 s’entrechoquent, quand l’amour de foi mis eti fer¬ mentation devient amour-propre, que l’opimon, Cendant l’univers entier neceiTaire a chaque hom- me , les rend tous ennemis nes les uns des autres & fait que nul ne trouve fon bien que dans le mal d’autrui: alors la confcience , plus foible que les paflions exaltees , eft etourfeepar elles, & ne refte plus dans la bouehe des hommes qu’un mot fait pour fe tromper mutuellement. Chacutr feint alors de vouloir facrifier fes interets a ceux du public , & tous mentent. Nul ne veut le bien pu¬ blic que quand il s’accorde avec le lien ; auffi cet accord eft-il l’objet du vrai politique qui cherche a rendre les peupies heureux & bons. Mais c’eft ici que je commence a parler une langue etran- gere, aufti peu connue des Ledeurs que de vous. Voila , Monfeigneur, le troifieme & dernier terme , au dela duquei rien ne refte a faire , & voila comment I’homme etant bon , les hosnmes deviennent medians. C’eft a chercher comment il faudroit s’y prendre pour les empecher de deve- nir tels, que j’ai confacre mon Livre. Je n’ai pas aflirme que dans l’ordre aduel la chofe fut abfolument poffible ; mais j’ai bien affirme & j’af- £rme encore, qu’il.n’y a pour en venir a bout d’autres moyens que ceux que j’ai propofes. La dessus vous dites que mon plan d’educa- tion , (r) loin de s'uccorrfer avcc le Chrijlianijme . (1) Mandmcnt in-4, pag ? • in dpuze p. x. Tome IK. S> 18 LETTRE DE ROUSSEAU rfejl pas nteme propre a faire des Citoyens ni des homines i & votre unique preuve eft de m’oppofer le peche originel. Monfeigneur, iln’y a d’autre rnoyen de fe delivrer du peche originel & de fes eifets, que le Bapteme. D’ou il fuivroit, felon vous , qu’il n’y auroit jamais eu de Citoyens ni d’hommes que des Chretiens. Ou niez cette con¬ fluence, cu convenez que vous avez trop prouve. Vous tirez vos preuves de fi haut que vous me forcez d’aller auffi chercher loin mes repon- fes. D’abord il s’en faut bien , felon moi, que cette dodtrine du peche originel, fujette a des dif- ficultes fi terribles , ns foit contenue. dans l’Ecri- ture ni fi clairement ni fi durement qu’il a plu au rheteur Auguftin & a nos Theologiens dela batir j & le rnoyen de concevoir que Dieu cree tant d'ames innocentes & pures, tout expres pour les joindre a des corps coupables, pour leur y faire contradier la corruption morale , & pour les con- damner toutes a l’enfer , fans autre crime que cette union qui eft fon ouvrage ? Je ne dirai pas fi ( comrae vous vous en vantez) vous eclairciifez par ce fyfteme le myftere de notre coeur, mais je vois que vous obfcurciffez beaucoup la juftice & la bonte de l’Etre fupreme. Si vous levez une objection , c’eft pour en fabftituer de cent fois plus fortes. Mais au fond que fait cette dodtrine a PAuteur d’Emile ? Quoiqu’il ait cru fon livre utile au genre humain, c’eft a des Chretiens qu’il l’a defti-. A M. DE BEAUMONT. 19 Be; G’eft a des hommes laves du peche originel & de fes efFets , du moins quant a Tame , pat le Sa- crement etabli pour cela. Selon cette meme doc¬ trine , nous avons tous dans liotre enfauce recou- vre l’innocence primitive; nous fommes tous for- tis du bapteme auifi fains de coeur qu’Adam fortit de ia main de Die u. Nous avons , direz - vous , contradle de nouvelles fouillures : mais puifque nous avons commence par en etre delivres, com¬ ment les avons - nous derechef contradfees ? le fang de Chritf n’eft - il done pas encore affez fort pour effaces: enderement la tache , ou bien feroit- elle un effet de la corruption naturelle de notre chair; commefi , meme independamment du pe¬ che originel , Dieu nous eut crees corrompus, tout expres pour avoir ie plaifir de nous punir ? Vous attribuez au peche originel les vices des peuples que vous avouez avoir ete delivres du pe¬ che originel; puis vous meblamez d’avoir donne une autre origine a ces vices. Elf - il julfe de me faire un crime de n’avoir pas auffi ma 1 rai/onne que vous? On pourroit, il eft vrai, me dire que ces ef- fets que j’attribue au bapteme ( 2 ) ne paroiflent ( 2 ) Si 1’oh difoit, avec le Dodeur Thonras Burnet, que la corruption & la moralite de la race humaine , fuite du peche d’Adam ? fut un effet naturel du fruit defendu; que cet aliment contenoit des fucs venimeust qui derangerent route l’economie auimale , qui jrriterent les paffions, qui afl'oiblirent I’entendenieat, ^quipor- terent par - tout les priiicipes du vice & de la more : B 2 20 LETTRE DE ROUSSEAU par nul figne exterieur; qu’on ne voit pas les Chretiens moins enclins au mal que les infideles ; au lieu que , felon moi, la malice infufe du peche ilevroit fe marquer dans ceux-ci par des differen¬ ces fenlibles. Avec les fecours que vous avez dans la morale evangelique, outrele bapteme; tousles Chretiens , pourfuivroit-on , devroient etre des Anges; & les infideles, outre leur corruption ori- ginelle , livres a leurs cultes errones, devroient etre des Demons. Je concois que cette difficulte preffee pourroit devenir embarraffante : car que repondre a ceux qui me feroient voir que, relati- vement au genre humain, l’effet de la redemption Elite a fi haut prix, fe reduit a-peu-pres a rien ? Mais , Monfeigneur, outre que je ne crois point qu’en bonne Theologie on n’ait pas quelque expe¬ dient pour fortir de-la; quand je conviendrois que le bapteme tie remedie point a la corruption de notre nature , encore n’en auriez-vous pas raifon- ne plus folidement. Nous fornmes, dites - vous, petheurs a caufe du pe-he de notre premier pere; mais notre premier pere pourquoi fut - il pecheur lui- meme? Pourquoi la meme raifon par laquelle vous expliquerezfon peche ne feroit- elle pas ap¬ plicable a fes defcendans fans le peche originel, & pourquoi fautil que nous imputions a Dieu aid's il faudroit convenir que la nature du remede de- vant Te rapporter a celle du mal, le bapteme devroit u dr phyfiquement fur le corps de l’homme , lui rendre la conititution qu’il avoir dans l’etat d’innocence , & ? fjvion I’immortalice qui en dependoit , du moins tows les effets moraux de l’economie animate retablie. A M. DE BEAUMONT. 21 une injuftice, en nous rendant pecheurs & puniE fables par le vice de notre naiifance , tandis que notre premier pere fut pecheur & puni comuie nous fans cela? Le peche originel explique tout excepte fon principe , & c’e/l ce principe qu’il s’a- git d’expliquer. Yous avancezque, par mon principe a moi, (3) Von perd de vue le rayon de lumiere qui nous fait connoitre le myfiere de notre propre cmr > & vous ne voyez pas que ce principe , bien plus uni- verfel, eclaire meme la faute du premier homme, (4) que le votre laiffe dans l’obfcurite. Votisne (} ) Mcindement in-4, p. ?. in-12, p. xi. (4I Regimbercontre une defenfeinrtile & arbitrage eft un penchant naturel, mais qui, loin d’etre vicieux en lui - meme, eft conforme a l’ordre des chofes & a la bonne conftitution de Thomme ; puifqu’il ferhit hors d’etat de fe conferver , s’il n’avoitun amour tres-vir’ pour lui-meme & pour le maintien de tous fes droits , tels qu’il les a requs de la nature. Celui qui pourroit tout ne vou- droit que ce qui lui feroit utile; mais Un Etre fojble dont la loi reftreint & limite encore le pouvoir perd une par- tie de lui-meme, & reclame en fon cceur ce qui lui eft ote'. Lui faire un crime de cela feroit lui en fairs un d’etre lui & non pas un autre: ce feroit vouleir en me¬ me terns qu’il fut & qu’il ne fut pas. Audi l’ordre en- freint par Adam me paroit - il moins une veritable defen- fe qu’un avis paternel; c’eft un avertiffement de s’abf- tenir d’un fruit peruicieux qui donne lamort. Cette idee eft allurement plus conforme a celle qu’on doit avoir de la bonte de Dieu & meme au texte de la Genefe que cel¬ le qu’il plait aux Dofteurs de nous prefcrire : car quant a la menace de la double mort, on a fait voir que ce mot morte morieris n’a pas l’emphafe qu’ils lui pretent, & n’eft qu’un hebraifme employe en d’autres endroits ou cette emphafe ne peut avoir lieu. B 3 2 % LETTRE DE ROUSSEAU favez voir que Phomtne dans les mains du Diable, & rnoi je vois comment ii y eft tombe ;la caufe du tnal eft, felon vous, la nature corrompue , & Cette corruption meme eft un mal dont il falloit chercher la caufe. L’homme fut cree bon ; nous en convenons, je crois, tous les deux: niais vous dites qu’il eftmechant, parce qu’il a ece mechant; & mol je montre comment il a ete mechant. Q^ii de nous , a votre avis, remonte le mieuxau prin- clpe ? Ce? end ant vous ne lailfez pas de triompher a Votre aife , comrae ft vous m’aviez terralfe. Vous m’oppofez comme une objection infoluble (is blafpbemer. (t ) Mandcmcnt in-4. P- 6. in-12, p. xt. A M. D£ BEAUMONT. 23 la laijfe errer dans de vaines [peculations! Ce h’est pas une yaine {’peculation que la Theorie de l’bomme , lorfqu’elle fe fonde fur la nature , qu’elle marche a l’appui des faits par des confequences bien liees, & qu’en nous menant a la fource des pallions, elle nous apprend a re- gler leur cours. Que fi vous appellez philofophie paienne la profeffion de foi du Vicaire Savoyard, je ne puis repondre a cette imputation, patce que je n’y comprends rien (6) ; mais je trouve plaifant que vous empruntiez prefquefes propres termes , (7) pour dire qu’il n’explique pas ce qu’il a le mieux explique. Permettez, Monfeigneur, que je remette fous vosyeux laconclufion que vous tirez d’une objedion (1 bien difcutee, & facceffivement tou- te la tirade qui s’y rapports. (8) Vhomme fe fent entraini par une pente fu- ntfie & comment feroidiroit-il contre elle,fi [on enfance rietoit dirigee par des maitres pleins de vir¬ tu , defagejfe, de vigiltnce , & fi, durant tout le earns de fa vie il ne faifoit lui-metne , fous la pro- teclion & avec les graces de fon Dieu , des efforts puiffans £5* contimtels! C’est-a-dire : Nous voyons que les hommes font inkhans, quoiqu'inceffamment tirannifes des leur en- ( 6 ) A moins qu’elle ne fe rapporte a l’accufation que m’intente M. de Bsauraont dans la fuite, d’avo'ir admis plufieurs Dieux. (7) Emile Tome III. pag. 68- & 69. prem. Edition. (g) Mandancnt in-4. p. 6 . in-12. p. xi. 24 LETTRE DE ROUSSEAU fatice} ft done on ne les tyrannifoit fas desce tems-lA, comment parviendrott . on d les rendre fages ,• pttif- que , meme en les tyrannifant fans cejfe , il eft imp of- fble de les rendre tels ? Nos raifonnemens fur l’education pourront de- venir plus fen/ibles , en les appliquant a un autre fujet. SuppOSONS , Monfeigneur, que quelqu’un vint tenir ce difeours aux hommes. „ Vous vous tourmentez beaucoup pour cher- „ c’ner des Gouvernemens equitables & pour vous „ donner de bonnes loix. Je vais premierement „ vous prouver que ce font vos Gouvernemens- j, memes qui Font les maux auxquels vous preten- dez remedier par eux. Je vous prouverai,deplus, ,, qu’il eft impoffible que vous ayiez jamais ni de „ bonnes loix ni des Gouvernemens equitables; & „ je vais vous montrer enfuite le vrai moyen de „ prevenir, fans Gouvernemens & fans Loix, tous „ ces maux dont vous vous plaignez. ” Supposons qu’il expliquat apres cela fon fyfte- me & propofat fon moyen pretendu. Je n’exami- ne point fi ce fyfteme feroit folide & ce moyen praticable. S’il ne Fetoit pas , peut - etre fe con- tenteroit - on d’enfermer FAuteur avec les fous , & Fon lui rendroit juftice : mais fi malheureufe- nient il Fetoit, ce feroit bien pis , & vous con- cevez, Monfeigneur, ou d’autres concevronc pour vous, qu’il n’y auroit pas alfez de buchers & de roues pour punir l’infortune d’avoir eu raifon. Ce n’eft pas de cela qu’il s’agit ici. A M. DE BEAUMONT. 2? Quel que fiit le fort de cet homme , il eft iur qu’un deluge d’ecrits viendroit fondre fur le ften. II n’y auroit pas un Grimaud qui, pour faire fa cour aux Puiifances , & tout fier d’imprimer avec privilege du Roi, ne vint lancer fur lui fa bro¬ chure & fes injures , & lie fe vantat d'avoir re- duit au lilence celui qui n’auroit pas daigne re- pondre , ou qu’on auroit empeche de parler. Mais ce n’eft pas encore de cela qu’il s’agit. Supposons , enfin, qu’un homme grave, & qui auroit fon interet a la chofe, erut devoir auffi. faire comme les autres, & parmi beaucoup de declamations & d’injures s’avifat d’argumenter ainfi. Qttoi, malhenreux ! vous voulez aneantir les Geuvernernens & Us Loix ? Tandis que les Gouver- netnens & les Loix font le feul frein du vice, & ont bien de la peine encore a le cantenir. Qtie feroit-ce , grand-Dieu ! ft nous ne les avions plus ? Vous nous otez les gibets & les roues} vous voulez etablir un brigandage public. Vous etes un homme abominable. Si ce pauvre homme ofoit parler , il diroit, fans doute. „ Tres - Excellent Seigneur, votre Gran- „ deur fait une petition de principe. Je ne dis „ point qu’il ne faut pas reprimer le vice, mais je » dis qu’il vaut mieux l’empecher de naitre. Je yt veux pourvoir a l’infuffifance des Loix, & vous M m’alleguez l’infuffifance des Loix. Vous rn’accu- » fez d’etablir les abus , parce qu’au lieu d’y re- medier j’aime mieux qu’on les previenne. Quoi! B f n 16 LETTRE DE ROUSSEAU s’il etoit un moyen de vivre toujours en fante, „ faudroit-il doncle profcrire , de peur de rendra » lcs medecins oififs? Votre Excellence vent tou- s) jouts voir des gibets & des roues, & moi je „ voudrois neplus voir de malfaiteurs : avec ,, tout le refpecl que je lui dois, je ne crois pas „ etre un homme abominable. ” Helas ! M. T. C. F ., malgre les principesdel’edu¬ cation la plus faine ^ la plus vertueufe ■> malgre Us promejfes les plus magnijiques de la Religion zf menaces les plus terribles , les earns de lajeunejfe ne font encore que trop frequent , trop multiplies. J’ai prouve que cette education , que vous appellez la plus faine , etoit la plus infenfee , que cette edu¬ cation, que vous appellez la plus verrueufe, don- noit aux enfans tousleurs vices : j’ai prouve que toute la gloire du paradis les tentoit moins qu’un morceau de fucre, & qu’ils craignoient beaucoup plus de s’ennuyer a Vepres que de bruler en en- fer ; j’ai prouve que lcs ecarts de la jeunelfe qu’on fe plaint de ne pouvoir reprimer par ces moyens , en etoient l’ouvrago. Dans quelles erreurs , dam quels exces , abandonnee a elie-mime , ne fe precipi- teroit- elle done pas ? La jeunefle ne s’egare jamais d’elle-meme; toutes fes erreurs lui viennent d’e¬ tre mal conduite. Les camarades & les maitrelfes achevent ce qu’ont commence les Pretres & les Precepteurs ; j’ai prouve cela. Cefi un torrent qui fe debar de malgre les digues puiffantes qu’on lui avoit oppofees: que feroit-ce done ft util objlacle ne ftifpen- A M. DE BEAUMONT. 27 doit fes fiots , & ne rompoit fes efforts ? Je pourrois dire : c'eji un to > rent qui renverfe vos impitiffantcs di¬ gues & brife tout. Elargijfez foil lit & le laiffez con¬ s':r fans obfiacle j il ne fern jamais de mal. Mais j’ai honte d’employer dans un fujet auffi ferieux ces figures de College , que chacun applique a fa fan- taifie, & qui ne prouvent rien d’aucun cote. Au RtSTE , quoique , felon vous les ecarts de la jeuneife ne foient encore que trop frcquens , trop multiplies, a caufe de la pente de l’homme au mal, il paroit qu’a tout prendre vous n’etes pas trop mecontent d’elle, que vous vous complaifez affez dans leducation faine & vertueufe que lui ■donnent acftuellement vos maitres plains de ver- tus , delagelfe & de vigilance , que felon vous, elle perdroit beaucoup a etre elevee d’une autre maniere, & qu’au fond vous ne penfez pas de ce fiecle la lie des Jiecles tout le mal que vous affec- tez d’en dire ala tete de vos Mandemens. Je conviens qu’il ell fuperdu de chercher de rouvea ux plans d’Educ ation, quand on eft li con¬ tent de celle qui exifte: mais convenez auffi, Mon- feigneur, qu’en ceci vous n’etes pas difficile. Si vous euffiez ete auffi coulant en matiere de doc¬ trine , votre Diocefe eut ete agite de moins de troubles; forage que vous avez excite, ne fut point retombe fur les Jefuites ; je n’en aurois point ete ecrafe par compagnie; vous fulfiez refte plus tranquille, & moi auffi. Uous avouez que pour reformer le mondeau- 28 LETTRE DE ROUSSEAU tant que le permettent la foibleffe, &, felon vons, la corruption de notre nature , il fuffiroit d’obfer- ver fous la dire&ion & l’impreflion de la grace les premiers rayons dela raifon humaine , de les faiftr avec foin, & de les diriger vers la route qui con¬ duit a la verite. (8) Par-la, continuez-vous, ces efprits, encore exempts de prejuges, feroient pour toujours en garde contre I'erreur ,• ces cxnrs encore exempts des grandes pajjions prendroient les hupref- fions de toutes les vertus. Nous fommes done d’ac- cord fur ce point, car je n’ai pas dit autre chofe. Je n’ai pas ajoute, j’en conviens, qu’il fallut faire elever les enfans par des Pretres > meme je ne pen- fois pas que cela fut neceflaire pour en faire des Citoyens & des hommes ; 8 c cetce erreur , li e’en eft une , commune a tant de Catholiques, n’eft pas un ft grand crime a unProteftant. Je n’exami- ne pas ft dans votre pays les Pretres eux - memes paflent pour de ft bons Citoyens ; mais comtne l’e- ducation de la generation prefente eft leur ouvra- ge, e’eft entre vous d’un cote & vos anciens Man- demens de l’autre qu’il faut decider ft leur lait fpi- rituel lui a ft bien profite, s’il en a fait de ft grands faints, (9) vrais adorateurs de Dien, & de ft grands hommes , dignes d'etre la rejfource Vornement de lapatrie. Je puis ajouter une obfervation qui de- vroit frapper tous les bons Francois, & vous me¬ me comme tel j e’eft que de tant de Rois qu’a eus (8) Mandement in-4. P- 5- in-12. p. x. (9) Mandement in-4. P- s- in-12, p. x. A M. DE BEAUMONT. 25 votre Nation, le meilleur eft le feul que n’ont point eleve les Pretres. Mais qu’importe tout cela , puifque je neleur ai point donne 1’exclufion; qu’ils eleventla jeu- neffe, s’ils en font capables; je ne m’y oppofe pas; & ce que vous dites la - delTus (10) ne fait rien contremon Livre. Pretendriez-vous quemon plan fut mauvais , par cela feul qu’il peut convenir £ d’autres qu’aux gens d’Eglife ? Si l’homme eft bon par fa nature, comme je erois l’avoir demontre , il s’enfuit qu’il demeure tel taut que rien d’etranger a lui ne l’altere; & ft les hommes font medians, comme ils ontpris pei¬ ne a me l’apprendre, il s’enfuit que leur mechance- te leur vient d’ailleurs ; fermez done 1’entree au vi¬ ce, & le coeur humain fera toujours bon. Sur ce principe j’etablis , l’education negative comme la meilleure ou plut6t la feule bonne 5 je fais voir comment toute education pofitive fuit, comme qu’on s’y prenne , une route oppfe'e a fan but j & je montre comment on tendaumeme but, & com¬ ment on y arrive par le chemin que j’ai trace. J’appelle education pofitive celle qui tend a former l’efprit avant l’age & a donner a l’enfant la connoilfance des devoirs de l’homme. J’appelle education negative celle qui tend a perfedionner les organes , inftrumens de nos connoitfances , a- vant de nous donner ces connoiffdnces, & qui pre¬ pare ala raifon par i’exercice des fens. L’education, (10) Ibid, 30 LETTRE DE ROUSSEAU negative n’eft pas oifive, tant s’en faut. Elle ne donne pas Ies vertus, mais elle previent les vices ; elle n’apprend pas la verite , mais elle preferve de l’erreur. Elle difpofe l’enfant a tout ce qui peut le mener au vrai quand il eft en etat de l’entendre, & au bien quand il eft en etat de 1’aimer. Cette marche vous deplait & vous choque; il eft aife de voir pourquoi. Vous commencez par calomnier les intentions de celui qui la propofe. Selon vous , cette oifivete de I’ame in’a paru ne- celfaire pour la difpofer aux erreurs que je lui vou- lois inculquer. On ne fait pourtant pas trop quelle erreur veut donner a fon eleve celui qui ne lui ap- prend iien avec plus de foin qu’a fentir fon igno¬ rance & a lavoir qu’il ne fait rien. Vous convenez que lejugement a fes progres &nefe forme que par degres. Mais s’enfuit- il , (i 1) ajoutez-vous, qua rage de dix ans un enfant ne connoijfepas la difference du bien & du rnal , qu'il confonde U fageffs avec la folie , la bonte avec la barbaric , la vertit avecle vice ? Tout cela s’enfuit, fans doute, fi a cet age le jugement n’eft pas developpe. Qiioi ! pourfuivez-vous , il ne fentira pas qu'obeir d fon fere eft un bien, que lui defobeir eft un mal ? Bien loin de la; je foutiens qu’il fentira , au contraire, ea quittant le jeu pour after etudier faleqon, qu’obeir a fon pere eft un mal, & que lui defobeir eft un bien , en volant qoelque fruit defendu. Il fentira aufti, j’en conviens, que e’eft un mal d’etre puni (n) Aland orient in-4. P- 7. in-12, p. xiv. A M. BE EEAUMONT. 3* & un bien d’etre recompenfe} & c’eft dans la ba¬ lance de ces biens & de ces maux contradidoires que Te regie fa prudence enfantine. Je crois avoir demontre cela mille fois dans mes deux premiers volumes, & fur-tout dansle dialogue du maitre & de 1 ’enfant fur ce qui eft mal (12). Pour vous , Monfeigneur, vous refutezmes deux volumes en deux lignes , & les voici (13). Le pretendre , M. T. C. F. , c’eft calomnier la nature humaine , en lui attribuant unejlupidite qu'elle n’a point. Onne fau- roit employer une refutation plus trancbante, ni conque enmoins de mots. Mais cette ignorance, qu’il vous plait d’appeller ftupidite,fe trouve conf. tamment dans tout efprit gene dans des organcs imparfaits, ou qui n’a pas ete cultive ; c’eft une obfervation facile a faire & fenfible a tout le mon- de. Attribuer cette ignorance a la nature humai- ne n’eft done pas la calomnier , & c’eft vous qui l’avez calomniee en lui imputant une malignite qu’elle n’a point. Vous dites encore ; (14) Ne vouloir enfeigner la fagejfe a I’hornme que dans le terns qu’il J,era dod mine par la fougue des paffions mijfantes , riefl - ce. pas la lui prefenter dans le dejfein qu’il la rejette ? Voila derechef une intention que vous avez la^ bonte de me preter , & qu’affurement nul autre; que vous ne trouvera dans mon Livre. J’ai mon** 1 (12) Emile , partie T . p, 121. (1 ?) Mandement\n-\. p. 7. in-12, p. xiv. 0 4) Mandement ia-4. p. 9. in-13, p. xvil. 32 LETTRE DE ROUSSEAU tre premierement, que celui qui fera eleve cora- rne je veux ne fera pas domine par les pailions dans le terns que vous dites. J’ai montre encore comment les leqonsdela fagelfe pouvoient retar¬ der le developement de ces memes pailions. Ce font les mauvais effets de votre education que vousimputez a la mienne, & vous m’ob/edezles defauts que je vous apprends a prevenir. Jufqu’a l’adolefcence j’ai garanti des pailions le cocur de mon eleve , & quand elles font pretes a naitre , j’en recule encore le progres par des foins propres a les reprimer. Plus tot, les lecons de la fageffe ne figniEent rien pour l’enfant, hors d’etat d’y pren¬ dre interet & de les entendre; plustard, elles ne prennent plus fur un coeur deja livre aux paf¬ fions. C’eft au feul moment que j’ai choifi qu’el- les font utiles : foit pour Partner ou pour le dif- traire, il importe egalement qu’alors le jeune hom- me en foit occupe. Vous dites. (r s) Pour trOliver la jeunejfe plus docile aux lecons qiiil lui prepare, cet Auteur vent quelle foit demiee de tout principe de Religion. La raifon en eft Emple ; c’eft que je veux qu’elle ait une Religion , & que je ne lui veux rien appren- dre dont fon jugement ne foit en etat de feiuir la verite. Mais moi, Monfeigneur , fi je difois : Pour trouver la jeunejfe plus docile aux lecons quort lui prepare , on a grand foin de la prendre avanS Cage (i;) Mandement in 4. p. 7. in-12, p- xiii. A M. DE BEAUMONT. 33 Tuge de raifon. Eerois-je un raifonnement plus mauvais que le v6tre, & feroit-ce un prejuge bien favorable a ce que vous faites apprendre aux enfans ? Selon vous, je choifis l’age de raifon pour inculquer 1’erreur, & vous , vous prevenez cet age pour enfeigner la verite. Vousvouspre£ fez d’inftruire I’enfant avant qu’il puiife difcerner le vrai du faux, & moi j’attends pour le tromper qu’il foit en etat de le connoitre. Ce jugement eft-il naturel, & lequel paroic chercher a feduire, de celui qui ne veut parler qu’a des homines, ou de celui qui s’adreffe aux enfans ? Vous ine cenfurez d’avoir die & montre que tout enfant qui croit en Dieu eft idolatre ou an- tropomorphite , & vous combattez cela en difant (16) qu’on ne peutfuppofernil’unni I’autre d’un enfant qui a requ une education chretienne. VoE la ce qui eft en queftion-, refte a voir la preuve. La mienne eft que l’Education la plus Chretienne ne fauroit donner a 1’enfant l’entendement qu’il n’a pas, ni detacher fes idees des etres materiels, au deifus defquels tant d’hommes lie fauroient elever les leurs. J’en appelle, de plus, a l’ex- perience: j’exhorte chacun des ledteurs a confulter fa memoire, & a fe rappeller li, lorfqu’il a cru en Dieu etant enfant, il ne s’en eft pas toujours fait quelque image. Quand vous lui dites que la divinite n’eji rien de ce qui pent tomber foils lei (1 6) Maridement in-4. P' 7- in-13, p. xiv, "Toms IX* G 34 LETTRE DE ROUSSEaU fens i ou foil efprit trouble n’entend rien , ou M. entend qu’elle n’eft rien. Quand vous lui parlez & fur-tout pour les trouver de foi-meme fans en avoir jamais entendu parler. Je parle des hommes barbares ou fauvages •, vous m’allegucz des philo- fophes : je dis qu’il faut avoir acquis quelque phi- lofophiepour s’eleveraux notions du vrai Dieu ; vous citez Saint Paul qui reconnoit que quelques Philofophes Pai'ens fe font eleves aux notions du vrai Dieu : je dis que tel homme groffier n’eft pas toujours en etat de fe former de lui-meme une idee jufte de la divinite ; vous dites que les hom¬ mes inftruits font en etat de fe former une idee jufte de la divinite; & fur cette unique preuve , mon opinion vous paroit fouverainement abfurde. Quoi! parce qu’un Dodeur en droit doit iavoir les loix de fon pays, eft-il abfurde de fuppofer qu’un enfant qui lie fait pas lire a pu les ignorer ? Quand un Auteur ne veut pas fe repeter fans ceiTe , & qu’il a une fois etabli clairement fon fen- timent fur une matiere , il n’eft pas tenu de rap- porter toujours les memes preuves en raifonnanc fur le metne fentiment.Ses ecrits s’expliquent alors les uns par les autres , Sc les derniers , quand il a A M. DE BEAUMONT: 35 Be la methode, fuppofent toujours les premiers. Voila ce que j’ai toujours tache de faire, & ce que j’ai fait, fur-tout , dans l’occaiion dont il s’agit. Vous fuppofez, ainfi que ceux qui traitent de ces matieres, que l’homme apporte avec lui fa rai- fon toute formee, & qu’il ne s’agit que de la met- tre en oeuvre. Or cela n’eft pas vrai; car 1’une des acquifitions de l’homme, & merae des pluslentes, eft la raifon. L’homme apprend a voir des yeux de l’efprit ainfi que des yeuxdu corps; maisle pre¬ mier apprentiffage eft bien plus long que l’autre, parce que les rapports des objets intellecftuels ne fe mefurant pas comme l’etendue,ne fe trouvent que par eftimation , & que nos premiers befoins , nos befoins phyfiques , ne nous rendent pas l’examen de ces memes objets fi intereffant. 11 faut appren- dre a voir deux objets a la fois ; il faut apprendre a les comparer entr’eux, il faut apprendre a com¬ parer les objets en grand nombre, a remonter par degres aux caufes, a les fuivre dans leurs efFets ; ii faut avoir combine des infinites de rapports pour acquerir des idees de convenance, de proportion, d’harmonie & d’ordre. L’homme qui , prive du fesours de fes femblables & fans jelfe occupe de pourvoir a fes befoins, eft reduit en toute chofe a ]a feule marche de fes propres idees, fait un pro- gresbien lent'de ce cote-la : il vieillit & meurt avant d’etre forti de I’enfance de la raifon.Pouvez- yous croire de bonne foi que d’un million d’hom- C 4 40 LETTRE DE ROUSSEAU mes eleves de cetce maniere, ily en eutun feul qui vint a penfer a Dieu ? L’okdre de l’Univers, tout admirable qu’il eft, ne frappe pas egalement tous les yeux. Le peuple y fait peu d'attention , manquant des connoiffan- ces qui rendent cet ordre fenfible, & n’ayant point appris a reflechir fur ce qu’il apperqoit. Ce n’eft ni endurciifement ni mauvaife volonte; c’ert igno¬ rance, engourditrement d’efprit. La moindre me¬ ditation fatigue ces gens-la , comme le moindre travail des bras fatigue un homme de cabinet. Us ont oui parler des oeuvres de Dieu & des merveil- les de la nature. Us repetent les memes mots fans y joindfe les memes idees , & ils font peu touches de tout ce quipeut elever lefage a fon Createur. Or fi parmi nous le peuple, a portee de tant d’inf- trudlions, eft encore fi ftupide; que feront ces pauvres gens abandonnes a eux-memes des leur enfance, &qui n’ont jamais rien appris d’autrui? Croyez-vous qu’un Caffre ou un Lapon philofo- phebeaucoup fur la marche du monde & fur la generation des chofes '{ Encore les Lapons & les Caffres, vivant en corps de Nations , ont-ils des multitudes d’idees acquifes & communiquees , a i’aide defquelles ils acquierent quelques notions groffieres d’une divinite : ils ont, en quelque fa- qon , leur catechifme : mais l’homme fauvage er¬ rant feul dans les bois n’en a point du tout. Cet homme n’exifte pas, direz-vous; foit: mais il peut exifter par fuppofition. II exifte certainement des A M. DE BEAUMONTS 4 1 hommes qui n’ont jamais eu d’entretien philofo- phique en leur vie , & dont tout le terns fe con- fume a chercher leur nourriture, la devorer, & dormir. Que ferons-nous de ces hommes-la , des Eskimaux, par exemple ? En ferons-nous des Theologiens ? Mon fentiment eft done que 1’efprit de l’honl- me, fans progres, fans inftru&ion, fans culture, & tel qu’il fort des mains de la nature , n’eft pas en etat de s’elever de lui-meme aux fublimes no¬ tions de la divinite 5 mais que ces notions fe pre- fentent a nous a mefure que notre efprit fe culti- ve ; qu’aux yeux de tout homme qui a penfe, qui a reflechi, Dieu fe manifefte dans fes ouvrages; qu’il fe re'vele aux gens eclaires dans le fpedacle de la nature; qu’il faut, quand on a les yeux ouverts, les fermer pour ne l’y pas voir i que tout philofophe athee eft un raifonneur de mau- vaife foi, ou que Ton orgueil aveugle; mais qu’auiii tel homme ftupide & groffier, quoique fimple & vrai, tel efprit fans erreur & fans vice, peut, par une ignorance involontaire, ne pas remonter a 1 ’Auteur de fon etre, & ne pas concevoir ce que e’eft que Dieu j fans que cette ignorance le rende puniiTable d’un defaut auquel fon cceur n’a point confenti. Celui - ci n’eft pas eclaire, & 1 ’autre refufe de l’etre : cela me paroit fort dif¬ ferent. Appliquez a ce fentiment votre palfage de Saint Paul, & vous verrez qu’au lieu dele com-. C f $ LETTRE DE ROUSSEAU battre , il le favorite ; vous verrez que ce paffage tombe uniquement fur ces fages pretendus a qui ce qui pent etre connu de Dieu a ete mauifefle, a qui la confiderntion des chofes qui out ete faites des la creation du monde , a rendu vifible ce qui ejl invi- fible eu Dieu , mais quine Vay ant point glorified ne lui ay ant point rendu graces , fe font perdus dans la vanite de leur raifonnement , &, ainfi demeures fans excufe , en fe difant fages , font devenus fous. La raifon fur laquelle l’Apdtre reproche aux phi- lofophes de n’avoir pas gloriBe le vrai Dieu, u’e- tant point applicable a ma fuppofition, forme une induction toute en ma faveur ; elle conftrme ce que j’ai dit moi-meme, que tout (20) philofophe qui ne croit pas , a tort, parce qu'il life mal de la raifon qu'il a cultivee , tfj qu'il ejl en etat d'enten¬ dre les verites qu'il rejette ; elle montre, enfin , par le paffage meme, que vous ne m’avez point entendu ; & quand vous m’imputez d’avoir dit ce que je n’ai ni dit ni penfe, favoir que l’on ne croit en Dieu que fur l’autorite d’autrui (21) , vous avez tellement tort, qu’au contraire je n’ai fait que diftinguer les cas ou l’on peut connoitre Dieu par foi-metne, & les cas ou I’on ne lepeut que par le fecours d’autrui. (20) Emile P. II. pag. 414. (21) M. de Beaumont ne dit pas cela en propres ter- mes; mais c’eft le feul lens raifonnable qu’on puilfe don- ner a Ion texte , appuye du paffage de Saint Paul ; & je ne puis repondre qu’a ce que j’entends.(,Voyez Jon Man- dement in-4. P> 10. ) in-12, p. xvm. A M. DE BEAUMONT. 43 Au refte , quand vous auriez raifon dans cet- te critique; quand vous auriez folidement refute mon opinion , il ne s’enfuivroit pas de cela feul qu’elle fut fouverainement abfurde, comme il vous plait de la qualifier : on peut fe tromper fans tomber dans 1’extravagance, & toute erreur n’eft pas une abfurdite. Mon refpedt pour vous me rendra moins prodigue d’epithetes, & ce ne fera pas ma faute fi le Le&eur trouve a les placer. Toujours avec l’arrangement de cenfurer fans entendre , vous paffez d’une imputation grave & fauffe a une autre qui 1’eft encore plus , & apres m’avoir injuftement accufe de nierl’evidenee de la divinite, vous m’accufez plus injuftement d’en avoir revoque 1 ’unite en doute. Vous faites plus j vous prenez la peine d’entrer la-detTus en difcuf- fion, contre votre ordinaire, & le feul endroit de votre Mandement ou vous ayiez raifon , eft celui ou vous refutez une extravagance que je n’ai pas dite. Void le paflageque vous attaquez, ou plutot votre paifage ou vous rapportez le mien ; car il faut que le Ledeur me voie entre vos mains. „ (22) J e fais , ” fait-il dire au perform age fup- pofi qui lui fert d’organe ; „ je fais que le monde „ eft gouverne par une volonte puiflante & lage ; M je le vois , ou plutot je le fens, & cela m’im- „ porte a favoir: mais ce meme monde eft-il eter- 3 , nel, ou cree P Y a-t-il un principe unique des (ze) Mandement in-4. p. I0 . in-12, p. xix. 44 LETTRE DE ROUSSEAU „ chofes? Y en a t-il deux ou plufieurs, Scquelltf „ eft leur nature ? Je n’en fais rien, & que m’im- „ porte?.(2^) je renonce a des queftions „ oifeufes qui peuvent inquieter raon amour pro- „ pre, mais qui font inutiles a raa conduite & „ fuperieures a ma raifon. ” J’observe , en paiTant, que void la feconde fois que vous qualifiez le Pretre Savoyard de per- fonnage chimerique ou fuppofe. Comment etes- vous inftruit de cela, je vous fupplie '{ J’ai affirme ce que je favois ; vous niez ce que vous ne favez pas ; qui des deux eft le temeraire ? On fait, j’en conviens , qu’il y a peu de Pretres qui croient en Dieu ; mais encore n’eft-il pas prouve qu’il n’y en ait point du tout. Je reprends votre texte. (24) Que veut done dire cet Auteur temeraire ? . I unite de Dieu lui paroit me quefiion oifenje & fuperieure a fa raifon, comme ft la multip icite des Dieux n'etoit pas la plus grande des abfurdites. „ La pluralite des Dieux ” , dit energiquemesit Ter- tullien , „ eft une nuilite de Dieu, ” admettre un Dieu , deft admettre un Etre fupreme & indepen¬ dant , auqueltous les autres Etres foient fubordonnes (2>). 11 implique done qu'ily ait plufieurs Dieux. (2?) Ces points indiquent une lacune de deux lignes par lefquelles le paflage eft tenipere , & que M. de Beau¬ mont n’a pas voulu tranferire. Voy. Emile , P. III. p. (24) Mandement in-4, p- it- in-12, p. xx. (2O Tertullien fait ici un fophifme tres-familier aux petes de l’Eglife. II definic ie mot Dieu felon les Chre¬ tiens , & puis il accufe les Pai'ens de contradiction, 3$ 'LETTRE DE ROUSSEAU nous avons l’idee de deux fubftances diftindtes, favoir , l’efprit &. la matiere; ce qui penfe, & ce qui eft etendu ; & ces deux idees fe conqoivent tres-bien l’une fans l’autre. Il y a done deux manieres de concevoir l’ori- gine des chofes ; favoir , ou dans deux caufes di- verfes, 1’une vive & 1’autremorte , Tune motriee & l’autre mue , l’une adtive & f’autre paffive , 1’une efficiente & l’autre inftrumentale ; ou dans une caufe unique qui tire d’elle feule tout ce qui eft, & tout ce qui fe fait. Chacun de ces deux fentimens, debattus par les metaphyficiens depuis tant de fiecles, n’en eft pas devenu plus croya- ble a la raifon humaine : & ft l’exiftence eter- nelle & neceifaire de la matiere a pour nous fes difficultes , fa creation n’en a pas de moindres > puifque tant d’hommes & de philofophes , qui dans tous les terns ont medite fur ce fujet , ont tous unanimement rejette la poffibilite de la crea¬ tion, excepte peut-etre un tres petit nombrequi paroiifent avoir fincerement foumis leur raifon a 1’autorite ; fincerite que les motifs de leur inte- ret, de leur furete , de leur repos , rendent fort fufpecte, & dont il fera toujours impoffible de s’alfurer, tant que l’on rifquera quelque chofe a parler vrai. Suppose qu’ily ait un principe eternel & uni¬ que des chofes, ce principe etant fimple dans fon effence n’eft pas compofe de matiere & d’efprit mais il eft matiere ou efprit feulement. Sur les A M. DE BEAUMONT. 47 raifons deduites par le Vicaire, ilne fauroitcon- cevoir que ce principe foit matiere , & s’il eft efprit, il ne fauroit concevoir que par lui la ma¬ tiere ait requ l’etre: car il faudroit pour cela concevoir la creation; or l’idee de creation , l'idee fous laquelle on conqoit que par un fimple acts de volonte rien devient quelque chofe, eft, de toutes les idees qui ne font pas clairement con- tradidoires, la moins comprebenfible a l’cfprit: humain. Arrete des deux cotes par ces difficultes, le bon Pretre demeure indecis, & ne fe tourmente point d’un doute de pure {peculation, qui n’influe en aucune maniere fur fes devoirs en ce monde; car eiifin que m’importe d’expliquer Porigine des etres, pourvu que je fache comment ils fubfiftent, quelle place j’y dois remplir , & en vertu de quo! cette obligation m’eft impoiee ? Mils fuppofer deux principes (2 6 ) des chofes, fuppofition que pourtant le Vicaire ne fait point, ce 11’eft pas pour cela fuppofer deux Dieux; a moins que, comrne les Manicheens, on ne fup- pofe aufti ces principes tous deux aclifs j dodrine abfolument contraire a celle du Vicaire , qui, tres-pofitivement,n’admetqu’une, intelligence pre- (26) Celui qui ne connoit que deux fubftances, ne peut non plus imaginer que deux principes, & le terme , ou plupeurs , ajoute dans 1’endroit cits , n’eft. la qu'une efpece dexpletif, fervant tout-au plus i faire entendre que le nombre de ces principes n’importe pas plus a con- goitre que leur nature. 48 LETTRE DE ROUSSEAU tniere , qu’un feul principe actif, & par confe- quent. qu’un feulDieu. J’atoue bien que la creation du monde etant clairement enoncee dans nos tradudions de la Genefe, la rejetter politivement feroit a cet egard rejetter l’autorite, finon des Livres Sacres, au moins des tradu&ions qu’on nous en donne, & c’eft auffi ce qui tient le Vicaire dans un doute qu’il n’auroit peut etre pas fans cctte autorite : Car d’ailleurs la coexiftence des deux Principes (27) femble expliquer mieux la conftitution de l’Univers & lever des difficultes qu’on a peine a refoudre fans elle, comme entre autres celle de l’origine du mal. De plus, il faudroit entendre parfaitement 1’Hebreu , & meme avoir ete con- temporain de Moife, pour favoir certainement quel fens il a donne au mot qu’on nous rend par le mot cr£a. Ce terme eft trop philofophique pour avoir eu dans fon origine l’acception connue & populaire que nous lui donnons maintenant fur la (27' Il eft bon de renmrquer que cette queftion de l’e- ternite de la matiere , qui effarouche ft fort nos Theolo- giens, effarouchoit affez peu les Peres de l’Eglife, moins eloignds des fentimens de Platon. Sans^ parler de Juftin martyr , d’Origene , & d’autres , Clement Alexandrin prend fi bien l’affirmative dans fes Hypotipofes , que Photius veut a caufe de cela que ce Livre ait ete falfifie. Mais le meme fentiment reparoit encore dans les Stroma- tes , 011 Clement rapporte celui d’Hdraclite fans l’improu- ver. Ce Pere, Livre Y. tache , a la verite , d’etablir un feul principe , mais c’eft parce qu’il refufe ce nom a 1* matiere, meme en admettant fon eteraite. £ M. DE BEAUMONT. 49 la foi de nos Dodeurs. Cette acception a pu changer & tromper meme les Septante , deja im- bus des que[lions de la Philofophie Grecque; rien n’eft moins rare que des mots dont le fens change par trait de terns, & qui font attribuer aux an- ciens Auteurs qui s’en font fervis, des idees qu’ils n’ont point eues. II eft tres-douteux que le mot grec ait eu le fens qu’il nous plait de lui donner, & il eft tres-certain que le mot latiu n’a point eu ce merae fens, puifque Lucrece , qui nie for- mellement la poffibilite de toute creation, ne laiffe pas d’employer fouventle meme terrne pour exprimer la formation de 1 ’ Uni vers & de fes parties. Enfin M. de Beaufobre a prouve (2f) que la notion de la creation ne fe trouve point dans l’ancienne Theologie Judaique , & vous etes trop inftruit, Monfeigneur , pour ignorer que beaucoup d’hommes pleins de refped pour nos Livres Sacres n’ont cependant point reconnu dans lerecit de Moife l’abfolue creation d e l’U- nivers. Ainfile Vicaire, a qui le defpotifme des T heologier.s n’en impofe pas , peut tres - bien , fans en etre moins orthodoxe , douter s’il y a deux principes eternels des chofes , 011 s’il n’y enaqu’un. C’eft un debat purement grammati¬ cal 011 philofophique, ou la revelation n’entre pour rien. Quoi qu’il «*n foit, ce n’eft pas de cela qu’il (28) Hill du Maniehe'ifme, T. IL Tome XL U 50 LETTRE DE ROUSSEAU* s’agit entre nous, & fans foutenir les fentimens duVicaire , je n’ai rien a faire ici qu’a montrec vos torts. Or vous avez tort d’avancer que l’unite do Dieu me paroit une queftion oifeufe & fuperieure ala raifon ; puifque dans FEcrit que vous cenfu- rez, cette unite elt etablie & foutenue par le rai- fonnement, & vous avez tort de vous ctayer d’ura paifage de Tertullien pour conclure contre moi qu’il implique qu’il y ait plufieurs Dieux : car Ians avoir befoin de Tertullien, je conclus aufli de rnon cote qu’il implique qu’il y ait plufieurs- Dieux. Vous avez tort deme qualifier pour cela'd’Au- teur temeraire,puifqu’ou il n’y a point d’aifertioii ii n’y appoint de temerite. On ne peut concevoir qu’un Auteur {bit un temeraire, uniquement pour etre moins hardi que vous. Enfin vous avez tort de croireavoir bien juftl- fielesdogmes particulars qui dennent a Dieu les- paffions humaines , & qui loin d’eclaircir les no¬ tions du grand Etre, les cmbrouiilent & les aviliC fent, en m’accufiuit fauffement d’embrouiller & d’avilir moi-meme ces notions, d’attaquer direc- tement Pefience divine, que je n’ai point attaquee*. & de revoquer en doute foil unite , que je n’ai point revoque en doute. Si je Pavois fait, qus s’enfuivroit-il ? Recriminer n’eft pas fe juftifier mais ceiui qui, pour toute defenfe , ue fait que recriminer a faux, a bien Pair d’etre feul coupabki La, contradiction que vous me reprochez dans A M. DE BEAUMONT. le merne lieu eft tout auffibien fondee que la pre- cedente accufation. line fait , dites-vous, quelle ejl la. nature de Dieu , £s? bientot aprss il reconnoit que cet Etre fupreme ejl doue d?intelligence , de puif fance , de volonte, & de bonte ; ri ejl-ce done pcis~ la avoir line idee de la nature divine ? Uoici, Monfeigneur, la-deifus ce que j’ai a vous dire. „ DifcU eft intelligent; mais comment l’eft il? „ L’homme eft intelligent quand il raifonne, & la „ fupreme intelligence n’a pas befoin de raifonner ; ,, il n’y a pour elle ni premiifes ni confequences, jj il n’y a pas merae de propofition; e'le eft pure- j, ment intuitive, elle voit egalement tout ce qui 3, eft & tout ce qui peut etre ; toutes les verites ,3 ne font pour elle qu’une feule idee , corame „ tousles lieux unfeul point k -o is les terns urt „ feul moment. La puiffance Viumaine agit par des ,3 moyens , la puiifance divine agit par elle meme: 33 Dieu peut parce qu’il veut,fa volonte fait fon „ pouvoir. Dieu eft bon , rien n’eft: plus manifefx j, te ; mais la bonte dans 1 ’homme eft l’amour de 5, fes femblables, & la bonte de Dieu eft l’amour j, del’ordre ; car e’eft par l’ordre qu’il maintient ,3 ce qui exifte ; & lie chaque partieavec le tout, j, Dieu eft jutte, j’en fuis convaincu ; e’eft une 3, fuite de fa bonte ; 1 ’injuftice des hommes eft 33 leur ceuvre & non pas la fienne : le defordre ,3 moral qui depofe contre la providence aux yeux n des philofophes , ne fait que la demontrer aux D a 5 1 LETTRE DE ROUSSEAtf „ miens. Mais la juftice de l’homme eft de rendrf 5 , a chacun ce qui lui appartient, & la juftice de „ Dieu de demander compte a chacun de ce qu’il 3y lui a donne. ,, Que fi je viens a decouvrir fueceffivement x ces attributs dont je n’ai nulle idee abfolue , , 3 c’eft par des confequences forcees , c’eft par le „ bon ufage de rna raifon : mais je les affirme „ fans les comprendre, & dans le fond c’eft ri’af- 3, firmer rien. J’ai beau me dire , Dieu eft ainfi ; „ je le fens , je me le prouve : je n’eu conqois 33 pas mieux comment Dieu peut etre ainfi. „ Enfin plus je m’efforce de contempler foil elfence infinie , moins je la concois j mais elle „ eft, cela me fuffit: moins je la conqois , plus je 3, l’adore. Je m’humil-ie & lui dis : Etre des etres, ,3 je fuis pare® que tu es ; c’eft m’elever a nm 33 fource que de te mediter fans ceffe. Le plus ,, digne ufage de ma raifon eft de s’aneantir de- 33 vant toi: c’eft mon ravilTement d’efprit, c’eft j, le charme de ma foiblelic de me fentir accable 33 de ta grandeur. ” Voila. ma reponfc , & je la crois peremptoire. Faut-il vous dire, a- prefent ou je l’ai prife ? Je 1’ai tiree mot-a--mot de l’endroit meme que vous aecufez de contradiction (29). Vous en ufez com- aie tous mes adverfaires, qui, pour me refuter, ne font qu’ecrire les objections que je me fids (39) Emile, P. Ill, pag. 94 &fum A M. DE BEAUMONT. S3 lakes, & fupprimer mes folutions. La reponfe eft dejatoute prete ; e’eftl’ouvrage qu’ils ont refute. Nous avanqons, Monfeigneur, vers les dif- cu Lions les plus importantes. Aprls avoir attaque mon Syltenie & mon Livre vous attaquez auilima Religion , & parce que le Vicaire Catholique fait des objections contre fon Eglife, vous cherchez a me faire paifer pour enne- roi de la miennej comme fi propofer des difficultcs fur un fentiment, c’etoit y renoncer ; comme ft toute connoiffance humaine n’avoit pas les fien- nes ; comme ft la Geometrie elle-meme n’en avoit pas , ou que les Geometres fe fiflent une loi de les wire pour ne pas iiuire a la certitude de leur art. La reponfe que jai d’avance a vous faire eft de vous declarer avec ma franchife ordinaire mes fen- tftnens en matiere de Religion , tels que je les ai profeffes dans tous mes Ecrits , & tels qu’ils ont toujours ete dans ma bouche & dans mon coeur.Je vous dira-i, de plus, pourquoi j’ai publie la profef- fton de foi du Vicaire , & pourquoi, malgre tanfc de clameurs, je la tiendrai toujours pour l’Ecrit le meilleur & le plus utile dans le fiecle oil je l’ai publie. Les buchers ni les decret$ ne me feront point changer de langage, lesTheologiens en m’or- donnant d’etre humble ne me feront point etra faux,& les philofophes en me taxant d’hypocrifie lie me feront point profelfer l’incredulite. Je dirai, ma Religion, parce que j’en ai une, & je la dirai liautement, parce que j’aj le courage dela direj P 3 u LETTRE DE ROUSSEAU Sc qu’il f-roit a defirer pour le bien clcs hommeS que ce fut celle du genre humain. Monseignkur , je fuis Chretien & fincerement Chretien , ielon la dodtrine de l’Evangile. Je fuis Chretien , non comme un difciple des Pretres, rnais comme un Difciple de Jefus-Chrift. Mon Maitre apeu fubtilife fur le dogme, & beaucoup inlifte fur les. devoirs; il prefcrivoit moins d’ar- ticles de foi que de bonnes oeuvres ; il n’ordonnoit de croire que.ce qui etoit neceffaire pour etre bon; quand il reiumoit la Loi & les Prophetes , c’etoit bien p!/us dans des adtes de vertu que dans des formjzdes de croyance (3®) , & il m’a dit par lui- roeme & par fes Apotres que celui qui aime fon frere a accompli la Loi (j x). Moi de mon cote, ties - convaincu des verites effentielles au Chriftianifme, lefquelles fervent de fondement a toute bonne morale, cherchant au furplus anourrir mon coeur del’efprit de l’Evan¬ gile Ians tourmenter ma raifon de ce qui m’y pa- roitobfcur, enfin perfuade que quiconque aime Dieu par-delTus toute chofe &fon prochain com¬ me foi-meme, eft un vrai Chretien , je m’eiforce de l’etre, laiffant a part toutes ces fubtilites de doctrine, tous ces importans galimatias dont les Phariuens embrouillent nos devoirs &offufquen£ notre foi; & mettant avec Saint Paul la foi-meme au-delfous de la charite (32). (3o)Matth. VII. 12 (31) Galat. V. 14. (33) 1. Cor. XIII. 2. ij. LETTRE DE ROUSSEAU doxe , ni dire pour leur plaire ce que je ne penfd pas. Que II ma veracite les offeufe, & qu’ils veuillent me retrancher de l’Eglife , je craindrai peu cette menace dont l’execution n’eft pas en leur pouvoir. Ilsne m’empecheront pas d’etre uni de cocur avec les fideles ; ils lie m’oteront pas du rang des elus fi jV fuis infcrir. Jls peuvent m’en oter les confolations dans cette vie , mais non l’efpoir dans cede qui doit la fuivre, & c’eft - la que mon voeu le plus ardent & le plus fincere eft d’avoir Jefus-Chrift meme pour arbitre & pour Juge entre eux & moi. Tels font, Monfeigneur , nies vrais fentimens, que je ne donne pour regie a perfonne, mais que je declare etre les miens , & qui refteront tels tanfc qu’il plaira, non aux hommes, mais a Dieu , feul raaitre de changer mon coeur & ma raifon : car auffi long-terns que je ferai ce que je fuis & que je penferai comme je penfe , jeparierai comme ja parle. Bien different, je l’avoue, de vos Chre¬ tiens en effjgie, toujours prets a croire ce qu’il faut croire ou a dire ce qu’il faut dire pour leur interet ou pour leur repos, & toujours furs d’etre aifez bons Chretiens, pourvu qu’on ne bride pas leurs Livres & qu’iis ne foient pas decretes. Ils vivent en gens perfuades que non-feulement il faut confeffer tel & tel article , mais que cela fuf- ht pour aller en paradis; & moi je penfe, au eontraire , que l’effentiel de la Religion confifte «n pratique 3 que non-feulement il faut etre hom- A M. DE BEAUMONT. f7 hie debien , mifericordieux, humain , charitable, mais que quiconque eft vraiment tel en croitaffez pour etre fauve. J’avoue, au refte » que leur doc¬ trine eft plus commode que la mienne , & qu’il en coiitebien moins de femettreau nombre des fcdelesp ar des opinions que par des vertus. Que ft j’ai du garder ces fentimens pour moi feul , comrae ils ne ceflent de le dire ; ft lorfque fai eu le courage de les publier & de me nom- mer, j’ai attaque les Loix & trouble l’ordre pu¬ blic, c’eft ce que j’examinerai tout-a-l’heure. Mais qu’il me foit permis , auparavant, de vous fup- plier, Monfeigneur , vous & tous ceux qui liront cet ecrit, d’ajouter quelque foi aux declarations d’un ami de la verite, & de ne pas imiter ceux qui, fans preuve , fans vraifemblance , & fur le feul temoignage deleur propre coeur, m’accufenfc d’atheifme & d’irreligion contre des proteftations ft pofttives & que rien de ma part n’a jamais de- rnenties. Je n’ai pas trop, ce me femble, fair d’un homme qui fe deguife , & il n’eft pas aife de voir quel interet j’aurois a me deguifer ainfi. L’oa doit prefumer que celui qui s’exprimefi librement fur ce qu’il ne croit pas, eft lincere en ce qu’il dit sroire , & quand fes difeours , fa conduite & fes ecrits font toujours d’accord fur ce point, qui¬ conque ofe affirmer qu’il ment, & n’eft pas un Dieu , ment infailliblement lui-meme. Je n’ai pas toujours eu le bonheur de vivre fytil. J’ai freqttente des homines de toute efpece* fS LETTRE DE ROUSSEAU J’ai vu des gens de tous Lcs partis, des Croyans- de routes les fectes , des efprits-forts de tousles fyftemes j j’ai vu des. grands , des petits, des liber- tins , des philofophes. J’ai cu des amis furs & d’autres qui l’etoient moins : j’ai etc cnvironne d’efpions , de malveuillans , & le monde eft plein de gens qui me hauTent a caufe du mal qu’ils m’ont fait. J.e les adjure tous, quels qu’ils puilfent etre, de declarer au public ce qu’ils favent de ina croyance en matiere de Religion ; li dans le commerce le plus fuivi, fi dans la plus etroite familiarite , li dans la gaietc des repas , li dans les confidences du tete-a-tete ils m’ont jamais trouve different de moi-meme ; li lorfqu’ils ont voulu difputer ou plaifanter, leurs argumens on leurs railleries m’ont un moment ebranle , s’ils. m’ont lurpris a varierdans mes fentimens, li dans le fecret de mou ccaur ils en ont penetre que je : cachois au public 5 li dans quelque terns que cq foit ils ont trouve en moi une ombre de faulfete ou d’hypocrifie , qu’ils le difent, qu’ils reveient tout; qu’ils me devoilent; j’y confens , je les en prie, je les dilpenfo du fecret de l’amitie ; qu’ils difent hautement, non ce qu’ils voudroient que je fuffe , mais ce qu’ils.favent que je fuis : qu’ils me jugent felon leur confcience ; je leur confie mon honneur fans crainte , & je promets de ne les point r ecu feu Qua ceux qui m’accufent d’etre fans Religion parce qu’ils ne concpivent pas qu’ou en puilfs So LETTRE DE ROUSSEAU* tous ces gens fi decides , qui difent fans celTe croire fermement ceci & cela, que ces gens fi furs de tout, fans avoir pourtant de meilleures preu- ves que les miennes , que ces gens , enfin, dont la plupart ne font guere plus fa vans que moi, & qui, fans lever mes difficultes, me reprochent de les avoir propofees, foient les gens de bonne foi? Pourquoi ferois-je un hypocrite, & que ga- guerois-je a l’etre ? j’ai attaque tous les interets particuliers , j’ai fufcite contre moi tous les par¬ tis , je n’ai foutenu que la caufe de Dieu & de l’humanite , & qui eft-ee qui s’en foucie ? Ce que j’en ai dit n’apas meme fait la moindre fenfation, & pas une amenem’en a fu g re. Si je me iulfe ouvertement declare pour l’atheifme, les devots ne m’auroient pas fait pis, & d’autres ennemis non moins dangereux ne me porteroient point leurs coups en fecret. Si je me fuife ouvertement declare pour l’atheifme , les uns m’eulfent attaque avec plus de referve en me voyant defendu par les autres , & difpofe moi-meme a la vengeance; mais un homnie qui craint Dieu n’eft guere a craindre; fon parti n’eft pas redoutable , il eft feul ou ii-peu-pres , & Ton eft fur de pouvoir lui fairs beaucoup de mal avant qu’il fonge a le rendre. Si je me fuife ouvertement declare pour l’atheif- me , en me feparant ainfi de 1’Eglife , j’aurois ote tout d’un coup a fes Miniftres le moyen de me Earceier fans csifs , Sc de me faire endurer toutgs AM; DE BEAUMONT. letirs petites tyrannies •, je n’aurois point efluye tant d’ineptes cenfures , & au lieu de me blamer fi aigrement d’avoir ecrit il eut fallu me refuter, ce qui n’eft pas tout-a-fait fi facile. Enfin fi je me fufle ouvertemetit declare pour l’atheifme on eut d’abord un pen clabaude; mais on m’eut bien- t6t laiife en paix comme tous les autres ; lepeu- ple du Seigneur n’eut point pris infpedtion fur moi, chacun n’eut point cru me faire grace en ne me traitant pas en excommuniei & j’eulfe ete quit- te a-quitte avec tout le monde : les faintes en Urael ne m’auroient point ecrit des Lettres ano- irymes,&leur charite ne fe fut point exhalee en devotes injures : elles n’euxTent point pris la peine de m’aifurer humblement que j etuis un fcelerat, un monftre execrable , & que le monde eut ete trop heureux fi quelque bonne ame eut pris le foin de m’etouffer au berceau : d’honnetes gens , de leur cote , me regardant alors comme un reprou- •ve, ne fe tourmenteroient & ne me tourmente- roient point pour me ramener dans la bonne voie; 51s ne me tiraiileroient pas a droite & a gauche, ils ne m’etouiferoient pas fous le poids de leurs fermons , ils ne me forceroient pas de benir leur tzele en maudiflant leur importunite , & de fentir avec reconnoiflimce qu’ils font appelles a me fair® perir d ennui. Monseigneur, fi je fuis un hypocrite, je fuis am fou ; puifque , pour ce que je demande aux Jaommes, c’eft une grande folie de fe mettre en 72 LETTRE DE ROUSSEAU main n’eft pas aflez clgir. Dieu lui-meme, s’il dai- gnoit nous parler dans nos langues, ne nous diroit rien fur quoi l’on ne put difputer. Nos iangues font Pouvrage des hommes, & les hornmes font bornes. Nos langues font l’ouvrage des hommes, &les hommes font menteurs. Com- me il n y a point de verite ii clairement enoncee mi 1’on ne puilfe trouver quelque chicane a faire, il n'y a point de fi groffier menfonge qu’on ne puiiTe etayer de quelque faulfe raifon. Supposons qu’un particulier vienne a minuit nous crier qu’il eft jour : on fe moquera de lui: mais laiifez a ce particulier le terns & les moyens de fe faire une fe&e , tot ou tard fes partifans vien- dront a bout de vous prouver qu’il difoit vrai. Car enfin , diront-i!s, quand il a prononce qu’il etoit jour , il etoit jour en quelque lieu de la ter- re; rien n’eft plus certain. D’autres ayant etabli qu’il y a toujours dans l’air quelques particules de lumiere, foutiendront qu’en un autre fens en¬ core , il eft tres-vrai qu’il eft jour la nuit..Pourvu que des gens fubtils s’en melent, bientot on vous fera voirle foleil en plein minuit. Tout le monde ne fe rendra pas a cette evidence. Il y aura des debats qui degenereront, felon l’ufage, en guer- res & en cruantes. Les uns voudront des explica¬ tions , les autres n’en voudront point; l’un vou- dra prendre la propolition au figure , l’autre au propre. L’un dira ; il a dit a minuit qu’il etoit jour; & il etoit nuifc : Pautre dira j il a dit a minuit qu’il A M. DE BEAUMONT. 73 etoit jour, & il etoit jour. Chacun taxera de mau- vaife foi le parti contraire, & n’y verra que des obftines. On finira par fe battre , fe maffacrer; les flots de fang couleront de toutes parts; & fi la nouvelle fedeeft enfin vidorieufe, ilreftera de- montre qu’il eft jour la riuit. C’eft a-peu-pres l’hiftoirede toutes les querelles de Religion. La plupart des cultes nouveaux s’etabliffent par le fanatifrae , & fe maintiennent par i’hypocrifie; de-ia vient qu’ils choquent la raifon & ne menent point a la vertu. L’enthoufiafme &le delire ne rai- fonnent pas ; tant qu’ils durent, tout pafle & l’on marchande peu fur les dograes: cela eft d’ailleurs fi commode ! la dodriue coute fi peu a fuivre & la morale coute tant a pratiquer, qu’en fe jettant du cote le plus facile , on racbete les bonnes ccuvres par le merite d’une grande foi. Mais quoi qu’011 fatfe , le fanatifme eft un etat de crife qui ne peut durer toujours. II a fes acces plus ou moins longs , plus ou moins frequens , & il a aufti fes relaches, durant lefquels on eft: de fang froid. C’eft alors qu’en revenant furfoi-meme,on eft tout furpris de fe voir enchaine par tant d’abfurdites. Cependant le culte eft regie , les formes font prefcrites , les loix font etablies, les tranfgrelfeurs font punis. Ira- t-on protefter feul contre tout cela , recufer les Loix de fon pays, & renierla Religion de fon pe- re ? Qui l’oferoit ? On fe foumet en fiience , l’inte- ret veut qu’on foit de 1 ’avis de celui dont on he- rite. On fait done comme les autres; fauf a rite a e r 74 LETTRE DE ROUSSEAU fon aife en particulier de ce qu’on feint de refpec- ter en public. Voila , Monfeigneur , comme penfe le gros des h'ommes dans la plupart des Religions, & fur-tout dans la votre; & voila la clef des incon- fequences qu’on remarque entre leur morale & leurs addons. Leur croyance n’eft qu’apparence , & leurs mceurs font comme leur foi. PotfRQUOi un homme a-t-il infpedtion fur la croyance d’un autre , & pourquoi l’Etat a-t il inf. pedlion fur celle des Citoyens ? C’eft parce qu’on fuppofe que la croyance des hommes determine leur morale , & que des idees qu’ils ont de la vie a venir depend leur conduite en celle-ci. Quand cela n’eft pas , qu’importe ce qu’ils croient, ou ce qu’ils font femblant de croire ? L’apparence de la Religion ne fert plus qu’a les dilpenfer d’en avoir une. Dans la fociete chacun eft en droit de s’infor- mer fi un autre fe croit oblige d’etre jufte, & le Souverain eft en droit d’examiner les raifons fur lefquelles chacun fonde cette obligation. De plus , les formes nadonaies doivent etre obfervees ■> c’eft fur quoi j’ai beaucoup infifte. Mais quant aux opi¬ nions qui ne tiennent point a la morale, qui n’in- fluenten aucune maniere fur les addons, & quine tendent point a tranfgreifer les Loix , chacun n’a la-delfus que fon jugement pour maitre, & nnl n’a ni droit ni interet de prefcrire a d’autres fa fa- qon de penfer. Si, par exemple, quelqu’un , meme conftitue en autorite, venoit me demander mon fentiment fur la fameufe queftion de 1’hypoftafe A M. DE BEAUMONT. 7 f dont la Bible ne dit pas un mot, mais pour la- quelletant de grands enfans ont tenu des Conciles & tant d’hommes ont ete tourmentes ; apres lui avoir dit que je ne l’entends point & ne me foucie point de 1’entendre, ie Je prierois le plus honne- tement que je pourrois de fe rneler de fes affaires , & s’il inilftoit, je le laiiferois - la. Voila le feul principe fur lequel on puilfe eta- blir quelque chofe de fixe & d’equitable iur les dif. putes de Religion; Tans quoi , cbacun pofant de fon cote ce qui eft en queftion , jamais on ne con- viendra de rien , l’on ne s’entendra de la vie , & la Religion, qui devroitfairele bonheur des hom¬ ines, fera toujours leurs plus grands maux. Mais plus les Religions vieilliflent, plus leur objet fe perd de vue ; les fubtilites fe multiplient, on veuttout expliquer ,tout decider, tout enten¬ dre ; inceflamment la dodrine fe rafine & la mo¬ rale deperit toujours plus. Allurement il y a loin de l’efprit du Deuteronome a l’elprit du Talmud & de la Afifna, & de l’efprit de 1 ’Evangile aux querelles fur la Conftitution ! Saint Thomas de- mande (34) II par la fuceeffion des terns les arti¬ cles de foi fe font multiplies, & il fe declare pour l’affirmative. C’eft-a-dire que les docteurs , rencherilfant les 1111s fur les autres, en favent plus que n’en ont dit les Apotres & Jefus-Chrift. Saint Paul avoue ne voir qu’obfcurement & ne connoi-. (34) Sccunda fccutvLe Qwtji. I. Art. VII. 7<5 LETTREDE ROUSSEAU tre qu’en partie (35). Vraiment nos Theologiens font bien plus avances que cela; ils voienttout , ils favent tout: ils nous rendent clair ce qui eft obfcur dans PEcriture; ils prononcent fur ce qui etoit indecis : ils nous font fentir avec leur mo- deftie ordinaire que les Auteurs Sacres avoient grand befoin de leur fecours pour fe faire enten¬ dre , & que le Saint Efprit n’eut pas fu s’expli- quer clairement fans eux. Quand on perd de vue les devoirs de Phom- me pour ne s’occuper que des opinions des Pre- tres & de leurs fri voles difputes , on ne deman- de plus d’un Chretien s’il craint Dieu , mais s’il eft orthodoxe , on lui fait figner des formulaires furies queftions les plus inutiles & fouvent les plus inintelligibles, & quand il afigne, tout va bien; l’on ne s’inforrae plus du refte. Pourvu qu’il n’aille pas fe faire pendre; il peut vivre au furplus corame il lui plaira; fes moeurs ne font rien a l’af- faire, la do&rine eft en furete. Quand la Religion en eft-la , quel bien fait-elle a la fociete, de quel avantage eft elle aux hommes ? Elie ne fert qu’a exciter entr'eux des dilfentions, des troubles, des guerres de toute efpece ; ales faire entre-egorger pour des Logogryphes: il vaudroit mieux alors n’avoir point de Religion que d’en avoir une li mal-entcndue. Empechons - la , s’il fe peut, de degenerer a ce point, & foyons furs , malgre les buchers & les chaines, d’avoir bien merite du genre humain. (15) I. Cor. XIII. 9. 12. A M. DE BEAUMONT. 77 Suprosons que, las des querelles qiii le dechi- rent, il s’affemble pour les terminer & convenir d’une Religion commune a tous les Peuples. Cha- cun commencera , cela eft iur, par propofer la fienne comme la feule vraie, la feule raifonnable & demontree, la feule agreable a Dieu & utile aux hommes; maisTes preuves ne repondant pas la-delfus a fa perfuafion, du moins au gre des au- tres fe&es, chaque parti n’aura de voix que la fienne; tous les autres fe reuniront contre luice¬ la n’eft pas moins fur. La deliberation fera le tout de cette maniere , un feul propofant, & tous re- jettant; ce n’eft pas le moyen d’etre d’accord. II eft croyable qu’apres bien du terns perdu dans ces altercations pueriles, les hommes de fens cher- cheront des moyens de conciliation. Ils propo- feront , pour cela, d e commencer par chaffer tous les Theologiens de l’affemblee , & il ne leur fera pas difficile de fake voir combien ce preliminaire eft indifpenfable. Cette bonne oeuvre faite, ils diront aux peuples: Tant que vous ne convien- drez pas de quelque principe, il n’eft pas poflible meme que vous vous entendiez, & c’eft un argu¬ ment qui n’a jamais convaincu perfonne que de dire; vous avez tort, car j’ai raifon. „ Vous parlez de ce qui eft agreable a Dieu. » Voila precifement ce qui eft en queftion. Si » nous favions quel culte lui eftle plus agreable , „ il n’y auroit plus de difpute entrenous. Vous 3 ) parlez auifi de Ge qui eft utile aux hqmmes; 78 LETT RE DE ROUSSEAu 33 55 55 55 55 53 53 53 33 53 33 33 33 33 33 33 33 33 33 33 33 33 33 » 33 33 c’eft autre chofe ; les hommes peuvent juger de cela. Prenons done cette utilite pour re¬ gie , & puis etabliflons la dodtrine qui s’y rap- porte le plus. Nous pourrons efperer d’appro- cher ainfi de la verite autant qu’il eft poffiblea des hommes : car il eft a prefumer que ce qui eft le plus utile aux creatures, eft le plus agrea- ble au Createur. „ Cherchons d’abord s’il y a quelque affinite naturelle entrenous ; ft nous fornmes quelque chofe les uns auxautres. Vous Juifs , que pen- fez-vous fur l’origine du genre hurnain? Nous penfons qu’il eft forti d’un meme Pere. Et vous Chretiens? Nous penfons la-delfus comme les Juifs. Et vous , Turcs ? Nous penfons comme les Juifs & les Chretiens. Cela eft deja bon : puifque les hommes font tous freres, ils doi- vent s’aimer comme tels. „ Dites-uous maintenant de qui leur Pere comrnun avoit requ l’etre? Car il ne s’etoit pas fait tout feul. Du Createur du Ciel & de la terre. Juifs , Chretiens & Turcs font d’ac- cord auffi fur cela , c’eft encore un tres-grand point. „ ETcethomme, ouvrage du Createur , eft-il un etre fimple ou mixte?Eft-il forme d’une fubf- tance unique , ou de plufieurs ? Chretiens , re- pondez. Il eft compofe de deux fubftances, dont l’une eft mortelle, &dontl’autre ne peut mou- rir. Et vous, Turcs ? Nous penfons de meme* 55 A M. DE BEAUMONT. 79 Et vous , Juifs ? Autrefois nos idees la-deflus „ etoient fort confufes, comme les exprefiions „ de nos Livres Sacres ; mais les Efleniens nous ,3 ont eclaires, & nous penfons encore fur ce „ point comme les Chretiens. ” En procedant ainfi d’interrogations en interro¬ gations , fur Ja Providence divine, fur l’economie de la vie a venir, & fur toutes les queftions eifen- tielles au bon ordre du genre humain, ces metnes hommes ayant obtenu de tous des reponfes pref- que uniformes,leur diront: (On fe fouviendra que les Theologiens n’y font plus.),, Mes amis de quoi 33 vous tourmentez-vous ? Vous voila tous d’ac- „ cord fur ce qui vousimporte ; quand vous dif- 33 fererez de fentiment fur lerefte, )'y vois peu 33 d’incon venient.Formez de ce petit nombre d’ar- ,3 tides une Religion univerfelle,& qui foit, pour ,3 ainfi dire, la Religion humaine & fociale , que „ tout horame vivant en fociete foit oblige d’ad- 3, mettre. Si quelqu’un dogmatife contre elle,qu’ii ,3 foit banni de la fociete, comme ennemi de fes 33 Loix fondamentales. Quant au refte fur quoi 33 vous n’etes pas d’accord, formez chacun de vos 3, croyances particulieres autanc de Religions na- 33 tionales, &fui.vez-les en fincerite de cceur. Mais 3, n’allez point vous tournientant pour les faire ,3 admettre aux autres Peuples , & foyez affures 5, que Dieu n’exige pas cela. Car il eft auffi in- ,3 jufte de vouloir les loumettre a vos opinions „ qu’a vos loix, & les millionnaires ne nae fem- 8o LETTRE DE ROUSSEAU 33 53 33 M 33 *3 33 33 » 33 33 33 33 33 *3 33 33 33 33 33 33 33 33 33 33 33 33 S3 blent guere plus Pages que les conquerans. „ En fuivant vos diverfes dodtrines , cedez de vous les flgurer 11 demontrees que quiconque ne les voit pas telles foit coupable a vcs yeux de mauvaifefoi. Ne croyez point que tous ceux qui pefent vos preuves & les rejettent, foient pour cela des obdines que leur ineredulite ren- de pumlfables ; ne croyez point que la raifon , l’amour du vrai, la llncerire foient pour vous feuls. Quoi qu’on falfe , on fera toujours porte a traiter en ennemis ceux qu’on accufera de fe refufer a l’evidence. On plaint l’erreur, mais on hait l’opini&trete. Donnez la preference a vos raifons, a la bonne heure ■, mais fachez que ceux qui nes’y rendent pas , out les leurs. „ Ho.nOREZ en general tous les fondateurs de vos ctiltes refpeclifs. Que chacun rende au fien ce qu’il croit lui devoir , mais qu’il ne meprife point ceux des autres. Usonteude grands ge- nies & degrandes vertus : cela ell toujours elli- mable. Ils fe font dits les Envoyes de Dieu, cela peut etre & n’etre pas : c’eft de quoi la plu¬ rality ne fauroit juger d’une maniere uniforme, les preuves n’etant pas egalement a fa portee. Mais quand cela ne feroit pas , il ne faut point les traiter 11 legerement d’impolleurs. Qui fait jufqu’ou les meditations continuelles fur la di- vinite , jufqu’ou renthoufiafme de la vertu ont pu , dans leurs fublimes ames , troubler l’ordre didaftique & rampant des idees vulgairestDans A M. DE BEAUMONT. 3s 7 , une trop grande elevation la tete tourne, & „ l’on ne voit plus les chafes comme elles font. j 3 Socrate a cru avoir un efprit familier, & l’on „ n’a point ofe l’accufer pour cela d’etre un four- ,3 he. Traiterons - nous les fondateurs des Peu- „ pies , les bienfaiteuts des hations, avec moins 3, d’egards qu’un particulier ? „ Du refte , plus de difpute entre vous fur la „ preference de vos cultes. Us rent tous bons i „ lorfqu’ils font prefcrits par les loix , & que la „ Religion eifentielle s’y trouve; ils font mauvais 3, quand elle ne s’y trouve pas. La forme du culte „ elf la police des Religions & non leur eflence 3, & c’eft au Souverain qu’il appartient de regler „ la police dans fon pays. ” J’ai penfe, Monfeigneur, que celui qui raifen- neroit ainli ne feroit point unblafphemateur , un impie ; qu’il propoferoit unmoyen de p'aix jufte, raifonnable , utile auxhommes •> & que cela n’em- pecheroit pas qu’il n’eut fa Religion particulier® ainfi que les autres, & qu’il n’y fut tout auffi fin- cerement attache. Le vrai Croyant, fachant que l’infidele eft’auiTI un homme, & peut etre un hon- nete homme,peut fans crime s’interelfer a fon fort. Qu’il empebhe un culte etranger de s’introduire dans fon pays , cela eft jufte; mais qu’il ne damne pas pour cela ceux qui nepenfentpas comme lui; car quiconque prononce un jugement fi temeraire fe rend l’ennemi dureftedu genre humain. J’en- tends dire fans cefle qu’il faut admettre la tole- Tome IX. I $2 LETTRE DE ROUSSEAU ranee civile, non la theologique ; je penfe tout le contraire. Je crois qu’un homme de bien , dans quelque Religion qu’il vive de bonne foi, peut etre fauve. Mais je ne crois pas pour cela qu’oij. puiffe legitimement introduire en un pays des Religions etrangeres fans la permifiion du Souve- rain; car ft ce n’eft pas diredement defobeir a Dieu, e’eft defobeir aux Loix i & qui defobeit aux Loix defobeit a Dieu. , Quant aux Religions une fois etablies ou tole- yees dans un pays , je crois qu’il eftinjufte & bar- bare de les y detruire par la violence, & que le Souverain fe fait tort a lui - meme en maltraitant leurs fedateurs. II eft bien different d’embraffer une Religion nouvelle, ou de vivre dans cel le ou Ton eft ne; le premier cas feul eft puniffable. On ne doit ni laiffer etablir une diverlite de cultes, ni' profcrireceux qui font une fois etablis; car un fils n’a jamais tort de fuivre la Religion de fon pere. La raifon de la tranquillite publique eft toute con- tre les perfecuteurs. La Religion n’excite jamais de troubles dans un Etat que quand le parti domi¬ nant veut tourmenter le parti foible, ou quele parti foible, intolerant par principe, ne peut vivre en paix avec qui que ce foit. Mais tout culte legi¬ time , e’eft-a- dire, tout culte ou fe trouve la Reli¬ gion effentielle , & dont, par confequent, les fec- tateurs ne demandent que d’etre foufferts & vivr® en paix, n’a jamais caufe ni revokes ni guertes ci« yiles, fi ce n’eft loxfqu’il a fallu fe defendre & re« A M. DE BEAUMONT. 83 poufler les perfecuteurs. Jamais les Proteftans n’ont pris les armes en France que lorfqu’on les y a pourfuivis. Si l’on eut pu fe refoudre a les laiffer en paix, ils y feroient demeures. Je con- ■viens fans detour qu’a fa nailfance !a Religion re- formee n’avoit pas droit de s’etablir en France, malgre les loix. Mais lorfque , tranfmife des Pe¬ res aux enfans, cette Religion fut devenue celie d’une partie de la Nation Franqoife, & que le Prin¬ ce eut folemnellement traite avec cette partie par l’Edit de Nantes i cet Edit devint un Contrat inviolable , qui ne pouvoit plus etre annulle que du commun confentement des deux parties , & depuis ce terns, l’exercice de la Religion Protef- tante eft, felon moi, legitime en France. Qrand il ne le feroit pas, il refteroit tou- jours aux fujets l’alternative de fortir du Royau- rae avec leurs biens, ou d’y refter foumis au culte dominant. Mais les contraindre a refter fans les vouloir tolerer , vouloir a la fois qu’ils foient & qu’ils ne foient pas, les priver meme du droit de la nature, annuller leurs mariages ( 36 ), declarer (56) Dans un Arret du Parlement de Touloufe concer- nant 1 ’affaire de l’infortune Calas, on reproche aux P10- teftans de faire entr’eux des mariages , qui, fdon les Proteftans ne font que des dties civiLs, & par confequent foumis entierement pour la forme & les ejfets a la vo. lonte du Roi. Ainfi de ce que, felon les Proteftans, le mariage eft Un able civil, il s’enfuit qu’ils font obliges de fe fou- mettre a la volonte du Roi, qui en fait un acte de la .Religion Catholique. Les Proteftans, pour fe marier, font Idgitimernent terms de fe faire Catholiques; atten- F ?, *4 LETTRE DE ROUSSEAU* leurs enfans batards. en ne dilant que ce qui eft , j’en dirois trop; il faut me taire. Voici du moins, ce queje puis dire. En con- fiderant la feule raifon d’Etat, peut-etre a-t-oa bien fair d’oteraux Proteftans Francois tous leurs chefs : mais il falloit s’arreter la. Les maximes politiques out leurs applications & leurs diftiiiG- tions. Pour prevenir des diflentions qu’on n’a plus a craindre, on s’ote des relfources dont on auroit grand befoin. Un parti qui n’a plus ni Grands ni Nobleffe a fa tete , quel mal peut-il faire dans un Royaume tel que la France? Examines toutes vos precedentes guerres , appellees guerres de Reli¬ gion; vous trouverez qu’il n’y en a pas une qui n'ait eu fa caufe a la Cour & dans les interets des Grands. Des intrigues de Cabinet brouilloient les affaires, &puis les Chefs ameutoient les peuples au nom de Dieu. Mais quelles intrigues, quelles cabales peuvent former des Marc’nands & des Pay- fans ? Comment s’y prendront-ils pour fufeiter un du que , felon eux , Is manage eft un acte civil. Telle eft la maniere de raifonner de Melljeurs du Parlemerit de Touloufe. La France eft un Royaume ft vafte , que les Franqois fe font mis dans l’efprit que le genre humain ne devoit point avoir d’autres loix que les leurs. Leurs Parlemens & leurs Tribunaux paroiffent n’avoir aucune idee du Droit naturel ni du Droit des Gens ; & il eft a remarquer que dans tout ce.grand Royaume ou font taiit d’Univerfi- tes, tant de Colleges, tant d’Academies, & ou Ton en- feigne avec tant d’importance tant d’inutilites , il n’y a pas une feule chaire de Droit nature!. C’eft Ie feul peuple de 1’Europe qui ait regarde cette etude conime n’etant fconne a rien, A M. DE BEAUMONT. Sf parti dans un pays ou Ton ne veut que des Valets ou des Maitres, & ou i’egalite eft inconnue ou en horreur ? Un marchand propofant de lever des troupes peut fe faire ecouter en Angleterre, mais il fera toujours rire des Francois (37)- ■ Si j’etois, Roi ? Non : Miniftre ? Encore moins: mais homme puidant en France, je dirois: Tout tend parmi nous aux emplois, aux charges; tout veut acheter le droit de mal faire : Paris & la Cour engouffrent tout. Laiflons ces pauvres gens remplir le vuide des Provinces ; qu’ils foient marchands , & toujours marchands j laboureurs T & toujours laboureurs. Ne pouvant quitter leur etat, ils en tireront le meilleur parti poilible; ils remplaceront les ndtres dans les conditions pri- vees dont nous cherchons tous a fortir ; ils feront ■valoir le commerce & l’agriculture que tout nous fait abandonner ils alimenteront notre luxe ; ils travailleront, & nous jouirons. Si ce projet n’etoit pas plus equitable que ceux qu’onfuit, il fero.it du moins plushumain, & furement il leroit plus utile. C’eft moins la tyrannie & c’eft moins l’ambition des Chefs , que (37) Le feul cas qui force un peupte ainfi deuue de Chefs a prendre les armes , c’eft quarrd , rdduit au defef- poir par fes perfecuteurs , il voit qu’il ne lui refte plus de choix que dans la nianiere de pdrir. Telle fut, au com¬ mencement de ce fiecle , la guerre des Camifards. Alors on eft tout etonnc de la force qu’un parti meprife tire de fon defefpoir: c’eft ce que jamais les perfecuteurs n’ont fu calculer d’avance. Cependant de telles guerres cou- tent tant de fang qu’ils devroient bicn y fonger avant de les rendre inevitables %6 LETTRE DE ROUSSEAtf ce ne font leurs prejuges & leurs courtes vues qui font le malheur des Nations. Je finirai par tranfcrire une efpece de dif- cours , qui a quelque rapport a mon fujet, & qui ne m’en ecartera pas long-tems. Un Parlis de Suratte ayant epoufe en fecret une Mufulmane fut decouvert, arrete, & ayant refufe d’embraifer le mahometifme, il fut condam- ne a mort. Avant d’aller au fupplice, il parla ainfi a fes juges. „ Qjjoi ! vous voulez m’oter la vie ! Eh, de M quoi me punilfez-vous ? J’ai tranfgrelfe ma loi „ plutot que la votre : ma loi parle au creur & „ n’eft pas cruelle; mon crime aetepunipar le 3, blame de mes freres. Mais que vous ai-je fait „ pour meriter de mourir? Je vous ai traites com- ,5 me ma famille , St je me fuis choiTTi une foeur 33 parmi vous. Je l’ai laiflee libre dans fa croyan- 3, ce , & elle a refpede la mienne pour fon pro- 33 pre interet. Borne fans regret a elle feule, je l’ai 33 honoree comrae l’inftrument duculte qu’exi- ,3 ge l'Auteur de moil etre, j’ai paye par elle ,3 le tribut que tout homme doit au genre hu- ,3 main , l’amour me l’a donnee & la vertu me la 33 rendoit chere, elle n’a point vecu dans la fer- w vitude, elle a poflede fans partage le eocur de # fon epoux; ma faute n’a pas moins fait foil „ bonheur que le mien. „ Pour expier une faute fi pardonnable vous ^ m’avez voulu rendre fourbe & menteur; vous r 4>> It: M. DE BEAUMONT. if £ m’avez voulu forcer a profeffer vos fentimen* „ fans les aimer & fans y croire: comme fi le ,5 transfuge de nos loix cut merite de pafferfous „ les votres, vous m’avez fait opter «ntre le par- M jure & la mort, & j’ai choili, car je ne veux „ pas vous tromper. Je meurs done, puifqu’il „ le fautj mais je meurs digne de revivre & d’ani- „ mer un autre homme jufte. Je meurs martyr de „ ma Religion fans craindre d’entrer apres ma „ mort dans la v6tre. Puiffai - je renaitre chez „ les Mufulmans pour leur apprendre a devenir „ humains , clemens , equitables : car fervant le „ raeme Dieu que nous fervons, puifqu’il n’y en 5, a pas deux, vous vous aveuglez dans votre zele en tourmentant fes ferviteurs, & vous „ n’etes cruels & fanguinaires que parce que „ vous etes inconfequens. „ Vous etes des enfans , qui dans vos jeuxne „ favez que faire du mal aux hommes.Vous vous „ croyez favans, & vous ne favez rien de ce qui „ eft de Dieu. Vos dogmes recens fo nt-ils con- M venables a celui qui eft, & qui veut etre adore „ de tous les terns ? Peuples nouveaux, com-. „ ment ofez-vous parler de Religion devant nous? 2 , Nos rites font aufli vieux que les aftres : les 35 premiers rayons du foleil ont eelaire & requ les „ hommages de nos Peres. Le grand Zerduft a *s vu 1’enfance du monde; il a predit & marque 5, l’ordre de l’Univers; & vous, hommes d’hier, if vous voulez etre nos prophetes! Vingt lieeles F 4 $$ LRTTRE DE ROUSSEAU „ avant Mahomet, avant la naiffance d’lfmael & „ de fon pere, les Mages etoient antiques. Nos. „ Livres Sacres etoient deja !a Loi de 1 ’Afie & du „ monde, & trois grands Empires avoient fuccef- „ lavement acheve leur long cours fous nos an- „ cetres, avant que les votres fuflent fords da „ neant. „ Voyez, hommes prevenus, la difference qui „ eft entre vous & nous.Vous vous dites croyans, 5J & vous vivez en barbares. Vos inftitutions , vos loix, vos cultes, vos vertus memes tour- „ mentent l’homme & le degradent, Vous n’avez „ que de triftes devoirs a lui prefcrire. Des jeu- 3, lies , des privations, des combats, des rnutila- 3, tions, des clotures: vous ne favez lui faire un „ devoir que de ce qui peut faffiiger & le con- * 3, traindre. Vous lui faites hair la vie & les „ moyens de la conferver: vos femmes font fans „ hommes , vos terres font fans culture ; vous 3, mangez les aniinaux & vous malfacrez les hu- 33 mains j vous aimez le fang, les meurtres ; tous x vos etabliffemens choquent la nature , avilif- 3, fent l’efpece humaine j &, fous le double joug 3, du Defpotifme & du fanatifme , vous fecrafez *> de fes Rois & de fes Dieux. j. Pour, nous , nous fommes des hommes de 33 paix , nous ne faifons ni ne voulons aucun mal „ a rien de ce qui refpire, non pas meme a nos ,3 Tyrans: nous leur cedons fans regret le fruit „ de nos peines, contens de leur etre utiles & de AM. BE BEAUMONT: $9 „ remplir nos devoirs. Nos nombreux beftiaux „ couvrent vos paturages ; les arbres plantes „ par nos mains vous donnent leurs fruits & „ Seurs ombres 5 vos terres que nous cultivons „ vous nourri/Tent par nos foins : un peuple lim- „ pie & doux multiplie fous vos outrages , & tire „ pour vous la vie & l’abondance du fein de la „ mere commune oii vous ne favez rien trouver. „ Le foleil que nous prenons a temoin de nos oeu- „ vres eclaire notre patience & vos injuftices ; il „ ne fe leve point fans nous trouver occupes a ,3 bien faire , & en fe couchant il nous ramene au „ fein de nos families nous preparer a de nou- 33 veaux travaux. ,3 Dieu feul fait la verite. Si malgre tout ce- „ la nous nous trompons dans notre culte , il eft ,3 toujours peu croyable que nous foyions con- 3, damnes a l’enfer , nous qui ne faifons que du ,3 bien fur la terre , & que vous foyiez les elus de 3, Dieu , vous qui n’y faites que du mal. Quand „ nousferions dansferreur, vous aevriez la ret „ pedier pour votre a vantage. Notre piete vous ,3 engrailfe, & la vdtre vous confuinejnous re- 3, paroiis le mal que vous fait une Religion def- „ tractive. Croyez-moi, laiflez-nous un culte 3, qui vous eft utile ; craignez qu’un jour nous „ n’adoptions le votre : c’eft le plus grand mal 33 qui vous puifle arriver. ” J'ai tache, Monfeigneur, de vous faire enten¬ dre dans quel efprit a ete ecrite la profefEon de ? 5 90 LETTRE DE ROUSSEAU foi du Vicaire Savoyard, & les'confiderations qui m’ont porte a la publier. Je vous demande a pre- fent a quel egard vous pouvez qualifier fa dodtrine de blafphematoire, d’impie , d’abominable, & ce que vous y trouvez de fcandaleux & de pernicieux au genre humain? J’en dis autant a ceux qui m’ac- cufent d’avoir dit ce qu’il falloit taire & d’avoir voulu troubler l’ordre publicjimputation vague & temeraire, aveclaquelle ceux qui ont le moins re- fiechi fur ce qui eft utile ou nuifible , indifpofent d’un mot le public credule contre un Auteur bien intentionne. Eft-ce apprendre au peuple a ne rien croire que le rappeller a la veritable foi qu’il ou- folie ? Eft - ce troubler l’ordre que renvoyer cha- cuii aux loix de foil pays P Eft-ce aneantir tous les cultes queborner chaque peuple au fien ? Eft- ce 6 ter celui qu’on a, que ne vouloir pas qu’on en change? Eft-ce fe jouer de toute Religion , que refpeder toutes les Religions ? Enfin eft - il done fi elfentiel a chacune de hair les autres, que, cette haine otee, tout foit ote ? Voila pourtant ce qu’on perfuade au Peuple quand on veut iui faire prendre fon defenfeur en haine, & qu’on a la force en main. Maintenant, hommes cruels, vos decrets , vos buchers , vos mandemens,vos journaux le troublent & l’abufent fur mon compte. II me croit un monftre fur la foi de vos clameurs j mais vos clameurs cefleront en¬ fin , mes ecrits refteront malgre vous pour votre honte. Les Chretiens, moins prevenus y cherche- A H. DE BEAUMONT. 51 tont avec furptife les horreuts que vous pretendez y trouver ; il n’y verront, avec la morale de leyr divin maitre , que desleqons depaix, de Concor¬ de & de charite, PuilTent-ils y apprendre a etre plus juffces que leurs Peres ! Puiflentles vertus qu’ils y auront prifes me venger un jour de vos maledic¬ tions ! A l’egard des objections furies fedtes particu- lieres dans lefquelles 1’univers eft divife , que ne puis je leur dormer alfez de force pour rendre cha- cun moins entete de la fienne & moins enr.emi des autres ; pour porter chaque homme al’indulgence, a la douceur , par certe eonfideration ft frappante & ft naturelle; que, s’il fut ne dans un autre pays, dans une autre fedte, il prendroit infailliblement pour l’erreur ce qu’il prend pour la verite, & pour la verite ce qu’il prend pour Terreur 11 importe tant auxbommes de tenir moins aux opinions qui les divilent qu’a celles qui les uniflent! Et au con- traire, negligeant ce qu’ils ontde commun, ils s’a- charnent aux fentimens particuliers avec un efpe- ce de rage , ils tiennent d’autant plus a ces fenti¬ mens qu’ils femblent moins raifonnables , & clia- cun voudroitfuppleer a force de confiance a l’au- torite que laraifon refufe a Ton parti. Ainfi , d’ac- cord au fond fur tout celqui nous interelfe, & dont on ne tient aucun compte, on palfe la vie a difpu- ter, a chicaner, a tourmenter, a perfecuter, a fe battre, pour les chofes qu’on entend le moins, & qu’il eft le moins necelfaire d’entendre. On entalfe en vain deciilons fur decjftons } on platre en vam $2 LETTRE DE ROUSSEAU leurs contradictions d’un jargon inintelligible; on trouve chaquejour de nouvelles queftions a te- foudre,chaqtie jour de nouveaux fujets de querel- les parce que chaque doctrine a des branches iuft- nies, & que chacun , entete de fa petite idee, croit elfentiel ce qui nel’eft point, & neglige feil’entiel veritable. Que fi oil leur propofe des objections qu’ils ne peuvent refoudre , ce qui, vu Pechafau- dage de leurs doctrines , devientplus facile de jour eu jour , ils fe depitent comme des enfans , & par¬ ce qu’ils font plus attaches a leur parti qu’a la ve- rite , & qiiite ont plus d’orgueil que de bonne-foi, c’eft fur ce qu’ils peuvent le moins prouver qu’ils pardonnent le moins quelque doute. Ma propre hiftoire cara&erife mieux qu’aucune autrb le jugement qu’on doit porter des Chretiens d’aujourd’hui: mais comme elie en dit trop pour etre crue, peut-etre un jour fera-t-elle porter nil jugement tout contrairej un jour peut-etre, ce qui fait aujourd’hui l’opprobre de mes contemporains fera leur gloire, & les/imples qui front mon Li- vre diront avec admiration Quels terns angeli- ques ce devoient etrc que ceux oil un tel livre a ete brule comme irnpie , &fon auteur pourfuivi comme un malfaiteur ! fans doute alors tous les Ecrits refpiroient la devotion la plus fublime , & laterreetoit couverte de faints ! Mais d’autres Livres demeureront. On faura , par exemple, que ce merne fieele a produit un pa¬ negyrise de la Saint Barthelemi, Francois, &, A M. DE BEAUMONT. 93 comme on peutbien croire,homme d’Eglife, fans que ni ie Parlement ni Prelat ait fonge meme alui chercher querelle. Alors, en comparant la morale des deux Livres & le tort des deux Auteurs , on pourra changer de langage, & tirer une aijtre conclulion. Lr:s dodrines abominables font cedes qui me- nentau crime , au meurtre , & qui font des lana- tiques. Eh! qu’y a-t-il de plus abominable au mon- de que de mettre l’injuftice & la violence en fyfte- me,& de ies faire decouler dela clemence de Dieu? Je m’abitiendrai d’entrer ici dans un paratlele qui pourroit ous deplaire.Convenez feulement,Mon- feigneur, que fi la France eut profeife la Religion du Pretre Savoyard , cette Religion ii fimpie & ii pure, qui fait craindre Dieu & aimer les hommes, des fleuves de fang n’euffent point fi fouvent inon- de les champs franqois ; ce peuple fi doux & li gai n’eht point etonne les autres de fes cruautes dans tant de perfections & de maifacres, depuis Plnquifition de Touloufe(jS),;ufqu’a I a Saint Bar. thele mi, & depuis les guerres des Aibigeois juf. (38 .11 eft vrai que Dominique, Saint Efpagnol, y eut grande part. Le Saint, felon uirecvivain de fon or- dre,eut la charite , prechant contre les Aibigeois, de s’adjoindre de devotes perfonnes, zelees pour la foi , lefquelles priflent le Coin d’extirper corporellement & par le glaive materiel les heredques qu’il n’auroit pu vaincre avecle glaive de .a parole de Dieu. Ob carita- tan , pr it dicans contra Albieiifes , in adiutoriumfumpjit quasdam devotasperfonar , zelante s pro fide , qua corpo . raliter illos Haraticosgladio material! expugnw ent , quos ipfc (jladio verbi Dei amputate non pojjet. Antonin, ia 94 LETTRE DE ROUSSEAU qu’aux Dragonades; le Confeiller Anne du Bourg n’eut point ete pendu pour avoir opine a la dou¬ ceur envers les Reformes; les habitans de Me- rindol & de Cabrieres n’euflent point ete mis a niort par arret du Parlement d’Aix, & fous nos yeux l’innocent Calas torture par les bourreaux n’eut point peri fur la roue. Revenons , a pre- fent, Monfeigneur, a vos cenfures & aux raifons fur lefqueiles vous les fondez. Ce font toujours des hommes, dit le Vicai- ie, qui nous atteftent la parole de Dieu, & qui nous l’atteftent en des langues qui nous font in- connues. Souvent, au contraire, nous aurions grand befoin que Dieu nous atteftat la parole des hommes; il eft bien fur, au moins, qu’il euc pu nous donner la lienne, fans fe fervir d’organes ft fufpeds. Le Vicaire fe plaint qu’il faille tant de temoignages humains pour certifier la parole divi¬ ne : que d’hommes , dit-il, entre Dieu & mot (39) 1 Vous repondez : Four que cette plainte fit fen- ftc, M. T. C. F. , ilfaudroit pouvoir conclure que la Revelation ejl fauffe des qiielle n'a point etefaite a clyaque homme en particulier ,• il faudroit pouvoir dire: Dieu nepeut exiger de moi que je croie ce qu’on ni’affure qu’il a dit; des que ce n'eft pas direc~ tement a moi qu’il a adrejfe fa parole (40). Chron. P. III. tit. 25. c. 14. §. 2. Cette charite ne reffem- ble guere a celle du Vicaire ; auffi a-t-elle tin prix bien different. L’une fait decreter & l’autre canonifer ccuX qui la profeffent. (39) Emile P. III. p. 88. (40) Mandemcnt in-4. !?• * 3 . HM 3 . p. xxt, A M. DE BEAUMOKT. 9 S Et tout au contraire, cette plainte n’eft fen- fee qu’en admettant la verite de la Revelation. Cat ft vous la fuppofez faulfe, quelle plainte avez- vous a faire du moyen dont Dieu s’eft fervi, puif- qu’il ne s’en eft fervi d’aucun ? Vous doit - il compte des tromperies d’un impofteur ? Quand vous vous lailfez duper, c’eft votre faute & non pas lafienne. Mais lorfqueDieu, maitre du choix de fes moyens, en choifit par preference qui exi¬ gent de notre part taut de favoir & de ft profon- des difcuflions , le Vicaire a-t-il tort de dire ; „ Voyons toutefois •, examinons , comparons,' 3, verinons. O fi Dieu eut daigne me difpenfec 35 de tout ce travail, I’en aurois-je fervi de moins „ bon occur? (”41) ” Monseigneur , votre mineure eft admirable. II faut la tranfcrire ici toute entiere •, j’aime a rap- porter vos propres termes; c’eft raa plus grande mechancete. Mais n“ eft-il done pas me infinite de faits , me- me anterieurs a celui de la Revelation Cbretienne , dont ilferoit abfurde de douter ? Par quelle autre voie que celle des temoignages humains, P Auteur lui-meme a-t-il done comm cette Sparte , cette Athe- fies, cette Rome dont il vante fi fouvent fi avec tant (Pajfurance les loix , les mceurs , fi les biros ? Qtie d hommes entre ltd (fi les Hiftoriens qui onP conferve la msmoire de ces evenemens ! C41) Emile, ubi fijg. >5 LETTRE DE ROUSSEAU Si la matiere etoit moins grave & que j’eufle moins de refpedt pour vous, cette maniere de rai- fonner me fourniroit peut-etre l’occafion d’egayer un peu mes ledieurs; mais a Dieu ne plaife que j’oublie le ton qui convient au fujet que je traite, & a l’homme a qui je parle. Au rifque d’etre plat dans ma reponfe, il me fuffit de montrer que vous vous trompez. Considerez done, de grace, qu’il eft tout-a- fait dans l’ordre que des faits humains foient at- teftes par des temoignages humains. Us ne peu- vent l’etre par nulle autre voie ; je ne puis favoir que Sparte & Rome ont exifte, que parce que des Auteurs contemporains me le difent, & entre moi & un autre homme qui a vecu loin de moi, il faut necedairement des intermediaires ; mais pourquoi en faut-il entre Dieu & moi, & pour- quoi en faut-il de ft eloignes , qui en ont befoin de tant d’autres ? Eft-il ftmple , eft-il naturel que Dieu ait ete chercher Moife pour parler a Jean- Jacques Roudeau ? D’ailleurs nul n’eft oblige fous peine de dam¬ nation de croire que Sparte ait exifte; nul pour en avoir doute ne fera devore des flammes eter- nelles. Tout fait dont nous ne fommes pas les temoins, n’eft etabli pour nous que fur des preu- ves morales, &toute preuvemoraleeftfuftepti- bie de plus & de moins. Croirai-je que la Juftice. Divine me precipite a jamais dans l’enfer, unique- sient pour n’avoix pas fu marquer bien exadte- ment A M. DE BEAUMONT. 97 fcient le point ou une telle preuve devient invin¬ cible ? S’il y a dans le monde une hifloire atteftee , c’eft cede des Wampirs. Rien n’y manque ; pro- ces verbaux , certificats deNotables, de Chirur- giens , de Cures, de Magiftrats. La preuve juri- dique eft des plus complete. Avec cela , qui eft-ce qui croit aux 'VUampirs ? Serons-nous tous damnes pour n’y avoir pas cru? Quelque atteftes que foient, au gre meme de l’incredule Ciceron, plufieurs des prodiges rap- portes par Tite-Live, je les regarde comme au- tant de fables, & furement je ne fuis pas le feul. Mon experience conftante & celle de tous les hom¬ ines eft plus forte en ceci que le temoignage de quelques u ns. Si Sparte & Rome ont ete des pro¬ diges elles-memes, c’etoient des prodiges dans le genre moral•, &eorarae on s’abuferoit en Laponie de fixer a quatre pieds la ftature naturelle de Thornme , on ne s’abuferoit pas moins parmi nous de fixer la niefure des ames liumaines fur celle des gens que Ton voit autour de foi. Uous vous fouviendrez , s’il vous plait, que je continue ici d’examiner vos raifonnemens en eux-memes, fans foutenir ceux que vous attaquez, Apres ce memoratif neceifaire , je me permettrai fur votre maniere d’argumenter encore une fup» de la rue St. Jacques Vient temr ce difcours a Monfieur l’Archeveque de Paris, Torus IX, <5 pofition. Un ha *8 LETTRE DE ROUSSEAU „ Monfeigneur, je fais que vous rie croyez ni t y la beatitude de Saint Jean de Paris , ni aux, „ miracles qu’il a plu a Dieu d’operer en public „ fur fa tombe, a la vue de la Ville du monde la „ plus eclairee & la plus nombrcufe. Mais je „ crois devoir vous attefter que je viens de voir „ refill fciter le Saint en perfonne dans le lieu ou „ fes os oiit ete depofes. ” L’hqmme de la rue St. Jacques ajoute a cela le detail de toutes les circonftances qui peuvent frapper le fpeclateur d’un pared fait. Je fuis per- fuade qu’a rouie de cette nouvelle, avant de vous cxpliquer fur lafoi que vous y ajoutez, vous com- mencerez par interroger celui qui Pattefte, fur foil etat , fur fes fentimens , fur fon Confelfeur , fur d’autres articles femblables ; & lorfqu’a fon air comme a fes difcours vous aurez compris que c’eft un pauvfe Ouvrier, & que, n’ayant point a vous morttrer de billet de confeflion, U vous confirme- ra dans l’opinion qu’il eft Janfenifte ; „ Ah ah! ” lui direz-vous d’un air railleur; „ vous etes con- 3, vulfionnaire, & vous avez vu relfufciter Saint „ Paris ? Cela n’eft pas fort etonnant; vous avez „ taut vu d’autres merveilles ! ” Toujours dans ma fuppofition, fans douteil irtfiftera : il vous dira qu’il n’a point vu feulle mi¬ racle ; qu’il avoir deux ou trois perfonnes avec lui qui out vu la meme chofe , & que d’autres a qui il fa voulu racortter difent l’avoir aufii vu sux-memes. La-delfus vous demanderez II tous ce$ r A M. DE BEAUMONT. 9 $ temoius etoient Janfeniftes ? „ Oui , Monfei¬ gneur , ” dira t-il, „ raais n’importe; ils font en >3 nombre fuffifant, gens de bonnes mccurs , de 33 bonsfens, & non recufables; la preuve eft „ complete , & rien ne manque a notre declara- ,3 tion , pour conftater la verite du fait. ” D’autres Eveques moins charitables enver- roient chercher un Commilfaire & lui configne- roient le bon homme honore de la vilion glorieu- fe, pour en aller rendre graces a Dieu aux petites- maifons. Pour vous, Monfeigneur , plus humain, mais non plus credule, apres une grave repriman- de vous vous contenterez de lui dire: „ Je fais 33 que deux ou trois temoius honnetes gens & de „ bon fens, peuvent attefter, la vie ou la more 33 d’un homme ; mais je ne fais pas encore com- ,3 bien il en faut pour conftater la refurredliou „ d’unJanfenifte.En attendant que je Vapprenne, „ allez mon enfant , tacbez de fortifier votre cer- „ veau creux. Je vous difpenfe du jetine, & voi- 3, la de quoi vous faire de bon bouillon. ” C’est a-peu-pres , Monfeigneurce que vous diriez, & ce que airoittcut autre homme fage a votre place. D’ou je conclus que , meme felon vous , & felon tout autre homme Cage , les preu- ves morales fuffifantes pour conftater les faits qui font dans l’ordre des poilibilites morales, ne fuffifent plus pour conftater des faits d’un autre ordre, &purementfurnature!s : fur quoi je vous iaiife juger vous.meme de la juftelfe de votre eotn- paraifon, G 2 loo LETTRE DE ROUSSEAt? Voici pourtant la conclufion triomphante quS Vous en tirez contre moi. Son fcepticifme n'eji done icifonde que furl'interet de fon inertdulite($ 2 '), Monfeigneur , ii jamais elle me procure un Eve- che de cent mille livres de rentes , vous pourrez parler de l’interet de mon incredulite. Coktinuons maintenant a vous tranferire, en prenant feulement la liberte de reftituer au befoiti les paffages de mon livre que vous tronquez. „ Qu’uj? homme, ajoute-t-il plus loin , vienne- 5, nous tenir ce langage : Mortels , je vous an- M nonce les volontes du Tres-Hautjreconnoiifez „ a ma voix celui qui m’envoie. J’ordonne au „ foleil de changer fon cours , aux etoiles de for- „ nier un autre arrangement, aux montagnes do 5> de s’applanir, aux dots de s’elever 5 a la terre de M prendre un autre afpect : a ces merveilles qui ,, ne reconnoxtra pas a Finftant le maitre de la „ nature ? ” Qiti ne croiroit M. T. C. F., que celui qui s ' 1 exprime de la. forte ne demande qiih voir des miracles pour etre Chretien ? Bien plus que cela, Monfeigneur •, puifque je n’ai pas meme befoin des miracles pour etre Chre¬ tien. Ecoutez , toutefois, ce qtPil ajoute: „ Refte en- „ fin, dit-il , l’examen le plus important dans la „ doctrine annoncee ; car puifque ceux quidifent j, que Dieu fait ici-bas des miracles , pretendenS (42) Mandement in-4, p. 13. in-is. p. xxil. A M. DE BEAUMONT. i«i fj, quele Diable les imite quelquefois, avec lcs prodiges les mieux conftates, nous lie fommes „ pas plus avances qu’auparavant, & puifquc les „ Magiciens dePharaon ofoient, en prefence me- , 3 me de Moife, -faire les memes lignes qu'il fai- ,3 foit par I’ordre expres de Dieu , pourquoi dans ,3 fon ab fence n’eufleiit-il pas, aux memes titres, 33 pretendu la meme autorite ? Ainli done , apres 33 avoir prouve k doctrine par le miracle, il faut 33 prouver le miracle par la dodlrine , de peur de .3 prendre l’oeuvre du Demon pour 1 ’oeuvre de „ Dieu (43). Que faire en pareil cas pour eviter „ le dialele? Une feule chofe 5 revenir au raifon- 3, nement, & lailfer la iesmiracles. Mieux eut 53 valu n’y pas recourir. ” Ceji dire , qiiou me montre des miracles , £$ je eroirai. Oui, Monfeigneur, e’eft dire ; qu’on me montre des miracles & je eroirai aux miracles. Cefi dire ; qiion me montre des miracles , & je re- fuferai encore decroire. Oui, Monfeigneur , e’eft ■dire, felon le precepte meme de Moife (44) 4 qu’on me montre des miracles, & je refuferai en¬ core de croire une doctrine abfurde & dcraifonna- ble qu’on voudroit etayer par eux. Je croirois plut6c a la magic que de reconnoitre la voix de Dieu dans des lecons contre la raifon. (42) Je fuis fores de confondre ici la note avec le texte , a l’imitation de M. de Beaumont. Le Ledteur pourra confulter Fui & l’autre clans Is Livre meme. III. pay. 91 &JL (44; Deut&on, C. XIII, G > to 2 LETTRE DE ROUSSEAU J’ai dit que c’etoit- la du bon fens le plus Am¬ ple , qu’oh n’obfcurciroit qu’avec des diftin&ions tout au moins tres-fubtiies : c’eft encore une de mes predictions ; en void l’accompliflement. ' -Qttand une do&rine ejl reconnue vraie , divine fondee fur une Revelation certaine, on s’en fertpour juger des miracles , c’ef-a-dire , pour rejetter let pretendus prodiges que des impofeurs voudroient op~ ■pcfer • cette do&rine. Qitand ils’agit dune do&rine nouvelle -qiim annonce cornsne emanee du fein de Died la miracles font produits en preuves j c'ejl - <7 -dire , que celui qui prend la qualite d’ Envoys du ■ Tres - Haiti, confirme fa mijjion , fa predication- par des miracles qui font le temoignage meme de let divinite. Ainfi la do&rine & les miracles font des argument refpeliifs dort on fait ufage, felon les di¬ vers point's de vue ok Ion fe place dans letude & dans l’ enfeignement de la Rebgion. ll ne fe trouve la n't alms du raifmnement, ni fophifme rid,mle } ni cercle vicieux (45). Le Lecteur en jugera. Pour moi je 11’ajoute- sai pas un feul mot. J’ai quelquefois repondu ci devant avec mes palfages ; mais c’eft avec le votre que je veux vous repondre ici. Ok ejl done , M. T. C. F. , la bonne-foi philofo- phique dont fe pare cet Ecrivain ? MoNStiGNEUR, je ne me fuis jamais pique d’une bonne-foi philofophiquejcar je n’en connois (45) Mandcment in-4 pag- ij- in-13 p. xxm. \ M. pE BEAUMONT. 193 «as de telle. Jelfofe raeme plus trop parler de ia Bonne- foi Chretienne, depuis que les foi-difans Chedens de nos jours trouvent fi mauvais qu’on ne fupprime pas les objections qui les embarraf- fent. Mais pour la bonne-foi pure & fimple, .je deman de laquelle de la mienne on de la votre eft la plus facile a trouver ici ? Plus j’avance, plus les points a traiter devien- fient intereflans. II faut done continuer a vous tranferire. Je voudrois dans des difeuflions de cette importance ne pas omettre un de vos mots. Oa croiroit qiiapres les plus grands efforts pour decrediter les temoignages humains qui attefient Id Revelation Chretienne, Is rnerne Auteur y defere rc- pendant de la maniere la plus pofitive , la plus fo~ lemmlle. On auroit raifon, Pans doute , puifque je tiens pour revelee toute doctrine ou je reconnois l’ef- prit de Bleu. 11 faut feulement oter l’amphibolo- gie de votre phrafe ■, car li le verbs relatifjy defere fe rapporte a la Revelation Chretienne , vous avez raiibn ; mais s’il fe rapporte aux temoignages humains , vous avez tort. Quoi qu’il en foit, je prends acte de votre temoignage centre ceux qui ofent dire que je rejette toute revelation ; comme fi e’etoit rejetter une doctrine que dela reconnoi¬ tre fujette a des difficultes infolubles a l’efprit hu- main; comme fi e’etoit la rejetter que ne pas 1 ’ad- niettre furle temoignage des homines, lorfqu’ona d’autres preuves equivalentcs ou fuperieures qui G 4 104 LETTRE DE ROUSSEAU difpenfent de celle-la ? 11 eft: vrai que vous dite$ conditionnellement , on croiroit ,• mats oncroiroiS fignifie oneroit, lorfque la raifon d’exception pout ne pas croire fe reduit a rien , comrae on verra ci spresdela votre. Commencons par la preuve affirmative. llfaut pour vous en convaincre , M. T. C. F. en nisme terns pour vous edifier ,mettre foils vosyeux at endroit de [on ouvrage. „ J’avoue que la majeff „ te des Ecritures rr.’etonne; la faintete de l’Evan- 55 gde (46) parle a mon coeur. Voyez les Livres „ des Philofophes, avec toute leur pompe ; qu’ils S j font petits pres de celui-la ' Se peut il qu’un li- vre a la fois fi fubliine & Ci fimple foit l’ouvra- 5, ge des hommes? Se peut-il que celui dont il faife j, l’hiftoire ne foit qu’un horn me lui-meme? Eft-ce „ la le ton d’un enthoufiafte ou d’un ambitieux M fectiire? Quelle douceur, quelle purete dans fes „ mueurslQuelle grace touchante dans fes inftruc- 5 , tions! quelle elevation dans fes maximes! quelle j, profbnde /ageiie dan s fes difcours ! quelle pre- m fence d’efprit, quelle fineife & quelle juftelTe ,5 dans fes reponfes ! quel empire fur fes paffions! s3 Oa eft l’homme, oueftle Sage qui fait agir * (’4<')_La negligence avec laqaelle M. de Beaumaat ms tranfcrir lui a fait faire ici deux changemens- dans une li: ne. 11 a mis, la majifle de FEzriturc an lieu de , la nmjejte desEeriture; ; & il a mis , la faintete de FEzri- ti re au lieu de , la faintete de F Eavi jile. Ce n’eft pas , ala verite , me faire dire des herefies ; miis c’eit me faireparter bieu niaifemsitt. ft M. DE BEAUMONT, iaf 3 foufftir & raourir fans foibleffe & fans oftenta- „ tion (47)? Quand Platon peint Ton jufte imagi- 5, naire convert de tout I’opprobre du crime , & „ digne de tous les prix de la vertu , il peint trait „ pour trait Jefus-C hrift : la reifemblance eft ft „ frappante que tous les peres l’ont fentie , & „ qu’il 11’eft pas poftible de s’y tromper. Quels „ prejuges , quel aveuglement lie faut-il point „ avoir pour ofer comparer le fils de Sophronifque S) au fils de Marie ? Quelle diftance de l’un a lau- „ tre ! Socrate mourant fans douleur, fans igno- „ minie , foutint aifement jufqu’au bout fonper- „ fonnage, & ft cette facile mort ji’eut honore fa 33 vie , on douteroit fi So crate, avectout fon ef. 53 prit, fut autre chofe qu’un Sophifte. II inventa, ,3 dit-on , la morale. D’autres avant lui l’avoient ,3 mife en pratique •, il ne fit que dire ce qu’ils 33 avoient fait, ils ne fit que mettre en lecons leurs 3, exemples. Ariftide avoit ete jufte avant que So- 33 crate eut dit ce que c’etoit quejuftice; Leonidas 3, etoit mort pour fon pays avant que Socrate eut 5, faitun devoir d’aimer la patrie; Sparte etoit 33 fobre avant que Socrate eut loue la fobriete : ,3 avant qu’il eut defini la vertu, Sparte abondoit (47) Je remplis , felon ma eoutume, les lacunes fai- tes par M. de Beaumont ; non qu’abfolument cedes qu’il fait ici foient infidieufes,comma e.n d’autres endroits; mais parce que le defautde fuite & deliaifon affbiblitle paffa- ge quand il eft tronque;& auffiparce que mes perfecuteurs fupprimant avec foin .tout ce que j’ai dit de fi bon cosur en faveur de la Religion, il eit bon dele letablir a me* fine que 1 ’occafion s’en trouve. . 9 i to6' LETTRE DE ROUSSEAU 55 en hommes vertueux.Mais oujefus avoit-il pris } , parmi Ies fiens cette morale elevee & pure, dont H lui feul a donne les leqons & l’exemple? Du a fein du plus furieux f'anatifme la plus haute fa- 53 geife fe fit entendre , & la fimplicite des plus he- j, ro'iques vertus honora le plus vii de tous les „ peupies. La mort de Socratc philofophant tran- „ quillement avec fes amis eft la plus douce qu’on w puiire delirer ; celle de jefus expirant dans les 5> tourmens, injurie, raille , maudit de tout uti „ peuple , elt la plus horrible qu’on puiffe crain- „ die. Socrate prenant la coupe empoifonnee be- S j nit celui qui la lui prefente & qui pleure. jefus, „ au milieu d’un fupplice aiffeux, prie pour fes 55 bourreaux acharnes. Oui,li la vie & la mort „ de Socratc font u’un Sage, la vie & la mort de „ Jefus font d’un Dieu. Dirons-nous que l’hif- 55 toire de l’Evatfgiieeft inventee aplaifir ?Non, w ce n’efl pas ainli qu’on invente , & les faits de 5, Socrate dont perfonne ne doute font moins at- 5, tefies que ceux de Jefus-Chrift. Au fond c’eft „ reculer la difficult^ fans la detruire. II feroifc 5, plus inconcevable que plufieurs hommes d’ac- ,3 cord euffent fabrique ce Livre qu’il ne l’efls 3, qu’un feul en ait fournit le fujet. Jamais des ,3 Auteurs Juifs n’euflent trouve ni ce ton ni cette 53 morale, &l’Evangile a des caraderes de verite 55 figrands.fi frappans,fi parfaitement inimitable? 5, que l’inventeur en feroit plus etonnant que lq ,5 Heros (48). (48) Emile Part. III. p. in. &fuiv.\ 'A M. DE BEAUMONT. 107 (49) ll feroit difficile , M. T. C. F ., de vendre tin. plus bel hommage a F authenticity de F Evangile. Je Vous fais gre , Monfeigneur, de cet aveu ; c’eft une injuftice que vous avez de moins que les au- tres. Venons maintenant a Iapreuve negative qui vous fait dire on crciroit an lieu d’o« croit. Cependant FAuteur ne la croit qu’en confequenct del temoignages hutnains. Vous vous trompez , Monfeigneur , je la reeonnois en confequence de 1 ’Evangile & de la fublimite que j’y vois , fans qu’on me l’attefte. Je n’ai pas befoin qu’on m’af- firme qu’il y a un Evangile lorfque je le tiens. Ce font toujoun des homines qui Ini rapportent ce que dhautres homines out rapporte. Et point du tout; on ne me rapporte point que 1 ’Evangile exifte ; je Ie vois de mes propres yeux, & quand tout l’Uni- yers me foutiendroit qu’il n’exifte pas, je faurois tres-bien que toutl’Univers ment, ou fetrompq. Qtie £ homines entre Dieu & lui ? Pas un feul. FEvangile eft la piece qui decide, & cette piece eft entre mes mains. De quelque maniere qu’elle y foit venue, & quelque Auteur qui Fait ecrite, j’y reeonnois l’efpris divin : cela eft immediat autant qu’il peut l’etre •, il n’y a point d’hommes entre cette preuve & moi; & dans le fens ou il y en au- roit, 1 hiftotique de ce Saint Livre, de fes auteurs, du terns ou il a ete compofe, &c. rentre dans les ( 49 ) Mandement in.4. p, 14, in.iz. p. xxv. log LETTRE DE ROUSSEAU difcuffions de critique ou la preuve morale eft ad -2 mife. Telle eft la reponfe du Vicaire Savoyard. Le voila done bien evidemment en contradiction avec lui-tneme; le voila confondu par fes propres aveux. Je vous laifle jouir de toute ma confufion. Par quel eirange aveuglement a-t-il done pu ajouter ? jj Avec tout cela ce menie Evangile eft plein de M chofes incroyables , de chofes qui repugneqt a w la raifon , & qu’il eft impoffible a tout homme 33 fenfe de concevoir nid’admettre. Que faire au ,3 milieu de toutes ces contradi&ions? Etretou- „ jours modefte & circonfpedt ; refpecter en filen- 5 , ce (fo) ce qu’on ne fauroit ni rejetter ni com- 33 prendre, & s’humilier devant le grand Etre qui 55 feul fait la verite. Voila le fcepticiffne invo- 33 lontaire oil je fuis refte. ” Mats le fcepticifme , (s°) Pour que les hommes s’impofent ce refpedt & ce filence , il faut que quelqu’un leur dife une fois les rai- fons d’en ufer a'lnfi. Celui qui connoit ces raifons peut les dire , mais ceux qui cenfurent & n’en difent point , pourroient fe taire. Parler au public avec franchife , avec fermete, eft un droit commun a tous les hommes , & mime un devoir en toute chofe utile : mais il n’effc guere permis a un particulier d’en cenfhrer publiquement un autre : e’eft s’attribuer une trop grande fuperiorite de vertus, de talens , de lumieres. Voila pourquoi je ne me fuis jamais ingere de critiquer ni reprimander per- fonne. J’ai dit a mon fiecle des verites dures , mais je n’en ai dit a aucun particulier, & s’il m’eft arrive d’atta- quer & nommer quelques livres , je n’ai jamais parle des Auteurs vivans qu’avec toute forte de bienfeance & d’egards. On voit comment ils me les rendent. 11 me fem- ble que tous ces Meffieurs qui fe mettent ft fierement en avai-it pour m’enfeigner l’humilitd , trouvent la lecoa tneilleure a douaer qu’a fuivre. KM.DE BEAUMONT. to§ M- T. C. F. , peut-il done etre involontaire, lorf- qtlon refttfe de fefoumettre a la doctrine dim Livre quine fauroit etre invente par les homines ? Lorfque ce Livre porte des cara&leres de verite fi grands , fi frappans , fi parfaitement inhnitables, que Pinven. teur en feroit plus etonnant que le Htros ? Cejt lien ici qu'on pent dire que Piniquite a menti contre tlle-mhne (fi). Monseigneur , vous me taxez d’iniquite fans fujet. Vous m’imputez fouvent des menfonges & Vous n’en montrez aucun. Je m’impofe aveevous une maxime contraire, & j’ai quelquefois lieu d’en ufer. Le fcepdcifme da Vieaire eft involontaire par la rnifoit me me qui vous fait nier qu’ii le foit. Surles foibles autorites qu’on veut dormer a PE- vangiie il le rejetteroit par les raifons deduites au- paravant, ft l’efprit divin qui brille dans la mora¬ le & dans la dodtrine de ce Livre ne lui rendoit toute la force qui manque au temoignage des hom¬ ines fur un tel point. 11 adrnet done ce Livre Sacre avec toutes leschofes admirables qu’ii ren- ferme & que l’efprit hutnain peut entendre ; mais quant aux ehofes incroyables qu’ii y trouve , lefi quelles repugnent a faraifon, fft qu'il eft impojfible d tout homme fenfe de concevoir ni dladmettre , il les refpecie en [device fans les comprendre ni les re¬ fetter , & s'humilie devant le grand Etre qui feul (55) Manaermntm. .4. p, 14. in-12, p. xxvi. no LETTRE DE ROUSSEAt? fait la verite. Tel eft fon fcepticifme ; & ce fcep- ticifme eft bien involontaire; puifqu’il eft fonde fur des preuves invincibles de pare & d’autre, qui forccnt la raifon de refter en fufpens. Ce fcepti¬ cifme eft celui de tout Chretien raifonnable & de bonne foi qui ne veut favoir des chofes du Ciel que cedes qu’il peut coniprendre , cedes qui ini- portent a fa conduite , & qui rejette avec l’Ap6tre les qusjlions peufenfees, qui font fans infiru&ion, qui if engendrent que des combats. (52). D’aBORD vous mefaites rejetter la revelation pour m’en tenir a la Religion naturelle , & pre- mierement, je n’ai point rejette la Revelation. Enfuite vous m’a ecu fez de ne fas admettre memela Ileligion naturelle , ou du moins de nen pas recon¬ noitre ia necejjite votre unique preuve eft dans le paffage fuivant que vous raportez. „ Si je „ me trompe , e’eft de bonne-foi. Cela fuffit(5 3) „ pour que mon erreur ne me foit pas imputee a „ crime; quand vous vous tromperiez de mferne, „ il y auroit peu de mal a cela. ” Cejl- a - dire, Colitinuez - vous, que felon luiilfuffit de feperfua - dei qifon ejl en pojfejjion de la verite ,• que cette per- fu aft on , fut-ele accornpagnee des plus monfirueufes erreurs , ne pent jamais etre un fujet de reproche ; qifon doit toujours regardtr comme un bomme fags & rel/gieux, celui qui, adopt ant les erreurs mimes (32 Timotb. C. II. t. 23. bnpies , que les dogates que nous regardons comme reveles combattent les verites iternelles: mais il ne Jujfit pas de le dire. J’en conviens; tachons de fai- re plus. Je fins fur que vous preffentez d’avance oil j’en vais venir. On voit que vous paifez fur cet article des myfteres comme fur des charbons ardensivous ofez a peine y pofer le pied. Vous me forces (97) Emile partie III. p. 94. (58) Mandement in 4. p. 19. in. 12. p. xxvill. 5 IIMPENDERE r VERO. ^ STozw LY. %^’Est revcnir tard , je le fens , fur un fujet trop rebattu & deja prefque oublie. Mon etat, qui ne me permet plus aucun travail fuivi , mon averfion pour le genre polemique, out caufe ma lenteur a ecrire & ma repugnance a publier. J’aurois meme toutA-fait fupprime ces Lettres , ou plutot je ne les autois point ecrites, s’il n’eut ete queftion que de moi : mais ma Patrie ne m’eft pas tellement devenue etrangere que je puiife voir tranquillement opprimer fes Ci- toyens, fur-tout lorfqu’ils n’ont compromis leurs droits qu’en defendant ma caufe. Je ferois le dernier des homines fi dans une telle occafion j’ecoutois un fentiment qui n’eft plus ni douceur ni patience , mais foibleffe & lachete , dans celui qu’il empeclie de remplir fon devoir. Rien de moins important pour le public, j’efj conviens , que la matiere de ces Lettres. La Conftitution d’une petite Republique, le fort d’un petit particular, l’expofe de quelques in- juftices, la refutation de quelques fophifmes; tout cela n’a rien en foi d’aifez confiderable pour meriter beaucoup de Ledeurs: mais fi mes fujets font petits, mes objets font grands, & di- gnes de 1’attentioii de tout honnete homme, Laiifons Geneve a fa place, & Rouifeau dans fa depreilion j mais la Religion , mais la liberte^ A 2 r A VBRT1SSEMENT. !a juftice ! voila , qui que vous foyiez, ce qui n’eft pas au-deflous de vous. Qu’on ne cherche pas mime ici dans le ftyle le dedommagement de Paridite de la matiere. Ceux que quelques traits heureux de ma plu¬ me ont fi fort irrites trouveront dequoi s’ap- paifer dans ces Lettres. L’honneur de delxndre un opprime eut enflamme mon coeur fi j’avois parle pour un autre. Reduit au trifte emploi de me defendre moi-meme, j’ai du me borner a raifonner j m’echauffer eut ete m’avilir. J’aurai done trouve grace en ce point devant ceux qui s’imaginent qu’il eft eflentiel a la verite d’etre dite froidement; opinion que pourtanfc j’ai peine a comprendre. Lorfqu’une vive per- fuafion nous anime, le moyen d’employer un langage glace "t Quand Archimede touttranfpor- te couroit nu dans les rues de Syracufe , en avoit - il moins trouve la verite parce qu’il fe paffionnoit pour elle ? Tout au contraire, celui qui la fenc ne peut s’abftenir de l’adorer; celui qui demeure froid ne l’a pas vue. Quoi qu’il en foit, je prie les Ledeurs de vouloir bien mettre a part mon beau ftyle , & d’examiner feulement fi je raifonne bien ou malj ear enfin , de cela feul qu’un Auteur s’exprime en bons termes, je ne vois pas comment il peut s’enfuivre que cet Auteur ne fait ee qu’il dit. L E T T R E S ECRITES DE LA im O N TAGN E. PREMIERE LETTRE. 1^*On , Monlieur , je ne vous blame point de lie vous etre pas joint aux Reprefentans pour foutenir ma caule. Loin d’avoir approuve moi- meme cette demarche , je m’y fuis oppofe de tout moil pouvoir , & mes parens s’en font reti¬ res a ma follieitation. L’on s’eft tu quand il fal- loit parler on a patle quand il ne reftoit qu’a fe taire. previs Pinutilite des reprefentations, j’en preffentis les confluences ; je jugeai que leurs fuites inevitables troub'eroienc le repos public, ou changeroient la confiicution de 1’E- tat. L’evenement a trop juftifie mes craintes. Vous voila reduits a l’alternative qui ni’ef- frayoit. La crife ou vous etes exige une autre de¬ liberation dont je ne fuis plus 1’objet. Sur ce qui a ete fait vous demandez ce que vous de- vez faire : vous confiderez que Peifet de ces de¬ marches , etant relatif au corps de la Bour- geoiile, ne retombera pas nioins fur ceux qui A 3 S PREMIERE LETTRE s’en font abftenus que fur ceux qui les ont fai- tes. Ainfi , quels qu’aient ete d’abord les divers avis , Finteret common doit id tout reunir. Vos droits reclames & attaques r.e peuvent plus de- meurer endoute; il faut qu’ils foient reconnus ou aneantis, & c’eil ieur evidence qui les met cn peril. 11 ne falloit pas approcher le flambeau durant Forage; rnais aujourd’hui le feu eft a la maifon. Quoiqu’il ne s’agine plus de mes interets, moil honneur me rend toujours parde dans cet- te affaire; vous le favez , & vous me confultez toutefois comme un homme neutre j vous fup- pofez que le prejuge ne m’aveuglera point & que la paflion ne me rendra point injufte: je 1’efpere auffi; mais dans des drconftances ft de- licates ; qui peut repondre de fbi ? Je fens qu’il m’eft impoffible de m’oublier dans une querelle dontjefuis le fujet, & qui a mes mal- lieurs pour premiere caufe. Que ferai-je done , Monfieur, pour repondre a votre confiance & juftifier votre eftime autant qu’il eft en moi ? Le void. Dans la jufte defiance de moi-meme , jc vous dirai moins mon avis que mes rai- fons : vous les peferez , vous comparerez i & vous choifirez. Faites plus ; defiez - vous tou¬ jours , non de mes intentions; Dieu le fait, elles font pures ; mais de mon jugement. L’horame le plus jufte, quand il eft ulcere , voit raremeut les chofes comme elles font. Je ne DE LA MONTAGNE; I Veux furement pas vous tromper , mais je puis me tromper : je le pourrois en toute autre clio- fe, & eela doit arriver iei plus probablement. Tenez-vous done fur vos gardes; & quand je n’aurai pas dix fois raifon , nc me l’accordez pas vne. Voila, Mo nfieur, la precautiom que vous devez prendre , & void celle que je veux prendre a mon tour. Je commencerai par vous parler de moi, de mes griefs ; des durs prece¬ des de vos Magiftrats; quand ce'a fera fait & que j’aurai bien foulage mon coeur , je m’ou- blierai moi - meme; je vous parlerai de vous , de votre fituation, e’eft-a-dire de la Kepubli- quej & je ne crois pas trop prefumer de moi, fi j’efpere, au moyen de cet arrangement, trailer avec equite la queftion que vous me faites. J’ai ete outrage d’une maniere d’autant plus cruelle , que je me flattois d’avoir bien merite de la Patrie. Si ma conduite eut eu befoin de gra¬ ce , je pouvois raifonnabiement elperer de I’obtenir. Cependant , avec un empreflement fans exemple, fans avertiflement, fans cita¬ tion , fans examen, on s’eft hate de fietrir mes Livres> on a fait plus; fans egard pour mes malheurs, pour mes rnaux, pour mon etat, on a decrete ma perfonne avec la meme precipita¬ tion , foil ne m’a pas meme epargne ks ter- mes qu’on emploie poPr les malfaiteurs. Ces Mdlxeurs n’ont pas ete indulgens, ont - ils du A 4 . 4 PREMIERE LETTRE moins ete juftes? C’eft ce que je veux recher- elier avec vous. Ne vt>us dffayez pas, je vous prie, de i’etendue que je fuis force de doniter a ces Lettres. Dans la multitude de queftions qui fe prefentent , je voudrois etre fobre en paroles : mais , Monfieur , quoi qu’on puifle faire , il en faut pour railonner. Rassemblons d’abord les motifs qu’ils out donnes de cette procedure, non dans le requi- fitoire, non dans Barret, porte dans le fecret, & refte dans les tenebres (i) ; mais dans les reponfes du Confeil aux Reprefentations des Citoyens & Bourgeois, ou plutot dans les Let¬ tres ecrites de la Campagne : ouvrage qui leur fert de manifefte , & dans lequel feul ils dai- gnent raifonner avec vous. „ Mes Livres font, ” difent-ils , „ impies, ,, fcaudaleux, temeraixes, pleins de blafphemes „ & de calomnies contre la Religion. Sous „ 1’apparence des doutes l’Auteur y a raifem- „ b!e tout ce qui pent tendre a fapper, ebran- „ ler & detruire les principaux fondernens de „ la Religion Chretienne revejee. (i) Ma famille demanda par Requete communication de eet Arret. Void la reponfe. JDu 25 Juin 1762. „ En Confeil ordinaire , vu la prefente Requete , ar- „ rets qu'il n’y a lieu a accorder aux fupplians les fins „ dicelle. ” L d u 1 s. L’Arret du Parlement de Paris fut imprimd auffi-tot oue rendu. Imaginez ce que c'elt qu’un Etat libre ou 1’on tient caches de pareils Decrets contre Fhonneur & la li¬ berty des Citoyens! DE LA MONTAGUE. „ Ils attaquent tous les Gouvernemens. M Ces Livres font d’autant plus dangereux 33 & reprehenfibles qu’ils font ecrits en fran- „ cois , du ftyle le plus fedudteur, qu’ils pa- 33 roiffent fous ie 110m & la qualification d’un „ Citoyen de Geneve, & que, felon l’inten- „ tion de VAuteur, l’Emile doit fervir de gui- 3, de auxperes, aux meres, aux precepteurs. „ En jugeant ces Livres, il n’a pas ete pof- 33 fible au Confeil de ne jetter aucun regard fur ,3 ceiui qui en etoit prefume f Auteur. ” Au refte , le Decret porte contre moi „ n’eft, ” Gontinuerit-ils; „ ni un jugement ni une fen- ,3 tence , mais un fimple appointement provi- „ foire qui Jaiifcit dans leur entier mes excep- „ tions & defenfes , & qui dans le cas prevu ,3 fervoit de preparatoire a la procedure pref- ,3 crite par les Edits & par l’Ordonnance Eccle- ,3 iiaftique. ” A cela les Rapicfentans, fans entrer dans l’examen de la doctrine , ofajeclerent , 3, que „ le Confeil avoit juge fans formalites prelimi- „ rfaires : que 1 ’Article 8g de I’Ordonnance Ec- „ clefiaftique avoit ete viole dans ce jugement: » que la procedure faite en 1562 contre Jean 33 Morelli a forme de cet Article en montroit „ clairement 1 ufage, & donnoit par cet exem- » pie une jurifprudence qu’on n’auroit pas du 33 meprifer ; que cette nouvelle.. maniere de » proeeder etoit meme contraire a la regie du A 5 6 PREMIERE LETTRE Droit naturel admife chez tous les peuples laquelle exige que nul ne foit condamne fans „ avoir etc entendu dans fes defenfes ; qu’on „ ne pent fletrir un ouvrage fans fletrir en „ meme terns FAuteur dont il porte le nom : j, qu’on ne voit pas quelles exceptions & de- „ fenfes il refte a un homme declare impie > „ temeraire , fcandaleux , dans les ecrits , & K apres la fentence rendue & executee contre „ ces memes ecrits, puifque les chofes n’etant j, point fufceptibles d’infamie , celle qui refulte j, de la combuftion d’un livre par la main du j, Bourreau rejaillit necelfairement fur f Auteur : „ d’ou il fuit qu’on n’a pu enlever a un Ci- „ toyen le bien le plus precieux , l’honneur ; ,5 qu’on ne pouvoit detruire fa reputation , fon M etat , fans commencer par l’entendre ; que les „ ouvrages condamnes & fletris nieritoient du 4 , moins autant de fupport & de tolerance que „ divers autres ecrits oil l’on fait de cruelles „ fatyres fur la Religion, & qui ont ete repan- „ dus & memes imprimes dans la Ville : qu’en- „ fin par rapport aux Gouvernemens , il a tou- 3 , jours ete permis dans Geneve de raifonner 3, librement fur cette matiere generale, qu’on „ n’y defend aucun livre qui en traite, qu’on 33 n’y fietrit aucun Auteur pour en avoir trai- „ te , quel que foit fon fentiment ; & que , j, loin d’attaquer le Gouvernement de la Re- 53 publique en particulier , je ne lailfe ecliapper DE LA MONTAGUE 7 aueune occafion d’en faire l’eloge. ” A ces objedions il fut replique de la part du Confeil ; „ que ce n’eft point manquer a la „ regie qui veut que nul ne foit condamne fans ,, l’entendre, que de condamner un livre apres „ en avoir pris iedure & 1 ’avoir examine fuf- „ fifamnient: que PArtiJe b 8 des Ordonnan- „ ces n’eft applicable qu’a un homme qui dog- „ matife & non a un livre deftrudif de la „ Religion Chretienne : qu’il n’eft pas vrai que „ la flitviffure d’un ouvrage fe communique a 33 1 ’Auteur , lequel peut n’avoir ete quhmpru- „ dent ou mal-adroit: qu’a l’egard des ouvrages „ fcandaleux tclere's ou meme imprimes dans 33 Geneve , il n’eft pas raifbnnable de preten- 3, dre que pour avoir diffimule quelquefois , un „ Gouvernement foit oblige de diilimuler tou- 3, jours •, que d’ailleurs Us livres ou 1 ’on ne 33 fait que tourner en ridicule la Religion ne 3, ne font pas a beaucoup pres auftx puniifables „ que ceux ou fans detour on l’attaque par le 33 raifonnement. Qu’enfin ce que le Confeil doit „ au maintien de la Religion Chretienne dans ,3 fa purete , au bien public, aux Loix, & a ,3 l’honneur du Gouvernement lui ayant fait ,3 porter cette fentence , ne lui permet ni de 33 la changer ni de l’affoiblir. ” Ce ne font pas-la toutes les raifons , objec¬ tions & reponfes qui ont ete alieguees de part & d’autres , mais ce font les principales & dies t) * PREMIERE LETTRE fuffifent pour etablir par rapport a moi la quef- tiou deiait & de droit. Cependant comme Pobjet, ainfi prefente , demeure encore un peu vague, je vais tacbet de le fixer avec plus de precilion , de peur que vous n’etendiez ma defenJe a' la partie de cet ©bjet que je nV veux pas embra (Per. Je fuis Homme & j’ai fait des Livres;j’ai done fait auffi des erreurs ( 2 ). J’en appercois moi-meme en aifez grand notnbre ; je ne doute pas que d’autres n’en voient beaucoup davan- tage, & qu’il n’y en ait bien plus encore que lii moi ni d’autres ne voyons point. Si Ton ne dit que cela j’y fouferis. Mais quel Auteur n’eft p as dans le nieme cas^ou s’ofe flatter de n’y pas etre ? La- defliis done, point de difpute. Si l’on me refute & qu’on ait raifon , l’erreur eft corrigee & je me tais. Si l’on me refute & qu’on ait tort, je me tais encore ; dois-je repondre du fait d’au- trui ? En tout etat de caufe, apres avoir en- tendu les deux Parties, Je public eft juge, il prononce , le Livre triomphe ou tombe, & le proces eft fini. ( a) Exceptons , fi l’on veut, les Livres de Geometrie & leurs Auteurs. Encore s’il n’y a point d’erreurs dans les propofiiions memes, qui nous affurera qu’il n’y en ait point dans l’ordre de deduction , dans le choix, dans la methode ? Euclide deraentre , & parvient a fon but: mais quel chemin prend-il ? combien 11’erre-t-il pas dans fa route ? La lcience a beau etre infaillible ; l’homme qui la cultive fe trompe fouvent. ? DE LA MONTAGNE; Les erreurs des Auteurs font fouvent fort indifferentes; mats il en eft aufli de dommagea- bles, meme contre l’intention de celui qui les commet. On peut fe tromper au prejudice du public conime au fien propre ; on peut nuire innocemment. Les controverfes fur les matte- res de jurifprudeuce, de morale, de Religion t jin bent frequemment dans ce cas. Necelfaire- ment un des deux difputans fe trompe, & l’er- reur fur ces matieres important toujours de¬ cent faute ; eependant on ne la punit pas quand on la prefume involontaire. Un homme n’eft pas coupable pour nuire en voulant fer- vir, & fi 1’on pourfuivoit criminellement un Auteur pour des fames d’ignorance ou d’inad- vertance , pour de mauvaifes maximes qu’on pourroit tirer de fes ecrits tres-confequemment mais contre fon gre , quel Ecrivain pourroit fe mettre a l’abii des pourfuites ? II faudroit etre infpire du Saint Efprit pour fe faire Auteur & n’avoir que des gens inlpires du Saint Efprit pour juges. Si 1’on.ne m’impute que de pareilles fautes l je ne m’en defends pas plus que des limpies er¬ reurs. Je ne puis affirmer n’en avoir point comrnis de telles, parce que je ne fuis pas un Ange; mais ces fautes qu’on pretend trouvec dans mes Ecrits peuvent fort bien n’y pas etre, parce que ceux qui les y trouvent nefont pas des Anges , non plus. Hommes & fujets a PREMIERE LETTRE IQ 1’erreur ainli que moi, fur quoi pretendent - ils que leur raifon foit l’arbitre de la mienne & que je fois punilfable pour n’avoir pas penfe comme eux ? Le public eft done auffi le juge de fembla- bles fautes; foil blame en eft le feul chatiment. Nul ne pent fe fouftraire a ce Juge , & quant a nioi je n’en appelle pas. II eft vrai que ft le Magiftrat trouve ces fautes nuifibles il peut defendre le Livre qui les contient: mais, je le repete , il ne peut punir pour cela 1 Auteur qui les a commifes; puifque ce feroit punir un delit qui peut etre involontaire, & qu’on ne doit punir dans le mal que la volonte. Ainli ce n’sft point encore la ce dont il s’agit. Mais il y a bien de la difference entre un Livre qui contient des erreurs nuifibles & un Livre pernicieux. Des principes etablis , la chaine d’un raifonnement fuivi, des confequen- ces deduites manifeftent l’intention de l’Auteur, Sc cette intention dependant de fa volonte ren- tre fous la jurifdidion des Loix. Si cette in¬ tention eft evidemment mauvaife, cc.n’eft plus erreur , ni faute, e’eft crime ; ici tout change. Il ne s’agit plus d’une difpute litteraire dont le public juge felon la raifon, mais d’un proces criminel qui doit etre juge dans les Tribunaux felon toute la rigueur des Loix ; telle eft la pofition critique oil ni’ont mis des Magiftrats qui fe difent juftes & des Ecrivains xeles qui DE LA. MONTAGNE. ii les trouvent trop demens. Si-tot qu’on m’ap- prete des prifons , deg bourreaux , des chai- nes , quiconque m’accufe eft un delateur •, il fait qu’il n’attaque pas feulement F Auteur mais Fhomme, i! fait que ce qu’il ecrit peut infiuer fur moil fort (3 ) i ce n’eft plus a ma feule reputation qu’il en veut, c’eH a mon honneur, a ma liberte , a ma vie. Ceci , Monfieur , nous ramene tout d’uti coup a I’etat de la queftion dont il me paroit que le public s’ecarte. Si j’ai ecrit des chofes reprehenfibles on peut m’en blatner, on pent fupprimer le Livre. Mais pour le fletrir , pour m’attaquerperfonnellement, il faut plus ; la fail¬ le lie fuffit pas, i! faut un delit, un crime ; il faut que j’aie ecrit a mauvaife intention un Livre pernicieux , & que eela foit prouve , non comrae un Auteur jprouve qu’un autre Auteur fe trompe, mais comme uti accufateur doit (?) Il y a quelques annees qu’a la premiere apparition d’un Livre celebre je reTolus d’en attaquer les principes, que je trouvois dangereux. J’exe'cutois cette entreprife quand j’appris que 1’Auceur etoit pourfuivi. A 1’inftant je jettai mes feuilles au feu, jugeant qu’aucun devoir ne pouvoit autorifer la baffeffe de s’unir a la foule pour ac- cabler tin homme d’honneur opprime. Quand toutfut pacific j’eus occafion de dire mon fentiment fur le me- me fujet dans d’autres Ecrits; mais je 1’ai dit fans nom- nter le Livre ni 1’Auteur, j’ai cru devoir ajouter ce refped pour fon malheur a Feftime que j’eus toujours pour fa perfonne Je ne crois point que cette faqon de penfer me foit particuliere ; elle eft commune a tous les hortnetes gens. Si-tot qu’une affaire eft portee au crinii- nel, ils doivent fe taire, a moins qu’ils ne foient appl¬ ies pour teruoigner. iz PREMIERE LETTRI cotivaincre devant le Juge l’accufe. Pour etre traite conime un malfaiteur il faut que je fois convaincu de l’etre. C’eft la premiere queftion qu’il s’agit d’examiner. La feconde, eti fuppo- fant le delit conflate, eft d’en fixer la nature, le lieu oil il a ete commis, le tribunal qui doit en juger, la Loi qui le condamne, & la pei¬ ne qui doit le punir. Ces deux queftions une fois refolues decideront ft j’ai ete traite jufte- ment ou non. Pour favoir ft j’ai ecrit des Livres pernicieux il faut en examiner les principes, & voir ce qu il en refulteroit ft ces principes etoient ad- mis. Comrae j’ai traite beaucoup de matieres , je dois me reftreindre a celles fur lefquelles je fuis pourfuivi, favoir, la Religion & le Gou- vernement. Commenqons par le premier arti¬ cle , a 1’exemple des juges qui ne fe font pas expliques fur le fecond. On trouve dans l’Emile la profeflion de foi d’un Pretre Catholique , & dans FHeloife celle d’une femme devote. Ces deux Pieces s’accor- dent affez pour qu’on puiffe expliquer l’une par 1’autre , & de cet accord on pent prefumer avec quelque vraifemblance que ft F Auteur qui a pu¬ blic les Livres oil elles font contenues ne les adopte pas en entier l’une & l’autre , du moins il les favorite beaucoup. De ces deux profelftons de foi la premiere etant la plus etendue & la feu’e oil Ton ait trouve le corps du delit, doit etre exa¬ minee pa* preference. DE LA MONTAGNE. 13 Get examen , pour alter a Ton but, rend en¬ core un eclairciifement neeelfaire. Car remar- quez bien qu’eolaircir & diftinguer les propor¬ tions que brouillent & confo ndent nies accufa- teurs , c’eft: leur repondre. Comme ils difpu- tent contre J’evidence , quand la queftion eft bien pofee, ils font refutes. Je diftingue dans la Religion deux parties, outre la forme du culte , qui n’eft qu’un cere, roonial. Ges deux parties font le dogme & la morale. Je divife les dogmes encore en deux parties •, favoir , celle qui pofant les principes de nos devoirs fert de bafe a la morale , & celle qui , purement de foi , ne contient que des dogmes fpeculatifs. De cette diviliou , qui me paroit exacte refulte celle des fentimens fur la Religion d’une part en vrais , faux ou douteux j & de l’autre en bons , mauvais ou indifferens. Le jugement des premiers appartient a la raifon feule j & fi les Theologiens s’en font em- pares, c’eft comme raifonneurs , c’eft comme profelfeurs de la fcience par laquelle on par- vient a la connoiflance du vrai & du faux en matiere de foi. Si l’erreur en cette partie eft nuifible , c’eft feulement a ceux qui errent, Sc c’eft feulement un prejudice pour la vie a ve- nir fur laquelle les Tribunaux humains ne peu- vent etendre leur competence. Lorfqu’iis con- noilTent de cette matiere, ce n’eft plus comme Tome IX. B 54 PREMIERE LETTRE Juges du vrai & du faux , mais comme Minif- tres des Loix civiles qui reglent la forme exte- rieure du culte : il ne s’agit pas encore id de eette partie 5 il en fera traite ci-apres Quant a la partie de la Religion qui regar¬ de la morale j c’eft-a-dire, la juftice, le biert public . PobeiiTance aux Loix naturelles & po¬ sitives, les vertus fociales & tous les devoirs de Phomme & du Citoyen , il appartient au Gouvernement d’en connoitre : c'eft en ce point feul que la Religion rentre dire&ement fous fa jurifdiction , & qu’il doit bannir, non I’erreur * dont il n’eft pas juge , mais tout fentiment nuiiibie qui tend a couper le noeud focial. • Voila , Monfteur, la diHihciion que vous avez a faire pour juger de cette Piece, porte® au Tribunal, non des Pretres , rnais des Magif- trats. J’avoue qu’elle n’eft pas toute affirmati¬ ve. On y voit des objections & des domes* Pofons , ce qui n’eft pas , que ces doutes foienfc des negations. Mais e!!e eft affirmative dans ft plus grande partie ; e'le eft affirmative- & de- monftrative fur tous les points fonuamentauts de la Religion civile > elle eft tellement deci- iive fur tout ce qui tient a la Providence eter- nelle, a l’amour du prochain , a la juftice, a la paix, au bonheur des hommes , aux loix de la fociete , a toutes les vertus , que les objections., les doutes mernes y out pour objet quelque avantage 3 & js defie qu’ou m’y moiitre un feul DE LA MONTAGNE. point de doctrine attaque que je ne prouve etre nuifible aux hommes ou par lui - meme ou par fes inevitables elfets. La Religion eft utile & meme neceflaire aux Peuples. Cela n’eft-ilpas ditj foutenu, prouve dans ce meme ecrit ? Loin d’attaquer les vrais principes de la Religion, l’Auteur les pofe, les affermit de tout foil pouvoir ; ce qu’il attaque , ce qu’il combat, ce qu’il doit combattre, c’eft le fanatifme aveugle , la fuperftition cruelle , le ftupiue prejuge. Mais it faut 3 diient-il, ref- pecter tout cela. Mais pourquoi ? Parce que c’eft ainfi qu’on mene les Peuples. Oui, c’eft ainli qu’on les mene a leur perte. La fuperfti¬ tion eft leplus terrible fleau du genre huniain; elle abrutit les fimples , elle perfecute les fa- ges , elle enchaine les Nations , elle fait par- tout cent maux effroyables : quel bien fait-elle ? Aucun •, fi elle en fait, c’eft aux Tyrans 5 elle eft leur arme la plus terrible , & cela meme eft leplus grand mal qu’elle ait-jamais fait. Ils difent qu’en attaquant la fuperftition je veux detruire la Religion meme : comment le favent - ils ? Pourquoi confondent-ils ces deux caufes , que je diftingue avec tant de foin ? Comment ne voient-ils point que cette impu¬ tation reflechit contre euxdans toute fa force,- & que la Religion n’a point d’ennemis plus terribles que les defenfeurs de la fuperftition ? II feroit bien cruel qu’il fut ft aife d’inGulper B 3 PREMIERE LETTRE 1 certains faits, lefquels ayant befoin d’etre at- teftes , remettent la Religion fous l’autorite des ■hommes. Toute la difference qu’il y aura d’eux aux autres Chretiens eft que ceux-ci font des gens qui dilputent beaucoup fur 1’Evangile fans fe foucier de la pratiquer, au lieu que nos gens s’attacheront beaucoup a la pratique, & ne dif- puteront point. Quand les Chretiens difputeurs viendront ieur dire. Vous vous dites Chretiens fans l’e- tre ; car pour etre Chretien il faut croire en Jefus- Clrrift , & vous n’y croyez point ; les Chretiens paiiibles leu r reponderont : „ Nous „ nc Ihvons pas bien fi nous croyons en Jefus- 5 , Cb rift dans votre idee, parce que nous ne 5 , l’entendons pas. Mais nous tachons d’obfer- ver ce qu’il nous preferit. Nous fommes 3 , Chretiens , chacun a notre maniere , nous „ en gardant fa parole, & vous en croyant en „ lui. Sa charite veus que nous foyions tous „ freres, nous la fuivons en vous admettant s, pour tels ; pour 1’amour de lui ne nous otcz „ pas un titre que nous honorons de toutcs a3 nos forces & qui nous eft aufli cher qu’a 33 vous. ” Les Chretiens difputeurs iniifteront fins d cu¬ te. En vous renommant de Jefus il faudroit nous dire a quel titre ? Vous gardez , dites- yous , fa parole , mais quelle autorite lui do a- B 4 PREMIERE LETTRE 20 nez - vous ? Reconnoiffez-vous la Revelation ? Ne la reconnoiffez-vous pas ? Admettez- vous l’Evangile en entier , ne l'admettez-vous qu’en partie ? Snr quoi fondez-vous ces diftin&ions ? Plaifans Chretiens , qui marchandent avec le maitre, qui choififfent dans la dodrine ce qu’il leur plait d’admettre & de rejetter ! A CELA Ies autres diront paifiblement. „ Mes „ freres, nous ne marchandons point; car nor ,, tre foi n’eft pas un commerce : vous fup- y , pofez qu’il depend de nous d’admettre ou de „ rejetter comme ii nous plait ; mais cela n’eft 5, pas , & notre raifon n’obeit point a notre 5, volonte. Nous aurions beau vouloir que cs „ qui nous paroit faux nous parut vrai , il ,, nous paroitroit faux malgre nous. Tout eg J3 qui depend de nous eft de parler felon notre s , penfee ou contre notre penfee, & notre feivl ,, crime eft de ne vouloir pas vous tromper. „ Nous reconnoiffons l’autorite de Jefus- ], Chrift , parce que notre intelligence acquiefcp „ a fes preceptes & nous en decouvre la fu- „ blimite. Elle nous dit qu’il convient aux „ hommes de fuivre ces preceptes , mais qu’il „ etoit au-deffus d’eux de les trouver. Nogs w admettons la Revelation comme emanee de „ l’Efprit de Dieu, fans en favoir la maniere, „ & fans nous tourmenter pour la decouvrir : „ pourvu que nous fachions que Dieu a parle, p psu nous imports d’expliquer comment d DE LA MONTAGNE: « £ s’y eft pris pour fe faire entendre. Ain ft 53 reeonnoiffant dans l’Evangile l’autorite divt- „ ne, nous croyons Jefus - Chrift revetu de „ cette autorite ; nous reconnoilfons une vertu „ plus qu’humaine dans fa con duke, Sc une fa- ge/Te plus qu’Jiumaine dans fes leqons. Voi- „ la ce qui eft bien decide pour nous. Com- s , ment cela s’eft-il fait? Voila ce qui ne l’eft „ pas ; cela nous paffe. Cela ne vous pafle „ pas , vous •, a la bonne heure ; nous vous en „ felicitous de tout notre coeur, Votre raifon „ peut etre fuperieure a la notre ; mais ce n’eft w pas a dire qu’elle doive nous fervir de loi. 3, Nous confentons que vous fachiez tout j 55 fouffrez que nous ignorions quelque chofe. 35 Vous nous demandez ft nous admettons 3, tout l’Evangile ; nous admettons tous les en- ,5 feignemens qu’a donne Jefus-Chrift. L’uti- 53 tilite, la neceffite de la plupart de fes enfei- 5 5 gnemens nous frappe, & nous tachons de nous 3, y conformer. Quelques-uns ne font pas a 35 notre portee; ils ont ete donnes fans doute 35 pour des efprits plus intelligens que nous. S 3 Nous ne croyons point avoir atteint les li- 35 mites de la raifon humaine, & les homme? 3, plus penetrans ont befoin de preceptes plus S 3 eleves. „ Bkaucoup de chofes dans l’Evangile paf~ 3, fent notre raifon , & menie la choquent ? p nous ne ies jejettons pourtant pas. Con- 3 $ PREMIERE LETTRE M vaincus de la foibleffe de notre entende- „ ment, nous favons refpecler ce que nous lie S j pouvons concevoir , quand l’affociation de M ce que nous concevons nous le fait juger 5, fuperieur a nos lumieres. Tout ce qui S 5 nous eft neceflaire a favoir pour etre faints 53 nous paroit clair dans 1 ’Evangile ; qu’avons- 5, nous befoin d’entendre le refte ? Sur ce point 33 nous demeurerons ignorans , mais exempts 35 d’erreur , & nous n’en ferous pas moins gens ,5 de bien ; cette humble referve elle - meme 33 eft l’efprit de FEvangile. „ Nous ne refpedtons pas precifement ce 33 Livre Sacre comme Livre, mais comme la 35 parole & la vie de Jefus - Chrift. Le carac- 33 tere de verite , de fagefle & de faintete qui ,3 s’y trouve nous apprend que cette hiftoire H n’apas ete effentiellemcnt alteree (4), mais 35 il n’eft pas demontre pour nous qu’elle ne 33 fait point ete du tout. Qui fait fi les cho- 33 fes que nous n’y eomprenons pas ne font .3 point des fautes gliflees dans le texte ? Qui 33 fait ft des difciples fi fort inferieurs a leur 53 maitre font bien compris & bien rendu par- 33 tout? Nous ne decidons point la-deffus, 33 nous ne prefumons pas meme , & nous ne (4) Ou en feroient les fnnples fideles , fi Ton ne pou- voit favoir ceh que par des difculfions de critique , ou pat Vautorite des Paiteurs? De quel front ofe-t-on fairs dependre la foi de tant de fcience ou de taut de fou- million ? DE LA MONTAGNE; 2$ ^ vous proporons des conjectures que patce „ que vous l’exigez. Nous pouvons nous tromper dans no$ s , idees, mais vous pouvez aulli vous tromper „ dans Jes votres. Pourquoi ne le pourriez- j, vous pas etant hommes ? Vous pouvez avoir ,, autant de bomie-foi que nous , mais vous ,5 n’en fauriez avoir davantage : vous pouvez } , etre plus eclaires , mais vous n’etes pas in- „ faillibles. Qui jugera done entre les deux „ partis? fera - ce vous ? cela n’eft pas jufte. „ Bien moins fera-ce nous qui nous defions (1 s, fort de nousmemes. Laiflons done cette de- s, cifion au juge commun qui nous entend , & „ puifque nous fomnies d’accord fur les regies „ de nos devoirs reciproques , fupportez-nous M fur le relte , comme nous vous fupportons. ,3 Soyons liommes de paix , foyons freres > „ uniffons-nous dans l’amour de notre commun „ maitre , dans la pratique des vertus qu’il 53 nous preferit. Voila ce qui fait le vrai „ Chretien. „ Que ii vous vous obftinez a nous refufer ,3 ce precieux titre; apres avoir tout fait pour vi- 53 vre fraternellement avec vous, nous nous con- 53 folerons de cette injuftice, en fongeant que les 5, mots ne font pas les chofes, que les premiers 33 difciples de Jefus ne prenoient point le nom 3, de Chretiens, que le martyr Etienne ne le j? porta jamais - & que quand Paul fut conver- PREMIERE LETTRE p ti a la foi de Chrift, il n’y avoit encore „ aucuns Chretiens (f) fur la terre. ” Croyez-vous, Monfieur , qu’une controverfe ainfi traitee lera fort animee & fort longue, & qu’une des Parties neferapas bientot reduite au ftlence quand 1’autre ne voudra point difputer? Si nos Profelytes font maitres du pays ou ils vivent a ils etabliront une forme de culte auffi fimple que leur croyance , & la Religion qui refultera de tout cela fera la plus utile aux hommes par fa fimplicite raeme. Degagee do tout ce qu’ils mettent a la place des vertus, & n’ayant nrrites fuperftitieux, ni fubtilites dans la dodlrine , elle iratoute entiere a fon vrai but „ qui eft la pratique de nos devoirs. Les mots de divot & d’orthodoxe y feront fans ufage ; la monotonie de certains fons articules n’y fera pas la piete; il n’y aura d’impies que les me¬ dians , ni de fideles que les gens de bien. Cette inftitution une fois faite, tous feront obliges par les Loix de s’y foumettre , parce qu’elle n’eft point fondee fur l’autorite des hommes, qu’elle n’a rien qui ne foit dans 1’or- dre des lumieres natureiles, qu’elle ne contient aucun article qui ne fe rapporte au bien de la fociete, & qu’elle n’eft melee d’aucun dogme (s') Ce nom leur fut donne quelques ann^es apres a Antioche pour la premiere fois. DE LA MONTAGNE: 2f inutile a la morale f d’aucun point de pure {pe¬ culation. Nos profelytes feront-ils intolerans pour cela? Au contraire., ils feront tolerans par prineipe, ils le feront plus qu’oii ne peut fetre dans aucune autre dodrine , puifqu’ils admettront toutes les bonnes Religions qui ne s’admettent pas entre eiles , c’eft - a - dire , toutes eelles qui ayant l’effentiel qu’elles negligent , font 1’effentiel de ce qui ne l’eft point. En s’atta- chant, eux , a ce feul effentiel , ils laifferont les autres en faire a leur gre l’acceffoire , pour- vu qu’ils ne le rejettent pas : ils les laifferont expliquer ce qu’ils n’expliquent point, decider ee qu’ils ne decident point. Ils laifferont k chacun fes rites , fes formules de foi, fa croyan- ce : ils diront •, admettez avec nous les prin- cipes des devoirs de l’homme & du Citoyen: du refte , croyez tout ce qu’il vous plaira. Quant aux Religions qui font effentiellement mauvai- fes, qui portent I’homme a faire le mal, ils ne les tolereront point •, parce que cela menie eft contraire a la veritable tolerance , qui n’a pour but que la paix du genre humain. Le vrai to¬ lerant ne tolere point le crime , il ne tolere au- cun dogme qui rende les homines medians. Maintenant fuppofons au contraire, que nos Profelytes foient fous la domination d’autrui : comme gens de paix ils feront foumis auxLoix leurs maitres, .meme en matiere de Reli- PREMIERE LETTRE gion, a moins que cette Religion ne fiit elfen- tiellement mauvaife ; car alors, fans outrager ceux qui la profeifent , ils refuferoient de la profeffer. Ils leur diroient; puifque Dieu nous appeile a la fervitude , nous voulons etre de bons ferviteurs & vos fentimens nous empe- cheroient de l’etre ; nous connoilfons nos de¬ voirs ,■ nous les aitnons , nous rejettons ce qui nous en detache j c’eft afin de vous etre fideles que nous n’adoptons pas la loi de l’iniquite. Mais li la Religion du pays eft bonne en elle-meme , & que ce qu’elle a de mauvais foie feulement dans des interpretations particulie- res, ou dans des dogmes purement Ipeculatirs ; ils s’attacheront a VeSentiel & tolereront le rett&, taut par refpedt pour les loix que par amour pour la paix. Quand ils feront appelles a de¬ clarer expreffement leur croyance, ils le feront, parce qu’il ne faut point mentir ; ils diront au befoin leur fentiment avec fermete , memo avec force ; ils fe defendront par la raifon ft on les attaque, Du refte, ils ne dilputerons point contre leurs freres , & fans s’obftiner a vouloir les convaincre , ils leur refteront unis par la charite, ils affifteront a leurs alfemblees, ils adopteront leurs formules , & ne fe croyant pas plus infaillibles qu’etix , ils fe foumettront a l’avis du plus grand nombre , en ce qui n’intcrefie pas leur ccnfcience & ne leur paroiS pas importer au falut. DE la montagne: 27 Vo.lLA le bien , me direz-vous, voyons le raal. II fera dit en peu de paroles. Dieu ne fera plus l’organe de la mechancete des hom- mes. La Religion ne fervira plus d’inftrument a la tyrannie des gens d’Egiife & a la vengeance des ufurpateurs ; elk ne fervira plus qu’a ren- dre les Croyans bons & juftes ; ce n’eft pas-la le compte de ceuX qui les menent : c’eft pis pour eux que fi elle ne fervoit a rien. Ainsi done la dodlrine en queftion eft bonne au genre bumain & rnauvaife a fes opprefleurs, Dans quelle claffe abfolue la faut-il mettre ? J’ai dit fidellement lepour & le contre ; comparez & choififlez. Tout bien examine, je crois que vous con- viendrez de deux chofes : l’une que ces horn- mes que je fuppofe fe conduiroient en ceci tres - confequemment a la profeffion de foi du Vicaire » l’autre que cette conduite feroit non- ■feulement irreprochable mais vraiment Chre- tienne, & qu’on auroit tort de refufer a ces hom¬ ines bons & pieux le nom de Chretiens j pnif. qu'ils le meriteroient parfaitement par leur con- duite , & qu’ils feroient moins oppofes par leurs fentimens a beaucoup de fe&es qui le prennent & a qui on ne le difpute pas , que plufieurs de ces memes ledes ne font oppofees entre elles. Ce ne feroient pas, 11 Ton veut, des Chretiens a la mode de Saint Paul qui etoit aiaturellement perfecuteur , & qui n’avoit pas ■23 PREMIERE LETTRE entcndu Jefus-Chrift lui-meme; mais ce feroient des Chretiens a la mode de Saint Jacques , choifi par le maitre en perfonne & qui avoir requ de fa propre bouche les inftrudtions qu’il nous tranfmet. Tout ce raifonnement eft bien ftmple , mais il me paroit concluant. Vous me demanderez peut-etre comment on peut accorder cette do&rine avec celle d’un homme qui dit que l’Evangile eft abfurde & pernicieux a la fociete ? En avouant franche- ment que cet accord me paroit difficile , je vouS demanderai a mon tour ou. eft cet homme qui dit que i’Evangile eft abfurde & pernicieux ? Vos Meflieurs m’accufent de l’avoir dit ; & ou ? Dans le Contrat focial au Chapitre de la Religion civile. Void qui eft fingulier ! Dans ce meme Livre & dans ce meme Chapitre je penle avoir dit precifement le contraite : je penfe avoir dit que l’Evangile eft fublime & le plus fort lien de la fociete ( mais avouez que deux propolitions ft contraires dans le meme Livre & dans le meme Chapitre doi- yent faire un tout bien extravagant. N’y auroit-il point ici quelque nouvelle equi¬ voque , a la faveur de laquelle on me rendit plus coupable ou plus fou que je ne fuis ? Ce mot (6) Contrat Social L. IV. Chap. g. p. jio- jri. tie VEdltion in-8vo & pages 343-344. de cette nouvelle Edition. BE LA. MONTAGUE. 2# mot de Societe prefente un fens un pen vague: ilyadans le nionde des focietes de bien des for¬ tes & it n’eftpas impoffible que'ce qui fert k 1’une nuife a l’autre. Voyons : la methode favo¬ rite de mes agrelfeurs eft ton jours d’offrir aveo- art des idees indete rminees j continuous pour toute reponfe a tdcher de les fixer. Le Chapitre done je parle eft deftine , com- nie on le voit par le titr#, a examiner com¬ ment les inftkutions religieufes peuvent entrer dans ia conftkution de l’Etat. Ainli ce done it s’agit id n’eft point de confiderer les Reli¬ gions comme vraies ou faufles, ni meme com- me bonnes ou mauvaifes en elles-memes, tnais de les conude rer uniquement par leurs rap¬ ports aux corps poiitiques, & coniine parties de la Legislation. Dans eette vue , 1’Auteur fait voir que rou¬ tes les anciennes Religions , fans en excepter la Juive , furent nationales dans leur origine, appropriees, incorporees a l’Etat, & formant la bale ou du moins faifant partie du Syfteme le- gislarif. Le Chriftianifme , au contraire , eft dans fon principe une Religion univerfelle , qui n’a rien d’exclufif, rien de local, rien d-e propre a tel pays piutot qu’a tel autre. Son divin Auteur einbraflant egalement tous les hommes dans fa charite fans .bornes , eft venu lever la barriere qui feparoit les Nations, & reunir tout le genre Tome IX, G PREMIERE LETTRE 30 humain dans un peuple de freres, car cn tcutt Nation cclui qtti le craint qui s'adome 4 la jnf- tice lui ejl agreabk (7). Tel ell le veritable efprit de i’Evangile. Ceux done qui out vouiu faire du Chriftianif- Jne une Religion nationale & l’introduire commie partie cor.ftitutive dans le iyfteme de la Legisla¬ tion, ont fait par - la deux fautes , nuifibles, 1’une a la Religion ,%& l’autre a l’Etat. I!s fe font ecartes de I’efprit de Jefus - Chrift dont le regne n’eft pas de ce monde, & melant aux in- terets terreftres ceux de la Religion , ils ont fouil- le fa purete celefte, ils en ont fait l’arme des Ty- rans & l’inftrument des perfecuteurs. Ils n’ont pas moins bleile les faines maximes de la politi¬ que, puifqu’au lieu de Amplifier la machine du Gouvernemcnt, ils font compofee, ils lui ont donne des relforts etrangers , fuperflus, & l’af- fujettilTant a deux mobiles differens , fouvens contraires, ils ont caufe les tiraillemens qu’on Lent dans tousles Etats ChretiensouTon a fait en- trer ia Religion dans le fyfteme politique, Le parfait Chriftianifme eft l’inftitutien ffe- ciale univerfelle; mais pour montrer qu’il n’eft point un etabliffement politique & qu’il ne con- court point aux bonnes inftitutions particulie- fes, il falloit 6ter les fophifmes de ceux qui melent la Religion a tout, comme une prife avec laquelle ils s’emparent de tout. Tous les etablift (7) m. X. 3 *. DE LA MONTAGNE. 3t Semens humains font fondes fur les paffions hu- maines & fe confervent par elles : ce qui combat & detruit les paifions n’eft done pas propre a for¬ tifier ces etabliifemens. Comment ce qui detache les cdsurs de la terre nous donneroit - i 1 plus d’in- teret pour ee qui s’y fait ? comment ce qui nous eccupe uniquement d’une autre Patrie nous atta- cheroit-ii da vantage a cells- ci ? Les Religions nationales font utiles a l’Etat corame parties de fa eonftitution , cela eft incoti- teftable ■, mats elles font nuifibles au genre hu- main , & raerae a l’Etat dans un autre fens : j’ai montre comment & pourquoi. Le Chriftianifme, au contraire, rendant les hommes jultes , modems, amis de la paix , eft tres - avantageux ala fociete generate •, mais ii enerve la force du reffort politique •, il compli- que les mouvemens de la machine , il rompt 1’unite du corps moral, & ne lui etant pas aifez approprie il faut qu’il degen ere ou qu ’il demeure une piece etrangere & embarraffanre. VoiLAdonc un prejudice & de s inconveniens des deux cotes relativement au corps politique. Cependant il importe que l’Etat ne foil pas fans Religion, & cela importe par des raifons gra¬ ves , fur lefquelles j’ai par - tout fortement in- iifte: mais il vaudroit mieux encore n’en point avoir, que d’en avoir une barbare & perfecu- tante qui, tyrannifant les Loix memes , con- ferarierejit les devoirs du Citoyen. On diroit que C* PREMIERE LETTRE 9 p. tout ce qui s’eft paffe dans Geneve a mon egard n’eft fait que pour etablir ce Chapitre en exam¬ ple , pour prouver par ma propre hiftoire que j’ai tres-bien raifonne. Que doit faire un Page Legislateur dans cette alternative ? De deux chofes l’une. La premiere , d’etablir une Religion purement civile , dans la- quelle renfermant les dogmes fondamentaux de touie bonne Religion , tous les dogmes vraiment utiles a la fociete, foit univerfelle foit particulie- re, il omette tous les autres qui peuvent im¬ porter a la foi , mais nullement au bien terref- tre , unique objet de la Legislation : car comment le myftere de la Trinite, par exemple , peut - il concourir a la bonne conftitution de 1’Etat, en quoi fes membres fcront - ils meilleurs Citoyens quand ilsaurontrejettele merite des bonnes oeu¬ vres , & que fait au lien de la fociete civile le dogme du peche originel? Bien que le vrai Chrif- tianifine foit une inllitution depaix, qui ne voit que le Chriftianifme dogmadque ou theologique eft , par ia multitude & l’obfcurite de fes dogmes , fur - tout par fobligation de les admettre , un champ de bataille toujours ouvert entre les hom¬ ines ; & cela fans qu’a force d’interpretations & de decifions on puiife prevenir de nouvelles dif- putes lur les decifions memes ? L’autre expedient eft de lailfer le Chriftia¬ nifme tel qu’il eft dans fon veritable efprit, fi¬ bre , degage ds tout lieij de chair , fans autre BE LA IvfONTAG NE.' 33 ©feligation que celle de la conscience', fans au¬ tre gene dans les dogmes que les moeurs 8c les Loix. La Religion Chretienne ell:, par la purete de fa morale, toujours bonne & fame dans I’E- tat, pourvu qu’on n’en fade pas une partie de fa conflitution , pourvu qu’eiie y foit admife uniquemenfcomme Religion, Sentiment, opinion, eroyance ; mais comme Loi politique , le ChrifL tianifme dogmatique eft un mauvais etablif- fement. Telle eft, Monfteur, la plus forte confe- quence qu’on puiffe tirer de ce Chapitr©, oil, bien loin de taxer le pur Evangile ($) d'etre per- nicieux a la fociete , je le trouve, en quelque forte , trop fociable , embralTant trop tout le genre humain pour une Legislation qui doit etre exclusive •, infpirant I’humanite plutot que le patriotifme , & tendant a former des homines plutot que des Citoyens (9). Si je me fuis (8) Lettres ecrites de la Campagne page. ?o. . (9) C’eft raerveiHe de voir I’affortiment de beaux fentimens qu’on va nous entaflant dans les Livies: il ne faut pour cela que des mots, & les vertus en papier ne coutent guere ; mais elles ne s’agencent pas tout-a-fait ainfi dans le cmur de l’homme, & il y a loin des pein- tures aux rdalites. Le patriotifme & l’humanite font', par exemple, denx vertus incompatibies dans leur enerl gie, & for-tout chez un peuple entier. Le Legislates qui les voudra routes deux n’obdendra ni Tune ni l’au- tre : cet accord ne s’eft jamais vu ; il ne fe verra ja¬ mais , parce qu’il eft contraire a la nature, & qu’on ne peut Conner deux objets alamemepaffion. C 3 H PREMIERE “LETTRE trompe , j’ai fait une errcur en politique, mais ou eft mon impiete ? La fcience du falut & celle du Gouverpement font tres - differences ; vouloir que la premiere embrafle tout eft un fanatifme de petit efprit > c’eft penfercommeles Alcbvmiftes , qui dans l’art de faire de for voient aufti la medecine univer- felle , ou comrae les Mahometans qui pretendent trouver toutes les fciences dans L’Alcoran. La doctrine de l’Evangile n’a qu’un objet , c’eft d’ap- peller & fauver tous les hommes ; leur liberte , leur bien-etre ici-bas n’y entre pour rien , Jefus l’a dit hiille fois. Meier a cet objet des vues terref- tfes, c’eft alterer fa fimplicite fublime, c’eft fouil- ler fa faintete par des interets humains : c’eft cela qui eft vraiment une impiete. Ces diilinctions font de tout terns etablies. On ne les a confondues que pour moi feul. En <5tant des Inftitutions nationales la Religion Chretienne , je l’etablis la meilleure pour le genre humain. L’Auteur de 1’Efprit des Loix a fait plus; il a dit que la Mufulmane etoic la meil-.. laure pour les Contrees Afiatiques. II raifonnoit en politique, & moi auffi. Dans quel pays a-t- on cherche querelle, je ne dis pas a l’Auteur, mais au Livre ( io)? Pourquoi done fuis - je ({o'! II eft bon de remarquer que le Livre de PEfprit des loix fut imprime pour la premiere fois a Geneve , fans que les Scholarques y tiouvaftent rien a repren- dre, & que ce fut unPaftetir qui corrigea FEdition. DE LA MON TAG NE. 35 #oupable , ou pourquoi ne l’etoit- il. past 1 Voila , Monfieur, comment par des extraits fideles u:i critique equitable parvient a connoi- tre les vrais fentimens d'un Auteur & le deffein dans lequel il a compofe Ton Livrc. Qu’on exa¬ mine tons les miens par cette metliode, je ne crains point les jugemens que tout honnete homme en pourra porter. Mais ce n’ell pas ain- fi que ees Melfieurs s’y prennent , ils n’ont gar¬ de , ils n’y trouveroient pas ce qu’ils cherchent. Dans le projet de me rendre coupable a tout prix, ils ecartent le vrai but de l’ouvrage •, ils lui donnent pour but chaque erreur, chaque ne¬ gligence echappee a i’Auteur, & fi par hafard il Jaiile un paflage equivoque, ils ne manquent pas de 1’interpreter dans le fens qui n’eft pas le fien. Sur un grand champ couvert d’une tnoif- fon fertile, ils vont triant avec foiri quelques mauvaifes plantes , pour accufer celui qui fa fe¬ me d’etre un empoifomieur. Mes propofitions ne pouvoient faire aucun nial a leur place; elles etoient vraies, utiles, hon- netes dans le fens que je leur donnois. Ce font leurs falfifications, leurs fubreptions, leurs inter¬ pretations frauduleufes qui les rendent puniifa- bles : il faut les bruler dans leurs Livres, & les eouronner dans les miens. Combi EN de fois les Auteurs diiFanies & le public indigne n’ont-ils pas reclame contre cette fnaniere odieufe de dechiqueter un ouvxage, C 4 36 PREMIERE LETTRE d’en defigurer toutes les parties , d’en juger fur des lambeaux enleves qa & la au choix d’un ac- cufateur infidels qui produit le mal lui-meme, en le detachant du bien qui le corrige & l’expli- que , en dctorquant par-tout le vrai fens? Qu’on jtige la Bruj'ere ou la Rochefoucault fur des maximes ifolees, a la bonne heure ■, encore fe- ra-t-il ju'le de comparer & de compter. Mais dans un Livre de raifonnement , combi^n de fens divers ne pent pas avoir la meme propor¬ tion felon la maniere done 1 ’Auteur l’emploie & dontil la fait envifager ? II n’y a pent - etre pas une de celles qu’on m’impute a laquelle au lieu ou je l’ai rftife la page qui precede ou cells qui fuic ne ferve dereponfe, & que je n’aie prife en un fens different de celui que lui donnent rues accufateurs. Vous verrez avant la fin de ces Lettres des preuves de cela qui vous fur- prendront. Mais qu’il y ait des propositions faufles , re- prehenflbi.es , blamabies en elles - memes , cela fuffic-il pour rendre un Livre pernicieux ? Un bon Livre n’eft pas celui qui ne contient rien de mauvais ou rien qu’on puilfe interpreter en mal j autrement il n’y auroit point de bons Li- vres : mais un bon Livre eft celui qui contient plus de bonnes chofes que de mauvaifes , un bon Livre eft celui dont l’effet total eli de mener au bien, malgre le mal qui peut s’y trouver. Eh! que feroit - ce, raon Dieu ! fi dans un grand ou¬ trage plein de verites utiles, de lecons d huma- 37 DE LA MONTAGNE. nite , de piete , de vertu , il etoit permis d’aller cherchant avec une maligne exactitude toutes les erreurs , toutes les propofitions equivoques , fuf- pedes ou incmifiderees , toutes les inconfequen- ces qui peuvent echapper dans le detail a un Au¬ teur furcharge de la matiere, accabie des nom- breufes idees qu’elle lui fuggere , diftrait des unes par les autres , & qui peut a peine alfern t bier dans fa tete toutes les patties de fon vatte plan ? S’il etoit permis de faire un amas de tou¬ tes fes fautes, de les aggraver les unes par les autres , en rapprochant ce qui eft epars , cn liant ce qui eft ifolej puis, taifant la multitude de chofes bonnes & iouables qui les dementent, qui les expliquent, qui les rachetent, quimon- trent le vrai but de l’Auteur, de donner eetaf- freux recueil pour celui de fes principes , d’a- vancer que c’eft - la le refume de fes’ vrais fen- timens , Sc de le juger fur un pared extrait? Dans quel defert faudroit-il fuir, dans quel au¬ tre faudroit- il fe cacherpour echapper a ux pour- fuites de pareils honmies, qui fous I’apparence du mal puniroient le bien , qui comptsroient pour rien le coeur, les intentions, la droiture par-tout evidente , & traiteroient la faute la plus legere & la plus involontaire comrne le cri¬ me d’un fcelerat ? Y a -1 - il un feul Livre au rnonde, quelque vrai , quelque bon , quelque excellent qu il puifTe etre, qui put echapper a cette iufame inquilition ? Non, Monfieur, il n’y ea C 5 3$ PREMIERE LETTRE a pas mi, pas un feul, non pas l’Evangile me- me: car le mal qui n’y feroit pas, ils fauroient l’y mettre par leurs extraits infideles , par leurs faufles interpretations. Nous vous deferons, oferoient-ils dire, un Li~ vre fcandaleux , tetneraire , impie , dont la morale eft d'enrichir le riche eft de dcpouitler le pauvre (a) , /Fapprendre aux enfans a renier letcr mere eft leurs freres (ft) , de s'emparer fans fcrupule du bien d'autrui ( c ) , de n'injlruire point les mechans , de psur qu'ils ne fe corrigent (ft quails ne foient par - domes (d ), de hair fere , mere , femme , enfans , tons fes proches (e) ; un Li vre ou I'on Jbtiffle par- tout le feu de la difeorde (f) , oil I'on fe vante d'armer le fils contre le pere (g), les parens Pun contre Fautre (h) , les domeftiques contre leurs maitres (i) > ok I'on approuve la violation des Loix (k) , ok I'on impofe en devoir la perfecution (l) i ok pour porter les peuples au brigandage on fait du bonheur kernel le prix de la force (ft la conquete des homntes violens ( m). (a) Matth. XIII. 12. Luc. XIX. 2 6. lb) Matth. XIII. 48. Marc. III. 33. (e) Marc. XI. 2. Luc. XIX. 30. (d) Marc. IV. 12. Jean. XII. 40. (e) Luc. XIV. 2 6. (/) Matth. X. 34. Luc. XII. 31. 32. (0) Matth. X. 35. Luc. XII. 33. (h) Ibid. (1) Matth. X. 3 6 . ( k ) Matth. XII. 2. & feqq. ( l) Luc. XIV. 23. (m) Matth. XI. 12. DE LA MONTAGNE. 39 Figurez-vous une ame infcrnale analyfant ainfi tout l’Evangile , formant de cette calom- nieufe analyfe fous lc nom de Profejfion de foi Evmgelique un Ecrit qui feroit horreur, & les devots Pharifiens prdnant cet Ecrit d’un air de triomphe comme Pabrege des lecons de Jefus- Chrift. Voila pourtant jufqu’oii peut mener cet¬ te indigne methode. Quiconque aura lu mes Li- vres & lira les imputations de ceux qui m’aceu- fent, qui me jugent, qui me condamnent, qui me pourfuivent, verra que c’eft ainfi que tous m’ont traite. Je crois vous avoir prouve que ces Mefiieurs ne m’ont pas juge felon la raifon ; j’ai maintertant a vous prouver qu’ils ne m’ont pas juge felon les Loix ; mais laiflez-moi reprendre un inftant ha- leine. A quels triftes eifais me vois-je reduit a rnon age ? Devois - je apprendre fi tard a faire tnon apologie ? Etoit-ce la peine de commencer ? 4 » SECONDE LETTRE SECOIDE L E T T R E. iP^Al fuppofe, Mon/ieur, dans ma precedes!te Lettre que j’avois coramis en efFet contre Ja foi les erreurs dont on m’accufe , & j’ai fait voir que ces erreurs n’etant point nuifibles a la fo- ciete n’etoient pas puniflables devant la juftice humaine. Dieu s’eft referve fa propre defenfe, & le chatiment des fautes qui n’offenfent que lui. C’eft un ficrilcge a des homines de fe faire les vengeurs de la divinite , comme fi leur pro¬ tection lui etoit neceiTaire. Les Magiftrats , les Rois n’offt aucune autorite fur les ames , & ■pourvu qu’on foit Edele aux Loix de la focie- te dans ce monde, ce n’eft point a eux de fe me'er de ce qu’on deviendra dans l’autre , ou ils n’ont aucune infpeCtion. Si l’on perdoit ce principe de rue, les Loix faites pour le bon- heur du genre humain en feroient bientot le tourment, & fous leur inquifition terrible, les hommes , juges par leur foi plus que par leurs oeuvres, feroient tous a la merei de quiconque Voudroit les opprimer. Si les Loix n’ont nulle autorite fur les fenti- mens des hommes en ce qai tient uniquement a la Religion , elles n’en ont point non plus en cette partie fur les ecrits ou Ton manifelte ces DE LA MONT AG NE. 4 * fentimens. Si les Auteurs de ees Ecrits font pu- niflables , ee n’eft jamais precifement pour avoir enfeigne l’erreur, puifque la Loi ni fes minif- tres lie jugent pas de ce qui n’eft precifement qu’une erreur. L’Auteur des Lettres ecrices de la Campagne paroit convenir de ce principe (n). Peut-etre meme en accordant que la Politi¬ que £f? la Pbilofophie pour rant foutenir la liberty de tout ecrire , le pouiferoit-il trop loin (o). Ce n’eft pas ce que je veux examiner ici. Mais void comment vos Meflieurs & lui toument la chofe pour autorifer le jugement rendu contre mes Livres & contre moi. Ils me jugent moins comme Chretien que comme Ci- toyen; ils me regardent moins comme impie en- vers Dieu que comme rebelle aux Loix ; ils voient moins en moi le peche que le crime , & l’herefie que la dsfobeiffance. J’ai, felon eux, attaque la Religion de l’Etat; j’ai done encouru la peine portee par la Loi contre ceux qui 3 ’at- taquent. Voila, je crois, le fens de ce qu’ils ont dit d’intelligibie pour juftifier leur procede. Je ne vois a cela que trois petites difhcultes. La premiere , de favoir quelle eft cette Reli. gion de l’Etat; la feconde , de montrer com* (n) A cet egari , dit - il page 22, je retrouve ajfez me: maxima dans celles des reprefentations i & page 29, il re garde comme inconteftable que perfonne ne ppeut itre pourjiiivi pour fes idea fur la Religion , (#) Page je, SECONDE LETTRE 42 ment je Pai attaquee ; la troifieme, de trouvct cette Loi felon laquelle j’aietejuge. Qu’tsT - ce que la Religion de PEtat ? C’eft la fainte Reformation Evangelique. Voila fans contredit des mots biens fonnans. Mais qu’eft-ce a G'eneve aujourd’hui que la fainte Reformation Evangelique ? Le fauriez-vous , Monfieur, par hafard ? En ce cas je vous en felicite. Quant a moi, je l’ignore. J’avois cru le favoir ci-devant; mais je me trompois ainfi quebien d’autres, plus favans que moi fur tout autre point, & non moins ignorans fur celui-la. Quand les Reformateurs fe detacherent de l’Eglife Romaineilsl’accuferent d’erreur ; & pour corriger cette erreur dans fa fource, ils donne- rent a PEcriture un autre fens que celui que P£- glife lui donnoit. On leur demanda de quelle au¬ torite ils s’ecartoient ainfi de la doftrine reque ? Ils dirent que c’etoit de leur autorite propve , de celle de leur raifon. Ils dirent que le fens de la Bible etant intelligible & clair a tous les hommes en ce qui etoit du falut, chacun etoit juge com¬ petent de la doctrine, & pouvoit interpreter la Bible, qui en eft la regie, felon fon efprit par- ticulier; que tous s’accorderoient ainfi fur les chofes eflentielles , & que celles fur lefquelies ils ne pourroient s’accorder ne l’etoient point. Voila done l’efprit particulier etabli pour unique interprete de PEcriture; voila Pautorite de TEglife rejettee ; voila chacun mis pour la t>E LA MONTAGNE. 43 do&rine fous fa propre jurifdidion. Tels font les deux points fondamentaux de la Biforme: reconnoitre la Bible pour regie de facroyance* & n’admettre d’autre interprete du fens de la Bible que foi. Ces deux points combines for- ment le principe fur lequel les Chretiens Re¬ forme's fe font fepares de 1’Egiife Romaine , & ils ne pouvoient rnoins faire fins tomber en contradidion car quelle autorite interpretative auroieht-ils pu fe referver, apres avoir rejette eelle du corps de 1’E.glife ? M Ais , dira - t - on , comment fur un tel prin- eipe les Reformes ont - ils pu fe reunir ? Com¬ ment voulant avoir chacun leur fatjon de pen- fer ont-ils fait corps contre 1’Eglife Catholique? Ils le devoient faire : ils fe reuniifoient en ceci, que tous reconnoiifoient chacun d’eux comme juge competent pour lui-meroe. Ils toleroient & ils devoient tolerer toutes les interpretations hors une, favoir celle qui 6te la liberte dcs interpretations. Or cette unique interpretation qu’ils rejettoient etoit celle des Catholiques. Ils devoient done proferire de concert Rome feule , qui les proferivoit egalement tous. La diverfite merae de leuts faqons de penfer fur tout le reile etoit le lien comraun qui les uniifoit. C’etoierit autant de petits Etats ligues contre une grande Puilfance, & dont la confederation generate toit rien a findependance de chacun. V qila. comment la Reformation Eyaqgeliqus 44 SECONDE LETTRE. s’eft etablie, & voila comment elle doit fe con« ferver. II eft bien vrai que la dodrine du plus grand nombre peut fetre propofee a tons , com- me la plus probable ou la plus autorifee. Le Souserain peut meme la rediger en formuie & la prefcrire a ceux qu’il charge d'enfeigner, parce qu’il faut quelque ordre, queique regie dans ies inftrudions publiques , & qu’au fond Ton ne gene en ceci la liberte de perfonne, puifque nul n’eft force d’enfeigner maigre lui: nvais il ne s’enfuit pas de - la que les par- ticuliers foient obliges d’admettre precifement ces interpretations qu’on leur donne & cettc dodrine qu’on leur enfeigtie. Chacun en de- meure feul juge pour lui - meme , & ne recon- noit en cela d’autre autorite que la fienne pro- pre. Les bonnes inftrudions doivent moins fixer le choix que nous devons faire que nous mettre en etat de bien choifir. Tel eftle veri¬ table efprit de la Reformation ; tel en eft le vrai fondement. La raifon particuliere y pro¬ nonce , en tirant la foi de la regie commune qu’elle etablit , favoir l’Evangile s & il eft tel- lement de l’effence de la raifon d’etre libre , que quand elle voudroit s’aflervir a l’autorite, cela ne dependroit pas d’elle. Portez la moin- dre atteinte a ce principe, & tout 1’EvangeliC* me croule a 1’inftant. Qu’on me prouve aujour- d’bui qu’en matiere de foi je fuis oblige de me foumettre aux decifions de quelqu’un, des deiflain DE LA MONTAGNE: deraain je me fais Catholique, & tout homm® confequent & vrai fera comtne moi. Or la libre interpretation de l’Ecriture em- porte non -feulement le droit d’en expliquer les paffages , chacun felon fon fens particu^g, mais celui de refter dtuis le doute fur ceux qu’on trouve douteux, & celui de ne pas comprcndre ceux qu’on trouve incomprehenlibles. Voila Je droit de chaque fidele , droit fur lequel ni les Pafteurs ni les Magiftrats n’ont rien a voir. Pourvu qu’on refpedte toute la Bible & qu’on s’accorde fur les points capitaux, on vit felon la Reformation Evangelique. Le ferment des Bourgeois de Geneve n’emporte rien de plus qua cela. Or je vois deja vos Dotfteurs triompher fur ees points capitaux, & pretendre que je rn’en ecarte. Doucement, Meilieurs , de grace ; ce n’eft pas encore de moi qu’il s’agit , c’eft de vous. Sachons d’abord quels font, felon vous , ces points capitaux, fachons quel droit vous avez de me contraindre a les voir ou je ne les vois pas , & ou peut-etre vous ne les voyez pas vous - memes. N’oubliez point , s’il vous plait, que me donner vos decifions pour Loix, c’eft vous ecarter de la fainte Reformation Evan¬ gelique , c’eft en ebranler les vrais fonde- mens ; c’eft vous qui par la Loi meritez puni- tion. Soit que Eon cenlidere l’etat politique de Tome IX . D SECONDE LETTRE votre Republique lorfque la Reformation FuS inftituee, foit que l’on pefe les termes de vos anciens edits par rapport a la Religion qu’ils preferment, on voit que la Reformation eft par- tout mife en oppolition avec l’Eglife Romaine, & que les Loix n’ont pour objet que d’abjurer les principes & le culte decelle-ci, deftrudtifs de la liberte dans tous les fens. Dans cette pofition particuliere 1 ’Etat n’exift toit, pour ainfi dire , que par la reparation des deux Eglifes, & la Republique etoit aneantie ft le Papifme reprenoit le deifus. Ainfi la Loi qui, fixoit le culte Evangelique n’y confideroit que {’abolition du culte Romain. C’eft ce qu’attef- tent les invedives, meme indecentes, qu’on voit contre celui-ci dans vos premieres Ordon- nances, & qu’on a fagement retranchees dans la fuite, quand le meme danger n’exiftoit plus t c’eft ce qu’attefte auffi le ferment du Confiftoi- re , lequel confide uniquement a empecher toil - tes idolatries , blafphemes, dijfolutions, & autres ehofes contrevenantes a Phonneur de Dieu & a la Reformation de PEvangile. Tels font les termes de 1’Ordonnance paffee en 1^62. Dans la revue de la meme Ordonnance en 1^76 on mit a la tete du ferment, de veiller fur tons fcandales (p) : ce qui montre que dans la premiere formule du ferment on n’avoit pour objet que la feparation de l’Eglife Romaine ■, dans la fuite on pourvul (g) Ordon, Ecclef. Tit. III. Art. LXXV. DE LA MONTAGNE. 47 encore a la police : cela eft naturel quand un etabliifement commence a prendre de la confif- tance : mais.enfin dans 1’une & dans 1’autre le- con, ni darts aucun ferment de Magiftrats, de Bourgeois, de Miniftres , il n’eft queftion ni d’erreur ni d’he'refie. Loin que ce fut-la I’objet de la Reformation ni des Loix, q’eut ete fe met- tre en contradiction avec foi-meme. Ainfi vos edits n’ont fixe fous ce mot de Reformation que les points controverfes avec VEglife Romaine. ] E faisque votre hiftoire & celle en general de la Reforme eft pleine de fairs qui montrent une inquifition tres - fevere, & que de perfe- cutes les Reformateurs devinrent bientot perfe- cuteurs : mais ce contrafte, fi choquant dans toute l’hiftoire du Chriftianifme, ne prouve au¬ tre cfiofe dans la votre que Einconfequence des liommes & 1’empire des paffions fur la raifon. A force de difputer contre le Clerge Catholi- que , lc Clerge Proteftant prit l’efprit dilputeur & pointilleux. II vouloit tout decider , tout regler , prononcer fur tout : chacun propofoit modeftement fon fentiment pour Loi fupreme a tous les autres i ce n’etoit pas le moyen de vi- vre en paix. Calvin , fans doute, etoit un grand Komme ; mais enfin c’etoit un homme, & qui pis eft, un Theologien : il avoit d’ailleurs tout 1’orgueil du genie qui fent fa fuperiorite, & qui s’indigne qu’011 la lui difpute : la plupart de fes eollegues ecoient dans le meme cas; tous en cela D 2 SECONDE LETTRE M d’autant plus coupables qu'ils etoient plus in- eonfequens. Aussi quelle prife n’ont-ils pas donnee en ce point aux Catholiques, & quelle pitie n’eft-ce pas de voir dans leurs defenfes ces favans hom¬ ines, ces elprits eclaires qui raifonnoient ii bien fur tout autre article , deraifonner ft iottemenfc fur celui-la? Ces 6ontradidions ne prouvoient cependant autre chofe, finon qu’ils fuivoient bien plus leurs paffions que leurs principes. Leur dure orthodoxie etoit elle - tneme une herelie. C’etoit bien la l’efprit des Retormateurs, mais ce n’etoit pas celui de la Reformation. L A Religion Proteftante eft tolerante par principe , elle eft tolerante elfentiellement, elle Left autant qu’il eft poftible de l’etre, puifque le feul dogme quelle ne tolere pas eft celui de l’intolerance. Voila rinfurmontable barriere qui nous fepare des Catholiques & qui reunit les autres communions entr’elles; chacune regarde bien les autres comme etant dans l’erreur ; mais nulle ne regarde ou ne doit regarder cette er- rear comme un obftatie au falut (q). Les Reformes de nos jours , du moins les Miniftres , ne connoiffent ou n’aiment plus leur (q) De toutesles Sectes du Chriftianifme ia Lutherien- ne meparoit la plus inconfequente. Elle a reuni comme a/plaifir centre elle feule toutes les objections qu’elles fe font l’une a l’autre Elle eft en particulier intolerante comme l’Eglife Romaine; mais le grand argument de cel- le-ci lui manque; elle eft intolerante fans favoir pourquoi. 'DE LA MONTAGNE. 45 Religion. S’ils l’avoient connue & aimee, a la. publication de mon Livre ils auroient pouffe de concert un cri de joie , ils fe feroient tous unis avec moi qui n’attaquois que leurs adverfaires; mais ils aiment nu'eux abandonner leur propre caufe que de foutenir la mienne : avec leur ton rifiblement arrrogant, avec leur rage de chicane & d’intolerance , ils ne favent plus ce qu’ils croient ni ce qu’ils veulent ni ce qu’ils difent. Je ne les vois plus que comme de raauvais valets des Pretres , qui les fervent moins par amour pour eux que par haine contre moi (r). Quand ib auront bien difpute , bien chamaille, bien ergote, bien prononce; tout au fort de leur petit triomphe, le Clerge Romain , qui mainte- nant rit & les laiffe faire , viendra les chaffer arme d’argrftnens ad bominem fans replique, & les battant de leurs propres armes , il leur dira: cela va bien ; mais a present fltez-vous de la, me¬ dians intrus que vans etes ; vous n'avez travailli que pour no us. Je reviens a mon fujet. L’eglise de Geneve n’a done & ne doit avoir comme Reformee aucune profeffion de foi pre- cife, articulee, & commune a tous fes mem- bres. Si Ton vouloit en avoir une, en cela me- me on blefferoit la Liberte Evangelique , on re- noncereit au principe de la Reformation, on (r) II eft aflez fuperflu , je crois, d’avertir que j’excep- te ici mon Pafteur, & ceux qui, fur ce point, penfent comme lui. d a SECONDE LETT RE ■violeroit la Loi de l’Etat. Toutes les Eglife3 Proteftantes qui ont dreffe des formules de pro- feftlon de foi, tous les Synodes qui ont deter¬ mine des points de do&rine, n’ont voulu que prefcrire aux Pafteurs celle qu’ils devoient en- feigner , & cela etoit bon & convenable. Mais fi ces Eglifes & ces Synodes ont pretendu faire plus par ces formules , & prefcrire aux fideles ce qu’ils devoient croire ; alors par de tel'es de- cifions ces aflemblees n’ont prouve autre chofe, finon qu’elles ignoroientleur propre Religion. L’eglise de Geneve paroilToit depuis long- tems s’ecarter moins que les autres du veritable efprit du Chriftianifme, & c’eft fur cette trom- peufe apparence que j’honorai fes Pafteurs d’e- loges dont je les croyois dignes ; car rnon in¬ tention n’etoit affurement pas d’abufer le pu¬ blic. Mais qui peut voir aujourd’hui ces me- mes Miniftres , jadis fi coulans & devenus tout- a-eoup fi rigides, chicaner fur l’orthodoxie d’un Laique & laiifer la leur dans une fi fcandaleufe incertitude? On leur demande fi Jefus-Chrift eft Dieu , ils n’ofent repondre; ont leur deman¬ de quels myfteres ils admettent, ils n’ofent re¬ pondre. Sur quoi done repondront-ils , & quels feront les articles fondamentaux, differens des miens , fur lefquels ils veulent qu’on fe decide, fi ceux-la n’y font pas compris ? Un Philofophe jette fur eux un coup-d’oeil papide ; ils les penetre, ils les voit Ariens, Sod- DR LA MONTAGNL f* iuens ; il le tlit, & penfe leur faire honneur: rnais il lie voit pas qu’il expofe leur interet tem- porel ; la feule chofe qui generalement decide ici-bas de la foi des hommes. Aussi-tqt alarmes , effrayes , i/s s’alfemblent, i!s difcutent, ils s’agitent, iis ne favent a quel faint fe vouer ; & apres force confultations (s), deliberations, conferences, le tout aboutit a un amphigouri oil l’on ne dit ni oui ni non, & auquel il eft aufli peu poflible de rien compren- dre qu’aux deux plaidoyers de Rabelais it). La dodtrine ortbodoxe n’eft-elle pas bien claire, & ne la voila-t-il pas en de fures mains ? Cependant parce qu’un d’entr’eux cornpi- !ant force plailanteries fcholaftiques aufli beni- gnes qu’elegantes, pour juger mon Chriftianifme ne craint pas d’abjurer le lien; tout cliarmes du favoir de leur confrere , & fur-tout de fa logique, ils avouent fort docte ouvrage, &l’en remercient par une deputation. Ce font, en verite , de fin- gulieres gens que Meflieurs vos Miniftres! on ne fait ni ce qu’ils croient ni ce qu’ils ne croient pas; on ne fait pas meme ce qu’ils font femblant de croire: leur feule maniere d’etablir leur foi eft d’attaquer celle des autres; (s') Oil and on eft bien decide fur ce qu’on croit , di- foita ce fujet un Journalifte , une profejfion de foi doit etre bientot faite. (t) Il y aurost peut-etre en quelques embarras a s’ex- jiliquer plus clairement fans etre obliges de fe retradter fur certaines chofes. D 4 SECONDE LETT RE' 1 * ils font corame les Jefuites qui, dit - on, for- qoient tout le monde a figner la conftitution fans vouloir la figner eux-memes. Au lieu de s’expliquer fur la doctrine qu’on leur impute ils penfent donner le change aux autres Eglifcs en cHerchant querelle a leur propre defenfeur; ils veulent prouver par leur ingratitude qu’ils n’avoient pas befoin de mes foins, & croient fe montrer aifez orthodoxes en fe montrant per- fecuteurs. De tout ceci je conelus qu’il if eft pas aife de dire en quoi confifte a Geneve aujourd’hui la fainte Reformation. Tout ce qu’on peut avan- eer de certain fur cet article eft , qu’elle doit coii- lifter principalement a rejetter les points contefi tes a l’Eglife Romaine par les premiers Reforma- teurs; & fur-tout par Calvin. C’eft-la i’efprit de' votre inftitution •, c’eft par-la que vous etes uu peuple fibre , & c’eft par ce c6te feul que la Re¬ ligion fait chez vous partie de laLoi de l’Etat. De cette premiere queftion je pafle a la fe- conde, & je dis; dans un Livre oil la verite , 1’u- tilite, la neceffite de la Religion en general eft etablie avec la plus grande force, ou, fans don¬ ner aucune exclufion («), 1’Auteur prefere la Religion Chretienne a. tout autre culte , & la Reformation Evangelique a touts autre fecte , (ii) J’exhorte tout ledteur equitable a relire & pefer dans V Emile ce qui fuit knmediatement la profeffion de fol du Yicaire , & oil je reprends la parole. DE LA MONTAGNE. fg comment fe peut-il que cette meme Reforma¬ tion foit attaquee ? Cela paroit difficile a con- cevoir. Voyons cependant. J’ai prouve ci-devant en general & je prou- verai plus en detail ci-apres qu’il n’eft pas vrai que le Chriflianifme foit attaque dans mon Li- vre. Or lorfque les principes commons ne font pas attaques on ne peut attaquer en particu- lier aueune fede que de deux manieres ; fa voir, indiredement en foutenant les dogmes diftine- tifs de fes adverfaires , ou diredement en atta- quant les fiens. Mais comment aurois-je foutenu les dogmes diftindifs des Catholiques, puifqu’au contraire ce font les feuls que j’aie attaques , & puifque c’eft cette attaque meme qui a fouleve contre moi le parti Catholique, fans lequel il eft fur que les Ptoteftans n’auroient rien dit? Voila, je 1’avoue , une des chofes les plus etranges dont on ait jamais oui parler, mais elle n’en eft pas moins vraie. Je fuis eonfeifeur de la foi Proteftante a Paris, & c’eft pour cela que je le fuis encore a Geneve. Et comment aurois-je attaque les dogmes dif¬ tindifs des Proteftans , puifqu’au eontraire ce font ceux que j’ai foutenus avec le plus de for¬ ce , puifque je n’ai celfe d’infifter fur 1’autorite de la raifon en matiere de foi, fur la libre interpretation des ecritures , fur la tolerance evangelique , & fur l’obeilfance aux Loix , D f f 4 SECONDE LETTRE meme en maticrc de culte; tous dogmes diftinc- t'lfs & radicaux de l’Eglife Reformee , & fans lefquels , loin d’etre folidement etablie , elle ne pourroit pas meme exifter. It y a plus; voyez quelle force la forme meme de l’Ouvrage ajoute aux argumens en fa- veur des Reformes. C’eft un Pretre Catholi- que qui parle, & ce Pretre n’eft ni un impie ni un libertin : c’eft un hommecroyant & pieux , plein de candeur , de droiture , & malgre fes difficultes, fes objections, fes doutes, nourriifant au fond de fon coeur le plus vrai refped pour le culte qu’il profeife; un homme qui , dans les epanchemens les plus intimes, declare qn’ap- pelle dans ce culte au fervice de 1 ’Eglife il y remplit avee toute l'exactitude poffible Jes foins qui lui font prefcrits , que fa confcience lui re- procheroit d’y manquer volontairement dans la moindre chofe , que dans le myftere qui cheque le plus fa raifon , il fe recueille au moment de la confecration pour la faire avec toutes les difpolltions qu’exigent i’Eglife & la grandeur du facrement, qu’il prononce avec refpect les mots facramentaux , qu’il donne a leur effet toute la foi qui depend de lui, & que, quoi qu’il en foit de ce myftere inconcevable, il ne craint pas qu’au jour du jugement il foit puni pour 1’avoir jamais profane dans fon coeur (x). Vot la comment parle & penfe eet homme (x) Emile P. III. p. 115 & 116. DE LA MONTAGNE: 5 ? ^3 Yenerabll, vraiment bon, Page , vraiment Chre¬ tien , & le Catholique le plus lincere qui peut- etre ait jamais exifte. Ecoutez toutefois ce quedit ce vertueux Pre- tre a un jeune hororne Proteftant qui s’etoit fait Catholique & auquel il donne des confeils. „ Re- „ tourtiez dans votre Patrie , reprenez la Reli- M gion de vos peres , fuivez-la dans la fincerite „ de votre coeur & ne la quittez plus ; elle eft „ tres-fimple & tres-fainte ; je la crois de toutes „ les Religions qui font fur la terre celle dont la morale eft la plus pure , & dont la raifon fe contente le mieux (y). ” Il ajoute un moment apres. „ Quand vous voudrez ecouter votre confidence, mille obl- tacles vains difparoitront a fa voix. Vousfen- tirez que dans l’incertitude ou nous fommes, e’eft une inexcufable prefomption de pro- feffer une autre Religion que celle ou Ton eft ne ; & une fauifete de ne pas pratiquer fin- cerement celle qu’on profelTe. Si 1’on s’egare, on s’ote une grande excufe au tribunal du Sou- verain Juge. Ne pardonnera t-il pas plutot l’erreur oil l’on fut nourri que cel e qu’on ofa choifir foi-meme ? (z). ” Quelques pages auparavant il avoit dit: „ Si j’avois des Proteftans a mon voifinage ou dans maParoiife, je ne les diftinguerois point de mes Paroifiiens en ce qui tient a la charite (y) Ibid. p. lax, (a) Ibid. ? Dans le pays avant qu’il fit aucun miracle il fe mit a precher aux peuples le Royaume des ( 2 ") 11 importe de remarquer que le Vicaire pouvoit trouver beaucoup d’objedtions comme Catholique, qui font nulles pour un Proteftant. Ainfi le fcepticifme dans lequel il refte ne prouve en aucune faqon le mien , fur- tout apres la declaration tres-expreffe que j’ai faite a ia fin dp ce meme Ecrit. On voit clairement dans mes principesque plufieurs des objections qu’il conticnt por¬ tent a faux. (}) Luc. XI, 46. 47. 49, * 1 % TROISIEME LETTRE Cieux (4), & il avoit deja raflemble plufieurs difciples fans s’etre autorife pres d’eux d’aucun figne, puifqu’il eft dit que ce fut a Cana qu’il fit le premier (5). Quand il fit enfuite des miracles, c’etoit le plus fouvent dans des occafions particulieres dont le choix 11’annonqoit pas un temoignage public , & dont le but etoit fi peu de manifefter fa puiifance , qu’on ne lui en a jamais demande pour cette fin qu’il ne les ait refufes. Voyez la- deifus toute I’hiftoire de fa vie •, ecoutez fur- tout fa propre declaration : elle eft fi decifive que vous n’y trouverez rien a repliquer. Sa carriere etoit deja fort avancee, quand les Dodteurs , le voyant faire tout de bon le Prophete au milieu d’eux, s’aviferent de lui demander un figne. A cela qu’auroit du repon- dre Jefus, felon vos Meflieurs ? „ Vous deman- „ dez un figne, vous en avez eu cent. Croyez- „ vous que je fois venu m’annoncer a vous 5 , pour le Meffie fans commeneerpar rendre te- 3, moignage de moi , comme fi j’avois voulu H vous forcer a me meconnoitre & vous faire j, errer malgre vous’j? Non, Cana, le Cente- 3, nier, le Lepreux, Is aveugles, les paralyti- „ ques, la multiplication des pains , toute la (4) Matth. IV. 17. (5) Jean II. 11. Je ne puis penfer que perfonne veuille inettre au nombre des iignes publics de fa million la ten- tation du diable & le jeune de qiiarante jours. ©E LA MONTAGNE. 73 7j Galilee , toute la judee depofent pour mof. 3 , Voila mes fignes; pourquoi feignez-vous de 33 ne les pas voir? ” Au lieu de cette reponfe , que Jefus ne fit point , void , Monfieur , celle qu’il fit. La Nation mechante & adulttre demands un figne , & il 'ne iui en[erapoint donni. Ailleurs il ajoute. Il ne lui [eta point donni dd autre figne que telui de Jonas le Prophets. Et leur tournant le dot, il s\n alia (6). Voyez d’abord comment, blamant cette ma- nie des Agues miraculeux , il traite ceux qui les demandent. Et cela ne lui arrive pas une foi$ feulement mais plufieurs (7). Dans le fyfieme de vos Mcffieurs cette demande etoit tres-legi¬ time : pourquoi done infulter ceux qui la fai- l'oient ? Voyez enfuite a qui nous devons ajouter foi par preference d’eux , qui foutiennent que e’eft rejetter la Revelation Chretienne que de ne pas admettre les miracles de Jefus pour les fignes qui l’etabliflent, ou de Jefus lui-meme » qui declare qu’il n’a point de figne a donner. Ils demanderont ce que e’eft done que le figne de Jonas le Prophete ? Je leur repondrai que e’eft fa predication aux Ninivites, precife- ( 6 ) Marc. VIII. 12. Mttah. XVI. 4. Pour abre’ger j’ai fondu enfemble ces deux paffages, mais j’ai conferve la diftinftion elTendelle a la quelHon. (?) Conferez les paffages fuivans. Matth. XII. 39.41. Marc. VIII. 12. Luc. XI. 19. Jean II. 18. 19. IV. 48. y. 34. 36 - 39. 74 TROISIEME LETTRE ment le mettle .figne qu’employoit Jefus avec lea Juifs, comme il l’explique lui-meme (§). On ne peut donner au fecond paflage qu’un fens qui fe rapporte au premier, autrement Jefus fs feroit coiitredir. Or dans le premier paflage oil 1 ’oji demande un miracle en figne, Jefus ditpo- iitivemerit qu’il n’en fera donne aucun. Done le fens du fecond paflage n’indique aucun figne miraculeux. Un troifieme paflage , infifteront - ils , expli- que ce figne par la Refurrection de Jefus (9). Je le nie ; il l’explique tout au plus par fa mort. Or la mort d’un homme n’eft pas un mi¬ racle; ce n’en eft pas raeme un qu’apres avoir refte trois jours dans la terre un corps en foit retire. Dans ce paflage il n’eft pas dit un mot de ia refurrection. D’ailieurs quel genre de preuve feroit-ee de s’autorifer durant fa vie far un figne qui n’aura lieu qu’apres fa mort ? Ce feroit vou- loir ne trouver que des incredules ; ce feroit eacher la chandelle fous le boifleau : comme cette conduite feroit injufte , cette interpreta¬ tion feroit irtipie. De plus , i’argumer.t invincible revient en¬ core, Le fens du troifieme paflage ne doit pas attaquer le premier , & le premier affirme qu’il ne fera point donne de figne, point du tout, aucun. Enfin , quoi qu’il en puilfe etre, il refts (8) Matth, XII. 41. Luc. XI. 50. 52. (9) Matth. XII. 40* DE LA MONTAGNE; 75 toujours prouve par le temoignage de jefus rnerns , que , s’il a fait des miracles durant fa vie , il n’en a point fait en figne de fa milTioru Toutes les fois que Ies JuiPs ont inlifte fur ce genre de preuves , il les a toujours renvoyes avec mepris , fans daigner jamais les fatis- faire. Il n’approuvoit pas meme qu’on prit en cefens fes oeuvres de eharite. Si vous ne voyez des prodiges & des miracles , vous ne croyez point; difoit - il a celui qui le prioit de guerir fon fils (10). Parle-t-on fur ce ton-la quand on veut donner des prodiges en preuves ? Combien n’etoit - il pas etonnant que , s’il en cut taut donne de telles , on continuAt fans celfe a lui en defnander ? Quel miracle fais-tu , lui difoient les Juifs , afin que Pay ant vu nous croyions a toi ? Moife donna la marine dans le defert a nos peres ; mais toi , quelle ieuvre fais-tu (a) ? C’eft a-peu-pres, dans le fens de vos Meffieurs , & laiffant a part la Majefte Royale, corame fi quel- qu’un venoit dire a Frederic. On te dit un grand Capitaine ; & pourquoi done ? QkPas-tufait qui te rnantre tel ? Guftave vainquit d Leipfic , a Liitzen, Charles d Fravvjlat, a Narva j mais oh font tes monument 1 ,? Quelle vi&oire as-tu remportee , quelle Place as-tu prife , quelle marche as-tu faite , quelle Camp ague Pa convert de gloire ? De quel droit fortes-tit le nom de Grand ? L’impudence d’un (10) Jean IV. 48. (a) Jean VI. Jo , 31 & fuiv. yg TROISIEME LETTRE pared difcours eft - elle concevable , & trouv& toit - on fur la terre entiere un homme capa¬ ble de le tenir? Cependaht , fans faire honte a ceux qui lui en tenoient un femblable , fans leur accordef aucun miracle , fans les edifier an moins fut ceux qu’il avoit fairs, Jefus, en reponfe a leuf queftion , fe contente d’allegorifer fur le pain du Ciel : aufii. , loin que fa reponfe lui don- nat de nouveaux Difciples , elle lui en 6ta plu- fieurs de ceux qu’il avoir, & qUi, fans doute , penfoient comme vos Theologiens. La defertion fut telle qu’il dit aux douze : EtVGus, nev'ou - lez - vans pas aiijfi vow en alter ? II ne paroit pas qu’il eut fort a coeur de conferver ceux qu’ii ne pouvoit re tenir que par des miracles, Les Juifs demandoienfc un figne du Ciel. Dans leur fyfteme j ils avoient raifon. Le figne qui devoit conftater la venue du Melfie ne pouvoit pour eux etre trop evident, trop decifif, trop au-dedus de tout foupeon, ni avoir trop de te- moins oculaires j comme le temoignage imme- diat de Dieu Vaut toujours mieux que celui des homtr.es, il etoit plus fur d’en erode au figne raeme, qu’aux gens qui difoient I’avoir vu , & pour cet effet le Ciel etoit preferable a la terre. Les Juifs avoient done raifon dans leur vue» parce qu’ils vouloisnt un Meffie apparent & tout miraculeux. Mais Jefus dit apres le Pro- phete DE LA MONTAGNE. 77 phete que le Royaume des Cieux ne vient point avec apparcnce , que celui qui l’annonce ne de¬ bat point, ne crie point, qu’en n’entend point fa voix dans les rues. Tout ce!a ne refpire pas l’oftentation des miracles ; auffi n’etoit-e!!e pas le but qu’il fe propofoit dans les liens. II n’y mettoit ni 1’appareil ni 1’authent'icite neceflaircs pour con (later de vrais fignes, parce qu’il ne les donnoit point pour tels. Au contraire il re- commandoit le fccret aux malades qu’il guerif- foit , aux boiteux qu’il faifoit marcher, aux pofiedes qu’il delivroit du Demon. L’on eut dit qu’il craignoit que fa vertu miraculeufe ne fut connue; on m’avouera que c’etoit une etrange maniere d’.en faire la preuve de fa mif- Iron. Mais tout cela s’explique de foi-meme, fi-tot que l’on conqoit que les Juifs alloient cherchant cette preuve ou Jefus ne vouloit pas qu’elle fut. Celui qui me rejetle a , difoitil, qui le juge. Ajou- toit-il, les miracles que j’ai fails le condamneront ? Non , mais la parole que fai portee le condam- nera. La preuve eft done dans la parole & non pas dans les miracles. On voit dans l’Evangile que ceux de Jefus etoient tous utiles: mais ils etoient fans eclat, fans appret , fans pompe ; ils etoient fimples comme fes difeours, comme fa vie, corame tou- te fa conduite, Le plus apparent, le plus palpa¬ ble qu’il ait fait eft fans contredit ceiui de la lorn IX, F 7f TROISIEME LETTRE multiplication des cinq pains & des deux poiflonS qui nourrirent cinq mille hommes. Non feule- ment fes difciples avoient vu le miracle , mais il avoir pour ainfi dire palfe par leurs mains ; & ce- pendant ils n’y penfoient pas , ils ne s’en dou- toient prefque pas. Concevez- vous qu’on puifle donner pour lignes notoircs au genre humain dans tous les fiecles des faits auxquels les temoins les plus immediats font a peine attention (b) ? Et tant s’en faut que l’objet reel des miracles de Jefus fut d’etablir la foi , qu’au contraire il eommenqoit par exiger la foi avant que de fairs le miracle. Rien n’eft fi frequent dans l’Evangile. C’eft precifement pour cela , e’eft parce qu’un prophete n’eft fans honneur que dans fon pays , qu’il fit dans le fien tres-peu de miracles (c) ; il eft dit meme qu’il n’en put faire , a caufe de leur incredulite ( d ). Comment ? c’etoit a caufe de leur jncredulite qu’il en falloit faire pour les convain- cre, ii fes miracles avoient eu cet objet j mais ils ne 1 ’avoient pas. C’etoient limplement des ades de bonte, de charite, de bienfaifance, qu’il faifoit en faveur de fes amis & de ceux qui croyoient en lui, & c'etoit dans de pareils ades que confif- toient les oeuvres de mifericorde, vraiment dignes d’etre fiennes , qu’il difoit rendre temoignage ( b ) Marc VI. S 2 . Il eft dit que c’etoit a caufe que leur cceur etoit ftupide; mais qui s’oferoit vanter d’avoir un cceui' plus intelligent dans les chofes faintes que les di£ ciples choifis par Jefus 1 (c) Matth. XIII. s8. (i) Marc. VI. 5. DE LA MONTAGNE: 79 de lui (e). Ces oeuvres raarquoient le pouvoir de bien faire plutot que la volonte d’etonner , c’e- toient des vertus (/) plus que des miracles. Et comment la fuprerne fagefte eut-elle employe des moyens fi contraires a la fin qu’elle fe propofoit? Comment n’eiit-elle pas prevu que Ies miracles done elle appuyoit 1’autorite de fes Envoyes pro- duiroient un efiet tout oppofe , qu’ils feroient fufpecter la verite de l’hiftoire tant fur les mi¬ racles que fur la miffion , & que patmi tant de folides preuves , celle-la ne feroit que rendre plus difficiles fur toutes les autres les gens eclaires & vrais ? Oui, je le foutier.drai toujours , Pappui qu’on vent donner a la croyance en eft: le plus grand obftacle : otez les miracles de l’Evangile & toute la terre eft aux pieds de Jefus - Chrift (g). Vous voyez , Monfieur , qu’il eft attefte par l’Ecriture meme que dans la Miffion de Jefus- Chrift les miracles ne font point un figne telle- ment necexTaire a la foi qu’on n’en puilfe avoir fans les admettre. Accordons que d’autres paflages pre- Ce) Jean X. 2?. 32. 38. (./) C’eft le mot employe dans 1 ’Ecriture ; nos tra- dufteurs le rendent par celui de miracles. (9) Paul prechant aux Atheniens fut ecoute fort paift- blement jufqu’a ce qu’il leur parla d’un homme reifufei- te. Alors les uns fe mirent a rire : les autres lui dirent : Celafuffit , nous cntcndronsle rejie une autrefois. .Je ne fais pas bien ce que penfent au fond de leurs ceeurs ces bons Chretiens h la mode ; mais s’ils croient a Jefus par fes miracles , moi j’y erois malgre fes miracles, & j’ai dans felprit que ma foi vaut mieux que la leur. F 2 TROISIEME LETTRE to fentent un fens contraire a ceux-ci; ceux-ci reci- proquement prefentent un fens contraire aux autres , & alors je choilis, ufant de moil droit» celui de ces fens qui me paroit le plus raifon- nable & Ie plus clair. Si j’avois l’orgueil de vouloir tout expliquer, je pourrois en vrai Theologien tordre & tirer chaque pa/fa ge a mon fens ; mais la bonne-foi ne me permet point ces interpretations Sophiltiques ; fuffifamment auto- rife dans mon fentiment (h) par ce que je com- (h) Ce fentiment ne m’eft point tellement particulier qu’il ne foit aufli celui de plufieurs Thdologiens dontl’or- thodoxie eft mieux etablie que celle du Clerge de Gene¬ ve. Void ce que m’ecrivoit la-deffus un de ces Meffieurs le 28 Fevrier 17154. „ Qiioi qu’en dife la cohue des modernes apologises „ du Chiiftianifme , je fuis perfuade qu’il n’y a pas un ,, mot dans les Livres facres d’ou 1’on puiffe legitime- 33 ment conclure que les miracles aient ete deftines a „ fevvir de preuve pour les homines de tous les terns & „ de tous les lieux. Bien loin de-la, ce n’e'toit pas a M moil avis le principal objet pour ceux qui en furent les j, temoins occulaires. Lorfque les Juifs demandoient des „ miracles a Saint Pawl , pour toute reponfe il leur pre- ,, choit Jefus crucifie. A coup fiir ft Grotius, les Au- ,, teurs de la focicte de Boyle, Vernes , Vernet, &c. „ euffent dte a la place de cet Apotre, ils n’aiiroient 3, rien eu de plus preffe que d’envoyer chercher des tre- 3, teaux pour fatisfaire a une demandequi quadre fi bien 33 avec leurs principes. Ces gens-la croient faire met veil- 3, les avec leurs ramas d’argumens ; mais un jour on j, doutera , j’efpere , s’ils n’ont pas ete compiles par une 3, foeiete d’incredules , fans qu’il faille etre Hardouin ,3 pour cela. ” Qu’on ne penfe pas, au refte que l’Auteur de cette Lettre felt mon partifan • taut s’en fauc: il eft un de mef DE LA MONTAGNE. 8i prends, je refte en paix fur ce que je ne eom- prends pas , & que ceux qui me l’expliquent me font encore moins comprendre. L’autorite que je dontie a l’Evangile je ne 3a donne point aux interpretations des hommes, & je n’entends pas plus les foumettre a la mienne que nie foumettre a la leur. La regie eft commune , & claire en ce qui importe; la raifon qui l’explique eft particu- liere, & chacun a la fienne qui ne fait autorite que pour lui. Se laiffer mener par autrui fur cette matiere c’eft fubftituer Implication au texte, c’eft fe foumettre aux hommes & non pas a Dieu. Je reprends mon raifonnement, & apres avoir etabli que les miracles ne font pas un fi- gne neceifaire a la foi, je vais montrer en con¬ firmation de cda que les miracles ne font pas un figne infaillible & dont les hommes puiflent juger. Un miracle eft. dans un fait particulier, un adte immediat de la puilfance divine. un chan- gement fenfible dans Pordre de la nature, une exception reelle & villble a fes Loix. Voiia i’idee dont il ne faut pas s’ecarter fi Ton veut s’entendre en raifonnant fur cette matiere, Cette idee offre deux queftions a refoudre. adverfaires, II trouve feulement que les autres ne favent ce qu’ils difent. II foupconne peut-etre pis: car la foi de ceux qui croient fur les miracles , fera toujours tres-luL pede aux gens eclaires, r 3 §5 TR 01 SI EM E LETTRE La premiere: Dieu pent - il faire des mira¬ cles? C’eft-a-dire, pent-il deroger auxLoix qu’il a etablies ? Cette queftion ferieufement traitee feroit impie fi elle n’etoit abfurde: ce fe- roit faire trop d’honnenr a celui qui la refoudroit negativement que de le punir j il fuffiroit de l’enfermer. Mais aulli quel homme a jamais nis que Dieu put faire des miracles ? Il falloit etre Hebreu pour demander li Dieu pouvoit drefier des tables dans le defert. Seconoe queftion: Dieu veut-il fake des miracles ? C’eft autre chofe. Cette queftion en elle - nftme & abftradlion faite de toute autre confideration eft parfaitement indifferente j elle n’intereife en rien la gloire de Dieu dont nous ne pouvons fonder les deifeins. Je diraiplus ; s’il pouvoit y avoir quelque difference quant a la foi dans la maniere d’y repondre , les plus gran- des idees que nous puiffions avoir de la fageffe & de la majefte clivine feroient pour la negative, il n’y a que 1’orgueil humain qui foit contre. Voila jufqu’ou la raifon pent aller. Cette quef¬ tion , du refte, eft purement oifeufe, & pour la refoudre il faudroit lire dans les deerets eter- liels; car, corame on verra tout a 1’heure, elle eft impeffible a decider par les faits. Gardons- uous done d’ofer porter un cell curieux fur ccs myfteres. Rendons ce refped a l’elfence infinie de ne rien prononcer d’elle : nous n’en connoif- fons que l’immeafite. DE LA MONTAGNE; Dependant quand un mortel vient hardiment nous affirtner qu’il a vu un miracle , il tranche net cette gr mde queftion; jugez li l’on doit l’en croire fur fa parole ! Ils feroient mille que je ne les en croirois pas. Je laifle a part le groffier fophifme d’em- ployerla preuve morale a conftater des faits na- turellement impoffibles, puifqu’alors le princi- pe raeme de la credibility fonde fur la poffibi- lite naturelle eft en defaut. Si les hommes veu- lent bien en pared cas admettre cette preuve dans des chofes de pure fpeculation , ou dans des faits dont la verite ne les touche guere, alfurons- nous qu’ils feroient plus difficiles s’il s’agiifoifc pour eux du moindre interet temporel. Suppo- fons qu’un mort vint redemander fes biens a fes heritiers affirmant qu’il eft reffufcite & reque- rant d’etre admis a la preuve (/) , croyez - vous qu’il y ait un feul tribunal fur la terre ou cela lui fut accords ? Mais encore un ooup n’enta- mons pas ici ce debat; laidons aux faits toute la certitude qii’on leur donne , & contentons- nous de diftinguer ce que le fens peut attefter de ce que la raifon peut conclure. Puisqu’un miracle eft une exception aux Loix de la nature, pour en juger il faut con- noitre ces Loix , & pour en juger lurement il O') Prenez bien garde que dans ma' fuppofition c’eft une refurredion veritable & non pas une fauffe morfc qu’il s’agit de conltater. F 4 g 4 TROISIEME LETTRE faut les connoitre toutes : car une feule qu’oit ire connoitroit pas pourroit eti certains cas in- connus aux fpeclateurs changer 1’eiFet de celles qu’on connoitroit. Ainfi celuiqui prononce qu’un tel ou tel a&e eft un miracle declare'qu’il con- noit toutes les Loix de la nature & qu’il fait que cet acte en eft une exception. Mais quel eft ce mortel qui connoit toutes les Loix de la nature? Newton ne fevantoitpas de les connoitre. Un horarae fage temoin d’un fait inout peut attefter qu’il a vu ce fait & foil peut le croire ; mais ni cet homme fage ni nul autre homme fage fur la terre n’^ffirmera jamais que ce fait, quelque etonnant qu’il puilfe etre , foit un miracle ; car comment peut-il le favoir ? Tout ce qu’on peut dire de celui qui fe van- te de faire des miracles eft qu’il fait des chofes fort extraordinaires j mais qui eit-ce qui nie qu’il fe falfe des chofes fort extraordinaires ? J’en ai vu , moi, de ces chofes - la, & metne j’en ai fait, (k) (k) J’ai vu a VemTe en 1741 une maniere de forts af- fez nouvelle, & plus etrange que ceuxde Prenefte. Ce¬ lui qui les vouloit confulter entroit dans une chambre , & y refto.it feul s’il le delimit. La d’un Livte plein de feuillets blancs il en tiroit un a fon cboix; puis tenant cette feuille il demandoit, non a voix haute, mais men- talement ce qu’il vouloit favoir. Enfuite il plioit fa feuille blanche, 1’enveloppeit, la cachetoit, la placoit dans un Livre ainfi cachetee : enfin apres avoir recite certaines formules fort baroques fans perdre fon Livre de vue, il en ajloit tirer le papier, reconnoitre le cachet, l’ouvrir, & il trouvcic fa reponfe ecrite. DE LA MONTAGNE. 8? L’etude de la nature y fait faire tous les jours de nouvelles decouvertes : l’induftrie hu- maine fe perfectionne tous les jours La Chymie curieufe a des tranfmutations , des precipitations, des detonations, des explofions, des phnfphores, des pyropiiores, des treniblemens de terre, & mille autres merveilles a faire figner mille fois ]e peuple qui ies verroit. L’huile de gayac & 1’efpr.it de nitre ne font pas des liqueurs fort rates ; melez - les enfemble , & vous verrez ce qu’il en arrivera ; mats n’allez pas faire cette epreuve dans une chambre, ear vous pourriez bien mettre le feu a la maifon (/). Si les Pretres de Baal avoient eu M. Rouelle au milieu d’eux leur bucher eut pris feu de lui-meme & Elie eat ete pris pour dupe. Vous verfez de l’eau dans de 1’eau , voiia de I’encre ■, vous verfez de l’eau dans de l’eau, voiia un corps dur. Un Prophete du College de Harcourt va en Guinee & dit au peuple; reconnoiifez le pouvoir de celui qui m’envoie; je vais convertir de l’eau en pierre j par des Le magicien qui faifoit ces forts etoit le premier Se¬ cretaire de l’Ambaffadeur de France, & il s’appelloit J. J. Rouffeau. Je me contentois d’etre forcier, parce que j’etois mo- defte ; mais fi j’avois eul’ambition d’etre Prophets , qui ni’eut einpeche de le devenir ? (/) II y a des precautions a prendre pour reufTir dans cette operation : l’on me difpenfera bien , je penfe, d’en mettre ici le Recipe., F S U TROISIEME LETTRE jnoyens ccfinus du moindre ecolier il fait de la glace : voila les Negres prets a l’adorer. Jadis les Prophetes faifoient defcendre a leur voix le feu du Ciel; aujourd’hui les enfans en font antant avec un petit morceau de verre. Jo- fue fit arreter le Soleil; un faifeur d’almanachs va le faire eclipfer; le prodige eft encore plus fen- iible. Le cabinet de M. l’Abbe Nollet eft un labo- ratoire de magie , les recreations mathematiques font un recueil de miracles ; que dis-je < les foi- res merae en fourmillent, les Brioches n’y font pas rares ; le feul Payfan de Nort Hollande que j’ai vu vingt fois allumer fa chandelle avec fon couteau a de quoi fubjuguer tout le peuple, meme d Paris; que penfez-vous qu’il eut fait en Syrie ? C’est un fpedacle bien fingulier que ces foi- res de Paris; il n’y en a pas une ou l’on ne voie les chofes les plus etonnantes , fans quele public daigne prefque y faire attention ; tant on eft ac- coutunie aux chofes etonnantes , & meme a celles qu’on ne peut concevoir ? On y voit au moment que j’ecris ceci deux machines portatives fepa- rees , dont l’une marche ou s’arrete exadement a la volonte de celui qui fait marcher ou arreter 1’autre. J’y at vu une tete de bois qui parloit, & dont on ne parloit pas tant quede celle d’Albert le Grand. J’ai vu meme une chofe plus furpre- nante; c’etoit force tetes d’hommes , de favans, d’Acadcmiciens qui couroient aux miracles des convulfions, & qui en revenoient tout emer- ¥ 611165 . DE LA MONTAGNE. S7 Avec le canon, l’optique, Faimant, le baro- metre, quels prodiges ne fait on pas cbez les ignorans ? Les Europeens avec leurs arts ont tou- jours pafle pour des Dieux parmi les Barbares. Si dans le feiii meme des Arts , des Sciences , des Colleges, des Academies} Ci dans le milieu de l’Europe, en France, en Angleterre, un homrne fut venu le fiecle dernier, arme de tous les mi¬ racles de l’ele&ricite que nos phyficiens operent aujourd’hui, Feut-on brule comrae un forcier , Feut-on fuivi comme un Prophete ? 11 eft a pre- furner qu’on eut fait Fun ou l’autre : il eft cer¬ tain qu’on auroit eu tort. Je tie fais fi Fart de guerir eft trouve , ni s’il fe trouvera jamais : ce que je fais c’eft qu’il 11 ’eft pas hors de la nature. II eft tout aufli na- turel qu’un homme gueriffe qu’il Feft qu’il tom- be malade •, il peut tout aulft bien guerir fubi- tement que mourir fubitement. Tout ce qu’on pourra dire de certaines guerifons , c’eft qu’el- les font furprenantes , mais non pas qu’elles font impoffibles ; comment prouverez-vous done que ce font des miracles ? Il y a pourtant ,je l’avoue, des chofes qui m’etonneroient fort ft j’en etois le tetnoin : ce ne feroit pas tant de voir marcher un boiteux qu’un homme qui n’avoit point de jambe, ni de voir un paralytique mouvoir foil bras qu’un homme qui rfen a qu’un reprendre les deux. Cela me frapperoit encore plus , jel’a- •voue, que de voir reffufeiter un mortj car enfin TROISIEME LETTRE' un mort pent n’etre pas mort («/). Voyez le Li- vre de M. Bruhier. Au refte , quelque frappant que put me paroi- tre un pared fpedtacle , je ne voudrois pour r-ien. au monde en etre temoin : car que fais-je ce qu’il enpourroitarriver ? Au lieu deme rendre credu- le, j’aurois grand peur qu’il ne me rendit que fou: mais ce n’eft pas de moi qu’il s’agit; revenons. On vient de trouver le fecret de reftufdter des noyes ; on a deja cherche celui de reiTufci- ter les pendus ; qui fait li dans d’autres genres de mort, on lie parviendra pas a rendre la vie a des corps qu’on en avoit cru prives. On ne favoit jadis ce que c’etoit que d’abattre la cata- racfte ; c’eft un jeu maintenant pour nos chirur- gicns. Qui fait s’il n’y a pas quelque fecret trouvable pour la faire tomber tout d’un coup ? Qui fait fi le poffetfeur d’un pateil ferret ne peut pas faire avec fimpiicite ce qu’un fpeda- (ni) Lazare etoit deja dans la terre. Seroit-il le pre¬ mier homme qu’on auroit enterre vivant ? IIy c'toit de- puis quatre jours. Qui les a comptes? Ce n’eft pas Je- fus qui etoit abfent. II puoit deja. Qu’en favez - vous ? Sa fceur le dit; voila toute la preuve. L’effroi, le d ego lit en eut fait dire autant a toute autre femme , quand meme cela n’eut pas ete vrai. Jcfus nefait que Pappeller , £5? il fort. Prenez garde de mai raifonuer. II s’agiffoit de l’im- poffibilite phylique ; elle n’y eft plus. Jefus faifoit bien plus de fapons dans d’autres cas qui n’etoient pas plus difficiles : voyez la note qui fuit. Pourquoi cette diffe¬ rence , fi tout etoit egalement miraculeux ? Ceci peut etre une exageration , & ce n’eft pas la plus fforte que Saint Jean ait faite; j’en attefte le dernier verfet de ton Evangile, DE LA MONTAG NE. 8? teur ignorant va prendre pour un miracle, & ce qu’un Auteur prevenu peut donner pour tel (u) ? Tout cela n’eft pas vraifemblable , foit: mais nous n’avous point de preuve que cela foit impolfible , & c’eft de 1’impoffibilite phyfi- que qu’il s’agit id. Sans cela , Dieu deployant a nos yeux fa pui/Tance n’auroit pu nous don¬ ner que des fignes vraifeniblables s de fimples probabilites ; & il arriveroit de-la que l’autorite des miracles n’etant fondee que fur l’ignorance de ceux pour qui ils auroient ete fails , ce qui feroit miraculeux pour un fiecle ou pour un people ne le feroit plus pour d’autres; de forte (n) On voit quelquefois dans le de'tail des faits rap- portes une gradation qui ne convient point a une opera¬ tion furnaturelle. On prefente a Jefus un aveugle Au lieu de le guevir a l’inftant, ill’emmene hors de la bour- gade. La il ointfes yeux de falive, il pofe fes mains fur lui; apres quoi il lui demande s’il voit quelque chofe. L’aveugle repond qu’il voit marcher des homines qui lui paroiflent comme des arbres: fur quoi, jugeant que Iss premiere operation n’eft pas fuffifante, Jefus la recom¬ mence , & enfin l’homme guerit. Une autre fois, au lieu d’employer de la falive pure , il la delaye avec de la terre. Or je le demande , a quoi bon tout cela pourun mira-» cle ? La nature difpute-t-elle avec fon maitre ? A-t-il be- foin d’effort, d’obfti nation , pour fe fairs obtiir ? A-t-il befoin de falive, de terre , dingrediens? A-t-il nieme befoin de parler, & ne fuffit- il pas qu’il veuille ? On bien ofera-t-on dire que Jefus , fur de fon fait, ne laiffs pas d’ufer d’un petit manege de charlatan , comme pour fe faire valoir da vantage , & amufer !es fpectateurs? Dans le fyfteme de vos MeiTieurs, ii fauS pourtaut l’uft 9ii I’autre. ChoililTez. TROISIEME LETTRE $6 que la preuve univerfelle ctant en defaut, le fyf- teme etabli fur elle feroit detruit. Non , donnez- moi des miracles qui demeurent tels quoi qu’il arrive , dans tous les terns & dans tous les lieux. Si plufieurs de ceux qui font rapportes dans la Bi¬ ble paroilfent etre dans ce cas , d’autres auffi pa- roiiTent n’y pas etre. Reponds-moi done , Theo- iogien, pretends-tu que je paife le tout en bloc> ou fi. tu me permets le triage ? Quand tu m’ali¬ ras decide ce point, nous verrons apres. REMA.RQJJEZ bien, Monfieur, qu’en fuppofant tout aii plus quelque amplification dans les cir- conftances, je n’etablis aucun doute fur le fond de tous lesfaits. C’elt ce que j’ai deja dit, & qu’il n’efl: pas fuperflu de redire. Jefus , eclaire de Fef- prit de Dieu , avoit des lumieres fi fuperieures a celles de fes difciples , qu’il n’eft pas etonnant qu’il ait opere des multitudes de ciiofes extraor- dinaires ou l’ignorance des fpedateurs a vu le prodige qui n’y etoit pas.- A quel point, en verm de ces lumieres, pouvoit-il agirpar des voies na- iurelles, inconnues a eux & a nous? (o) Voila ce que nous nefavons point & ce que nous ne pou- (p) Nos hommes de Dieu veulent a toute force que j’aie fait de Jefus un Impofteur. 11s s’echauffent pour re- pondre a cette indigne accufation , afin qu’on penfe que je l’ai faite ; ils la fuppofent avec un airde certitude ; i!s j infiftent, ils y reviennent affectueufemcnt. Ah ! fi ces doux Chretiens pouvoient m’arracher a la fin quelque blafpheme , quel triomphe i quel contentement, quelle edification pour leurs charitables ames 1 Avec quelle fainte joie ils apporteroient les tifons allutnes au feu de leuc zele , pour embwfer aion bucher ! BE LA MONTAGNE. vons favoir. Les fpe&ateurs des chofes merveil- leufes font naturellement portes a les decrire avec exagcration. La-delfus on peut de tres-bon- ne-foi s’abufer foi-meme en abufant les autres: pour peu qu’un fait foit au-de/fus de nos lumie- res nous le fuppofons au de/3 us de la raifon, & 1’efprit voit enfin du prodige on le cceur nous fait defirer fortement d’en voir. Lts miracles font, comme j’ai dit, les preuves des fimples, pour qui les Loix de la nature for- rnent un cercle tres-etroit autour d’eux. Mais la fphere s’etend a rnefure que les hommes s’inf- truifent & qu’ils fentent combien il leurrefte en¬ core a favoir. Le grand Phyficien voit fi loin les bornes de cette fphere qu’il ne fauroit difcerner un miracle au-de!a. Cela ne fe peut eft un mot qui' fort rarement de la bouche des fages ; ils difent plus frequemment, je ne fais. Que devons-nous done penfer de tant de mi¬ racles rapportes par des Auteurs, veridiques, je n’en doute pas, mais d’une fi cralfeignorance, & fi pleins d’ardeur pour la gloire de leur mai- tre ? Faut - il rejetter tous ces faits ? Non. Faut- ii tous les admettre? Je l’ignore (p). (p ) Il y en a dans l’Evangile qu’il n’eft pas meine pof. fible de prendre au pied de la lettre fans renoncer au bon fens. Tels font, par exetnple , ceux des polfe'de's. On xeconnoit le Diable a fon oeuvre, & les vrais poffedes font les mcchans ; la raifon n’en reconnoitra jamais d’au¬ tres. Mais paffons : void plus. Jefus demande a un grouppe de Demons comment il s’appelle. Qiioi ! Les demons ont des noms ? Les Anges ont des noms ? Les purs Efprits ont des noms ? Sans TROISEME LETTRE y% Nous devons les refpedter fans prononcer fut leur nature, duflions-nous etre cent fois decretes. Car enfin 1’autorite des loix ne peut s’etendre juf- qu’a nous forcer de mal raifonner; & c’eft pourtant ce qu’il faut faire pour trouver neceifairement uu miracle ou la raifon ne peut voir qu’un fait etonnant. Q_uand il feroit vrai que les Catholiques ont un moyen fur pour eux de faire cette dif- tincftion, que s’enfuivroit-il pour nous ? Dans leur fyfteme , lorfque l’Eglife une fois recon- nue a decide qu’un tel fait eft un miracle , il eft un miraclej car l’Eglife ne peut fe trora- per. Mais ce n’eft pas aux Catholiques que j’ai doute pour s’entr’appeller entr’eux, ou pour entendre qtiand Dieu les appelle ? Mais qui leur a donne ces noms? En quelle langue en font les mots ? Quelles font les bou- ches qui prononcentces mots, les oreilles que leurs fons Frappent ? Ce nom c’eft Legion , car ils font plufieurs , ce (ju’appareinment Jefus ne favoit pas. Ces Anges, ces In- tellzgences fublimes dans le mal comme dans le bien , ces Etres Celeftes qui ont pu fe revolter contre Dieu , qui ofent combatfre fes Decrets' e'ternels, fe logent -en tas dans le corps d’unhomme: forces d’abandonner ce mal- heureux , ils demandent de fe jetter dans un troupeau de cochons, ils l’obtiennent; ces cochons fe precipitent dans la mer; & ce font-la les auguftes preuves de la mif- fion du Redempteur du genre humain, les preuves qui doivent l’attefter a tous les peuples de tous les ages, & dont nul ne fauroit douter, fous peine de damnation ! Jufte Dieu ! La tete tourne; on lie fait cu Ton eft. Ce font donc-la, MefEeurs, les fondemens de votre foi ? La mienne en a de plus furs, ce me femble. DE LA MONTAGNE. n fax a faire id , c’eft aux Reformes. Ceux. d ont tres-bien refute quelques parties de la profef- f on de foi du Vicaire, qui, n’etant ecrite que contre l’Eglife Romaine, lie pouvoit ni ne de- voit rien prouver contr’eux. Les Catholiques pourront de mcrae refuter aifement ces Lettres, parce que je n’ai point a faire ici aux Catho- iiques , & que nos principes ne font pas les leurs. Quand il s’agit de montrer que je ne prou- ve pas ce que je n’ai pas voulu prouver, c’eft- la que mes adverfaires triomphent. De tout ee que je viens d’expoler je con- dus que les faits les plus atteftes, quand me- me on les admettroit dans toutes leurs circonf- tances, ne prouveroient rien , & qu’on peut raeine y foupqonner de l’exageration d-ans les circonftances , fans inculper la bonne - foi de ceux qui les ont rapportes. Les decouvertes contumelies qui fe font dans les loix de la na¬ ture , celles qui probablement fe feront enco¬ re , celles qui refteront toujours a faire ; les progres paflcs, prefens & futurs de l’induftrie humaine; les diverfes bornes que donnent les peuples a l’ordre des poflibles felon qu’ils font plus ou moins eclaires; tout nous prouve que nous ne pouvons eonnoitre ces bornes. Ce- pendant il faut qu’un'miracle pour etre vrai- ment tel les palfe. Soit done qu’il y ait des miracles, foit qu’il n’y en ait pas, il eft im- Tome IX* G 94 TR OISIEME LETTRE poffible au fagc de s’afllirer que quelque fait qne ce puiife etre en eftun. Inuependamment des preuves-de cette im- pollibilite que je viens d’etablir, j’en vois une autre non moins forte dans la fuppofition me- me : car, accordons qu’il y ait de vrais mira¬ cles ; de quoi nous ferviront - ils s’il y a aufli de faux miracles defquels il eft impoflible de les difcerner? Et faites bien attention que je n’appelle pas ici faux miracle un miracle qui n’eft pas reel, mais un adte bien reellement furnatu- rel fait pour foutenir une fauffe doctrine. Com- me ie mot de miracle en ce fens peut blefler les oreilles pieufes, employons un autre mot & don- nons-lui le nom d e prejlige: mais fouvenons-nous qu’il eft impoflible aux fens humains de dilcer- ner un preftige d’un miracle. La. meme autorite qui attefte les miracles at- tefte auili les preftiges , & cette autorite prou- ve encore que l’apparence des preftiges ne dif- fere en rien de celle des miracles. Comment done diftinguer les uns des arftres , & que peut prouver le miracle , fi celui qui le voit ne peut difcerner par aucune marque afluree & tiree de la chofe meme ft e’eft l’oeuvre de Dieu ou ft e’eft l’oeuvre du Demon ? II faudroit un fecond miracle pour certifier le premier. Quand Aaron jetta fa verge devant Pharaon & qu’elle fut changee en ferpent, les magiciens jetterent auffi leurs verges & dies furent chan- DE L A MOKTAGNE. 9f gees en ferpens. Soit que ce changement fut reel des deux cotes, comme il eft dit dan$ l’Ecri- ture, foit qu’il n’y eut de reel que le miracle d’Aaron & que le preitige des magicians ne fut qu’apparent , comme le difent quelques Theo- logiens, il n’importe; cette apparence etoit exac- tement la meme; 1’Exode n’y remarque aucune difference , & s’il y en eut eu , les magiciens fe feroient gardes de s’expofer au parallele, ou s’ils Favoient fait, ils auroient ete confondus. Or les hommes ne peuvent juger des mira¬ cles que par leurs fens , & li la fenfation eft la meme, la difference reelle qu’ils ne peuvent appercevoir n’eft rien pour eux. Ainfl le ligne, comme ligne, ne prouve pas plus d’un cote que de Pautre, & le Prophete en ceci n’a pas plus d’avantage que le Magicien. Si c’eft encore la de mon beau ftyle , convenez qu’il en faut un bien plus beau pour le refuter. Il eft vrai que le ferpent d’Aaron devora les ferpens des Magiciens. Mais‘, force d’admettre une fois la Magie, Pharaon put fort hien n’en conclure autre chofe, linon qu’Aaron etoit plus habile qu’eux dans cet art •, c’eft ainfi que Simon ravi des choles que failbit Philippe , voulut ache- ter des Apotres le fecret d’en faire autant qu’eux. D’ailleurs l’inferiorite des Magiciens etoit due a la prefence d’Aaron. Mais Aaron abfenc, eux faifant les m ernes lignes, avoient droit de G x $6 TROISIEME LETTRE pretendre a la metne autorite. Le figne en lui- meme ne prouvoit done rien. Quand Moife changea l’eau en fang , les Magiciens changerent l’eau en fang ; quand Moife produifit des grenouilles, les Magiciens produifirent des grenouilles. Ils echouerent a la troifieme plaie; mais tenons-nous aux deux premieres dont Dieu meme avoit fait la preu- ve du pouvoir divin (q). Les Magiciens firent auffi cette preuve - la. Quant a la troiGeme plaie qu’ils ne purent imiter, on ne voitpas ce qui la rendoit G dif¬ ficile , au point de marquer que le doigt de Diett etoit la. Pourquoi ceux qui purent produire un animal ne purent - ils produire un infe&e , & comment, apres avoir fait des grenouilles , ns purent - ils faire des poux ? S’il eft vrai qu’il n’y ait dans ces chofes-la que le premier pas qui coiite, e’etoit allurement s’arreter en beau chemin. Le meme Moife, inftruit par toutes ces ex¬ periences , ordonne que Ci un faux Prophete vient annoncer d’autres Dieux, e’eft - a - dire, une fauffe doftrine, & que ce faux Prophete autorife fon dire par des predictions ou des prodiges qui reuffiflent, il ne faut point l’e- couter mais le mettre a mort. On peut done employer de vrais fignes en faveur d’une fauff^ (g) Exude VII. 17. DE LA MONTAGNE. 97 Sodlrine ; un figne en lui-meme ne prouve done rien. La rnfeme do&rine des fignes par des prefti- ges eft etablie en mille endroits de l’Ecriture. Bicn plus : apres avoir declare qu’il ne fera point de fignes , Jefus annonce de faux Ciirifts qui en feront: i 1 d it quV/r feremt de grands fignes , des miracles capable! de fednire !es elus mimes, s\l itoitpojfible (r). Ne feroit-on pas tente fur ce En¬ gage de prendre les fignes pour des preuves de fauffete ? Quoi! Dieu , maitre du choix de fes preu¬ ves , quand il veut parler aux hommes, choiiit par preference celles qui fuppofent des con- noiflances qu’il fait qu’ils n’ont pas ! II prend pour les inftrujre la meme voie qu’il fait quo prendra le Detno/r pour les tromper ! Cette marche feroit- elle done celle de la divinite ? Se pourroit-il que Dieu & le Diable FuiviiTent la meme route ? Voi- la ce que je ne puis concevoir. Nos Tlieologiens, meilleurs raifonneurs mais de moins bonne foi que les anciens, font fort embarralfes de cette magie : ils voudroient bien pouvoir tout-a-fait s’en delivrer , mais ils n’o- fent > ils fentent que la nier feroit nier trop. Ces gens toujours fi decififs changent ici de langage; ils ne la nient ill ne Fadmettent; ils prennent le parti de tergiverfer , de chercher (f) Match. XXIV. 24. Matth.XlII.f22. G 3 98 TROISIEME LETTRE de faux - fuyans , a chaque pas ils s’arretent ; its ne favent fur quel pied danfer. Je crois , Monlieur , vous avoir fait fentir oil git la difficulte. Pour que rien ne manque a fa clarte , la void mife en dilemme. Si l’on nie les prelliges , on ne peut prou- ver les miracles ; parce que les uns & les au- tres font fondes fur la meme autorite. Ex fi Ton admet les prelliges avec les mira¬ cles , on n’a point de regie fare , preclfe & claire pour diftinguer les uns des autres: ainli les miracles ne prouvent rien. Je fais bien que nos gens ainfi prefles re- viennent a la dodrine: mais ils oublient bon- nement que fi 2a dodrine eft etablie , le mira¬ cle eft fuperflu, & que ft elle ne l’eft pas, die ne peut rienprouver. Ne prenez pas ici le change, je vous fup- plie , & de ce que je n’ai pas regarde les mi¬ racles com me eifentiels au Chriftianifme , n’al- lez pas conclure que j’ai rejette les miracles. Non , Monlieur, je ne les a i rejettcs ni ne les rejette; fi j’ai dit des raifons pour en douter, je n’ai point diffimule les raifons d’y croire ; il y a une grande difference entre nier une chofe & ne la pas affirmer , entre la rejetter & ne pas l’admettre , & j’ai fi peu decide ce point, que je dene qu’on trouve un feui endroit dans tous mes cents ou je fois affirmatif contre les miracles. DE LA MONTAGNE. 99 Eh ! comment l’aurois - je ete malgre mes pro- pres doutes, puifque par-tout ou je fuis quant d moi, le plus decide , je n’affirme rien encore. Voyez quelles affirmations peut faire un hom- me qui parle ainli des la Preface (<). „ A l’egard de ce qu’on appellera la partie „ fyttematique , qui n’eft autre chofe ici que „ la marche de la nature , c’eft-la ce qui derou- 5, tera le plus les lecteurs ; c’eft auffi par-la qu’oa „ m’attaquera fans doute, & peut-etre n’aura- „ t-on pas tort. On croira moins lire un Traits M d’education que les reveries d’un vifionnaire „ fur l’education. Qu’y faire ? Ce n’eft pas fur „ lesidees d’autrui quej’ecris, c’eft furies mien- w nes. Je lie vois point comrae les autres horn- „ mes j ilya long-terns qu’on me l’a reproche. „ Mais depend - il de moi de me donner d’autres „ yeux , & de m’affeder d’autres idees? Non; „ il depend de moi de ne point abonder dans „ mon fens, de ne point croire etre feul plus „ fage que tout le monde; il depend de moi, non „ de changer de fentiment, mais de me defier „ du mien : voila tout ce que je puis faire ,& ce „ que je fais. Que ft je prends quelquefois le ton „ affirmatif, ce n’eft point pour en impofer au „ le&eur; c’eft pour lui parler comme je pen- „ fe. Pourquoi propoferois - je par forme de „ doute ce dont quant a moi je ne doute G 4 (t) Preface d’Emile. p. via. ICO TROISIEME LETTRE „ point ? Je dis exadtement ce qui fe pafle dans „ mon cfprit. „ En expofant avec liberte mon fentiment, „ j’entends fi peu qu’il falfe autorite, que j’y jj joins toujours mes raifons , afin qu’on les „ pefe & qu’on me juge. Mais quoique je ne „ veuille point m’oblfiner a defendre mes idees, „ je ne me crois pas moins oblige de les propo- 3 , fer ; car les maximes fur lefquelles je fuis „ d’un avis contraite a celui des autrcs ne font „ point indifferentes. Ce font de celles dont la „ verite ou la faulfete importe a connoitre, & „ qui font le bonheur ou le malheur du gen- x re humain. ” Un Auteur qui ne fait lui-meme s’il n’eft point dans l’erreur, qui craint que tout ce qu’il dit ne foit un tilfu de reveries, qui , ne pouvant changer de fentimens , fe dehe du fien , qui ne prend point le ton affirmatif pour le don- Jier , mais pourparler comme il penfe, qui, ne voulant point faire autorite , dit toujours fes raifons afin qu’on le jags , & qui meme ne veut point s’obftiner a defendre les idees; un Auteur qui parle ainli a la tete de fon Livre y veut - il prononcer des oracles ? veut-il don- iier des decifions, & par cette declaration pre- liminaire ne met-il pas au nombre des doutes fes plus fortes alfertions ? Er qu’on lie dife point que je manque a mes engage mens en m’obftingnt a defendre DE LA. MONTAGNE. ioi mimes idees. Ce feroitle comble del’injuflice. Ce ne font point mes idees que je defends, c’eft ma per forme. Si l’on n’eut attaque que mes Livrcs , j’aurois conftamment garde ie filence ; c’ctoit un point refolu. Depuis ma declaration faite en 175^3, m’a-t-on vu re'pondre a quelqu’un, ou me taifois-je faute d’agr j’ai tou- jours approuve qu’on fe joignit a l’Eglife qui le prie $ je le fais; le Pretre Savoyard le fai- foit lui - meme (del). L’Ecrit li violemment at- taque eft plein de tout cela. N’importe: je re¬ jette , dit - on, la priere > je fuis un impie a bruler. Me voila juge. Ils difent encore que j’accufe la Morale Chre- tienne de rendre tous nos devoirs impraticables eii les outrant. La Morale Chretienne eft cells de l’Evangile ; je n’en reconnois point d’autre, & e’eft en ce fens aufli que l’entend mon accu- fateur , puifque e’eft des imputations oil celle- la fe trouve comprife qu’il conclut, quelques li-' gnes apres, que e’eft par derifion que j’appelle PEvangile divin (ee). Or voyez ft Ton peut avancer une fatilfete (dd< Emile P. III. p. ii<;. (ce) Lettres elites de la Campagne p. it. 308 TROISIEME LETTRE plus noire & montrer une mauvaife foi plus marquee, puifque dans le paflage de mon Li- vre oil ceci fe rapporte , il n’eft pas meme pof- fible que j’aie voulu parler de l’Evangile. Voiei, Monfieur, ce paflage : il eft dans le quatrieme Tome d’Emile, page 284- „ Enn’af- „ fervifiant les honnetes femmes qu’a de triftes „ devoirs , on a banni du manage tout ce „ qui pouvoit le rendre agreable aux hommes. w faut ■ il s’etonner li la taciturnite qu’ils voient „ regner chez eux les en chaffe, ou s’ils font „ peu tentes d’embrafler un etat ft deplaifant? „ A force d’outrer toils les devoirs , le Chrif- „ tianifme les rend impraticables & vains : a „ force d’interdire aux femmes le chant , la „ danfe & tous les amufemens du monde, il „ il les rend mauffades , grondeufes, infuppor- 3 , tables dans leurs maifons. ” Mats ou eft-ce que l’Evangile interdit aux femmes le chant & la danfe i oil eft-ce qu’il les aifervit a de triftes devoirs ? Toitt au con- traire il y eft parle des devoirs des maris, mais il n’y eft pas dit un mot de ceux des femmes. Done on a tort de me faire dire de l’Evangile ce que je n’ai dit que des Janfeniftes , des Me- thodiftes , & d’autres devots d’aujourd’hui, qui font du Chriftianifme une Religion auffi terri¬ ble & deplaifante (JF), qu’elle eft agreable & douce ( ff ) Les premiers Reformes donnerent d’abord dans eet exces avec une durete qui fit bien des hypocrites, & BE LA MGNTGANE. 103 3ouce fbus la veritable loi de Jefus - Chrift. Je ne voudrois pas prendre le ton du Pere Berruyer, que je n’aimeguere, & que je trouve meme de tres - mauvais gout; mais je ne puis m’empecher de dire qu’une des chofes qui raa charment dans le caradere de Jefus , n’eft pas feulement la douceur des moeurs , la fimplicite, mais la facilite, la grace & meme l’elegance. II ne fuyoit ni les plaifirs ni les fetes ; il alloit aux noces , il voyoit les femmes, il jouoit avec les enfans , il aimoit les parfums, il mangeoit cliez les financiers. Ses difciples ne jeunoient point ; fon aufterite n’etoit point facheufe. 11 ctoit a la fois indulgent & jufte , doux aux foi¬ bles & terrible aux medians. Sa morale avoit quelque chofe d’attrayant , de carelfant , de tendre ; il avoit le eoeur fenfible , il etoithom- me de bonne fociete. Quand il n’eut pas ete le plus fage des mortels , il en eut ete le plus aimable. Certains paiTages de Saint Paul outres ou les premiers Janfeniftes ne manqueren't pas de les imiter en cela. Un Predicates de Geneve , appelld Henri de id Mavre , foutenoit en chaite que c’etoit pecher que d’al- ler a la noce plus joyeufement que Jefus-Chrift n’dtoit alle a la mort. Un Curd Janfenifte foutenoit de meme que les feftins des noces etoient une invention du Dia- ble. Quelqu’un lui objecta la - deffus que JeTus-Chrifl: y avoit pourtant affifte , & qu’il avoit mdme daigneyfaire fon premier miracle pour prolonger la gaiete du feftin. Le Curd, un peu embarraffe, repoudit en grondant: Ce fie ft pas ce qu’il fit de mieux. ?ome IX, H trd TRO I SI EM E LETTRt mal-entendus ont fait bien des fanatiques, St ees fanatiques ont fouvent defigure & desho- nore le Chriftianifme. Si Ton s’en fut tenu & l’efprit du Maitre , cela ne feroit pas arrive* Qii’on m’accufe de n’etre pas toujours de l’avis de Sainc Faui, on peut me reduire a prouver que j’ai quelquefois raifbn de n’en pas etre, Mais il ne s’enfuivra jamais de-la que ce foit par derifion que je trouve l’Evangiie divin, Voila pourtant comment raifonnent mes per- fecuteurs. Pardon , Monfieur ; je vous exeede avec ces longs details; je le fens & je les terming; }e n’en ai deja que trop dit pour ma defenfe, & je m’ennuie moi-meme de repondre toujours par des raifons a des accufations fans raifon, DE LA MONTAGNE. m QUATRIEME LETTRE. J E voas ai fait voir, Monfieur, que les im¬ putations tirees tie rtles Livres en preuve que j’attaquois la Religion etablie par les loix etoient fauffes, C’eft, cependant, fur ces im¬ putations que j’ai ete juge coupable, & traitd comme tel. Suppofons maintenant que je le fufle en effet , & voyons en cet etat la puni- tion qui m’etoit due. „ Ainfi que la vet'tu le vice a fes degres. Pour etre coupable d’un crime on ne reft pas de tous. La juftice conlifte a mefurer exac- tement la peine a la force, & l’extreme juftice elle-meme eft une injure, lorfqu’elle n’a nul egard aux confiderations raifonnables qui doi- vent temperer la rigueur de la loi. Le delit fuppofe reel, il nous refte a cher- cher quelle eft fa nature & quelle procedure eft prefcrite en pareil cas par vos loix. Si j’ai viole mon ferment de Bourgeois comme on m’en accufe , j’ai commis un crime d’Etat , & la connoiflance de ce crime appar- tient diredement au Confeil j cela eft incon- teftable. k Mais Ci tout mon crime cenfifte en erreur fur fi 2 112 Q_UATRIEME IETTRE la dodlrine , cette erreur fut - elle meme litre impiete j c’eft autre chofe. Selon vos Edits il apparticnt a un autre Tribunal d’en connoitrer en premier reiTort. Et quand meme raon crime feroit us> crime d’Etat , li pour le declarer tel il faut preala- blement une decifion fur la do&rine, ce n’eft pas au Confeil de la donner. C’eft bien a lui de punir le crime , mais non pas de le confta- ter. Cela eft formel par vos Edits , comme nous verrons ci - apres. Il s’agit d’abord de favoir li j’ai viole mora ferment de Bourgeois, c’eft-a-dire, le ferment qu’ont prete mes ancetres , quand ils ont ete admis a la Bourgeoilie j car pour moi, n’ayant pas habite la Ville & n’ayant fait aucune fonc- tion de Citoyen , ye n’en ai point prete le fer¬ ment i mais paffons. Dans la formule de ce ferment, il rty a que deux articles qui puiffent regarder mon delit. On promet par le premier , de vivre felon h Reformation du St. Evotngile , & par le dernier * de ne fairs ni fouffrir ttucunes pratiques , machina¬ tions ou entreprifes contre la Reformation du St. JLvangile. Or loin d’enfreindre le premier article , je m’y fuis conforme avec une fidelite & meme une hardiefle qui ont peu d’exemples , profef- fant hautement ma Religion chez les Catholi- ques , quoique j’euife autrefois vecu dans h DE LA MONTAGNE. 115 feur ; & Ton ne peut alleguer cet ecart de mots enfance comma une infraction au ferment, fur- tout depuis ma reunion authentique a votre Eglife en 17^4. & mon retablilfement dans mes droits de Bourgeoifie, no fair e a tout Geneve , & dont j’ai d’aille.urs des preuves pofitives. On lie fauroit dire, non plus , que j’aie en- freint ce premier article par les Livres condam- nes > puifque je n’ai point ceffe de m’y declarer Proteftant. D’ailleurs, autre chofe eft ia con- duite , autre chofe font les Ecrits. Vivre felon la Reformation c’eft profeffer la Reformation, quoiqu’on fe puilfe ecarter par erreur de fa doctrine dans de blamables Ecrits, ou commet- tre d’autres peeh.es qui often lent Dieu , mais qui par le feul fait ne retranchent pas le delin- quant de f'Eglife. Cette diftindion, quartd oQ pourroit la difputer en general, eft ici dans le ferment meme ; puifqu’on y fepare en deux arti¬ cles ce qui n’en pourroit faire qu’un, Ci Ia pro- feffion de la Religion etoit incompatible avec toute entreprife contre ia Religion. On y jure par le premier de vivre felon la Reformation» & l’on y jure par le dernier de ne rien entre- prendre contre la Reformation. Ces deux arti¬ cles font tres- diftin&s & meme fepares par beau- coup d’autres. Dans le fens du Legislatenr ces deux chofes ’font done feparables. Done quand j’aurois yiole ee dernier article, il ne s’enfuit jpas que j’aie viols Is premier. U 2 11 4 Q_UATRIEME LETTRE Mais ai-je viole ce dernier article? Voiei comment 1 ’Auteur des Lettres ecriteg' de la Campagnc etablit l’affirmative, page 50, „ Le ferment des Bourgeois leur impofe l’o- „ bligation de ne faire ni fouffrir etre faites ati- „ cunes pratiques, machinations on entreprifes con- ,, tre la Saints Reformation Evangelique. II Fem- ,3 ble que e’eft tat pen ( a ) pratiquer & machiner 33 contre elle que de chercher a prouver dans 33 deux Livres ft feduifans quele pur Evangile 33 eft abfurde en lui - raeme & pernicieux a la s , fociete. Le Confeil etoit done oblige de jet- ,3 ter un regard fur celui que tant de prefomp- ,3 tions ii vehementes accufoient de cette entre- 3 3 prife. ” Voyez d’abord que ces Meflieurs font agrea- bles ! II leur femble entrevoir de loin un pen de pratique & de machination. Sut ce petit femblant eloigne d’une petite manoeuvre, i\s jettent un regard fur celui qu’ils en prefqment I ’Auteur ■, & ce regard eft undecret de prife de corps. Il eft vrai que le merae Auteur s’egaie a prouver enfuite que c’eft pat pure bonte pout moi qu’ils m’ont decrete. Le Confeil , dit - il, pouvoit ajourner perjonnellement M. Rpujfeau, il ( telles qu’il con- vient a des Chretiens d’en ufer , a l’exemple de leur maitre , dans les fautes qui ne trou- blent point la fociete civile & n’interelfent que la Religion. 5 °. Qu’enfin la derniere & plus grande peine qu’il prefcrit eft tiree de la nature du delit s DE LA MONTAGNE. 119 comme cela devroit toujours etre, en ptivant le coupable de la Sainte Cene & de la commu¬ nion de l’Eglife, qu’il a offenfee, & qu’il veut continuer d’offenfer. Apres tout cela le Confiftoire le denonce au Magiftrat qui doit alors y pourvoir ; parce que la Loi ne fouftrant dans 1’Etat qu’une feule Religion , celui qui s’obftine a vouloit en pro- feifer & enfeigner une autre, doit etre rctran¬ che de l’Etat. On voit l’application de toutes les parties de cette Loi dans la forme de procedure fuivie en 3^6} contre Jean Morelli. Jean Morelli habitant de Geneve avoit fait St publie un Livre dans lequel il attaquoit la difcipline Ecclefiaftique & qui fut cenfure au Synode d’Orleans. L’Auteur, fe plaignant beau- coup de cette cenfure & ayant ete, pour ce meme Livre, appelle an Confiftoire de Gene¬ ve, n’y voulut point comparoitre & s’enfuit j puis etant revenu avec la permiflion du Ma- giftrat pour fe reconcilier avec les Miniftres, il ne tint eompte de leur parler ni de fe ren- dre au Confiftoire , jufqu’a ce qu’y etant cite de nouveau il comparut enfin, & apres de lon¬ gues difputes , ayant refufe toute efpece de fa- tisfacfion, il fut defere & cite au Confeil, on 9 ?u lieu de comparoitre, il fit prefenter par fa femme une excufe par eerit, St s’enfuit dere- gfief de la Villas *20 QUATRIEME LETTRE II fut done enfin procede contre lui, e’eft-a- dire, contre fonLivre, & comme la fentencs rendue en cette occafion eft importante, raeme quant aux termes, & peu connue, je vais vous la tranferire ici toute entiere ; elle peut avoir fon utilite. „ (e) Nous Syndics Juges des caufes cti- 3 , minelles de cette Cite , ayant entendu le „ rapport du venerable Conliftoire de cette „ Eglife , des procedures tenues envers Jean „ Morelli habitant de cette Cite : d’autant que „ maintenant pour la feconde fois il a aban- 3, donne cette Cite , & au lieu de comparoitre ,3 deyant nous & notre Confeil , quand il y „ etoit renvoye , s’eft rnontre defobeiilant : a 33 ces caufes & autres juftes a ee nous mou- „ vantes, feans pour Tribunal au lieu de nos „ Ancetres , felon nos anciennes coutumes, 33 apres bonne participation du Confeil avec 33 nos Citoyens, ayant Dieu & fes Saintes Ecri- 33 tures deyant nos yeux & invoque fon Saint 3, Norn pour faire droit jugementj difant. Au ,3 nom du Pere , du Fils & du Saint - Efprit. 33 Amen. Par cette notre definitive fentence, 33 laquelle donnons ici par ecrit, avons avife p par mure deliberation de proceder plus ou- (e) Extrait des P o: edrres faites & tenues contre Jean Morelli. Imprime a Gei.eve chez Francois Perrin 1$ 6 ;* page 10. DE LA MONTAGUE; i*f tre comrae en cas de conturqace dudie „ Morelli : fur - tout afin d’avertir tous ceux „ qu’il appartiendra , de fe donner garde du „ Livre, afin de n’y etre point abufes. Etant jj done duement informes des reveries & er- „ reurs qui y font contenues, & fur-tout que „ ledit Livre tend a faire fchifmes & troubles „ dans 1 ’Eglife d’une faqon feditieufe 5 l’avons „ condamne & condamiions comme un Livre „ nuifible & pernicieux , & pour donner exern- „ pie, ordonne & ordonnons que l’un d’iceux „ foit prefentement brule. Defendant a tous ,, Libra'ires d’en tenir ni expofer en vente : „ & a tous Citoyens , Bourgeois & Habitans de „ cette Ville de quelque qualite qu’ils foient, M d’en acheter ni avoir pour y lire: eomman- „ dant a tous ceux qui en auroient de nous „ les apporter , & ceux qui fauroient ou il y „ en a, de le nous reveler dans vingt-quatre 5 , heures , fous peine d’etre rigoureufement „ punis. „ Et a vous notre Lieutenant comtnandons » que faffiez mettre notre prefente fentence k 33 due & entiere execution. ” Tromnde $§ exlcutee le Jeudi feizieme jour de Septembre mil cinq cent foixante-troir. „ Ainfi figne P. Chenelat. ” Lous trouverez, Monfieur , des obfervations de plus d’un genre a faire en terns & lieu fur m QUATRIEME LETT RE cctte pieee. Quant a prefent ne perdons pas 110- tre objet de vue. Voila comment il fut precede au jugement de Morelli, dont le Livre ne fut bride qu’a la fin du proces, fans qu’il fut parle de Bourreau ni de fletriflure, & dont la per- fonne ne fut jamais decretee, quoiqu’il fut opi- niatre & contumax. Au lieu de cela, chacun fait comment le Confeil a proceds contre moi dans l’inftant que 1 ’ouvrage a paru , & fans qu’il ait meme ete fait mention du Confiftoire. Recevoir le Livre pat la pofte, le lire 3 1 ’examiner, le deferer , lebru- ler, me decreter, tout cela fut 1 ’afFaire de huit ou dix jours : on ne lauroic imaginer une pro¬ cedure plus expeditive. Je mefuppofe ici dans le cas de la loi, dans le feul cas ou je puilfe etre punilfable. Car au- trement de quel droit puniroit-on des fautes qui n’attaquent perfonne & iur lefquelies les Loix n’ont rien prononce ? L’edit a-t-il done ete obferve dans cette af¬ faire ? Vous autres gens de bon fens vous ima- gineriez en l’examinant qu’il a ete viole coranie a plaifir dans toutes fes parties. „ Le Sr. Rouf- „ feau ”, difent les Reprefentans , „ n’a point 5, ete appelle au Confiftoire , raais le Magnifi- „ que Confeil a d’abord pyoeede contre lui; il 55 devoit etre fupporte fans fcandale , mais fes » ecrits out ete traites par un jugement public? M comme timer air es , irnpies , fcandaleux j il de-< DE LA MONTAGNE. 123 voit etre fupporte fans dijfame •, mais il a ete ,j fletri de la maniere la plus diffamante, fes „ deux Livres ayant ete laeeres & brules par „ la main du Bourreau. „ L’Edit n'a done pas ete obferve”, conti-’ nuent-ils , „ tantal’egard de la jurifdidion qui „ appartient au Confirtoire, que relativement „ au Sr. Roulfeau , qui devoit etre appelle , „ fupporte fans fcandale ni diffame , admonefte „ par quelques fois , & qui ne pouvoit etre 53 juge qu’en eas d’opiniatrete obftinee. ” Voila, fans doute , qui vous paroit plus clait que le jour , & a moi aulli. He bien non : vous allez voir comment ces gens qui favent montrer le Soieil a minuit favent le eacher a midi. L’adresse ordinaire aux fophiftes eft d’entaf- fer force argumens pour en couvrir la foiblelfe. Pour eviter des repetitions & gagner du terns, divifons ceux des Lettres ecrites de la Campa- gne •, bornons-nous aux plus elfentiels , lailfons ceux que j’ai ci-devant refutes , & pour ne point alterer les autres rapportons-les dans les termes de PAutcur. Ceji d'apres nos Loix , dit-il, que je dois exa¬ miner ce qui s'eji fait a Pegard de M. Roujfeau. Fort bien : voyons. Le premier Article du ferment des Bourgeois les oblige a vivre felon la Reformation du Saint Evangile. Or , je le demande , ejl - ce vivre felon VEvangile , que d'eqrin contre l’Evangile ? 124 QUATRIEME LETT RE Premier fophifme. Pour voir clairement ft c’eft-la mon cas, remettez dans la mineure de cet argument le mot Reformation que PAuteur en 6te , & qui eft neceffaire pour que fon rai- fonnement foie concluant. Second fophifme. 11 ne s’agit pas dans cet article du ferment d’ecrire felon 1 a Reformation, rnais de vivre felon la Reformation. Ces deux chofes , corame onl’a vu ci-devant, font diftin- guees dans le ferment meme ; & Ton a vu en¬ core s’il eft vrai que j’aie ecrit ni contre la Re¬ formation ni contre PEvangile. Le premier devoir des Syndics Confeil ejl de maintenir la pure Religion. Troisieme fophifme. Leur devoir eft bien de maintenir la pure Religion, mais non pas de prononcer fur ce qui n’eft ou n’eft pas la pure Religion. Le Souverain les a bien charges de maintenir la pure Religion , mais il ne les a pas fairs pour cela juges de la doeftrine. C’eft an autre Corps qu’il a charge de ce foin, & c’eft cs Corps qu’ils doivent confulter fur toutes les ma- tieres de Religion , cornme ils ont toujours fait depuis que votre Gouvernement exifte. En cas de delit en ces matieres , deux Tribunaux font etablis, Pun pour le conftater , & l'autre pour le punir $ cela eft evident par les termes de 1’OrdonnanCe : nous y reviendrons ci - apres. SuiVENX les imputations ci-devant exami¬ nees , & que par cette raifon je ne repererai pas DE LA MONTAGNE. 12? pas; mais je ne puis m’abftenir de tranfcrire ici l’article qui les termine : il eft curieux. Il eftvrai que M. Roujfeqa & fes part fans pre- tindent que ces doutes «’attaquent point r eellement le Chrijiianifme, qu’d cela pres il continue d'ap- feller divin. Mais fi tm Livre caracUrife , comme VEvangile Reft dans les ouvragcs de M. Rtiujfettu , pent encore etre appelU divin, quon me dife quel ejl done le nouveau fens attache a ce terme ? En verite fi deft une contradiction , elle eft choquante; fi deft une plaifanterie , convener, qidelle eft bien de~ placie dans un pared fujet (/)? J’ejijtenbs. Le cuke fpirituel, ia purete du coeur, les oeuvres de mifericorde , la confiance 3 1’humilite , la refignation , la tolerance , I’oubli des injures , le pardon des ennemis , l’amour du prochain, la fraternite univerfelle & bunion du genre humain par la eharite, font autant d’in- ventions du diable. Seroit-ce-la le fentiment de 1’Auteur & de fes amis ? On le diroit a leurs rai- fonnemens & fur-tout a leurs oeuvres. En verite , fi deft une contradiBian , elle eft cho¬ quante. Si deft me plaifanterie , convmez qu'elle eft bien deplacee dans un pared fujet. Ajqutez que la plaifanterie fur un pared fu¬ jet eft fi fort du gout de ces Meffieurs, que, felon leurs propres maximes, elle eut du, 11 je l’avois faite, me faire trouver grace devant «ux (g). (/) Page it, Tome IX, (jO Page 23. 1 126 QUATRIEME LETT RE Apres l’expofition de mes crimes, ecoutezlet raifons pour lefquelles on a ii cruellement ren- cheri fur la rigueur de la Loi dans la pourfuite du criminel. Ces deux Livres paroiffent foils le noni (Tun Ci- toyen de Geneve. V Europe en temoigne fon fcan~ dale. Le premier Parlement d'un Royaume voifin pourfuit Emile & fon Auteur. Que fera le Gouver- nement de Geneve ? Arretons un moment. Je erois appercevoir ici quelque menfonge. Selon notre Auteur le fcandale de l’Europe forqa le Confeil de Geneve de fevir contre le Livre & l’Auteur d’Emile, a l’exemple du Par¬ lement de Paris : mais au contraire , ce furent les decrets de ces deux Tribunaux qui caufe- rent le fcandale de l’Europe. II y avoit peu de jours que le Livre etoit public a Paris lorfque Is Parlement le condamna (h) il ne paroiffoit en¬ core en nul autre Pays, pas merae en Hollande, oil il etoit imprime ; & il n’y eut entre le de- cret du Parlement de Paris & celui du Confeil de Geneve que neuf jours d’intervalle (i)-, le terns a-peu-pres qu’il falloit pour avoir avis de ce qui fe pafloit a Paris. Le vacarme affreux qui fut fait en Suilfe fur cette affaire , mon expulfion de (h) C’etoit un arrangement pris avant que le Livre parut. (i) Le decret du Parlement fut.donne le9Jum, & ce¬ lui du Conl'eil.le 19. DE LA MONTAGNE: 12 ? chez mon ami, les tentatives faites a Neuchatel & meme a la Cour pour m’oter mon dernier afyle, tout cela vint de Geneve & des environs, apres ledecret. On fait quels furent les inftigateurs , on fait quels furent les emiifaires , leur adlivite fut Ians excmple , il ne tint pas a eux qu’on lie m’6- tat le feu & 1’eau dans l’Europe emiere , qu’il ne me reflat pas une terre pour lit, pas une pierre pour chevct. Ne tranfpofons done point ainli les chofes , & ne donnons point pour motif du decret de Geneve le fcandale qrji en fut l’effet. Le Premier Varlement d'un l\oyaume voifin pot.r- fnit Emile & fon Auteur. Que fera le Gouvernemeut deG eneve ? La reponfe eft limple. II ne fera rien, il ne doit rien faire , ou , plutot il doit ne rien faire. Il renverferoit tout ordre judiciaire , il brave- roit le Parlement de Paris, il lui difputeroit la competence en l’imitant. C’etoit precifement parce que j’etois deerete a Paris que je ne pou- vois l’etre a Geneve. Le delit d’un criminel a certainement un lieu & un lieu unique ; il ne peut pas plus etre coupable a la fois du meme delit en deux Etats , qu’iL ne peut etre en deux lieux dans le meme terns , & s’il -veut purger les deux decrets, comment voulez - vous qu’il fe partage? En effet, avez-vous jamais oui dire qu’on ait deerete le meme hornme en deux pays a la fois pour le meme fait ? C’en eft ici le premier exemple, & probablement ce fera le I 3 ia8 QUATRIEME LETTR.E dernier. J’aurai darrs mes malheurs le trifte hon- neur d’etre a tous egards un exemple unique. Le* crimes les plus atroces , les affaffinats meme lie font pas & ne doivent pas etre pour- fuivis par devant d’autres Tribunaux que ceux des lieux on ils ont ete commis. Si un Gene- vois tuoit un liomme, meme un autre Gene- vois en pays etranger 3 le Confeil de Geneve ne pourroit s’attribuer la connoiflance de ce crime : il pourroit livrer le coupable s’il etoit reclame, il pourroit en folliciter le chatiment ? mais a moins qu’on ne lui remit volontairement le jugement avec les pieces de la procedure, il lie le jugeroit pas, parce qu’il ne lui appartienfi pas de connoitre d’un deiit commis chez un au¬ tre Souverain, & qu’il ne peut pas merae or- donner les informations necefiaires pour le conC. tater. Voila la regie & voila la reponfea la quef- tion , que fera le Gouvernement de Geneve ? Ce font ici les plus fimples notions du droit pu¬ blic qu’il feroit honteux au dernier Magiftrae d’ignorer. Faudra-t-ii toujours que j’enfeigne a mes depens les elemens de la jurilprudence a mes juges ? 11 devoit fuivant les Auteurs des Reprefenta- tions fe borner a defendre provifionnellement le di¬ bit duns la Ville ( k ). C’eft, en effet, tout ce qu’il pouvoit legitimement faire pour contented (*) Page i# ©E LA MONTAGNE. * 2 $ Son animofite ; c’eft ce- qu’il avoit deja fait pout la nouvelle Heloife, mais voyant que le Parle- ment de Paris ne difoit rien, & qu’on ne faifoit nulle part une femblable defenfe, ilen eut honte & la retira tout doucement (l). Mais une impro- bation fi foible n'auroit-elle pas ete taxes de fecrete connivence ? Mais il y a long - terns que, pour d’autres eerits beaucoup rnoins tolerables , on taxe le Confeil de Geneve d’une connivence aflez peu fecrete, fans qu’il fe rnette fort en peine de ce jugement. Perfonne, dit-on , n’auroit pu fe fcandalifer de la moderation dont on auroit ufi. Le cri public vous apprend combien on eft fcandalife du contraire. De bonne-foi, s'il s'etoit agi d’un hornrne aujji dlfagreable an public que M. Roujfeau lui etoit clser , ce qu’on appelle modera¬ tion n’auroit-il pas tie taxe rV indifference , de tie- deur impardonnable ? Ce n’auroit pas ete un fi grand mal que cela, & Ton ne donne pas des noms fi honnetes a la durete qu’on exerce co¬ vers moi pour mes eerits, ni au fupport que Ton prete a ceux d’un autre. En continuant de me fuppofer coupable , fup- pofons , de plus, que le Confeil de Geneve avoit droit de me punir , que la procedure eut ete conforme a la Loi, & que cependant, fans vouloir nieme cenfurer mes Livres , il m’eut (I) Il faut convenir que fi l’Emile doit etre defendu 1’Heloi'fe doit etre tout au moins bruk'e. Les notes fur- tout en font d’une hardiefle dont la profeffion de foi du Vicaire n’approche allurement pas. J 3 k }6 QUATRIEME LETTRE recu paifiblement arrivant de Paris ; qu’auroient dit les honnetes gens ? Le void. „ Ils ont ferme les yeux , ils le devoienfc- is Que pouvoient- ils faire ? Ufer de rigueur en „ cette occafion cut ete barbarie , ingratitude, „ injuftice raerae, puifque la veritable juftice „ compenfe le mal par le bien. Le coupable „ a tendrement airni fa Patrie , il en a bien „ merite; il l’a honoree dans PEurope , & tati- „ dis que fes compatriotes avoient honte du „ nom Genevois , il en a fait gloire , il Pa re- „ habilite chez l’ctranger. Il a> donne ci - de- „ vant des confeils utiles , il vouloit le bien „ public, il s’eft trompe, mais il etoit pardon- ,3 liable. Il a fait les plus grands cloges des „ Magiftrats , il cherclioit a leur rendre la con- ,3 fiance de la Bourgeoifie •, il a defendu la Re- ,3 ligion des Miniftres, il meritoit quelque re- ,, tour de la part de tous. Et de quel front j, euflent - ils ofe fevir pour quelques erreurs „ contre le defenfeur de la Divinite , contre „ Papologifte de la Religion li generalement ,3 attaquee , tan dis qu’ils toleroient, qu’ils per- 33 mettoient memcles Ecrits les plus odieux , les s, plus indecens , les plus mfultans au Chriftia- „ nifine , aux bonnes raoeurs , les plus deftruc- tifs de toute vertu , de toute morale, ceux ,3 mercies que Roulfeau a cru devoir refuter ? ,3 On eut cherche les motifs fecrets d’une par- j, tialite fi choquante; on les eut trouves dans DE LA MONTAGNE; *3» „ le zele de l’accufe pour la liberte & dans les „ projets des Juges pour la detruire. Rouffeau eut pafle pour le martyr des loix de fa patrie. .3 Ses perfecuteurs en prenant en cette feule 3, occalion le mafque de l’hypocrifie eulfent ete „ taxes de fe jouer de la Religion , d’en faire „ l’arme de leur vengeance & l’inftrument de 3, leur haine. Ennn par cet empreffement de „ punir un horame dont l’amour pour fa patrie „ ell le plus grand crime , ils n’eulfent fait que „ fe rendre odieux aux gens de bien , fufpedls a 33 la bourgeoifie & meprifables aux etrangers. ” Voila, MonGeur, ce qu’on auroit pu dire •, voi- la tout le ry’que qu’auroit couru le Confeil dans le cas fuppofe du delit, en s’abftenant d’eu connoitre, QuelqiCun a eu raifon de dire qtiil falloii hr ti¬ ler PEvangile on les Livres de M. RjjuJfeau. La commode methode que fuivent toujours ces Melfieurs contre moi ! s’il leur faut des preuves , ils multiplient les aifertions, & s’il leur faut des temoignages, ils font parler desQuidams. La fentence de celui-ci n’a qu’un fens qui ne foit pas extravagant, & ce fens eft un blafpheme. Car quel blafpheme n’eft-ce pas de fuppofer 1 ’Evangile & le recueil de mes Livres (i fem- blables dans leurs maximes qu’ils fe fuppleent mutuellement, & qu’on en puilfe indifferernment brfiler un com me fuperflu, pourvu que l’on con¬ serve l’autre ? Sans doute, j’ai fuivi du plus I 4 *32 QUATRIEME LETTRE pres que j’ai pu la dodrine de PEvangile ; je Tai aimee, je l’ai adoptee , etendue, expliquee, fans m’arreter aux obfcurites , aux difficultes , aux myfteres , fans me detourner de l’eflenticl: je m’y fuis attache avec tout le zele de moil coeur ; je me fuis indigne a recrie , de voir cette fainte dodrine ain/I profanee , aviliepar nos pre- tendus Chretiens , & fur - tout par ceux qui font profeflion de nous en inftruire. j’ofe rneme croi- re , & je rn’en vante, qu’aucun d’eux ne parla plus dignement que moi du vrai Ghriftianifme & de fon Auteur. J’ai la-deifus le temoignage , Pap- plaudilfement rneme de mes adverfaires ; non de ceux de Geneve a la verite, mais jje ceux dont la haitie n’eft point une rage, &a qui la patTion n’a point ote tout fentiment d’equite. Voila ce qui eft vrai, voila ce que prouvent, & ma re- ponfe au Roi de Pologne , & ma Lettre a M. d’Alembert, & l’Helo'ife , & l’Emile , & tous mes Ecrits, qui refpirent le rneme amour pour FEvangile, la rneme veneration pour Jefus-Chrift. Mais qu’il s’enfuive de - la qu'en rien je puifte approcher de rnon Maitre & que mes Livras puiffent fuppleer a fes lecons, c’eft ce qui eft faux, abfurde, abominable; je detefts ce blaf- pheme & defavoue cette temerite. Rien ne peut fe comparer a PEvangile. Mais fa fublime fim- plicite n’eft pas egalement a la portee de tout le monde. II faut quelquefois pour Py mettre l’ex- pofer lbus bien des jours. II faut conferver oe DE LA MONTAGNE. r?3 Livre facre comme la regie du Maitre, & les miens comme les commentaires de l’ecolier. J’ai traite jufqu’ici la queftion d’une maniere un peu generate ; rapprochons-la maintenant des faits, par le parallele des procedures de 15^3 & de 1762, & des raifons qu’on donne de leurs differences. Comme e’eft id le point decifif par rapport a moi, je ne puis , fans negliger ma cau- fe , vous epargner ces details , peut etre ingrats en eux - merries, mais intereffans, a bien des egards, pour vous & pour vos Concitoyens. C’eft une autre difeuffion qui ne peut etre in- terrompue & qui tiendra feule une longue let- tre. Mais, Monfieur, encore un peu de cou¬ rage; ce fera la derniere de cette efpece dans la- quelle je vous entretiendrai de moi. I f 134- CINQUIEME LETTRE CINQUIEME LETTRE. */^Lpres avoir etabli, comme vous avez vu , Ja neceffite de fevir centre moi , i’Auteur des Lettres ptouve, comme vous allez voir, que la procedure faite contre jean Morelli , quoi- qu’exactement conforme a l’Ordonnance , & dans un cas femblable au mien, n’etoit point un exemple a fuivre a mon egard ; attendu , premierement, que le Confeil etant au - delfus de l’Ordonnance n’eft point oblige de s’y con- former ; que d’ailleurs mon crime etant plus grave que le debt de Morelli devoit etre traite plus feverement. A ces preuves V Auteur ajou- te , qu’il n’eft pas vrai qu’on m’ait juge fans m’entendre , puifqu’il fuffifoit d’entendre le Li- vre meme & que la fletriffure du Livre ne totn- be en aucune faqon fur l’Auteur; qu’etifin les ouvrages qu’on reproche au Confeil d’avoir to- leres font innocens & tolerables en comparaifon des miens. Quant au premier Article , vous aurez peut- etre peine a croire qu’on ait ofe mettre fans faqon le Petit-Confeil au - delfus des Loix. Je ne connois rien de plus fur pour vous en con- vaincre que de vous tranferire le palfage oil ce principe eft etabli, & de peur de changer le DE LA MONTAGNE. 13^ fens de ce palfage en le tronquant, je le tranf- crirai tout entier. „ (a) L’Ordonnance a-t-elle voulu lier lcs „ mains a la PuiiTance civile & I’obfiger a ne „ reprimer aucun delit contre la Religion qu’a- „ pres que le Confiftoire en auroit connu ? Si „ cela etoit, il en refulteroit qu’on pourroit „ impunement ecrire contre la Religion, que ,, le Gouvernement feroit dans l’impuiflance de „ reprimer cette licence, & de fletrir aucun „ Livre de cette efpecc; car fi l’Ordonnance „ veut que le delinquant paroiife d’abord au „ Confiftoire , 1 ’Ordonnance ne prefcrit pas „ moius que ;’// fe range on le fupporte fans „ difame. Ainfi quel qu’ait ete fon delit con- ,3 tre la Religion , l’accufe en faifant femblant ,3 de fe ranger pourra toujours echapper ; & ,3 celui qui auroit diffame la Religion par toute 3, la terre, au rnoyen d’un repentir fimule de- 3, vroit etre fupporte fans difame. Ceux qui 3, connoiifent 1’e/prit de feverite, pour ne rien „ dire de plus, qui regnoit, lorfque l’Ordon- „ nance fut compiles, pourront-ils croire que „ ce foit-la le fens de VArticle de l’Or- „ donnance? „ Si le Confiftoire n’agit pas , fon inaction „ enchainera-t-elle le Confeil ? On du rnoins „ fera-t-il reduit a la fondion de deiateur au- „ pres du Confiftoire ? Ce n’eft pas-la ce qu’a (a) Page 14. *36* CINQUIEME LETTRE 35 entendu l’Ordonnance , lorfqu’apres avoir 33 traite de PetabliiTement du devoir & du pou- 33 voir du Confiftoire, eile conclut que la puif. „ fance civile refte en fon entier ; eti forte „ qu’il ne foit en rien deroge a fon autorite, „ ni au cours de ia juftice ordinaire par aucu- 5, nes remontrances ecclefiaftiques. Cette Or- 33 donnance ne fuppofe done point, comme on .3 le fait dans les Representations , que dans „ cette matiere les Miniftres de l’Evangile 33 foient des juges plus naturels que les Con- 3, feils. Tout ce qui eft du reifort de l’autorite ,3 en matiere de Religion eft du reifort du „ Gouvernement. C’eft le principe des Protef- 3 , tans , & c’eft fingulierement le principe de ,3 notreConfutation , qui, en cas de difpute, at- 3, tribue aux Confeils le droit de decider fur le » dogme. ” Vous voyez, Monfieur, dans ces dernieres lignes le principe fur lequel eft fonde ce qui les precede. Ainfi pour proceder dans cet exa- men avec ordre , il convient de commencer par la fin. Tout ce qui eft du reffort de l’Autorite en ma¬ tiere de Religion eft du rejfort du Gouvernement. In y a ici dans le mot Gouvernement une equivoque qu’il importe beaucoup d’eclaircir , & je vous coufeille, Ci vous aimez la conftitu- tion de votre patrie, d’etre attentifa la diftineftion que je vars faire; vous en fentirez bientot Putilite, BE LA MONTAGNE. 137 Le mot de Gouvernement n’a pas le meme fens dans tous les pays, parce que la conftitution de s Etats n’eft pas par-tout la meme. Dans les Monarihies oii la puilTance executi¬ ve eft jointe a l’exercice de la fouverainete , le Gouvernement n’eft autre chofe que le Souve- rain lui-meme , agiflant par fes Miniftres, par foil Confeil, au par des Corps qui dependent abfolument de fa volonte. Dans les Republi- ques , fur-tout dans les Democraties , ou Is Sou- verain n’agit jamais immediatement par lui - me¬ me , c’eft autre chofe. Le Gouvernement n’eft alors que la puiifance executive , & il eft abfo¬ lument diftind de la fouverainete. Cette diliindion eft tres-importante en ces matieres. Pour l’avoir bien prefente a l’efprit, on doit lire avec quelque foin dans le Contrat Social les deux premiers Chapitres du Livre troilieme , ou j’ai tache de fixer par un fens precis des etcpreffions qu’on laiffoit avec art incertaines , pour leur donner au befoin telle acception qu’an vouloit. En general, les Chefs des Republiques aiment extremement a employer le langage des Monarchies. A la faveur de termes qui femblent confacres, ils favent ame- ner peu - a - peu les chofes que ces mots figni- fient. C’eft ce que fait ici tres - habilement 1 ’Au- teur des Lettres , en prenant le mot de Gouver¬ nement, qui n’a rien d’effrayant en lui-meme, pour l'exercice de la fouverainete , qui feroit 1*8 CINQ.UIEME LETTRE revoltant, attribue fans detour au Petit - Con- feil. C’est ce qu’il fait encore plus ouvertement dans.un autre palfage ( b ) oil, apres avoir dit que le Petit - Confeil eji le Gouvernement meme , cequi eft vrai en prenant ce mot de Gouverne¬ ment dans un fens fubordonne , il ofe ajouter qu’a ce titre il exerce toute 1’autorite qui n’eft pas attribute aux autres Corps de I’Etat ; pre¬ nant ainii le mot de Gouvernement dans le fens de la fouverainete, comrne fi tous les Corps del’Etat, & le Confeil-General lui-me¬ me, etoient inftitues par le Petit Confeil: car ce n’eft qu’a la faveur de cette fuppofition qu’il peut s’attribuer a lui feul tous les pouvoirs que la Loi ne donne expreifement a perfonne. Je re- prendrai ci apres cette queftion. Cette equivoque eclaircie , on volt a decou- vert le fophifme de PAuteur. En effet, dire que tout ce qui eft du relfort de 1’autorite en matiere de Religion eft du relfort du Gouver¬ nement , eft une propofidon veritable, fi par ce mot de Gouvernement on entend la puif- fance legislative ou le Souverain •, mais elle eft tres-faulfe fi l’on entend la puiffance executive ou le Magiftrat; & l’on ne trouvera jamais dans votre Republique que le Confeil - General ait at- ttibue au Petit - Confeil le droit de regler en dernier relfort tout ce qui concerne la Religion. (b ) Page 66. DE LA MONTAGNE. 13* Une feconde equivoque plus fubtile encore vient a l’appui de la premiere dans ce qui {uit. Ceji le principe des Protejians, & deft finguliere- nient Vefprit de notre conjiitution, qui , dans le cas de difpute , attribue aux Confeils le droit de de¬ cider fur le dogme. Ce droit, foit qu’il y ait dif¬ pute ou qu’il n’y en ait pas , appartient fans con- tredit aux Confeils mais non pas au Confeil. Voyez comment avec une lettre de plus ou de moins on pourroit changer la conftitution d’un Etat. Dans les principes des Proteftans, il n’y a point tVautre Eglife que l’Etat, & point d’autre Legislateur Ecclefiaftique quele Souverain, C’eft ce qui eft manifefte, fur- tout a Geneve, ou l’Or- donnance Ecclefiaftique a requ du Souverain dans le Confeil - General la meme fancfton que les edits civils. Le Souverain ayant done prefcrit fous le nom de Reformation la dodtine qui devoit etre enfeignee a Geneve & la forme de culte qu’on y devoit fuivre, a partage entre deux Corps le foin de maintenir cette dodrine & ce culte tels qu’ils font fixes par la Loi. A l’un il a remis la matiere des enfeignemens publics , la decifion de ce qui eft conforme ou contraire a la Religion de l’Etat , les avertiiTe- mens & admonitions convenables, & meme les. punitions fpirituelles , telles que l’excommu- nication. Il a charge l’autre de pourvoir a i 4 o CINCLUIEME LETTRE l’execution des Loix fur ce point com me fur tout autre, & de punir civilement les prevari- eateurs obftines. Ainsi toute procedure reguliere fur cette nia- tiere doit commencer par I’examen du fait; fa- voir, s’ii eft vrai que l’accufe foit coupable d’un debt contre la Religion, & par la Loi cet examen appartient au feul Confitto ire. Quano le delit eft conflate & qu’il eft de nature a meriter une punition civile , c’eft alors au Magiftrat feul de faire droit & de decerner cette punition. Le Tribunal ecelefiaftique de¬ nonce le coupable au Tribunal civil, & voila comment s’etablit fur cette matiere la compe¬ tence du Confeil. Mais lorfque le confeil veut prononcer en Theologien fur ce qui eft ou n’eft pas du dog- me, lorfque le Confiftoire veut ufurper la ju- rifdidion civile, chacun de ces corps fort de fa competence; il defobeit a la Loi & au Sou- verain qui fa portee, lequel n’eft pas moins Legislateur en matiere ecelefiaftique qu’en nia- tiere civile, & doit etre reconnu tel des deux cotes. Le Magiftrat eft toujours juge des Miniftres en tout ce qui regards le civil, jamais en ce qui regarde le dogme; c’eft: le Confiftoire. Si le Confeil prononqoit les jugemens de l’Eglife, il auroit le droit d’excommunication , & auc on- Sraire fes membrss y font foumis eux - roemes. Une DE LA MONTAGNE. 141 Une contradiction bien plaifante dans cette affaire eft que je fuis decrete pour mes erreurs Sc que je ne fuis pas excommunie; le Confeil me pourfuit comme apoftat & le Confiftoire me iailfe ■au rang des fideles ! Cela n’eft-il pas fingulier ? Il eft bien vrai que s’il arrive des diffentions entre les Miniftres fur la doCtrine, & que par 1’obftination d’une des parties ils ne puiifent s’accorder ni entre eux ni par l’entremile des An- ciens , il eft dit par f Article 1 8 que la caufe doit etre portee au Magiftrat ■pour y mettre ordre. Mais mettre ordre a la querelle n’eft pas deci¬ der du dogme. L’Ordonnance explique elle meme le motif du recours au Magiftrat; c’eft fobftina- tion d’une des parties. Or la police dans tout 1 ’Etat, 1 ’infpeCtion fur les querelles , le maintien. de la paix & de toutes les fonCtions publiques , la reduction des obftiues, font inconteftablement du reffort du Magiftrat. Il ne jugera pas pour cela de la dodrine , mais il retablira dans l’affemblee 1’ordre convenable pour qu’elle puiffe en juger. Et quand le Confeil feroit juge de la doc¬ trine en dernier reffort, toujours ne lui feroit-il pas permis d’intervertir l’ordre etabli par la Loi, qui attribue au Confiftoire la premiere connoiffauce en ces matieres ; tout de meme qu’il ne lui eft pas permis , bien que juge fu- preme, d’evoquer a foi les caufes civiles, avant qu’elles aient paffe aux premieres appellations. L’Article 18 dit bien qu’en cas que les Mi- Tome IX. K 142 CINQUIEME LETTRE mitres ne puiflent s’accorder , la caulb doit etr£ portee au Magiftfat pour y mettre ordre ; mass il ne dit point que la premiere connoiflance de la dodtrine pourra etre 6-tee au Confiftdire par le Magiftrat, & il n’y a pas urt fenl exemple de pareille ufurpation- depuis que la Republique exifte (c). C’eft de qvoi I’Auteur des Lettres (c' Il y eut dans le feizieme Cede faeaucoup de dif- putes fur la predeftination , dont on auroit du faire l’a- mufement des dcoliers, & donton ne manqua pas , felon 1 ’ufage , de faire une grande affaire d’Ecat. Cepefidant ce furent les Miniftres qui la deciderent ^ & meme con- tre l’interet public. Jamais, que je fache , depuis les Edits, lePetit-Confeil ne s’eft avife de prononcer fur le dognie fans leur concours. Je ne connois qu’un Jugement de cette efpece f & ii fut rendu par le deux-Cent. Ce Jut dans la grande querelle de 1669 fur la grace particu- liere. -ilpres de longs & vains debats dans h Conipagriie £< dans le Confiftoire , les Profeffeurs , npag toujours neceilaire. L’exemple vous paroit - il bien choifi ? Supposons qu’il le foit, que s’enfuivra-t-il? Les Reprefentans concluoient d’un fait en con¬ firmation d’une Loi. L’Auteur des Lettres con¬ clut d’un fait contre cette menie Loi. Si l’au- torite de chacun de ees deux faits detruit celle de l’autre , refte la Loi dans fon entier. Cette Loi , quoiqu’une fois enfreinte , en eft - elle moins exprefle , & fuffiroit - il de l’avoir vio- lee une fois pour avoir droit de la violet tou¬ jours ? Concluons a notre tour. Si j’ai dogmatife, je fuis certainement dans le cas de la Loi: ft je n’ai pas dogmatife, qu’a-t-on a me dire? au- cune Loi n’a parle de moi ( 'u). Done on a tranfgrelfe la Loi qui exifte , ou fuppofe celle qui n’exifte pas. Il eft vrai qu’en jugeant l’Ouvrage on n’a pas C u ) Rien de ce qui ne bleffe aucune Loi naturelle ne devient criminel , que lorfqu’il eft defendu par quelqu* Loi poiitive. Cette remarque a pour but de faire fentk ajux raikmietu's fuperficiek que mon diletnme eft exact. i7o CINQUIEME LETTRE juge definitivement PAutcur. On n’a fait en¬ core que le decreter, & Pon compte cela pour rien. Cela me paroit dur , cependant j mais ne foyons jamais injuftes, meme envers ceux qui lefont envers nous , & necherchons point Pini- quite oil elle pcut ne pas etre. Je ne fais point un crime au Confeil, ni meme a PAuteur des Lectres de la diftinciion qu’ils mettent entre I’hom- me & le Livre , pour fe difculper de m’avoir juge fans m’entendre. Les Juges ont pu voir la chofe comme ils la montrent, ainli je ne les accufe en cela ni de fupercherie ni de mauvaife f'oi. je les accufe feulement de s’etre trompes a mes depens en un point tres-grave ; & fe tromper pour abfoudre eft pardonnable, mais fe tromper pour punir eft une erreur bien cruelle. Le Confeil avanqoit dans fes reponfes que „ rnalgre la fletriffure de mon Livre, je reftois » quant a ma perfonne, dans toutes mes excep¬ tions & defenfes. Les Auteurs des Reprefentations repliqucnt qu’on ne comprend pas quelles exceptions & de¬ fenfes il refte a un homme declare impie, teme- raire, fcandaleux, & fietri meme par la main du Bourreau dans des ouvrages qui portent fon nom. „ Vous fuppofez ce qui n’eft point, ” dit a cela l’Auteur des Lettres ; „ favoir , que le 9) jugement porte fur celui dont l’Ouvrage poite ,, le nom: mais ce jugement ne Pa pas encore BE LA MONTAGNE. 171 „ effleure ; fes exceptions & defenfes lui reftent „ done entieres. ” (x) Vous vous trompez vous-meme , dirois-jc a tet ecrivain. II eft vrai que le jugementqui qua- lifie & fletrit le Livre n’a pas encore attaque la vie de PAuteur, mais il a deja tue Ton honneur; fes exceptions & defenfes lui reftent encore en¬ tieres pour ce qui regarde la peine afflidive 5 mais il a deja recu la peine infamante : il eft deja fletri & deshonore, autant qu’il depend de fes juges: la feule chofe qui leur reftc a deci¬ der , e’eft s’il fera bride ou non. La. diftindion fur ce point entre le Livre & l’Auteur eft inepte, puifqu’un Livre n’eft pas puniftable. U11 Livre n’eft en lui-meme ni im- pie ni temeraire; ces epithetes ne peuvent tom- ber que fur la dodrine qu’il contient, e’eft-a- dire fur l’Auteur de cette dodrine. Qiiand on bride un Livre, que fait la leBourreau ? Desho- nore-t-il les feuillets du Livre ? qui jamais ouit dire qu’un Livre eut de 1 ’honneur ? Voila l’erreur j en voici la fource: un ufage mal-entendu. On ccrit beaucoup de Livres; on en eerie peu avec un deftr fincere d’aller au bien. De cent Ouvrages qui paroilfent, foixante au moins ont pour objet des motifs d’interets & d’arnbi- tion. Trente autres, dides par fefprit de par¬ ti , par la haine, vont, a la faveur de l’anony- (x) Page 31. 172 CINQ_UIEME LETTRE me porter dans le public le poifon de la calonv nie & de la fatyre. Dix, peut-etre, & c’eft beaucoup , font ecrits dans de bonnes vues : on y dit la verite qu’on fait, on y cherche le bien qu’on aime. Oui; maig oil eft l’homme a qui Ton pardonne la verite ? II faut done fe cacher pour la dire. Pour etre utile impunement, on lache fon Livre dans le public & Ton fait le plongeon. De ces divers Livres , que'.ques-uns des mau- vais & a-peu-pres tous les bonsfont denonces & proferits dans les Tribunaux : la raifon de cela fe voit fans que je la dife. Ce n’eft, au furplus, qu’une fimple formalite, pour ne pas paroitre approuver tacitement ces Livres. Du refte , pourvu que les noms des Auteurs n’y foient pas, ces Auteurs, quoique tout le mon- de les connoilfe & les nomme , ne font pas con- nus du Magiftrat. Plufieurs meme font dans l’u- fage d’avouer ces Livres pour s’en faire hon- neur , & de les renier pour fe mettre a cou- vert; le meme homme fera 1’Auteur ou ne le fera pas, devant le meme homme, felon quits feront a raudience ou dans un foupe. C’eft al- ternativement oui & non, fans diffieiike, fans fcrupule. De cette faqon la furete ne coate rien a la vanite. C’eft - la la prudence & 1’habilete que 1’Auteur des Lettres me reproehe de n’avoir pas eue , & qui pourtant n’exige pas, ce me fetnble , que pour favour on fe mette en grands frais d’efprit. Cf.TTK 173 DE LA MONTAGNE. Cette maniere de proceder contre des Li- vres anonymes dont on ne vent pas connoitte les Auteurs eft devenue un ufage judiciaire. Quand on veutfevir contre le Livre on le brule, parce qu’il n’y a perfonne a entendre , & qu’on voit bien que 1’Auteur qui fe cache n’effc pas d’humeur a 1’avouer ; fauf a rire le foir avec lui- meme des informations qu’on vient d’ordonnec le matin contre lui. Tel eft l’ufage. Mais lorfqu’un Auteur mal adroit , c’eft-a- dire , un Auteur qui connoit fon devoir, qui Is veut remplir , fe croit oblige de ne rien dire au public qu’il ne l’avoue , qu’il ne le nomme , qu’il ne fe rnontre pour en repondre , alors l’e- quite, qui ne doit pas punir comme un crime !a mal-adreife d’un homme d’honneur , veut qu’on procede avec lui d’une autre maniere •> elle veut qu’on ne fepare point la caufe du Livre de celle de l’homme, puifqu’il declare en mettant fan nom ne les vouioir point feparer; elle veut qu’on ire juge i’ouvrage qui ne peut repondre , qu’a- pres avoir out i’Auteur qui repond pour lui. Ainii, bien que condamner un Livre anonyme foit en effet ne condamner que le Livre , con¬ damner un Livre qui porte le nom de l’Auteur, c’eft condamner l’Auteur merne, & quand onne l’a point mis a portee de repondre, c’eft le ju- ger fans l’avoir entendu. L’assIgnation preliminaire, meme, fi 1’on veut, le decree de prifs de corps eft done in- Tome IX. M DE LA MONTAGNE: 175 S’xt n’eft queftion que de la reputation d’Au¬ teur , a-t-on befoin de rnettre fon nom a fori Livre ? Qui ne fait comment on s’y prend pour en avoir tout l’honneur fans rien rifquer , pour s’en glorifier fans en repondre, pour prendre un air humble a force de vanite ? De quels Au¬ teurs d’une certaine volee ce petit tour 3’adreife eft-il ignore ? Qui d’entr’eux ne fait qu’il eft meme au-detfous de la dignite de fe nommer * comme li chacun ne devoit pas en lifant l’ou- vrage deviner le grand homme qui l’a compofe 2 Mais ces Meffieurs n’ont vu que 1’ufage ordi¬ naire , & loin de voir l’exception qui faifoit eut ma faveur, ils font fait fervir contre moi. Ils devoient bruler le Livre fans faire mention de 1’Auteur, ou s’ils en vouloient a l’Auteur , at- tendre qu’il fut prefent ou contumax pour bru¬ ler le Livre. Mais point; ils brulent le Livre comme fi F Auteur n’etoit pas connu, & decre- tent FAuteur comme fi le Livre n’etoit pas brii- l'e. Me decreter apres m’avoir dilfame j que me vouloient - ils done encore ? Que me refer- voient-ils de pis dans la fuite ? Ignoroient - ils que l’honneur d’un honnete homme lui eft plus cher que la vie ? Quel mal refte-t il a lui fai¬ re quand on a commence par le fletrir ? Que me fert de me prefenter innocent devant les Juges, quand le traitement qu’ils mefontavant de m’entendre eft la plus cruelie peine qu’ils M 3 nys C1NQ_UIEME LETTRE pourroient m’impofer fi j’etois juge criminel ? On commence par me traiter a tous egards comme un malfaiteur qui n’a plus d’honneur a perdre & qu’on ne peut punir deformais que dans fon corps, & puis on dit tranquillement que je relfe dans toutes mes exceptions & de- fenfes ! Mais comment ces exceptions & defen¬ ces effaceront-elles 1 ignominie & le mal qu’on m’aura fait fouffrir d’avance & dans mon Livre & dans ma perfonne , quand j’aurai ete promene dans les rues par des archers , quand aux maux qui m’accablent on aura pris Coin d’ajouter les rigueurs de la prifon '< Quoi done ! pour etre jufte doit-on confondre dans la meme clalfe & dans le meme traitemerit toutes les Fames & tous leshommes '{ pour un a&e de franchife appelie mal-adreffe, faut - il debuter par trainer un Ci- toyen fans reproche dans les prifons comme un fcelerat '{ Et quel avantage aura done devantles juges Pellime publique & l’integrite de la vie entiere , Fi cinquante ans d’honneur vis-a-vis du nroindre indice (y) ne fauvent un hommme d’au- cun affront ? (y) II V auroit, al’examen, beaucoup a rabattre des prefomptions que 1’Auteur des Lettres affedte d’accumu- Ier contre moi. II dit,. par exemple , que les Livres de- fe'res paroilfoient fous le meme format que mes autres ouvrages. II eft vrai qu’ils etoient in douze & in-octa- vo ', fous quel format font done ceux des autres Auteurs ? II ajouie qu’ils etoient imprimes par le meme fibraire; v*ila ce qui n’eft pas. L’Emile fut imprime par des Li* 17S CINQUIEME LETT RE graphe en entier. Je le reprendrai maintenant par fragmens. II merite un peu d’analyfe. Que n’imprime-t-on pas a Geneve) que n’y tolere-t on pas ? Des Ouvrages qu’on a peine a lire fans indignation s’y debitent publiquement; tout le monde les lit, tout le monde les aime 5 les Magiftrats fe taifent, les Aliniftres fourient, l’air auftere n’eft plus du bon air. Moi feul & mes Livres avons merite l’animadveriion du Confeil, & quelle ammadverfion ? L’on ne peut merne l’imaginer plus violente ni plus terrible. Mon Dieu ! Je n’aurois jamais cru d’etre un li grand fcelerat. La comparaifon d'Emile & du Contrat Social avec d'autres Ouvrages toleres ne me femble pas for dee. Ah ! je Pefpere ! Le ne feroit pas bien raifonner de pretendre qu'un Gouvernemcnt, parce qitil auroit une foes dijjhnule, feroit oblige de dijjimuler toujours. Soit > mais voyez les terns, les lieux, les perfonnes > voyez les ecrits fur lelquels on diffimule, & ceux qu’on choifit pour ne plus dillimuler ; voyez les Auteurs qu’on fete a Geneve, & voyez ceux qu’on y pourfuit. Si deft une negligence on peut la redrejfer. On le pouvoit, on l’auroit du; l’a-t-on fait ? Mes ecrits & leur Auteur ont ete fletris fans avoir merite de l’etre ; & ceux qui l’ont merite ne font pas moins toleres qu’auparavant. L’ex- ception n’eft que pour moi feul. 'ISO CINQUIEME LETTRE J’etois entoure, furveiile; la France envoyoit des efpions pour me guetter , des foldats pour m’eulever, des brigands pour m’aflaffiner; il etoit meme imprudent de fortir de ma maifon. Tous les dangers me venoient toujours de la France, du Parlement, du Clerge, de la Cour meme; on ne vit de la vie un pauvre barbouil- leur de papier devenir pour fon malheur un homme auffi important. Ennuye de tant de be- tifes , je vais en France je connoiflois les Franqois , & j’etois malheureux. On m’accueil- le, on me careiTe, je reqois mille honnetetes & il ne tient qu’a moi d’en recevoir davantage. Je retourne tranquillement chez moi. L’on tom- be des nues ; on n’en revient pa s; on blame for- tement moil etourderie , mais on ceiTe de rue menacer de la France ; on a raifon. Si jamais des affaffins daignent terminer mes fouffrances , ce n’eft furement pas de ce pays-la qu’ils vien- dront. Je ne confonds point les diverfes caufes de mes difgraces ; je lais bien difcerner celles qui font Feffet des circondances , Pouvrage de la trifte neceffite , de celles qui me viennent uni- quement de la haine de mes ennemis. Eh! plut - a - Dieu que je n’en eulFe pas plus a Ge¬ neve qu’en France , & qu’ils n’y fuffent pas plus implacables ! Chacun fait aujourd’hui d’ou font partis les coups qu’on m’a portes & qui m’ont ete les plus fenfibles. Vos gens me re- DE LA MONTAGNE. igt prochent mes malheurs comme s’i's n’etoient pas leur ouvrage. Quefe noirceur plus cruelle que de me faire un crime a Geneve des per- fecutions qu’on me fufcitoit dans la Suifie, & de m’accufer de n’etre admis nulle part, en me faifant chaffer de par-tout ! Faut- il que je re- proche a l’amitie qui m’appella dans ces con- trees Je voilmage de moil pays 'l J’ofe en at- tefter tous les Peuples de I’Europeiyen a-t-il un feul, excepte la Suiffe , ou je n’euffe pas ete requ, meme avechonneur? Toutefois dois- je me plaindre du choix de ma retraite ? Non, malgre tant d’acharnement & d’outrages , j’ai plus gagne que perdu ; j’ai trouve un homme. Ame noble & grande ! 6 George Keith ! mon protedeur, mon ami , mon pere ! ou que vous foyiez , ou que j’acheve mes triftes jours , & dufle-je ne vous revoir de mavie ; non, je ne reprocherai point au Ciel mes miferes; je leur dois votre amitie. Eh conference , y a-t-il parite entre ties Li¬ tres o*t Ton trouve quelques trails epars Of in- diferets centre la Religion , £5? des iivres ou fans detour , fans management on Tattaque dans fes dogmes , dans fa morale , dans fon influence fur la fociete ? En confeience! . II ne he-roit pas a un impie tel que moi d’ofer parler de confeience .... .... fur-tout vis-a-vis de ces bons Chretiens.... ainfi je me tais.,... C’eft pourtant une fingu- M f 382 CINQ.UIEME LETTRR Here confcience que celle qui fait dire a des Magiftrats : nous fouffrons volontiers qu’on blafpheme, mais nous ne fouffrons pas qu’on raifonne ! Otons, Monfieur, la difparite des fujets; c’eft avec ces memes facons de penfer que les Atheniens applaudiffoient aux impietes d’Ariftophane & firentmourir Socrate. Une des chofes qui me donnent le plus de confiance dans mes principes eft de trouver leur application toujours jufte dans les cas que j’a- vois le moins prervus ; tel eft celui qui fe pre- fente ici. Une des maximes qui decoulent de 1’analyfe que j’ai faite de la Religion & de ce qui lui eft effentiel eft que les hommes ne doi- vent fe meler de celle d’autrui qu’en ce qui les intereffe; d’ou il fuit qu’ils ne doivent ja¬ mais punir des oftenfes (aa) faites uniquement (aa ' Notez que je me fers de ce mot offetifer Dieute- loni’ufage, quoique je fois tres-eloigne de l’admettre dans fon fens propre, & queje le trouve tres-mal ap¬ plique , comme fi quelque etre que ce foit , un homme , no Ange , le Diable meme pouvoit jamais offenfer Dieu. Lemor que nous rendons par offenfes eft traduit comme prcfque tout le refte du texte facre ; c’efl: tout dire. Des hommes enfarines de leur theologie ont rendu & defi¬ gure ce Livre admirable felon leuvs petites idees, & voila dequoi Ton entretient la folie & le fanatifme du peuple. Je trouve tres-fage la circonfpedtion de l’Eglife Romaine fur les traduftions de l’Ecriture en langue vul- gaire , & comme il n’eft pas neceffaire de propofer tou¬ jours au peuple les meditations voluptueufes du Cantique des Caniques , ni les maledictions continuelles de David coutre fes ennemis, ni les fubtilites de St. Paul fur la grace , il eft dangereux de lui propofer la fublime mo¬ rals de PEvargile dans des termes qui ne rendent pas DE LA MONTAGNE.' 183 a Dieu , qui faura bien les punir lui - meme. ll faut honorer la Divinite & ne la venger jamais , difent apres Montefquieu les Reprefentans ■, ils ont raifon. Cependant les ridicules outrageans, les impietes grollieres , les blalphemes contre la Religion font puniflables , jamais les raifonnz- mens. Pourquoi cela ? Parce que dans ce pre¬ mier cas on n’attaque pas feulement la Reli¬ gion, mais ceux qui la profeffent; on les inful- te , on les outrage dans leur culte, on marque im mepris revoltant pour ce qu’ils refpedtent & par confequent pour eux, De tels outrages doivent etre punis par les loix, parce qu’ils retombent fur les hommes , & que les hommes ont droit de sen relfentir. Mais ou eft le mor- tel fur la terre qu’un raifonnement doive ol- fenfer ? Oil eft celui qui peut fe facher de ce qu’on le traite en homme & qu’on le fuppofe raifonnable ? ,Si le raifonneur fe trompe ou nous trompe, & que vous vous intereffiez a lui ou a nous, montrez-lui foil tort, defabufez - nous , battez - le de fes propres armes. Si vous n’en voulez pas prendre la peine, ne dites rien, ne. Vecoutez pas , laiffez-le raifonner ou deraifon- ner , & tout eft fini fans bruit, fans querelle, fans infulte quelconque pour qui que ce foit. Mais fur quoi peut-on fonder la maxime con- traire de tolerer la raillerie, le mepris , l’outra- ge, & de punir la raifon ? La mienne s’y perd. exactement le fens de l’Auteur; car pour peu qu’on s’en e'carte , en prenant une autre route on va tres-loin. S84 CINQUIEME LETTRE Ces Meffieurs voient fi fouvent M. de Vol¬ taire. Comment ne leur a-t-il point infpire cet efprit de tolerance qu’il preche fans celTe, & dont il a quelquefois befoin ? S’ils I’euflent un peu confulte dans cette affaire , il me paroit qu’il eut pu leur parler a - peu-pres ainfi. „ Messieurs , ce ne font point les raifon- „ neurs qui font du mal, ce font les caffards. ,, La Philofophie peut aller fon train fans rif. „ que > le peuple ne Pentend pas ou la lailfe dire, & lui rend tout le dedain qu’elle a pour „ lui. Raifonner eft de toutes les folies des hommes celle qui nuit le moins au genre hu- „ main, & l’on voit meme des gens fages enti- „ cites par fois de cette folie-ia. Je ne rai/on- „ tie pas , moi, cela eft vrai, mais d’autres „ raifonnent; quel mal en arrive-t-il? Voyez, „ tel, tel, & tel ouvrage •, n’y a-t-il que des „ plaifanteries dans ces Livres-la? Moi-meme „ enfin, fi je ne raifonne pas, je fais mieux; „ je fais raifonner mes lecfteurs. Voyez mon „ chapitre des Juifs; voyez le meme chapitre „ plus developpe dans le Sermon des cinquante. „ Il y a la du raifonnement ou Pequivalent, s , je penfe. Vous conviendrez auffi qu’il y a „ peu de detour , & quelque chofe de plus que „ des traits epars & indifcrets. ,, Nous avons arrange que mon grand ere- „ dit a la Cour & ma toute -^puitfance preten- DE LA MONTAGNE. 18 ? , 5 due vous ferviroient de pretexte pour lai!fer 3, courir en paix les jeux badins de mes vieux 33 ans; cela ell bon mais ne brulez pas pour 33 cela des ecrits plus graves; car alors cela fe- ,3 role trop choquant. „ J’ai taut preche la tolerance ! II ne faufc 3, pas toujours I’exiger des autres & n’en ja- 33 mais uferavec eux. Ce pauvre homme croifi ,3 en Dieu ? paffoiis-lui cela , il ne fera pas 3, fede. II eft ennuyeux ? Tous les raifonneurs n le font. Nous ne mettrons pas celui ci de „ nos foupes ; du refte , que nous importe ? Si ,3 l’on briiloit tous les Livres ennuyeux , que 3, deviendroient les Bibliotheques , & II 1 ’on 3, bruloit tous les gens ennuyeux, il faudroit „ faire un bucher du pays. Croyez-moi, 1 ’aiC. M foils raifonner ceux qui nous lailfent plaifan- 3, ter; ne brulons ni gens ni Livres, & reftons „ en paix; e’eft nion avis.” Voiia , felon moi. ce qu’eut pu dire d’un meilleur ton M. de Vol¬ taire & ce n’eut pas cte-la, ce me femble, le plus mauvais conleil qu’il auroit donne. Faifons impartiakment la comparaifon de fes on* vrages , jugeons-en par Pimprejjion qiiils out fai- te dans le monde. J’y confens de tout mon cceer. Les uns s'impriment fe debitent par - tout. On fait comment y ont ete recus les autres. Ces mots les uns & les autres font equivo¬ ques. Je ne dirai pas fo us lefquels i’Auteur en~ i%6 CINQ_UIE M E LETTRE tend mes ecrits; mais ce que je puis dire, c’eft qu’on les imprime dans tous les pays, qu’on les traduit dans routes les langues, qu’on a meme fait a la fois deux traductions de 1'Emile a Lon- dres, honneur que n’eut jamais aucun autre Livre excepte 1’Heloife, au moins, que je fa- che. Je dirai, de plus, qu’en France, en An- gleterre, en Allemagne, meme en Italie on me plaint, on m’aime , on voudroit m’accueillir, & qu’il n’y a par-tout qu’un cri d’indignation con- tre le Confeil de Geneve. Voila ce que je fais du fort de mes ecrits ; j’ignore cell i des autres. Il eft terns de finir. Vous voyez , Monfieur, que dans cette Lettre & dans la precedente je me fuis fuppofe coupable; mais dans les trois premieres j’ai montre que je ne 1’etois pas. Or jugez de ce qu’une procedure injufte centre un coupable doit etre contre un innocent! CependA-NT ces Meffieurs, bien determines a Iaifler fubfifter cette procedure , out hautement declare que le bien de la Religion ne leur per- mettoit pas de reconnoitre leur tort, ni 1’hon- neur du Gouvernement de reparer leur injufti- ce. II faudroit un ouvrage entier pour montrer les' confequences de cette maxime qui confacre & change en arret du deftin toutes les iniquites des Miniftres des Loix. Ce n’eft pas de cela qu’il s’agit encore , & je ne me fuis propofe jufqu’ici que d’examiner II l’injuftice avoit ete commife, DE LA MONTAGNE. 187 & non fi die devoit etre reparee. Dans le cas de l’affirmative, nous verrons ci-apres quelle reifource vos Loix fe font menagee pour rerae- dier a leur violation. En attendant, que faut-il penfer de ces juges inflexibles, qui precedent dans leurs iugemens au/Ii legerement que s’ils ne tiroient point a confluence , & qui les main- tiennent avec autant d’obftination que s’ils y avoient apporte le plus mur examen ? Quelque longues qu’aient ete ces difcuffions 5 j’ai cru que leur objet vous donneroit la patien¬ ce de les fuivre; j’ofe meme dire que vous le deviez, puifqu’elles font autant l’apologie de vos loix que la mienne. Dans un pays libre & dans une Religion raifonnable , la Loi qui ren- droit criminel un Livre pareil au mien feroit , une Loi funefte, qu’il faudroit fe hater d’abro- ger pour l’honneur & le bien de l’Etat, Mais graces au Ciel il n’exifte rien de tel parmi vous» comuie je viens de le prouver, & il vaut raieux que finjuftice dont jefuis la vidime foie l’ouvrage du Magi lira t que des Loix; car les erreurs des hommes font palfageres , mais celles des Loix durent autant qu’elles. Loin que l’of- tracifme qui m’exile a jamais de mon pays foit l’ouvrage de mes fautes , je n’ai jamais mieux rempli mon devoir de Citoyen qu’au moment que je ceife de I’etre, & j’en aurois merite le ti- tre par fade qui rn’y fait renoncer. 188 CINQUIEME LETTRE Rappellez-vous ce qui venoit de fe pafler il y avoit peu d’annees au fujet de l’Article de Gene¬ ve de M. d’Alembert. Loin de calmer les nuir- mures excites par cet Article PEcrit publie par les Pafteurs l’avc/ient augmente, & il n’y a per- fonne qui ne lache que mon ouvrage leur fit plus de bien que le leur. Le Parti Proteftant , mecontent d’eux , n’eclatoit pas, mais il pou- voit eclater d’un moment a l’autre , & malheu- reufement les Gouvernemens s’alatment de fi peu de chofe en ces matieres, que les querelles des Theologiens, faites pour tomber dans l’ou- bli d’elles-memes , prennent toujours de l’impor- tance par celie qu’on leur veut donner. Pour moi jeregardois comrae 1 a gloire & le bonheur de la Patrie d’avoir un Clerge anime d’un eforit fi rare dans fon ordre, & qui , fans s’attacher a la doctrine purement fpeculad- Te, rapportoit tout a la morale &,aux devoirs de l’homme & du Citoyen. Je penfois que, fans faire diredement foil apologie, juftifier les maximes que je lui fuppofois & prevenir les cenfures qu’on en pourroit faire etoit un fer- ■vice a rendre a l’Etat. En montrant que ce qu’il negligeoit n’etoit ni certain ni utile, j’efperois contenir ceux qui voudroient lui en faire un crime : fans le nommer, fans le defigner, fans compromettre fon orthodoxie , cetoit le donner an exemple aux autres Theologiens. L’fcNXREPWSE • DE LA MONTAGNE. <89 L’entreprise etoit hardie,mais elle n’etoit pas temeraire , & fans des circonftances qu’il etoit difficile de prevoir , elle devoit naturelle- ment reuffir. Je n’etois pas feul de ce fenti- ment; des gens tres-eclaires, d’illuftres Magiftrats nieme penfoient comme moi. Confiderez 1’etat religieux de 1’Europe au moment oil je publiai mon Livre, & vous verrez qu’il etoit plus que probable qu’il feroit par-tout accueilli. La Re¬ ligion decreditee en tout lieu par la philofophie avoit perdu fon afcendaiat jufques fur le peu- ple. Les Gens d’Eglife, obftines a l’etayer par fon cote foible , avoient lailfe miner tout le relle, & l’edifice entier portant a faux etoit pret a s’ecrouler. Les controverfes avoient ceife par- ce qu’elles n’intereifoient plus perfonne, & la paix regnoit entre les differens partis , parce que nul ne fe foucioit plus du fien. Pour oter les mauvaifes branches on avoit abattu l’arbre ; pour le replanter il falloit n’y laiifer que le tronc. Quel moment plus heureux pour etablir foli- dement la paix univerfelle , que celui oil l’ani- rnofite des partis fufpendue laiflbit tout le mon. de en etat d’ecouter la raifon ? A qui pouvoit deplaire un ouvrage ou fans blamer, du raoins fans exclure perfonne , on faifoit voir qu’au fond tous etoient d’accord ; que tant de diflen- fcions ne s’etoient elevees , que tant de la»g Tome IX n N X 90 CINQUIEME LETT RE n’avoit etc verfe que pour des mal-entendus ; que chacun devoir refter en repos dans fon culte, fans troubler celui des autres; que par-tout on devoit fervir Dieu, aimer fon prochain, obeir aux Loix, & qu’en ceia feui eonfiftoit l’effence de toute bonne Religion ? C’etoit etabiir a la fois la liberte philofophique & la piete reli- gieufe ; c’etoit concilier I’amour de Ford re & les egards pour les prejugesd’autrui ; c’etoit fans detruire les divers partis les ramener tous au terme commun de l’humanite & de la raifons loin d’exciter des querelles, c’etoit couper la racine a celles qui germent encore, & qui re- naitront infailliblement d’un jour a 1’autre, lort que le zele du fanatifhie qui n’eft qu’aifoupi fe reveillera: c’etoit, en un mot, dans ce /lech pacifique par indifference , donner a chacun des raifons tres - fortes d’etre tonjours ce qu’il eft maintenant fans favoir pourquoi. Que de maux tout prets a renaitre n’etoient point prevenus Ci l’on m’eut ecoute ! Quels in- conveniens etoient attaches a eet avantage ? Pas un, non, pas un. Je defie qu’on m’en montre un feul probable & meme poffible , li ce n’eft l’impunite des erreurs innocentes & l’impuiifan- ce des perfecuteurs. Eh! comment fe peut-il qu’apres tant de trifles experiences & dans un iiecle hi eclaire ", les Gouvernemens n’aient pas ehcore appris a jetter & brifer cette arme ter- DE LA MONTAGNE, jrlble , qu’on ne peut manier avec tant d’adretfe qu’elle ne coupe la main qui s’en veutfervir? L’Abbe de Saint Pierre vouloic qu’on 6tat les ecoles de Theologie & qu’on foutint la Religion. Quel parti prendre pour parvenir Ians bruit a Ce double objet, qui , bien vu, fe confond en un? Le parti que j’avois pris. Une circonftance malheureufe en arretanfc 1’eiFet de mes bons deffeins a raffemble fur ma tete tous les maux dont je voulois delivrer le genre humain. Renaitra - t - il jamais un autre ami de la verite que mon fort n’effraie pas ? Je l’iguore. Qu’il foit plus fage , s’il a le merne zele en fera-1 - il plus heureux ? J’en doute. Le moment que j’avois fail! , puifqu’il eft manque, lie reviendra plus. Je fouhaite de tout mon coeur que le Parlement de Paris ne fe repente pas un jour lui-meme d’avoir remis dans la main de la fuperftition le poignard que j’en faifois tomber. Mais lailTons les lieux & les terns eloignes, & retournons a Geneve. C’eft-laque je veux Vous ramener par une derniere obfervation que vous etes bien a portee de faire , & qui doit certainement vous frapper. Jettez les yeux fur ce qui fe pafle autour de vous. Quels font ceux qui mepourfuivent, quels lout ceux qui me de¬ pendent ? Voyez dans les Reprefentans l’e ite de vos Citoyens , Geneve en a -1 - elle de plus N a 192 CINQUIEME LETTRS ellimables ? Je ne veux point parler de mes peri fecuteurs ; a Dieu ne piaife que je fouiile jamais plume & ma caufe des traits de laSatyrej je laifie fans regret eette arme a mes ennemis: mais comparez & jugez vous - raeme. De quel eote font les mceurs , les vertus, la bolide pie- te, le plus vrai patriotifme ? Qiioi! j’offenfe les loix , & leurs plus zeles defenfeurs font les miens ! J’attaque le Gouvernement, & les mei!» leurs Citoyens m’approuvent ! J’attaque la Re¬ ligion , & j’ai pour moi ceux qui ont le plus de Religion! Cette feule obfervation dittoutj elle feule montre mon vrai crime & le vrai fu- jet de mes difgraces. Ceux qui me haiffent & m’outragent font mon eloge en depit d’eux. Leur haine s’explique d’elle-meme. Un Gene- Yois peut il s’y tromper ? Dt LA MONTAGUE. 1 93 SIXIEME JLETTRE. JH*\ t core une Lettre, Monfieur, & vous etas delivre de moi. Mais je me trouve en la com- mengant dans une fituation bien bizarre; obli¬ ge de Pecrire, & ne faehant de quoi la remplir. Concevez-vous qu’on ait a fe juftifier d’un crime qu’on ignore , 8c qu’il faille fe defendre fans {avoir de quoi l’on eft accufe ? C’eft pourtant ce que j’ai a faire au fujet des Gouvernemens. Je fuis , non pas accufe, mais juge, mais fletri pour avoir public deux Ouvrages temeraires , fcandaleux, imptes , tendans a detruire la Reli¬ gion Chretienne & tons les Gouvernemens. Quant a la Religion, nous avons eu du moins quelque prife pour trouver ce qu’on a voulu dire , & nous 1’avons examine. Mais quant aux Gouvernemens, rien nepeutnous fournic le moindre indice. On a toujours evite toute * efpece duplication fur ce point •: on n’a jamais voulu dire en quel lieu j’entreprenois ainfi de les detruire, ni comment, ni pourquoi, ni rien de ce qui peut conftater que le delit n’eft pas imaginaire. C’eft comme ft Ton jugeoit quel- qu’un pour avoir tue'un homme fans dire ni oil, ni qui, ni quand ; pour un meurtre ab- .jftrait, A Piqquifiuan l’on force bien P accufe N 3 SIXIEME LETTRE J54. de deviner de quoi on l’accufe , mais on ne Id juge pas fans dire fur quoi. LAuieur des Lettres ecrites de la Carapagne evite avec le meme foin de s’expliquer fur ce pretendu dplit : il joint egalement la Religion & ies Gouvernemens dans la meme accufation gencrale : puis , entrant en matiere fur la Reli¬ gion , il declare vouloir s’y borner, & il tient parole. Comment parviendrons-nous a verifier l’accufation qui regarde les Gouvernemens, Q eeux qui 1’intentent refufent de dire fur quoi elle porte ? Remarquez meme comment d’un trait de pluire cet Auteur change l’etat de la queftion, Le Confeil prononce que mes Livres tendent a detruire tous les Gouvernemens. L’Auteur des Lettres dit feulement que les Gouvernemens y font livres a la pins audacieufe critique. Gda eft fort different. Une critique , quelque auda- cieiffe qu’elie puiffe etre n’eft point une conf. piration. Ciitiquer ou blamer quelques Loix p’eft pas renverfer toutes les Loix. ffutant vau- droit a^cufer quelqu’un d’aflafliner les malades forfqu’ils montrent les fautes des Medecins. Encore une fois, que repondreja des raifons qu’on ne veut pas dire ? Comment fe juftifier contre un jugement porte fans motifs? Que a fans preuve de part ni d’autre, ces Meftxeurs difent que je veux renverfer tous les Gouverne- jjiefiSj &queje dife, moi, quejene veux pas BE LA MONTAGNE. 19? reuverfer tous les Gouvernemens , il y a dans ces affertions parite exade, excepte que le pre- juge eft pour moi; car il, eft a prefumer que je fais mieux que perfonne ce que je veux faire, Mais 011 la parite manque, c’eft dans i’effet de l’affertion. Sur la leur moil Livre eft brule, in a perfonne eft decretee ; & ce que j’affirme ne retablit rien. Seulement ft je prouve que I’accufation eft fauffe & le jugement inique „ 1 ’affront qu’ils m’ont fait retourne a eux-memes. Le decret, le Bourreau , tout y devroit mour¬ ner •, puifque nul ne detruit ft radicalement le Gouvernement, que celui qui en tire 1111 ufage diredement contraire a la fin pour laquelle il eft inftitue. Il ne fuffit pas que j’affirme , il faut queje prouve ; & c’eft ici qu’on voit combien eft de¬ plorable le fort d’un particulier foumis a d’in- juftes Magiftrats , quand ils n’ont rien a crain- dre du Souverain, & qu’ils fe mettent au - deft fus des Loix. D’une affirmation fins preuve s ils font une demonftration ; voila Finnoeent puni. Bien plus, de fa defenfe meme ils lui font un nouveau crime, & il ne tiendroit pas a eux de le punir encore d’avoir prouve qu’il etoit innocent. Cement m’y prendre pour montrer qu’ils n’ont pas dit vrai ; pour prouver que je ne de- truis point les Gouvernemens ? Quelque endroit do mes Ecrits que je defende, ils diront que N 4 136 SIXIEME LETTRE ce n’eft pas celui - la qu’ils ont condamne ■, quoi- qu’ils ai'ent condamne tout, le bon comme le mauvais, fans nulle diftin&ion. Pour ne leur Differ aucune defaite, il faudroit done tout re- prendre , tout fuivre d’un bout a l’autre, Li¬ vre a Livre, page a page , ligne a ligne, & prefque enfin , mot a mot. Il faudroit de plus s examiner tous les Gouvernemens du moude, puifqu’ils' difent que je les detruis tous. Quelle entreprife ! que d’annees y faudroit-il em¬ ployer ! Que d 'in - folios faudroit - il ecrire ! Ik apr.es -cela qui les liroit ? Exigez de mot ce qui eft faifable. Tout homme fenfe doit fe contenter de ce quej’ai a vous dire : vous ne voulez fiirement rien de plus. De mes deux Livres brules a la fois fous des imputations communes, il n’y en a qu’un qui fcraite du droit politique & desmatieres de Gou- vernement. Si l’autre en traite, ce n’eft que dans un extrait du premier. Ainli je fuppofe que e’eft fur ce!ui-ci feulement que tombe 1’ac- pufatjon. Si cette accufation portoit fur quel- que paffage particular , on l’auroit cite , fans ffoute ; on en auroit du moins extrait quelque maxime, fidelle ou in&delle , comme on a fait fur les points concernans la Religion. C/EST done le Syfteme etabli dans le^borps del’ouvrage qui detruit les Gouvernemens; il ne s’agit done que d’expofer ce Syfteme ou de Qirc une analyfe du Livre •, & fi nous ny SIXIEME LETTRE’ *98 s’oblige ? On peut difputer toute autre principq (a) ; on ne fauroit difputer celui-la. Mais par cette condition de la liberte, qui en renferme d’autres , toutes fortes d’engage- mens ne font pas valides , nieme devant les Tri- bunaux humains. Ainfi pour determiner celui- ci 1’on doit en expliquer la nature, on doit en trouver l’ufage & la fin, on doit prouver qu’il eft convenable a des hommes , & qu'il n’a rien de contraire aux Loix naturelles : car il n’eft pas plus permis d’enfreindre les Loix naturelles pat le Contrat Social, qu’il n’eft permis d’enfrein¬ dre les loixpofitives paries Contrats des particu- liers , & ce n’eft que par ces loix-memes qu’exifte ja liberte qui donne force a l’engagement. J’ai pour refultat de cet examen que 1’etablif. fement du Contrat Social eft un pafte d’une ef- pece particuliere , par lequel chacun s’engage envers tous, d’oii s’enfuit 1’engagement recipro- que de tous envers chacun, qui eft i’objet im- media t de 1’union. Je dis que cet engagement eft d’une efpece particuliere, en ce qu’etant abfolu, fans con¬ dition , fans referve , il ne peut toutefois etre injufle ni fufceptible d’abus ; puifqu’il n’eft pas poffible que le corps fe veuille nuire alui-meme, ( a ) Mdme celui de la volonte de Dieu , du moins quant a l’application. Car bien qu’il foit clair que ce que Dieu vent 1’homme doit le vouloir, il n’eft pas clair que Dieu veuille qu’on prefere tel Gouvernement a cel autre , ni qu’on obeiffe a Jacques plutot qu’a Guillaume, Or voila de quoi il s’agit. DE LA MONTAGNE. 199 tant que le tout ne veut que pour tous. Il eft encore d’une efpece particuliore en ce qu’il lie les contradans fans les aifujettir a per- fonne, & qu’en leur dormant leisr feule volonte pour regie il les lailfe aufti libres q u’au para van t. La volonte de tous eft done l’ordre , la regie fupreme, & cette regie generale & perfonnifiee eft ce que j’appelle le Souverain. Il fuit de-la que la Souverainete eft indivili- ble , inalienable, & qu’elle reftde elfentiellement dans tous les membres du Corps. Mais comment agit cet etre abftrait & «ol- ledif ? Il agit par des Loix, & il ne fauroit agir autrement. Et qu’eft-ce qu’une Loi ? C’eft une declara¬ tion publique & folemnelle de la volonte gene- rale , fur un objet d’interet commun. Je dis , fur un objet d’interet commun ; par- ce que la Loi perdroit fa force & celferoit d’etre legitime , li l’objet 11’en importoit a tous. La Loi ne peut par fa nacure avoir un objet particulier & individuel : mais l’application ds la Loi tombe fur des objets particuliers & indi- viduels. Le Pouvoir Legisladf qui eft le Souverain a done befoin d’un autre pouvoir qui execute, c’eft a dire, qui reduife la Loi en ades particu¬ liers. Ce fecond pouvoir doit etre etabli d^ SCO SIX I EME LETTRE maniere qu’il execute toujours la Loi, & qu’il jn’execute jamais que la Loi. Ici vient l’infti- tution du Gouvernement. Qu’est-ce que 3e Gouvernement ? C’eft un Corps intermediaire etabli entre les fujets & le Souverain pour leur mutuelle correfpondance , charge de Pexecution des Loix & da maintien ds la liberte tant civile que politique. Le Gouvernement comrne partie integrante du Corps politique participe a la volonte gene- arale qui ie conftitue ; comrne Corps lui merneii a fa volonte propre. Ces deux volontes quel- jquefois s’accordent & quelquefois fe combattent. C’eft de FefFet combine de ce concours & ds ce con flit que refulte le jeu de toute la ma¬ chine. Le principe qui conftitue les diverfes formes du Gouvernement eonftfte dans le nombre des jnembres qui le compofent. Plus ce nombre eft petit, plus le Gouvernement a de force ; plus le nombre eft grand, plus le Gouvernement eft foible ; & comrne la Souverainete tend toujours au relachement , le.Gouvernement tend toujours a fe renforcer. Ainfi le Corps executif doit 1’emporter a la longue fur le Corps legislatif, & l’Etat eft detruit. ' Avamt cette deftruclion , le Gouvernement DE LA MONTAGNE. 2ai doit par fon progres naturel changer de forme & pafler par degres du grand nombre au moin- dre. Les diverfes formes dont le Gouvernemenfc eft fufceptible fe reduifent a trois principales. Apres les avoir comparees par leurs avantages & par leurs inconveniens , je donne la prefe¬ rence a celle qui eft intermediate entre les deux extremes , & qui porte le nom d'Ariftp- cratie. On doit fe fouvenir ici que la conftitu- tion de l’Etat & celle du Gouverm nent font deux chofes tres-diftindes , & que je ne les ai pas confondues. Le meilleur des Gouvernemens eft l’ariftocratique ; la pire des Souveraiaetes ell l’ariftocratique. Ces difcuffions en amenent d’autres fur la maniere dont le Gouvernement degenere , & fur les moyens de retarder la deftrudion du Corps politique. Enfin dans le dernier Livre j’examine par voie de comparaifon avec le meilleur Gouver¬ nement qui ait exifte, favoir celui de Rome , la police la plus favorable a la bonne conftitution de l’Etat ; puis je termine ce Livre & tout l’ou- vrage par des recherches fur la maniere dont la Religion peut & doit entrer comme partie conf- titutive dans la compoiition du Corps politique, Que penfiez-vous, Monfieur, en lifant cette analyfe courte & fidelle de mon Livre ? je 1? 2o2 SIXIEME LETTRE devine. Vous difiez en vous meme ; voila l’liif- toire da Gouvernement de Geneve. C’effc ce qu’ont dit a la lecture du meme ouvrage tous ceux qui coimoifient votre Conftitution. Et en eftet, ce Contrat primitif, cette ef- fence de la Souverainete , cet empire des Loix , cette inftitution du Gouvernement, cette ma- liiere de le reflerrer a divers degres pour com- p'enfer 1’autorite par la force , cette tendance a i’tifurpation , ces affemblees periodiques , cette adrefle a les oter, cette deftruction prochaine , enfm, qui vous menace & queje voulois preve- nir ; n’eft-ce pas trait pour trait l’image de votre Republique , depuis fa nailfanee jufqu’a cejour? J ! ai done pris votre Conftitution , que je trouvois belle , pour modele des inftitutions politiques, & vous propofant en exemple a l’Europe , loin de cliercher a vous detruire yex- pofois les moyens de vous- conferver. Cette Confiitution , toute bonne qu’elle eft, n’eft pas fans defaut; on pouvoit prevenir les alterations qu’elle a fouffertes , la garantir du danger qu’el- le court aujourd’hui. J’ai prevu ce danger , js Fai fait entendre, j’indiquois des prefervatifs; etoit-ce la vouloir detruire que de montrer ce qu’il falloit faire pour la maintenir ? C’etoie par mon attachement pour elle que j’aurois vou- lu que rien ne put 1’alterer. Voila tout mon crime; j’avois tort, peut-etre; mais ft l’amour DE LA MONTAGNE. *o 4 de la patrie m’aveugla fur cet article , etoit-ce a elle de m’en punir ? Comment pouvois-je tend re a renverfer tous les Gouvernemens, en pofant en principes tous ceux du vdtre ? Le fait feul detruit 1’accufation. Puifqu’il y avoit un Gouvernement exiftant fur mon modele, je ne tendois done pas a detruire tous ceux qui exiftoient. Eh! Monfieur ; fi je li’avois fait qu’un Syfteme , vous etes bien fur qu’on n’auroit rien dit. On fe fut contente de releguer le Contrat Social avec la Republique de Platon, l’Utopie & les Sevarambes dans le pays des chimeres. Mais je peignois un objet exiftant, & 1’on vouloit que cet objet changed de face. Mon Livre portoit temoignage centre l’attentat qu’on alloit faire. Voila ce qu’on ne m’a pas pardonne. Mais void qui vous paroitra bizarre. Mon Livre attaque tous les Gouvernemens, & il n’eft proferit dans aucun ! II en etablit un feul, il le propofe en exemple, & e’eft dans celui-la qu’il eft brule ! N’eft - il pas fingulier que les Gouvernemens attaques fe taifent , & que le Gouvernement refpecte feviffe ? Quoi ! le Ma~ giftrat de Geneve fe fait le prote&eur des autres Gouvernemens contre le lien rnerae ! Il punit foil propre Citoyen d’avoir prefere les Loix de foil pays a toutes les autres! Cela eft-il conce- vable, & le croiriez-vous fi vous ne feuffiez vu ? Dans tout le refte de 1'Europe quelqu’un SIXIEME LETTRE 2.04 s’eft il avife de fletrir l’ouvrage ? Non , pas meri me l’Etat ou il a ete imprime (b'). Pas meme la France ou les Magiftrats font la-deffus fi fe- veres. Y a - t - on defendu le Livre ? Rien de femblable ; on n’a pas laiffe d’abord entrer l’e- dition de Hollande , mais on 1’a contrefaite en France , & I’ouvrage y court fans difficulte. C’etoit done une affaire de commerce & non de police : on preferoit ie profit du Libraire de France au profit du Libraire etranger. Voila tout. Le Contrat Social n’a ete brule nulle part qu’a Geneve ou il n’a pas ete imprime ; le fcul Magiftrat de Geneve y a trouve des principes deftruclifs de tous les Gouvernemens. A la ve- rite, ce Magiftrat n’a point die quels etoient ces principes ; en cela je crois qu’il a fort pru- demment fait. L’effet des defenfes indiferettes eft den’etrs point obfervees & d’enerver la force de l’auto- rite. Mon Livre eft dans les mains de tout le monde a Geneve , & que n’eft-ii egalement dans tous les emurs ! Lifez-le, Monfteur, ce Livre fi ( b ) Dans le fort des premieres clameurs caufees par les procedures de Paris & de Geneve , le Magiftrat fur- pris defenditles deux Livres : mais fur foil propre exa- men ce fage Magiftrat a bien change de (entiment , fur* tout quant au Contrat Social. DE LA MONTAGNE. Bof fi decrie , mais fi neceifaire ; vous y verrez par- tout la Loi mife au-deffus des hommes ; vous y verrez par - tout la liberte reclamee > mais tou- jours fous l’autorite des Loix, fans lefquelles la liberte ne peut exifter > & fous lefquelles on eft toujours libre s de quelque faqon qu’on foit gouverne. Par - la je ne fais pas , dit - on , ma cour aux puilfances : tant pis pour elles ; car je fais leurs vrais interets , ft elles favoient les voir & les fuivre. Mais les paffions aveuglent les hommes fur leur propre bien. Ceux qui foumet- tent les Loix aux paflions humaines font les vrais deftruifteurs des Gouvernemens : voila les gens qu’il faudroit punir. Les fondemens de l’Etat font les memes dans tous les Gouvernemens, & ces fondemens font mieux pofes dans mon Livre que dans aucun autre. Quand il s’agit enfuite de comparer les diverfes formes de Gouvernement, on ne peut eviter de pefer feparement les avantages & les inconveniens de chacun : c’eft ce que je crois avoir fait avec impartialite. Tout balance, j’ai donne la preference au Gouvernement de mon pays. Cela etoit naturel & raifonnable ; on m’auroit blame ft je ne l’euffe pas fait. Mais je n’ai point donne d’exclufion aux autres Gouver¬ nemens ; au contraire, j’ai montre que chacun avoit fa raifon qui pouvoit le rendre preferable a tout autre, felon les hommes, les terns & les Tome IX, Q ?o«r S I X,I E M E LETTRE lieux. Ainfi loin de detruire tous les Gouver- tremens , je les ai tous etablis, En parlant du Gouvernement Monarchique en particulier , j’en ai Wen fait valoir l’avan¬ tage , & je n’en ai pas non plus deguife les de- fauts. Cela eft, je penfe, du droit d’un hom- jne qui raifonne j & quand je hii aurois donne Jexclufion , ce qu’affurement je n’ai pas fait , s’enfuivroit -il qu’on dut m’en punk a Geneve ? Hobbes a-t-il ete decrete dans quelque Monar¬ chic parce que fes principes font deftrudlifs de tout Gouvernement republicain , & fait-on le proces chez les Rois aux Auteurs qui rejettent & depriment les Republiques ? Le droit n’eft- if pas reeiproque, & les Republicans - ae fo nt-ils pas Souverains dans leur pays com-me les Rois le font dans le leur ? Pour moi je n’ai rejette aucun Gouvernement, je n’en ai meptife aucun. En les examinant, en les comparant, j’ai tenu la balance & j’ai calcule les poids; je n’ai rien fait de plus. On tie doit punir la raifon nulle part , n$ meme le raifonnement ; cette punition prouve- roic trop contre ceux qui l’impoferoient. Les Reprefentans ont tres-bien etabli que raon Li- vre, ou je ne fors pas de la thefe generate s n’attaquant point le Gouvernement de Geneve, & imprime hors du territoire , ne peut etre con- lidere que dans le nombre de ceux qui traiteaf DE LA MONTAGNE,' 207 du droit naturel & politique , fur lefquels les Loix ne donnent au Confeil aucun pouvoir , & qui fe font toujours vendus publiquement dans la Ville , quelque principe qu’on y avance & quelque fentiment qu’on y foutienne. Je ne fuis pas le feul, qui, difcutant par abftraction des queftions de politique , ait pu les traiter avcc quelque hardielfe ; chacun ne le fait pas, mais tout homme a droit de le faire ; plufieurs ufent de ce droit , & je fuis le feul qu’on punilfe pour en avoir ufe. L’infortune Sidney penfoit corame moi , mais ll agiifoit ; c’eft pour fon fait & non pour Ton Livre qu’il eut l’honneur de verfer fon fang. Althufius en Allemagne s’attira des ennemis , mais on ne s’avifa pas de Je pourfuivre criminellement. Locke , Montef- quieu , l’Abbe de Saint Pierre ont traite les anemes matieres , & fouvent avec la meme li- berte tout au rnoins. Locke en particulier les a traitees exadlement dans les memes principes que moi. Tous trois font nes fous des Hois , ont vecu tranquilles & font morts honores dans leurs pays. Vous favez comment j’ai ete traite dans le mien. Aussi foyez fur que loin de rougir de ces fletriflures je m’en glorifie , puifqu’elles ne fer¬ vent qu’a mettre en evidence le motif qui me les attire , & que ce motif n’eft que d’avoir Jbienmeritc de mon pays. La conduite du Confeil O A aog SIXIEME LETTRE, envers moi m’afflige, fans doute , en rompani des noeuds qui m’etoient fi chers mais peut- elle m’avilir ? Non, elle nfeleve, elle me met au rang de ceux qui ont fouffert pour la liberte. Mes Livres, quoi qu’on fade , porteront toujours temoignage d’eux-memes, & Ie traitement qu’ils ont requ ne fera que fauver de Popprobre eeus qui auront l’honneur d’etre brides apres eux, Fin de la freMieke Partie, L E T T R E S ECRITES DE LA M OSTACNE. S E C 0 N D E F A R T 1 E, * SEPTIEME LETT1E. w Vo. m’aure? trouve diftus , Monfieur j mais il falloit l’etre, & les fujets que j’avois a traiter ne fe difcutent pas par des epigrammes. D’ailleurs ces fujets m’eloignoient moins qu’il ne femble de celui qui vous interefle. En parlanfc de moi je penfois a vous ; & votre queftion te- noit ft bien a la rnienne, que l’une eft tleja re- folue avec l’autre , il ne me refte que la confe¬ rence a tirer. Par-tout ou 1’innocence n’eft pas en lurete, rien n’y peut etre : par-tout ou les Loix font violees impunement, il n’y a plus de liberte. Cependant comme on peut feparer l’inter&t d’un particular de celui du public, vos idees fur c@ point font encore intertables 5 vous per- ilftez k vouloir que je vous aide a les fixeii’ P 3 2io SEPTIEME LETTRE Vous deraandez quel eft l’etat prefent de votre Republique , & ce que doivent faire fes Ci- toyens ? II eft plus aife de repondre a la pre¬ miere queftion qu’a l’autre. Cette premiere queftion vous embarraffe fa¬ re men p nioins par elle - tneme que par les folu- tions contradicloires qu’oij lui donne autour de vous. Des gens de tres-bon fens vous difentj bous femmes le plus libre de tous les peuples, & d’autres gens de tres-bon fens vous difent • nous yiv.ons. fous le plus dur efclavage. Lef- quels ont raifon , me demandez - vous ? Tous, Monfieiu;: mais a dffferens egards: une diftinc- tion tres-fimple les concilie. Rien n’eft plus libre que votre etat le'gitime ; rien n’eft plus fervile que votre etat actuel. Vos Loix ne tiennent leur autorlte que de vous •, vous ne reconnoiffez que celles que vous faites ; vous ne payez que les droits que vous impofez ; vous elifez les Chefs qui vous gouver- nent ,■ ils n’ont droit de vous jugerquepar des formes prefcrites. En Confeil-General vous etes Legislateurs, Souverains, independans de toute puitfance humainc ; vous ratiftez les traites, vous decidez de la paix & de la guerre ; vos Magiftrats eux-memes vous traitent de Magni¬ fies fres-honeres £*? fipuverains Seigneurs. Voila votre liberte : voici votre fervitude. Le Corps charge de l’execution de vos Loix eft rinterprete & l’arbjtre fupreme •, ils les DE LA MONTAGNE. ait Fait parler comme il lui plait ; il peut les faire taire ; il peut meme les violer fans que vous puilliez y mettre ordre ; il elb au - delfus des Loix. Les Chefs que vous elifez ont, indeppndam- ment de votre choix, d’autres pouvoirs qu’ils ne tienneut pas de vous, & qu’ils etendent aux depens de ceux qu’ils en tiennent. Liniites dans vos elections a un petit nombre d’hom- rnes , tous dans les raeraes prineipes & tous ani, sues du meme interet , vous faites avec un . grand appareil un choix de pen d’importance. Ce qui importeroit dans cette aifaire feroit de pouvoir rejetter tous ceux entre lefquels on vous force de choifir. Dans une election fibre en apparent# vous etes fi genes de toutes parts que vous ne pouvez pas meme elire un premier Syndic ni ur| Syndic de ,1a Garde : le Chef de la Republique & le Commandant de la Place ne font pas it votre choix. Si Ton n’a pas le droit de mettre fur vous de nouveaux impots, vous n’avez pas celui dt; rejetter les vieux. Les finances de I’Etat font fur un tel pied , que fans votre concours elles peu- vent fuffiue a tout. On n’a done jamais befoin de vous menager dans cette vue , & vos droits i cet egard fe reduifent a etre exempts en partie & a n’etre jamais neceffaires. Les procedures qu’on doit fuivre en vous ju- geaut font preferites \ muis q.uand le Confei! P 4. iia SEPTIEME LETTRE veut ne les pas fuivre perfonne ne peut l’y con- traindre , ni l’obliger a reparer les irregularities qu’il commefc. La - deifus 'je fuis qualifie pour faire preuve , & vous favez fi je fuis le feul. En Confeil-G^neral votre fouveraine puiifan- ce eft enchainee : vous nepouvez agir que quand il plait a vos Magiftrats, ni parler que quand ils vous interrogent. S’ils veulent meme ne point aflembler de Confeil - General, votre autorite, votre -exiftence eft aneantie, fans que vous puif- fiez leur oppofer que de vains murmures qu’ils font en pofleffion de meprifer. Enfin li vous etes Souverains Seigneurs dan^ l’afTemblee, en fortant de - la vous n’etes plus rien. Quatre heures par an Souverains fubor- donnes , vous etes fujets le refte de la vie & livres fans referve a la difcretion d’autrui. Il vous eft arrive, Meffieurs, ee qui arri¬ ve a tous les Gouvernemens femblables au vo¬ tre. D’abord la puiifance Legislative & la puif- fance executive qui conftituent la Souverainete n’en font pas diftin&es. Le Peuple Souverairt veut par lui-meme , & par lui-meme il fait ce qu’il veut. Bifentot l’incomraodite de ce eoncours de tous a toute chofe force le Peuple Souverain de charger quelques-uns de fes membres d’ex4- £uter fes volontes. Ces Officiers, apres avoiE templi leur commiflion, en rendent compte, & tentrent dans la commune egalite. Peu-a-peu ces corr.miftiens deviennent frequgntes, enfin DE LA MONTAGNE. 213 permanentes. Infenfiblement il fe forme un Corps qui agit toujours. Un Corps qui agit tou- jours ne peut pas rendre compte de chaque ade: il ne rend plus compte que des principaux; bien- tot il vient a bout de n’en rendre d’aucun. Plus la puilTance qui agit eft adive, plus elle enervs la puiflance qui veut. La volonte d’hier eft cen- fce etre aufli celle d’aujourd’hui •, au lieu que fade d’hiet ne difpenfe pas d’agir aujourd’huj. Enfin Vinadion de la puiflance qui veut, la fou- met a la puiflance qui execute ; celle-ci rend peu - a - peu fes adions independantes , bientot fes volontes : au lieu d’agir pour la puiflance qui veut , elle agit fur elle. Il ne refte alors dansPEfat qu’une puiflance agiffante , c'eft l’exe- cutive. La puiflance executive n’eft que la force , & ouregne la feule foree l’Etat eft diffout. Voila , Monfieur , comment periftent a la fin tous les Etats democratiques. Parcourez les annales du v6tre , depuis le terns oil vos Syndics , fimples Procureurs etablis par la Communaute pour vaquer a telle ou telle affaire , lui rendoient compte de leur Commif- fi.011 le chapeau bas, & rentroient a l’inftant dans 1’qrdre des particuliers, jufqu’a celui oil ces me- mes Syudics , dedaignant les droits de Chefs & de Juges qu’ils tiennent de leur election , leur preferent le pouvoir arbitraire d’un Corps dont la Communaute n’elit point les membre?, & qui ^etablit au-deflus d’ells contre les Loix; fuivea .0 f ST4 SEP T IE ME LETTRE les progres qui feparent ces deux termes , voui connoitrez a quel point vous en etes & par quels degres vous y etes parvenus. Il y a deux fiecles qu’un Politique auroit pu prevoir ce qui vous arrive. II auroit dit: l’infti- tution que vous formez eft bonne pour le pre- fent , & mauvaife pour I’avenir ; elle eft bonne pour etablir la liberte publique , mauvaife pour la conferver, & ce qui fait maintenant votre furete fera dans peu la matiere de vos chaines. Ces trois Corps qui rentrent tellement l’un dans l’autre , que du moindre depend Fadivite du plus grand, font en equilibre tant que Fadion du plus grand eft neceflaire & que la Legisla¬ tion ne peut fe palfer du Legislateur. Mais quand une fois Fetabliffement fera fait, le Corps qui Fa forme manquant de pouvoir pour ie maintenir , il faudra qu’il tombe en ruine , & ce feront vos loix memes qui cauferont votre deftru&ion. Voila precifement ce qui vous eft arrive. C’eft , fauf la difproportion , la chute du Gouvernement Polonois par Fextremite con- traire. La conftitution de la Republique de Po- logne n’eft bonne que pour un Gouvernement oil il n’y a plus rien a faire. La votre, au con- traire, n’eft bonne qu’autant que le Corps legif- latif agit ton jours. Vos Magiftrats out travaille de tous les terns & fans relaehe a faire palfer le pouvoir fuprenie du' Confeil - General au Petit-Confeil par is DE LA MONTAGNE. ail gradation du Deux - Cent; mais leurs efforts ont eu des efFets differens, felon la maniere done ils s’y font pris. Prefque toutes leurs entreprifes.. d’eclat ont echoue , par.ee qu’alors ils ont trouve de la refiftance, & que dans un Etat tel que le votre, la refiftance publique efttoujours fure, quand elle eft fondee fur les Loix. La raifon de ceci eft evidente. Dans tout Etat la Loi parle ou parle le Souverain. Or dans une Democratic ou le peuple eft Souverain , quand les divifions inteftines fufpendent toutes les for¬ mes & font taire toutes les autorites, la fienne feule demeure , & oil fe porte alors le plus grand nombre , la refide la Loi & l’autorite. Que fi les Citoyens & Bourgeois reunis ne font pas le Souverain, les Confeils fans les Ci¬ toyens & Bourgeois le font beaucoup moins en¬ core , puifqu’ils n’en font que la moindre partie en quantite. Si-tot qu’il s’agit de l’autorite fu- preme , tout rentre k Geneve dans l’egalite , felon les termes de l’Edit. Que tons foient content en de- gri de Citoyens & Bourgeois , fans vouloir fe pre- ferer & s'attribuer quelque autorite Seigneurie par dejfus les autres. Hors du Confeil-General , il n’y a point d’autre Souverain que la Loi , mais quand la Loi meme eft attaquee par fes Miniftres , e’eft au Legislateur a la foutenir. Voila ce qui fait que par tout ouregne une veri¬ table liberte dans les entreprifes marquees le Peuple a prefque toujours l’avantage. SEPTIEME LETTRE $16 Mais ce n’eft pas par des entreprifes mar¬ quees que vos Magiftrats ont amene les chofes au point ou elles font ; c’eft par des efforts mo¬ dems & continus , par des changemens prefque infenfibles dont vous ne pouviez prevoirlacon- lequence , & qu’a peine meme pouviez-vous re- jmarqupr. II n’eft pas poffible au peuple de fe tenir fans ceifs en garde contre tout ce qui fe fait, & cette vigilance lui tourneroit meme a repro- che. On l’accuferoit d’etre inquiet & remuant, toujours pret a s’alarmer fur des riens. Mais de ces riens-la fur lefquels on fe tait, le Gonfeil fait avec le terns faire quelque chofe. Ce qui fe paffe aduellement fous vos yeux en eft la preuve. Toute 1’autorite de laRepublique refide dans les Syndics qui font elus dans le Confeil-Gene¬ ral. Ils y pretent ferment parce qu’il eft leur feul Superieur , & ils ne le pretent que dans ce Confeil, parce que c’eft a lui feul qu’ils doivent eonipte de leur conduite , de leur fidelite a rem- pjirle ferment qu’ils y ont fait. Ils jurent de rendre bonne Sc droite juftice j iis font les feuls Magiftrats qui jurent cela dans cette affemblee, parce qu’ils font les feuls a qui ce droit foiir eon&re par le Souverain (u ), & qui l’exersent (a) II n’eft confere a leur Lieutenant qu’en fous.ordre, & c’eft pour cela qu’ils ne pretent point ferment en Confeil - Gdne'ral. Mais , dit l’Auteur des Lettres, lefer~ merit que pretent les membres du Confeil ejl-il nioins obli- (jatoire, Vexecution des enc/agemens contraries aveclla BE 1A MONTAGNE. 2if Tons la feule autorite. Dans le jugement public des criminels ils jurent encore feuls devant le Peuple, en fe levant (b) & hauflant leurs ba¬ tons , d’avoir fait droit jugement * fans haine ni faveur , p riaiit Dien de les punir s'ils ont fait an contraire > & jadis les leniences criminelles fe fendoient en leur nom feul, fans qu’il fut fait mention d’autreConfeil que de celui des Citoyens, comme on le voit par la fentence de Morelli ci- devant tranfcrite * & par celle de Valentin Gentil tapportee dans les opufcules de Calvin. Or vous fentez bien que cette puilfance ex- elulive, ainli reque itnmediatement du Peuple » gene beaucotip les pretentions du Confeil. II eft done naturel que pour fe delivrer de cette de- pendance il tache d’affoiblir peu-a-peu l’autorite des Syndics, de fondre dans le Confeil la juris¬ diction qu’ils ont reque , & de tranfmettre infenfi- blement a ce corps permanent , dont le Peuple n’elit point les membres , le pouvoir grand mais paflager des Magiftrats qu’il elit. Les Syndics eux - niemes , loin de s’oppofer a ce changemene JDimnite' me me depend-elle du lieu dans lequel on les con . tracle ? Non , fans doute , mais s’enfuit-il qu’il foit in¬ different dans quels lieux & dans quelles mains le ferment foit prete , & ce choix ne marque -1 - il pas ou par qui l’autorite eft conferee , ou a qui l’on doit compte de l’u- fage qu’on en fait ? A quels hommes d’Etat avons - hous a faire s’il faut leur dire ces chofes-la? Les ignorent- ils , ou s’ils feignentde les ignorer? ( b ) Le Confeil eft prefent auffi , mais fes membres ne jurent point _& demeurent affis. 2i8 SEP TIE ME LETTRE doivelit auflile favorifer; parce qu’ils font Syfi» dies feulement tous les quatre ans , & qu’ils peu- vent raeme lie pas l’etre ; au lieu que , quoi qu’il arrive, ils font Confeillers toute leur vie, le Grabeau n’etant plus qu’un vain ceremonial (c). Cela gagne, I’ele&ion des Syndics deviendra de merae une ceremonie tout auffi vaine que 1’eft cleja la tenue des Confeils - Generaux , & le Petit- Confeil verra fort pailiblement les ex¬ clusions ou preferences que le peuple peut donner pour le Syndicat a fes membres, lorfque tout cela ne decidera plus de rien. Il a d’abord , pour parvenir a cette fin , un ( c) Dans la premiere Inflitution , les quatre Syndics nouvel'ement dlus & les quatre anciens Syndics rejet- toient tous les ans huit membres des feizereftans dti Pe- tlt-Confeil & en propofoient huit nouveaux , lefquels paffoient enfuite aux Suffrages des Deux-Cents, pour etre admis ou rejettes. Mais infenfiblement on ne reietta des vieux Confeillers que ceux dont la conduite avoit donne prife au blame , & lorfqu’ils avoient commis quelqtte finite grave , on 11 ’attendoit pas les ele&ions pour les pu- nir ; mais on les mettoit d’abord en prifon, & on leur faifoit leur proces comme au dernier particulier. Par cette regie d’anticiper le chatiment & de le rendre feve- re , les Confeillers reftes etant tous irreprochables ne donnoient aucune prife a l’exclufion : ce qui changea cet ufage en la formalite ceremonieufe & vaine qui porte au~ jourd’hui le nom de Grabeau. Admirable effet des Gou- vernemens libres , oil les ufurpations memes ne peuvent s’etablir qu’a 1’appui de la vertu ! Au refte le droit reciproque des deux Confeils empe- clieroit feul aucun des deux d’ofer s’en fervirfur l’autre finon de concert avec lui, de peur de s’expofer aux re- p'refailles. Le Grabeau oe fert proprement qu’a les tenir bien unis contre la Eourgeoifie , & a faire fauter Pun par 1’autre les membres qui n’auroient pas l’eiprit du Corps, 22© SEPTIEME LETTRE fois unancien Syndic, puis un Confeiller, fans que perfonne y fade attention ; on repete fans bruit cette manoeuvre jufqu’a ce qu’elle fade ufa- ge ; on la tranfporte au criminel. Dans une oc- calion plus importante on erige un Tribunal pour juger des Citoyeiis. A la faveur de la Loi des recufations on fait prefider ce Tribunal par un Confeiller. Alors le Peuple ouvre les yeux & murmure. Oil lui dit , de quoi vous plaignez- vous? Voyez les exemples •, nous n’innovons rien. Voila, Monfieur , la politique de vos Magif- trats. Us font leurs innovations peu-a-peu, lente- ment, fans que perfonne en voie la confequence ; & quand enfin Ton s’en apperqoit &qu’on y veut porter remede, ils crient qu’on veut innover. Et voyez, en effet, fans fortir de cet exem- ple, ce qu’ils ont dit a cette occafion. Ils s’ap- puyoient fur la Loi des recufations: on leur re- pond; la Loi fondamentale de l’Etat veut que les Citoyens lie foient juges que par leurs Syn¬ dics. Dans la concurrence de ces deux Loix celle-ci doit exclure l’autre; en pared cas pouf les obferver toutes deux on devroit plut6t elire un Syndic ad a&um. A ce mot, tout eft perdu ! un Syndic ad aBurn ! innovation ! Pour moi, je ne vois rien la de ft nouveau qu’ils difent; ft c’eft le mot, on s’en fert tous les ans aux elec¬ tions ; & ft c’eft la chofe, ede eft encore moins nouvelie; puifque les premiers Syndics qu’ait ea la Vide n’ont ete Syndics qu ’ad actum : lorfgue le 222 SEPTIEME LET TRIE lieu primitivement a cette celebre epoque fut une entreprife indifcrette, faite hors de terns par vos Magiftrats. Avant d’avoir affez afFermi leur puiffance ils voulurent ufurper le droit de met- tre des impots. Au lieu de referver cecoup pour le dernier , l’avidite le leur fit porter avant les autres, & precifement apres une commotion qui n’etoit pas bien a/Toupie. Cette faute en attira de plus grandes, diffieiles a reparer. Com¬ ment de fi fins politiques ignoroient-ils une ma- xime auffi fimple que celle qu’il clioquerenten cette occafion ? Par tout pays le peuple ne s’ap- perqoit qu’on attente a fa liberte que lorfqu’on attente a fabourfe; ce qu’auffi les ufurpateurs adroits fe gardent bien de faire que tout leref- te ne foit fait. Ils voulurent renverfer cet ordre & s’en trouverent mal (/). Les fuites de cette affaire produifirent les mouvemens de 1734 & i’affreux complot qui en fut le fruit. Ce fut une feconde faute pire que la premie¬ re. Tous les avantages du terns font pour eux» il fe les otent dans les entreprifes brufques, & mettent la machine dans le cas de fe remonter (/) L’objet des impots e'tablis en 1716 etoit la depen- fe des nouvelles fortifications : Le plan de ces nouvelles fortifications etoit immenfe & il a ete execute en partie. De fi vaftes fortifications rendoient neceffaire une grofle garnifon , & cette groife garnifon avoit pour but de tenir les Citoyens & Bourgeois fous le joug. On parvenoifc par cette voie a former a leurs depens les fers qu’on leur greparoit. Le projet etoit bien lie, mais il marchoifi dans un ordre retrograde. Auffi n’a-t-il pu reuffir, DE LA MONTAGNE: 223 tout d’un coup : c’eft ce qui faillit arriver dans cette affaire. Les evenemens qui precederent'la Mediation leur firent perdre un fiecle, & produi- firent un autre effet defavorable pour eux. Ce fut d’apprendre a l’Europe que cette Bourgeoifie qu’ils avoient voulu detruire & qu’ils peignoient comme une populace effrenee , favoic garder dans fes avantages la moderation qu’ils ne con- nurent jamais dans les leurs. Je ne dirai pas fi ce recours a la Mediation doit &tre compte comme une troifieme faute. Cette Mediation fut ou parut offerte; fi cette offre fut reelle ou follicitee c’eft ce que je ne puis ni ne veux penetrer : je fais feulement que tandis que vous couriez le plus grand danger tout garda le iilence, & que ce filence ne fut rompu que quand le danger pafla dans l’autre parti. Du rede , je veux d’autant moins imputer a vos Magiftrats d’avoir implore la Mediation, qu’ofer rneme en parler eft a leurs yeux le plus grand des crimes. Un Citoyen fe plaignant d’un emprifonne- ment illegal, injufte & deshonorant, demandoit comment il falloit s’y prendre pour recourir a la garantie. Le Magiftrat auquel il s’adreifoit ofa lui repondre que cette feule propofition me- ritoit la mort. Or vis-a-vis du Souverain le cri¬ me feroit aulli grand & plus grand , peut- etre, de la part du Confeil que de la part d’un fimple particulier j & je ne vois pas ou l’on en peut P 2 824 SEPTIEME LETTRE trouver un digne de more dans un fecond re- cours , rendu legitime par la garantie qui fut Teiiet du premier. Encore un coup, je n’entreprends point de difeuter une queftion ft delicate a traiter & ft difficile a refoudre. J’entreprends fimplement d’examiner , fur 1’objet qui nous occupe, l’etat de votre Gouvernement, fixe ci-devant par le reglement des Plenipotentiaires , mais denature maintenant par les nouvelles entreprifes de vos Magiftrats. Je fuis oblige de faire un long cir¬ cuit pour aller a mon but, mais daignez me fui- vre , & nous nous retrouverons bien. Je n’ai point la temerite de vouloir critiquer ce reglement; au contraire , j’en admire la fa- gefle & j’en refpedle Pimpartialite. J’y crois voir les intentions les plus droites & les difpofitions les plus judicieufes. Quand on fait combien de chofes etoient contre vous dans ce moment cri¬ tique , combien vous aviez de prejuges a vain- cre, quel credit a furmonter, que de faux ex- pofes a detruire ; quand on ferappelle avec quelle confiance vos adverfaires comptoient vous eera- fer par les mains d’autrui, l’on ne peut qu’ho- norer le zele , la conltance & les talens de vos defenfeurs , l’equite des Puilfances mediatrices & l’integrite des Plenipotentiaires qui ont con- fomme cet ouvrage de paix. Quoi qu’on en puifle dire , l’Edit de la Me¬ diation a ete le falut de la Republique, & DE LA MONTAGNE: *2'f quand on ne l’enfreindra pas il en fera la con- fervation. Si cet Ouvrage n’eft pas parfait en lui-meme, il Felt relativement ; il l’eft quant aux terns, aux lieux, aux circonftances , il eft le meilleur qui vous put convenir. Il doit vous etre inviolable & facre par prudence, quand il ne le feroit pas par neceilite , & vous n’en de- vriez pas 6ter une ligne , quand vous feriez les maitres de l’aneantir. Bien plus, la raifon meme qui le rend neceffaire , le rend neceffaire dans fon entier. Comme tous , les articles balances forment l’equilibre , un feul article altere le detruit. Plus le reglement eft utile, plus il fe¬ roit nuifible ainli mutile. Rien ne feroit plus dangereux que plufieurs articles pris feparement & detaches du corps qu’ils affermiiTent. Il vau- droit mieux que 1’edifice fut rafe qu’ebranle. Laiffez oter une feule pierre de la voute, & vous ferez ecrafes fous fes ruines. Rien n’eft plus facile a fentir par l’examen des articles dont le Confeil fe prevaut & de ceux qu’il veut eluder. Souvenez-vous , Mon- iieur, de l’efprit dans lequel j’entreprends cet examen. Loin de vous confeiller de toucher a l’Edit de la Mediation , je veux vous fairs fentir combien il vous imports de n’y lailfer porter nulle atteinte. Si je parois critiquer quelques articles , c’eft pour montrer de quelle confequence il feroit d’oter ceux qui les rec- tifient. Si je parois propofer des expediens qui 2 2 225 S EPT1EME LETTRE ne s’y rapportent pas , c’eft pour montrer la mauvaife foi de ceux qui trouvent des difficul- tes infurmontables ou rien n’eft plus aife que de lever ces difficultes. Apres cette explication j’entre en matiere fans fcrupule, bieu perfuade que je parle a un liomrae trop equitable pour me prefer un deflein tout contraire au mien. Je fens bien que ft je m’adreiTois aux etran- gers il conviendroit pour me faire entendre de commencer par un tableau de votre conftitution; mais ce tableau fe trouve deja trace fuffifam- ment pour eux dans Particle Geneve de M. d’A- lepibert, & un expofe plus detaille feroit fuper- flu pour vous qui connoiiTez vos Loixpolitiques niieux que moi-meme , ou qui du moins en avez vu le jeu de plus pres. Je me borne done a par- courir les articles du reglement qui tiennent a la queftion prefente & qui peuvent le mieuxen fournir la folution. Des le premier je vois votre Gouvernemene compofe de cinq ordres fubordonnes mais inde- pendans, c’eft a-dire, exiftans neceftairement, dont aucun ne peut dontter atteinte aux droits & attributs d’un autre, & dans ces cinq ordres je vois compris le Confeil-General. Des - la je vois dans chacun des cinq une portion particu- liere du Gouvernement } mais je n’y vois point la Puiftance conftitutive qui les etablit, qui les lie, & de laquelle ils dependent tous : je n’y vois point le Souverain. Or dans tout Etat po- DE LA MONTAGNE. 22? litique il faut une Puiflance fupreme, un centre ou tout fe rapporte, un principe d’ou tout de¬ rive , un Souverain qui puifle tout. Figurez-vous, Monfieur, que quelqu’un vous rendant compte de la conftitution de l’Angleter- re vous paile ainfi. „ Le Gouvernement de la „ Grande-Bretagne eft compofe de quatre Qr- „ dres dont aucun ne peut attenter aux droits „ & attributions des autres : favoir, le Roi, la „ Chambre haute , la Chambre-baife, & le Par- „ lement. ” Ne diriez-vous pas a l’inftant? vous vous trorapez : il n’y a que trois Ordres. Le Parlement qui, lorfque le Roi y fiege , les com- prend tous, n’en eft pas un quatrieme : il eft le tout; il eft le pouvoir unique & fupreme du- quel chacun tire fon exiftence & fes droits. Re- vetu de l’autorite legislative , il peut changer meme la Loi (ondamentale en vertu de laquelle chacun de ees ordres exifte ; il le peut, & de plus, il I’a fait. Cette reponfe eft jufte, l’application en eft claire; & cepetidant il y a encore cette difference que le Parlement d’Angleterre n’eft fouverain qu’en vertu de la Loi & feulement par attribu¬ tion & deputation. Au lieu que le ConfeiLGene- ral de Geneve n’eft etabii ni depute de perfonne; il eft Souverain de fon propre chef: il eft la Loi vivante & fondamentale qui donne vie & force a tout le refte , & qui ne commit d’autres droits que les liens. Le Confeil-General n’eft pas un or- dre dans l’Etat, il eft 1’Etat meme. P 4 228 SEPTIEME LETTRE L’article fecond porte que les Syndics ne pourront etre pris que dans le Confeil des Vingt Cinq. Or les Syndics font des Magiftrats annuels que le peuple elit & choiflt , non-feuie- ment pour etre fes juges, mais pour etre fes Protedteurs au befoin contre les membres per- petuels des Confeils , qu’il ne choifit pas (g). L’effet de cette rellridtion depend de la dif¬ ference qu’il y a entre l’autorite des membres du Confeil & cede des Syndics. Car fi la difference n’eft tres-grande , & qu’un Syndic n’eftime plus fon autorite annuelle comme Syndic que fon au¬ torite perpetuelle comme Confeiller, cette elec¬ tion lui fera prefque indilferente : il fera peu pour l’obtenir & ne fera rien pour la juftifier. Quand tous les membres du Confeil animes du meme efprit fuivront les memes maximcs , le Peuple, fur une conduite commune a tous ne pouvant donner d’exclufion a perfonne , m cliol- Gf’ En attribuant la nomination des membres du Petit- Confeil au Deux-Cent rien n’etoit plus aife que d’or- donner cette attribution felon la Loi fondamentale. II fuffifoit pour eela d’ajouter qu’on ne pourroit entrer au Confeil qu’apres avoir ete Auditeur. lie cette maniere la gradation des charges etoit mieux obfervee , & les trois Confeils concouroient au choix de celui qui fait tout mouvoir ; ce qui etoit non-feulement important mais in- difpenfable, pour maintenir l’unite de la conilitutiora. Les Genevois pourront ne pas fentir l’avantage de cette clau- fe , vu que le choix des Auditeurs eft aujourdhui de peu d’effet; mais on l’eut confidere bien differemmeut quand cette charge fut de venue la feule porte du Confeil. DE LA MONTAGNE. 22 1 iir que des Syndics deja Confeillers , loin da s’afTurer par cetce election des Patrons contre les attentats du Confeil, ne fera que donner au Con¬ feil de nouvelles forces pour opprimer la liberte. Quoique ce meme choix cut lieu pour l’or- dinaire dans l’origine de l’inftitution , tant qu’il fut libre il n’eut pas la meme confequence. Quand le Peupfe nommoit les Confeillers lui- meme, ou quand il les nommoit indirectement par les Syndics qu’il avoit nommes , il lui etoit indifferent & meme avantageux de choiftr fes Syndics parmi des Confeillers deja de fon choix ( h ), & il etoit fage alors de preferer des chefs deja verfes dans les affaires : mais une confide- ration plus importante eut dii l’emporter au- jourd’hui fur celle- la. Tant il eft vrai qu’un meme ufage a des effets differens par les chan- (/i) Le Petit-Confeil dans fon origine n’etoit qu’un choix fait entre le Peuple, par les Syndics de quelques Notables ou Prud-homines pour leur fervir d’Affelfeurs. Chaque Syndic en choififloit quatre ou cinq dont les fondions finiifoient avec les fiennes ; quelquefois meme il les changeoit durant le cours de fon Syndicat. Henri. dit f Efpagne fut le premier Confeiller a vie en 1487 , & il fut etabii par le Confeil-Gendral. 11 n’etoit pas me¬ me necelfaire d’etre Citoyen pour remplir ce pofte. La Loi n’en fut faite qu’al’occafion d’un certain Michel Guil- let de Thonon , qui avant ete mis du Confeil etroit , s’en fit chaffer pour avoir ufe de mille fineffes ultramon- taines qu’il apportoit de Rome ou il avoit ete nourri. Les Magiftrats de la Ville , alors vrais Genevois & Peres du Peuple , avoient toutes ces fubtilices en horreur. P 5 a }o SEPTIEME LETTRE gemens des ufages qui s’y rapportent, & qu’es cas pareii c’eft innover que n’innover pas ! L’Artjcle III du Reglement eft le plus con¬ siderable. II traite du Confsi-General legitime- ment alfetnb'e : il en traite pour fixer les droits & attributions qui lui font propres, & il lui en rend plufteurs que les Confeils inferieurs avoient ufurpes. Ces droits en totalite font grands & beaux, fans doute ; mais premiere- metit ils font fpecifies , & par cela feul limites , ce qu’on pofe exclut ce qu’on ne pofe pas : & meme le mot limitis eft dans 1 ’Article. Or i! eft de l’eifence de la Puiifance Souveraine de ne pouvoir etre limitee : elle peut tout ou elle n’eft rien. Corarae elle contient eminemment toutes les puiflances adives de I’Etat & qu’il n’exifte que par elle , elle n’y peut reconnoi¬ tre d’autres droits que les fiens & ceux qu’elle communique. Autrement les polfelfeurs de ces droits ne feroient point partie du Corps politi¬ que ; ils lui feroient etrangers par ces droits qui ne feroient pas en lui, & la perfonne mo¬ rale manquant d’unite s’evanouiroit. Cette limitation meme eft pofitive en ce qui concerne les impots. Le ConfeibSouverain lui-meme n’a pas le droit d’abolir ceux qui etoient etabiis avant 1714. Le voila done a cet egard foumis a une Puiifance fuperieure. Quelle eft cette Puiifance ? DE LA MONTAGNE. 231. Le pouvoir Legislatif confifte en deux cho- fes infeparables : faire les Loix & les mainte- nir ; c’eft a-dire, avoir infpedtion fur le pou- voir executif. II n’y a point d’Etat au monde oil le Souverain n’ait cette infpe&ion. Sans cela route liaifon, toute fubordination man- quant entre ces deux pouvoirs, le dernier ne dependroit point de l’autre ; l’execution n’au- roit aucun rapport neceflaire aux Loix •, la Loi ne feroit qu’un mot , & ce mot ne fignifieroit rien. Le Confeil-General eut de tout terns .ce droit de protection fur fon propre ouvrage , il l’a toujours exerce: cependant il n’en eft point parle d^ns cet article, & s’il n’y etoit fupplee dans un autre , par ce feul lilence votre Etat fe¬ roit renverfe. Ce point eft important & j’y re- viendrai ci-apres. Sx vos droits font bornes d’un cote dans cet article , ils y font etendus de l’autre par les paragraphes 3 & 4 : mais cela fait-il compen- fation ? Par les principes etablis dans le C011- trat Social, on voit que malgre l’opinion com¬ mune , les alliances d’Etat a Etat , les declara¬ tions de Guerre & les traites de Paix ne font pas des ades de Souverainete mais de Gouver- nernent, & ce fentiment eft conforme a l’ufage des Nations qui ont le mieux connu les vrais principes du Droit politique. L’exercice exte- rieur de la Puilfance ne convient point au Peu- plc; les grandes maximes d’Etat ne font pas a £3 4 SEP TIEME LETTRE fa portee; il doit s’en rapporter la-deflus a fes chefs, qui , toujours plus eclaires que lui fur ce point , n’ont guere interet a faire au dehors des traitcs defavantageux a la patrie ; 1’ordre veut qu’il leur laiffe tout Feclat exterieur & qu’il s’attache uniquement au folide. Ce qui importe elfentiellement a chaque Citoyen, c’eft 1’obfervation des Loix au dedans, la propriete des biens , la furete des particuliers. Tant que tout ira bien fur ces trois points , laitfez les Confeils negocier & traiter avec l’ctranger > ce n’eft pas de-la que viendront vos dangers les plus a craindre. C’eft autour des individus qu’il rant raiTembler les droits du Peuple, & quand on pent l’attaquer feparement on lefub- jugue toujours. Je pourrois alleguer la fagefls desfRomains , qui, lailfant au Senat un grand pouvoir au dehors , le forqoient dans la Ville a refpedfer le dernier Citoyen ; mais n’allons pas li loin chercher des modeles. Les Bour¬ geois de Neuchatel fe font conduits bien plus fagement fous leurs Princes que vous fous vos Magiftrats (i). Ils ne font ni la paix ni la guerre , ils ne ratiftent point les traites ; mais ils jouilfent en furete de leurs franchifes ; & comme la Loi n’a point prefume que dans une petite Ville un petit nombre d’honnetes Bour¬ geois feroient des fcelerats, on ne reclame point (;) Ceci foit dit en mettant a part les abus, qu’af- furdment je fuis bien eloigns d’approuver. DE LA MONTAGNE.' , 233 dans leurs murs , on n’y connoit pas merne l’o- dieux droit d’emprifonner fans formalites. Chez vous on s’eft toujours laifle feduire a l’apparen- ce, & Ton a neglige l’effentiel. On s’eft trop occupe du Confeil-General, & pas aflez de fes membres : il falloit moins longer a l’autorite, & plus a la liberte. Revenons aux Confeils- Generaux. Outre les Limitations de 1 ’Article III, les Articles V & VI en offrent de bien plus etran- ges. Un Corps fouverain qui ne peut ni fe former nl former aucune operation de lui-nre- me, & foumis abfolument, quant a fon adivi- te & quant aux matieres qu’il traite , a des tri- bunaux fubalternes. Comme ces Tribunaux n’ap- prouveront certainement pas des propofitions qui leur feroient en partkulier prejudiciables, Ii l’interet de l’Etat fe trouve en conflit avec Is leur, le dernier a toujours la preference, parse qu’il n’eft permis au Legislateur de connoitre que de ce qu’ils ont approuve. A force de tout foumettre a la regie on de- truit la premiere des regies, qui eft la juftice & le bien public. Quand les hommes fentiront-ils qu’il n’y a point de defordre aufli funefte que le pouvoir arbitraire , avec lequel ils penfent y remedier ? Ce pouvoir eft lui-tneme le pire de tous les defordres : employer un tel moyen pour les prevenir , c’efttuer les gens a fin qu’ils n’aient pas la fievre. 234 SEPTIEME LETTRE Une Grande Troupe formee en tumulte peut faire beaucoup de mal. Dans une aflemb ! ee nombreufe, quoique reguliere , ii chacun peut dire & propofer ce qu’il veut , on perd bien du terns a ecouter des folies & Ton peut etre en danger d’en faire. Voil des verites incon- teftables ; mais ett-ce prevenir l’abus d’une ma- niere raifonnable, que de faire dependre cette aflemblee uniquement de ceux qui voudroient Paneantir , & que nul n’y puifle rien propofer que eeux qui ont le plus grand interet de lui nuire ? Car, Monfieur, n’ett-ce pas exadement- la 1 ’etat des chofes, & y a - t - il un feul Geuevois qui puiife douter que fi l’exiftence du Confeil- General dependoit tout-a-fait du Petit ConfeiJ, le Confeil-General lie fut pour jamais Cup prime? Voila. pourtant le Corps qui feul convoque ces affemblees & qui feul y. propofe ce qu’il lui plait : car pour le Deux-Cent il ne fait que re¬ peter les ordres du Petit-Confeil, & quand une fois celui-ci fera delivre du Confeil - General le Deux - Cent lie I’embarraflera guere; il ne fera que fuivre avec lui la route qu’il a frayee avec vous. Or qu’ai-je a craindre d’un Superieur incom¬ mode , dont je n’ai jamais befoin, qui ne peut fe montrer que quand je le lui permets, ni re- pondre que quand je l’interroge ? Quand jel’ai reduit a ce point ne puis-je pas m’en regarder comme delivre? Si Ton dit que la Loi de l’Etat a prevent! BE LA MONTAGNE. 23? ^abolition des Confeils Generaux en les rendant necelfaires a I’ele&ion des Magiftrats & a la fanclion des nouveaux edits ; je reponds , quant au premier point, que toute la force du Gou- vernement etant paftee des mains des Magiftrats elus par le Peuple dans cedes du Petit-Confeil qu’il n’elit point & d’oii fe tirent les principaux de ces Magiftrats , l’eledion & l’affemb ee ou elle fe fait ne font plus qu’une vaine formalite fans conftftance , & que des Confeils-Generaux teuus pour cet unique objet peuvent etre regar¬ des comrne nuls. Je reponds encore que par le tour que prennent les chofes il feroit merne aife d’eluder cette Loi fans que le cours des af¬ faires en fut arrete : car fuppofons que, foie par la reje&ion de tous les fujets prefentes , foie fous d’autres pretextes, on ne precede point k Peledion des Syndics, le Confeil, dans lequel leur jurifdidion fe fond infenfib!ement,ne l’exer- cera-t-il pas a leur defaut, comme il Pexerce des-a-prefent independamment d’eux ? N’ofe-t- on pas deja vous dire que le Petit-Confeil , me- me fans les Syndics, eft le Gouvernement ? Done fans les Syndics FEtatn’en fera pas moins gouverne. Et quant aux nouveaux edits , je reponds qu’ils ne feront jamais affez necelfaires pour qu’a l’aide des anciens & de fes ufurpa- tions , ce merne Confeil ne trouve aifement le moyen d’y fuppleer. Qui fe met au-deifus des anciennes Leix pent bien fe patter des nou- yeiles. SEPTIEME LETTRE 23<5 Toutes les mefures font prifes pour que vos Aifemblees generates ne foient jamais necelfai- res. Non - feulement le Confeil periodique inf- titue ou plutot retabli ( k ) I’an 1707 n’a jamais etc tenu qu’une fois & fcuiement pour l’abo- lir (I) , mais par le paragraphe f du troifieme Article du reglement il a ete pourvu fans vous & pour toujours aux frais de 1’adniiniftration. II n’y a que le feul cas chimerique d’une guerre indifpenfable ou le Confeil-General doive abfo- lument etre convoque. Le Petit-Confeil pourroit done fupprimer ab- folument les Confeils-Generaux fans autre in¬ convenient que de s’attirer quelques reprefen- tations qu’il eft en po/Teftion de rebuter , ou d’exciter quelques vains murmures qu’il peut meprifer fans rifque; car par les-Articles VII. XXIII. XXIV. XXV. XLIIL route efpece de refiftance (P) Ces Confeils periodioues font auffi anciens que la Legislation , comme on le voit par le dernier Article de 1 ’Ordonnance Ecclefiaftique. Dans celle de 1576 ml- prime'e en 1755 ces Confeils font fixes de cinq'en cinq ans; mais dans 1’Ordonnace de 15:61 imprime'e en 156s ils etoient fixes de trois en trois ans. II n’eft pas raifon- nable de dire que ces Confeils n’avoient pour objet que la ledture de cette Ordonnance , puifque l’imprdlion qui en fut faite en meme terns donnoit a chacun la facilite de la lire a toute heure a fon aife , fans qu’on eutbefoin pour cela feul de Fappareil d’un Confeil-General. Mal- heureufement on a pris grand foin d’effacer bien des tra¬ ditions anciennes qui feroient maintenant d’un grand ufa- ge pour l’eclairciffement des Edits. ( l) J’examiaerai ci-aptes cet Edit d’abolitioq, DE LA MONTAGNE, 237 feftftance eft defendue en quelque cas»que ce piaf¬ fe etre, &les relfources qui font hors de la confti- tntion n’en font pas partie & n’en corrigent pas les defauts. It ne le fait pas, toutefois, parce qu’au fond cela lui eft tres - indifferent, & qu’un fimulacre de liberte fait endurer plus patiemment la fervi- tude. II voiis amufe a peu de frais , foit par des ele&ions fans confequence quant au pouvoic qu’elles conferent & quant au choix des fujets elus , foit par des Loix qui paroiflent importan- tes 4 mais qu'il a foin de rendre vaines , en ne les obfervant qu’autant qu’il lui plait. D’ailleurs on nepeutrien propofer dans ces aifemblees , on n’y peut rien difcuter, on n’y peut deliberer fur rien. Le Petit-Gonfeil y prefide, & par lui - mime 4 & par les Syndics qui n’y por¬ tent quel’efprit du Corps. La-meme ileftMagif- trat encore & maitre de fon Souverain. N’eft-il pas contre toute raifon que le Corps executif regie la police du Corps Legislatif, qu’il lui prefcrive les niatieres dont il doit connoitre, qu’il lui interdife le droit d’opiner, & qu’il exerce fa puilfance abfo- lue jufques dans les adles faits pour la contenir ? Qu’un Corps ft nombreux ( m ) ait befoin ds (m) Les Confeils-Generaux etoient autrefois tres - fre- quens a Geneve, & tout ce qui fe faifoit de quelque im¬ portance y etoit porte. En 1707 M. ie Syndic Chouet, difoit dans une harangue devenue cdlebre que de cette frequence venoit jadfs la foibleffe & le malheur ds 1’E- Tome IX. Q, 23 8 SEPTIEME LETTRE police & d’ordre, je l’acsorde: mais que cette police & cet ordre ne renverfent pas le but de tat 3 nous verrons bientot ce qu’il en faut croire. II infif- te aulli fur l’extreme augmentation du nombre des mem- feres , qui rendroit aujourd’hui cette frequence impoffi- fele , affirmant qu’autrefois cette afferablee ne paffoit pas deux a trois cents, & qu’elie eft a prefent de treize k quatorze cens. II y a des deux cote's beaucoup d’exage- ration. . Les plus anciens Confeiis - Generaux etoientau moins de cinq a fix cens membres ; on feroit peut - etre bien. embarraffe d’en citer un feul qui n’ait ete que de deux ou trois cens. En 1420 on y en compta 720 ftipulans pour tous les autres, & peu de terns apres on reaut en¬ core plus de deux cents Bourgeois. Quoique la Ville de Geneve foit devenue plus com- mercante & plus ricbe, elle n’a pu devenir beaucoup plus peuple'e , les fortifications n’ayant pas permis d’a- grandir 1’enceinte de fes murs & ayant fait rafer fes faux-' fcourgs, D’ailleurs , prefque fans territoire & a la merci de fes voifms pour fa fubfiftance , elle n’aurok pu s’a- grandit fans s’affoiblir. En 1404 on y compta treize cents feux faifant au moins treize mille ames. II riy en a gue- re plus de vingt mille aujourd'hui; rapport bien eloigne' de celuide 3 a 14. Or de ce nombre il faut deduire en¬ core celui des natifs, habitans , etrangers qui n’entrent pas au Confeil-General; nombre fort augmente relative- ment a celui des Bourgeois depuis le refuge des Francois & le progres de I’induftrie. Quelques Confeils-Generaux font alles de nos jours a quatorze & meme a quinze cents ; mais communement ils n’approchent pas de ce nombre ; ft quelques - uns meme vont a treize , ce n’eft que dans des occafions critiques ou tous les bons Citoyens croiroient mauquer a leur ferment de s’abfenter, & ou les Magiftrats, de leur cote , font venir du dehors leurs cliens pour favotifer leurs manoeuvres ; or ces manoeu¬ vres, inconnues au quinzieme fiecle, lfexigoient point alors de pareils expediens. Generalement le nombre or¬ dinaire roule entre buit aueufcens; quelquefois il reftt DE LA MONTAGNE. 239 {on inftitution. Eft - ce done une c'nofe plus difficile d’etablir la tegle fans fervitude entre quelques centaines d’hommes naturellement gra¬ ves & froids , qu’elle ne l’etoit a Athenes, dont on nous parle, dans Faffemblee de plu- iieurs milliers de Citoyens emportes, boui’lans & prefque eifrene's j qu’elle ne l’etoit dans la Capitale du monde , ou le Peuple en Corps exerqoit en partie la Puiflance executive , & qu’elle ne l’eft aujourd’hui meme dans le grand Confeil de Venife , auffi nombreux que votre Confeil - General ? On fe plaint de l’impolice qui regne dans le. Parlenrent d’Angleterre ; & toutefois dans ce Corps compofe de plus de fept cens membres, ou fe traitent de fi grandes af¬ faires, ou taut d’interets fe croifent , ou tanC de cabales fe forment , ou tant de tetes s’e- chauffent, ou chaque membre a le droit de par- ler , tout fe fait, tout s’expedie, cette grande au-deffous de celui de Fan 14.20 , fur-tout Iorfqueraffem- biee fe tient en ete & qu’il s’agit de chofes peu impor- tantes. J’ai moi-meme aflifte en 1744 a un Confeil - Ge¬ neral qui n’etoit certainement pas de fept cents membres. ii refrilte de ces diverfes confiderations que , tout ba¬ lance , le Confeil - General eft a-peu-pres aujourd’hui, quant au nombre , ce qu’il etoit il y a deux ou trois fte- cle< , ou du moins que la difference eft peu confiderable. Cependant tout le monde y parloit alors ; ia police & ia decence qu’on y voit regner aujourd’hui n’etoit pas eta- blie. On crioit quelquefois , mais le peuple etoit libre , le Magiftrat refpedte , & le Confeil s’affembloit frequem- ment. Done M. le Syndic Chouet accufoit faux , & rai- fonnoit mal. cl-* 240 SEP I I EM E LETTRE Monarchic va foil train ; & chez vous ou les interets font fi fimples, li peu compliques, ou Ton n’a , pour ainii dire , a regler que les affaires d’une famiile , on vous fait peur des orages comme It tout alloit renverfer ! Monfieur , la police de votre Confeil-General eft la chofe du raonde la plus fa¬ cile : qu’on veuille iincerement 1’etablir pour le bien public, alors tout y fera fibre & tout s’y paffera plus tranquiilement qu’aujourd’hui. Supposons que dans le Reglement on eut pris la methode oppofee a celie qu’on a fuivie •, qu’au lieu de fixer les Droits du Confeil-General on eut fixe ceux des autres Confeils , ce qui par la-memc eut montre les liens ; convenez qu’on eut trouve dans le feul Petit-Confeil un affemblage de pou- voirs bien ctraage pour un Etat libre & democra- tique , dans des chefs que le Peuple ne choifit point & qui reftent en place toute leur vie. D’abord Pun-ion. de deux chofes par-tout ail- Jeurs incompatibles ; favoir , l’adminiftration des affaires de l’Etat & l’exercice fupreme de la juftice fur ies biens, la vie & Phonneur des Citoyens. Un Ordre, le dernier de tousparfon rang & le premier par fa puiffance. Un Confeil inferieur fanslequel tout eft more dans la Republique; quipropofe feul, qui decide -le premier, & dont lafeule voix , meme dans fon propre fait, permet a fes fuperieurs d’en avoir une. Un Corps qui reconnoit l’autorite d’un autre, & qui feul a la nomination des membres de ce Corps auquel il eft fubordonrw?, D E LA MONTAGNE: 241 Un Tribunal fupreme duquel on appelle ; ou bien au contraire, un Juge infcrieur qui prelu¬ de dans les Tribunaux fuperieurs au lien. Qui, apres avoir fiege comme Juge inferieur dans le Tribunal dont on appelle, non-feulement va fieger comme Juge fupreme dans le Tribunal oil eli appelle, mais n’a dans ce Tribunal fupreme que les collegues qu’ils’eft iui-meme choilis. Un Ordre , enlin, qui feul a Ton aftivite pro- pre , qui donne a tous les autres la leur, & qui dans tous foutenant les refolutions qu’il a prifes, opine deux fois & vote trois ( n ). L’appel du Petit-Confeil au Deux-Cent eft un veritable jeu d’enfant. C’eft une farce en politi¬ que, s’il en fut jamais. Auffi n’appeiie -1 - on pas proprement cet appel un appel ; c’eft une ( n) Dans un Etat qui fe gouveme en Republique & ou Ton parle la langue francoife , il faudroit fe faire un lan- gage a part pour le Gouvernement. Par exeniple , De'li r be'rer , Opiner , Voter , font trois chofes tres-differentes & que les Franqois ne diftinguent pas affez. De'libcrer , c’eft pefer le pour & le contre; Opiner c’eft dire fon avis & le motiver; Voter c’eft donner fon fuffrage, quand il lie refte plus qu’a recueillir les voix. On met d’abord la matiere en deliberation. Au premier tour on opine ; on vote au dernier. Les Tribunaux ont par-tout a- peu-pres les memes formes , mais comme dans les Monarchies le public n’a pas befoin d’en apprendre les termes , ils ref- tent confacres au Barreau. Cell par une autre inexactitu¬ de de la Langue encesmatieresqueM. de Montefquieu , qui la favoit ft bien, n’a pas laifle de dire toujours la Puijjance exe'cutrice , blelfant ainfi I’anaiogie , & faiiunt adjecftif le mot executeur , qui eft filbftantif. C’eft la ments faute que s’il eut dit; le Pouvoir kpislateur. Q.3 242 SEP TIE ME LETTRE grace qu’on implore en juftice un recours en caifation d’arret ; on ne co'mprend pas ce que c’eft. Croit - on que fi le Petit - Confeil n’eut bien fenti que ce dernier recours etoit fans con- fequence , il s’en fut volontairement depouille comme il fit ? Ce definterelfement n’eft pas dans fes maximes. Si les jugemens du Petit - Confeil ne font pas toujours confirmes en Deux - Cent , c’eft dans les affaires particulieres & contradi&oires oil il n’importe guere au Magiftrat laquelle des deux Parties perde on gagne fon proces. Mais dans les affaires qu’on pourfuit d’office , dans route affaire ou le Confeil Iui-meme prend interet, le Deux - Cent repare -1 - il jamais fes injuffices, protege -1 - il jamais l’opprime , ofe - t - il ne pas confirmer tout ce qu’a fait le Confeil, ufa -1 - il jamais une feule fois avec honneur de fon droit de faire grace ? Je rappelle a regret des terns dont la memoire eft terrible & necelfaire. Un Citoyen que le Confeil immole a fa vengeance a recours au Deux-Cent ; Pinfortune s’avilic jufqu’a demander grace j fon innocence n’eft ignoree de perfonne; toutes les regies out ete violees dans fon proces j la grace eft refufee , & 1’innocent perit. Fatio fentit fi bien l’inuti- lite du recours au Deux - Cent qu’il ne daigna pas s’en fervir. Je vois clairement ce qu’eft le Deux - Cent a Zurich , a Berne , a Fribourg & dans les autres DE LA MONTAGNE. 243 Etats ariftocratiques ; mais je ne faurois voir «e qu’il eft dans votre Conftitudon ni quelle place il y tient. Eft-ce un Tribunal fuperieur ? En ee cas , il eft abfurde que le Tribunal infe- rieur y fiege. Eft - ce un Corps qui reprefente le Souverain ? En ce cas c’eft: au Reprefente de nommer fon Reprefentant. L’etablilfement du Deux - Cent ne peut avoir d’autre fin que de moderer le pouvoir enorme du Petit - Confeil; & au contraire, il ne fait que donner plus de poids a ce meme pouvoir. Or tout Corps qui agit conftamment contre l’efprit de fon inftitu- tion eft mal inftitue. Que fert d’appuyer ici fur des chofes notoi- res qui ne font ignorees d’aucun Genevois ? Le Deux - Cent n’eft rien par lui-meme ; il n’eft que le Petit - Confeil qui reparoit fous tine autre forme. Une feule fois il voulut tacher de fe- couer le joug de fes maitres & fe donner une exiftence independante, & par cet unique effort PEtat faillit etre renverfe. Ce n’eft qu’au feul Confeil - General que le Deux-Cent doit encore une apparence d’autorite. Cela fe vit bien clai- rement dans iMpoque dont je parle, & cela fe verra bien mieux dans la fuite , ft le Petit - Con¬ feil parvient a fon but : ainfi quand de concert avec ce dernier le Deux - Cent travaille a depri¬ mer le Confeil - General , il travaille a fa propre ruine, & s’il croit fuivre les brifees du Deux- Cent de Berne , il prend bien groffierement le q.4 244 SEPTIEME LETTRE change; mais on a prefque toujours vu dans ce Corps pen dc lumieres & moins de courage, & ce!a ne peut guere etre autrement par la manie- re dont il eft rempli (o). Vous voyez, Monfieur, combien au lieu de fpecifier les droits du Confeil Souverain, il eut ete plus utile de fpecifier les attributions des Corps qui lui font fubordonties, & fans aller plus loin, vous voyez plus evidemment encore que, par la force de certains articles pris fepa- rement, le Petit - Confeil eft l’arbitre fupre- me des Loix & par dies du fort de tous les particuliers. Quand on confidere les droits des Citoyens & Bourgeois a/fembles en Confeil - Ge¬ neral, rien n’eft plus brillant: mais confiderez hors de - la ces memes Citoyens & Bourgeois fomme individus; que font-ils , que deviennent- (o) Cec»i s’entend en general & feulement de Pefprit du Corps : car je fais qu’il y a dans le Deux - Cent des rnembres tres-eclaires & qui ne manquent pas de zele : mats inceffammeht fous les yeux du Petit-Confeil, livres a fa merci fans appui, fans reffourc* , & fentant bien qu'ils feroient abandonnes de leur Corps , ils s’abftien- nentde tenter des d'emafehes inutiles qui ne feroient que les compromettre & les perdre. La ville tourbe bour- donne & triomphe. Le fagele tait & gemit tout bas. Au refte le Deux - Cent n’a pas toujours ete dans le diferedit ou il eft tombe. Jadis il jouit de la confideration publique & de laconfiance des Citoyens: auffi lui laif- foient - ils fans inquietude exercer les droits du Confeil- General, que le Petit-Confeil tacha des-lors d’atdrer A lui par cette voie indirecte. Nouvelle preuve de ce qui fera dit plus bas, que la Bourgeoifie de Geneve eft peu remuante & ne chexche guere a s’intriguer des affaires d'l'iat. DE LA MO NT AGNI. 24? its ? Efclaves d’un pouvoir arbitrage, ils font livras fans defenfe a la merci de vingt - cinq Defpotes ; les Atheniens du moins en avoient trente. Et que dis - je vingt - cinq ? Neuf fuffi- fent pour un jugernenc civil , treize pour un jugement criminel (p). Sept ou huit d’accord dans ce nombre vont etre pour vous autant de Decemvirs ; encore les Decemvirs furent - ils elus par le peuple j au lieu qu’aucun de ces jiiges n’eft de votre choix ■, & l’on appelle cela etre libres! Cp) Edits civils, Tit. X Art. XXXVI. 0-5 246 HU I TIE M E LETTRE HUITIEME LETTRE. J^’Aitire, Monfieur, l’examen de votre Gou- vernement prefent du Reglement de la Media¬ tion par lequel ce Gouvernement eft fixe ; mais loin d’lmputer aux Mediateurs d’avoir voulu vous reduire en fervitude, je prouverois aife- ment au contraire, qu’ils ont rendu votre fitua- tion meilleure a plufieurs egards qu’elle n’etoit avant les troubles qui vous forcerent d’accepter I&urs bons offices. Ils ont trouve une Vllle en armes ; tout etoit a leur arrivee dans un etat de crife & de confufion qui ne leur permettoit pas de tirer de cet etat la regie de leur ouvrage- Ils font remontes aux terns pacifiques , ils ont etudie la conftitution primitive de votre Gou¬ vernement ; dans les progres qu’il avoit deja fait, pour le remonter il eut fallu le refondre : la raifon , l’equite ne permettoient pas qu’ils vous en donnalfent un autre , & vous ne I’au- riez pas accepte. N’en pouvant done oter les defauts, ils ont borne leurs foins a I’affermir tel que l’avoient lailfe vos peres; ils font cor- fige meme en divers points , & des abus que je viens de remarquer , il n’y en a pas un qui n’exiftat dans la Republique long-tems avant que lets Mediateurs en euffent pris connoifiance. Le DE LA MONTAGNE. 247 feul tort qu’ils femblent vous avoir fait a ete d’oter au Legislateur tout exercice du pouvoit executif & l’ufage de la force a I’appui de la julti- oe j mais en vous dormant une reifource aulli fare & plus legitime , ilsont change ce mal apparent en un vrai bienfait : en fe rendant garans de vos droits ils vous out difpenfes de les defendre vous - ntemes. Eh! dans la mifere des chofes humaines quel bien vaut la peine d’etre achete du lung de nosfreres? La liberte meme eft trop chere a ce prix. Les Mediateurs ont pu fe tromper , ils etoient hommes j mais ils n’ont point voulu vous trom¬ per ; ils ont voulu etre juftes. Cela fe voit, meme cela fe prouve; & tout aiontre , en ef- fet, que ce qui eft equivoque ou defedtueux dans leur ouvrage vient fouvent de neceffite , quelquefois d’erreur , jamais de mauvaife vo- lonte. Ils avoient a concilier des chofes prel- que incompatibles, les droits du People & les pretentions du Confer!, Pempire des Loix & la puiflance des hommes, l’independance de l’Etat & la garantie du RegJement. Tout cela ne pou¬ voit fe faire fans un peu de eontradidion , & c’eft de cette eontradidion, que votre Magiftrat tire avantage , en tournant tout en fa faveur, & faifant fervir la moitie de vos Loix a violer 1’autre, Il eft clair d’abord que le Reglement lui - me¬ me n’eft point une Loi que les Mediateurs 248 HUITIEME LETTRE aient voulu impofer a la Republique , mais feulement un accord qu’ils ont etabli entre fes metnbres, & qu’ils n’ont par confequent ports nulle atteinte a fa fouverainete. Cela eft clair > dis-je , par l’Article XLIV, qni laiife au Confeil- General legitimement a/femble le droit de faire aux articles du Reglement tel changement qu’il lui plait. Ainfi les Mediateurs ne mettent point leur volonte au-deifus de la fieune, ils n’inter- viennent qu’en cas de divifion. Ceftle fens de i’Article XV. Mais de-la refulte aufli la nullite des refer- ves & limitations donnees dans 1 ’Article III aux droits & attributions du Confeil - General : car II le Confeil - General decide que ces referves & limitations ne borneront plus fa puiflance, el- les ne la borneront plus ; & quand tous les membres d’un Etat Souverain reglent fon pou- voir fur eux - memes , qui eft - ce qui a droit de s’y oppofer? Les exclufions qu’on peut inferer de 1 ’ArticIe III ne fignifient done autre chofe, jinon que le Confeil - General fe renferme dans leurs limites jufqu’a ce qu’il trouve a propos de les paifer. C’est ici l’une des contradictions dont j’ai parle , & l’on en demele aifement la caufe. II etoit d’ailleurs bien difficile aux Plenipotentiai- res pleins de maximes de Gouvernemens tout differens, d’approfondir allez les vrais princi- pes du votre. La Conftitution democratique a DE LA MONTAGNE. 249 jufquA prefent ete mal examinee. Tons ceux qui en ont parle, ou ne la connoiffoient pas , ou y prenoient trop peu d’interet , ou avoient interet de la prefenter fous un faux jour. Au- cun d’eux n’a fuffifamment diftingue le Souve- rain du Gouvernement, la Puiflance legislative de l’executive. II n’y a point d’Etafi oil ces deux pouvoirs foient fi fepares , & ou l’on ait tanc aiFede de lcs confondre. Les uns s’irna- ginent qu’une Democratic eft un Gouvernement ou tout le Peuple eft Magiftrat & Juge. D’au- tres ne voient la liberte que dans le droit d’e- lite fes chefs, & n’etant foumis qu’a des Prin¬ ces , croient que celui qui commande eft tou- jours le Souverain. La Conftitution democrati- que eft certainement le chef-d’oeuvre de Part politique : mais plus l’artifice en eft admirable, moins il appartient a tous les yeux de le pene- trer. N’eft - il pas vrai , Monfieur, que la pre¬ miere precaution de n’admettre aucun Confeil- General legitime que fous la convocation du Pe¬ tit - Confeil, & la feconde precaution de n’y fouifrir aucune propofition qu’avec (’approba¬ tion du Petit - Confeil , fuffifoient feules pour maintenir le Confeil - General dans la plus entie- re depejndance ? La troifieme precaution d’y regler la competence des matieres etoit done la chofe du monde la plus fuperflue; & quel eut ete Pinconvenient de lailfepau Confeil - General la plenitude des droits lupremes, puifqu’il n’eu 2fo HUITIEME LETTPvE peut faire aueun ufage qu’autant que le Petit- Confeil le lui permet ? En ne bornant pas les droits de la Puiifanee fbuveraine on ne la reu- doit pas dans le fait moins dependante & Ton evi- toit une contradidion : ce qui prouve que c’eft pour n’avoir pas bien connu votre Conftitution qu’on a pris des precautions vaines en eiles - me- mes & contradidoires dans leur objet. On dira que ces limitations avoient feule- rnent pour fin de marquer les cas ou les Con- finis inferieurs feroient obliges d’aflembler le Confeil- General. J’entends bien cela ; mais n’e- toit-il pas plus nature! & plus limple de mar¬ quer les droits qui leur etoient attribues a eux- memes , & qu’ils pouvoient exercer fans le con- cours du Confeil-General ? Les bornes etoient- elles moins fixees par ce qui eft au deqa que par ce qui eft au dela , & lorfque les Confeils inferieurs vouloient palfer ces bornes , n’eft-i! pas clair qu’ils avoient befoin d’etre autorifes? Par - la , je l’avoue , on mettoit plus en vue tant de pouvoirs reunis dans les memes mains , mais on prefentoit les objets dans leur jour veritable , on tiroit de la nature de la ch'-de le moyen de fixer les droits refpedifs des divers Corps, & Ton fauvoit teute contradic¬ tion. A la verite l’Auteur des Lettres pretend que le Petit-Confeil etant le Gouvernement meme dait exercer a ce titre touts l’autorite qui ifeft BE LA MONTAGNE. 2SI gas attribute aux autres Corps de l’Etat 3 . mais c’eft fuppofer la lienne anterieure aux Edits > c’eft fuppofer que le Petit-Confeil, fource pri¬ mitive de la Puiflance, garde ainfi tons les droits qu’il n’a pas alienes. Reconnoilfez-vous, Mon- fieur , dans ce principe celui de votre Ccnftitu- tion ? Unepreuve fi curieufe merite denous ar- reter un moment. Reiharquez d’abord qu’il s’agitla (a) du pou- voir du Petit - Confeil , mis en oppofition avee eelui des Syndics, c’eft-a-dire, de chacun de ces deux pouvoirs fepare de l’autre. L’Edit par- le du pouvoir des Syndics fans le Confeil , U lie parle point du pouvoir du Confe»:l fans les Syndics ; pourquoi cela ? Parce que le Con¬ feil fans les Syndics eft le Gouvernement. Done le (Hence raerae des Edits fqr le pouvoir du Con,- feil, loin de prouver la nullite de cepouvuir, en prouve l’etendue. Voila, fans doute , une conclulion bien neuve. Admettons-la toutefois, pourvu que, l’antecedent foit prouve. Si c’eft parce que le Petit-Confeil eft le Gou¬ vernement que les Edits ne parlent point de fon pouvoir, ils diront du moins que le Petit- Confeil eft le Gouvernement; a moins que de preuve en preuvelenr file nee n’etabliife toujours le contraire de ce qu’ils ont dit. (a) Lettre.s ecrites 4e h Campagne page 66, 2 i )2 HUITIEME LETTRE Or. je demande qu’on nie montre dans vos Edits ou il eft dit que le Petit - Confeil eft le Gouvernement , & en attendant je vais vous montrer , moi, oil il eft dit tout le contraire. Dans PEdit politique, de 1568 $ je trouve le preambule conqu dans ces termes. Four que le Gouvernement & EJlat de cette Ville coujijle par qiintre Syndicques , le Confeil des Vingt - cinq , It Confeil des Soixante , des Deux - Cents , du Gene¬ ral , & tin Lieutenant en la jujlice ordinaire f avec autres Offices , felon que .bonne police le re- quiert , tant pour Padminiflration du bien public que de la jujlice, nous avons recueilli Pordre qui jufqitici a ■eti obfervl .. . afin qiiil foie garde d Pavenir .... . comme s'enfuit. Des Particle premier de 1’Edit de 1738 , jo vois encore que cinq Ordres compofent le Gouver¬ nement de Geneve. Or de ces cinq Ordres les quatre Syndics tout feuls en font un , le Con¬ feil des Vingt - cinq , ou font certainement com- pris les quatre Syndics, en fait un autre , & les Syndics entrent encore dans les trois faivans. Le Petit-*Confeil fans les Syndics 11’eft done pas le Gouvernement* J’ouvre PEdit de 1707 , & j’y vois a PArd- cle V. en propres termes , que MeJJieurs les Syn¬ dics ont la dire&ion le Gouvernement de PEtat. A Pinftant je ferme le Livre, & je dis; certaine¬ ment felon les Edits le Petit - Confeil fans les Syndics n’eft pas le Gouvernement , quoiqne 1’Auteur ©E la Montague. 2*3 i’Auteur des Lettres affirme qu’il l’eft. On dira que moi-meme j’attribue fbuvent dans ces Lettres le Gouvernement au Petit Con- feil. J’en conviens ; mais c’eft au Petit-Confeil preiide par les Syndics ; & alors il eft certain que ie Gouvernement provifionnel y refide dans le fens que je domle a ce mot : mais ce fens 11’eft pas celui de l’Auteur des Lettres ; puifque dans le mien le Gouvernement n’a que les pou- voirs qui lui font donrtes par la Loi , & que dans le lien , au contraire , le Gouvernement a tous les pouvoirs que la Loi ne lui 6te pas. Reste done dans toute fa force l’objetftiori des Reprefentans, que, quand 1 ’Edit parle des Syndics, il parle de leur pui/fance * & que * quand il parle du Confeil , il ne parle que de fon devoir. Je dis que cette objection refte dans toute fa force •, car l’Auteur des Lettres 11’y repond que par une alfertion derrtentie par tous les Edits; Vous me ferez plaiftr , Mon- fieur , Ci je metrompe, de m’apprendre en quoi peche mon raifonnement. Cependant cet Auteur , tres-coiitent du Gen, demande comment , Ji le Ligislateur navoit pas confidere de cet ail le Petit - Confeil , on pourroit concevoir que dans aticun endroit de PEdit il lien rlgldt Pautorite ; qu'il la fuppofdt par - tout $$ qu'il ne la ditermindt nulle part (b) ? J’oserai tenter d’eelaircir ee profond my ft ere. fbj Ibid, page 67, Tome IX, R 2f4 HUITIEME LETTRE Le Legislateur ne regie point la puiffance XXII , XXX, XXXI, XXXII, XXXI V, XLII, & XLIV ■, fans longer fur-tout que la force de tous ces Articles depend d’un feul qui vous a a uffi ete conferve. Article eifentiel, Article equi¬ ponderant a tous ceux qui vous font contraires, & fi neceilaires a l’effet de ceux qui vous font favorables qu’ils feroient tous inutiles fi foil ve- noit a bout d’eluder celui - la , ainfi qu’on l’a entrepris. Nous voici parvenus au point impor¬ tant i mais pour en bien fentir l’importance il falloit pefer tout ce que je viens d’expofer. On a beau vouloir confondre l’independance & la liberte. Ces deux chofes font fi differen- tes que meme elles s’excluent mutuellement. Quand chacun fait ce qu’il lui plait, on fait fouvent ce qui deplait a d’autres , & cela ne s’appelle pas un etat libre. La liberte confifte jnoins a faire fa volonte qu’a n’etre pas fbumis R 3 2f le Legif- lateur exifte toujours, quoiqu’il ne fe montte pas toujours. II n’eft raflemble & ne parle authentic quement que dans le Confeil - General : mais hors du Confeil - General il n’eft pas aneanti 5 fes membres font epar^, mais ils ne font pas nior ts } ils ne peuvent parler par les Loix , mais ils peuvent toujours veiller fur l’adminiftratioiv des Loix ; c’eftun droit, c’eft merne un devoir attache a leurs perfonnes, & qui ne peut leur etre ote dans aucun terns. De-la le droit deRe- prefentation. Ainla la Reprefentation d’un Ci- toyen, d’un Bourgeois ou de plufieurs n’eft que la declaration de leur avis fur une matiere de leur competence. Ceci eft le fens clair & ne- peffaire de VEdit de 1707 , dans l’Article V qui poncerne les Reprefentations. Dans get Article on profcrit avec raifon la yoie des ilgnatures , parce que cette voie eft pne maniere de donner fon fuifrage, de voter R f 262 HUITIEME L E T T RE par tete comme fi deja Ton etoit en Confeil-Ge^ neral, & que la forme du Confeil - General ne doit etre fuivie que l’orfqu’il eft legitimemeut aft- femble. La voie des Reprefentations a le merae avantage , fans avoir le raeme inconvenient* Ce n’eft pas voter en Confeil - General , c’eft opiner fur les niatieres qui doivent y etre por- tees; puifqu’on ne compte pas les voix ce n’eft pas donner fon fufftage, c’eft feulement dire fon avis. Cet avis n’eft, a la verite , que celui d’un particulier ou de plufteurs ; mais ces parti- culiers etant membres du Souverain & pouvant le reprefenter quelquefois par leur multitude, ia raifon veut qu’alors on ait egard a leur avis, non comme a une de> *fon, mais comme a une propofition qui la demande , & qui la rend quel¬ quefois neceffaire. Ces Reprefentations peuvent rouler fur deux; objets principaux , & la difference de ces ob¬ jets decide de la diverfe maniere dont le Con¬ feil doit faire droit fur ces memes Reprefenta¬ tions. De ces deux objets , Pun eft de fairs quelque changement a Ia Loi , I’autre de repa- rer quelque tranfgreffion de la Loi. Cette divi- lion eft complete & comprend toute la matiere fur laquelle peuvent rouler les Reprefentations. Elle eft fondee fur 1’Edit merae qui , diftinguant les termes felon les objets , impofe au Procu- reur - General de faire des influences ou des re- DE LA MONTAGNE. 2^3 ntontrances felon que les Citoyens lui ont fait des 'plaintes ou des requifaions (f). Cette diftindion une fois etablie, le Con- feil auquel ces Reprefentations font adrelfees doit les envifager bien djiferemment felon celui de ces deux objets auquel elles fe rapportent. Dans les Etats 011 le Gouvernement & les Loix ont deja leur affiette , on doit autant qu’il fs peut eviter d’y toucher & fur tout dans Its pe- tites Republiques , ou le moindre ebranlemcnt delimit tout. L’averfion des nouveautes eft done generalement bien fondee ; elle l’eft fur- tout pour vous qui ne pouvez qu’y perdre , & le Gouvernement ne peut apporter un trop grand obftacle a leur etablilfement ; car quel- que utiles que fulfent les Loix nouvelles , les avantages en font prefque toujours moins furs que les dangers n’en font grands. A cet egartl quand le Citoyen , quand le Bourgeois a propofe fon avis , il a fait fon devoir , il doit au furplus avoir alfez de confiance en fon Magiftrat pour lejuger capable de pefer l’avantage de ce qu’il If) Rcquerir n’eft pas feulement demander, mais de, irjandev en vertu d’un droit qu’on a d’obtenir. Cette ac- peption eft etablie pa-: toutes les formules judiciaires dans lefquelles ce terme de Palais eft employe. On dit reque- rir Jitjlicc ; on n’a jamais dit re'que'rir grace. Ainfi dans les deux cas les Citoyens avoient egalement droit d’exi- ger que leurs re'quijltions ou leurs plaintcs , rejettees par les Confeils inferiems j fuffent portees en Confeil-Gene- yal. Mais par le mot ajoute dans 1 ’Article IV de l’Edit de 175S 5 ce droit eft reftreint feulement au cas de la plainte, comme i! fera dit dans le texte. 254 H U IT IE ME LETTRE lui propofe & porte a 1’approuver s’il le croit utile au biea public. La Loi a done tres-fage- ment pourvu a ce que l’etabliifement & memo la propolition de pareilles nouveautes ne paifat pas fans Paveu des Confeils , & voila en quoi doit confifter le droit negatif qu’ils reclament, & qui , felon moi, leur appartient incontefta- blement. Mais le fecond objet ayant un principe tout oppofe doit etre envifage bien differemment. J1 ne s’agit pas ici d’innover ; il s’agit d’em- pecher au eontraire , qu’on n’innove ; il s’agit non d’etablir de nouvelies Loix , mais de main- tenir les anciennes. Qiiand les chofes tendent au changement par leur pente, il faut fans ceife de nouveaux foins pour les arreter. Voila ce que les Citoyens & Bourgeois, qui ont un fi grand interet a prevenir tout changement, fe propofent dans les plaintes dont parle l’Edit. Le Legislateur exiftant toujours voit l’effet oil 1’abus de fes Loix : il voit fi elles font fuivies ou tranlgreifees , interpretees de bonne ou de mauvaife foi, il y veille ; il y doit veiller ; cela eft de fon droit, de fon devoir , merae de fon ferment. C’eft ce devoir qu’il remplit dans les Reprefentations, c’eft ce droit, alors , qu’il exerce ; & il feroit contre toute raifon, il feroit meme indecent, de vouloir etendre le droit negatif du Confeil a cet objet-la. Cela feroit contre toute raifon quant au Le- DE LA MOKTAGNE. 16 { gislateur; parce qu’alors toute la folemnite des Loix feroit vairle & ridicule s & que reellement 1 ’Etat n’auroit point d’autre Loi que la volonte du Petit-Confeil, maitre abfolu de uegliger , mepnfer , violet, tourner a fa mode les regies qui lui feroient prefcrites , & de prononcer nolf ou la Loi ditoit blanc , fans en repondre k per- fonne. A quoi bon s’aflembler folemnellement dans le Tfcmple de Saint Pierre, pour donner aux Edits une fanction fans effet ? pour dire au Petit-Confeil? Mejjietirs , vnila le Corps de Loix que nous itablijfons dans PE tat , & dont nous I'ous rendons les depojitaires , pour vous y con- former quand vous le jugerez d propos , & pour le tranfgrejfer quand il vous plaira. Cela feroit contre la raifon quant aux Repre- fentations. Parce qu’alors le droit ftipule par un Article expres de I’Edit de 1707 & confirms par un Article expres de l’Edit de 1738 feroit un droit illufoire & fallacieux , qui ne fignifie- roit que la liberte .de fe plaindre inutilemenf quand on eft vexe ; liberte qui , n’ayant jamais ete difputee a perfonne , eft ridicule a etablic par la Loi. Enfin cela feroit indecent en ce que par une telle fuppofition la probite des Mediateurs feroit outragee, que ce feroit prendre vos Magiftrats pour des fourbes & vos Bourgeois pour des du¬ pes d’avoir negocie , traite , tranfige avec rant d’appareil pour insure une des Parties a rentiers' 266 HUITIEME LETTRE difcretion de Pautre , & d’avoir compenfe les conceffions les plus fortes par des furetcs qui ne fignifieroient rieti. Mais , difent ces Meflieurs , les termes de l’Edit font form els : 11 ne fera rien porte au Con- feil - General qu’il si ait Ite trtiife & apprcnve d’a- bord dans le Confeil des Vingt-cinq , puis dans cehii des Deux-Cents. Premierement qu’eft-ce que cela prouve autre chofe dans la queftion prefente , li ce n’eft one marche reglee & conforms a POrdre & l’obli- gation dans les Confeils inferieurs de traiter & approuver prealablement ce qui doit etre porte au Confeil - General ? Les Confeils ne font - ils pas tenus d’approuver ce qui eft prefcrit par la Loi? Quoi ! ft les Confeils n’approu voient pas qu’on procedat a Peledtion des Syndics , n’y de- vroit-oii plus proceder , & fi les fujets qu'ils propofent font rejettes , ne font-il pas contraints d’approuver qu’il en foit propofe d’autres ? D’ailjleurs , qui ne volt que ce droit d’ap- prouver & de rejetter, pris dans fon fens abfo- lu, s’applique feulement aux propofitions qui renferment des nouveautes, Sc non a celles qui n’ont pour objet que le maintien de ce qui eft etabli? trouvez-vous du bon fens a fuppofer qu’il faille une approbation nouvelle pour re- parer les tranfgreffions d’une aneienne Loi ? Dans fapprobation donnee a cette Loi lorfqu’elle fut promulguee font contenues toutes celles qui DE LA MONTAGNE. 2 6f fe rapportent a fon execution : Quand les Con¬ fers approuverent que cette Loi feroit etablie, ils approuverent qu’elle feroit obfervee, par eonfequent qu’on en puniroit les tranfgreifeurs j & quand les Bourgeois dans leurs plaintes fe bornent a demander reparation Ians punition , I’on veut qu’une telle proportion ait de nou¬ veau befoin d’etre approuvee ? Monfieur, ii ce n’eft pas - la fe moquer des gens , dites - moi comment on peut s’en moquer ? Toute la difficulte confifte done ici dans la feule queftion de fait. La Loi a - t - elle ete tranf- greffee , ou ne l’a-t-elle pas ete? Les Citoyens & Bourgeois difent qu’elle l’a ete ; les Magiftrats lenient. Or voyez, je vous prie, ft l’on peut rien concevoir de moins raifonnable en pareil cas que ce droit negatif qu’ils s’attribuent ? On leur dit, vous avez tranfgrelfe la Loi. Ils, re- pondent , nous ne l’avons pas tranfgreflee j & , devenus ainfi juges fupremes dans leur propre eaufe , les voila juftifies contre l’evidence par leur feule affirmation. Vous me demanderez fi je pretends quel’af- firmation contraire foit toujours l’evidence ? Je ne dis pas cela j je dis qne quand elle le feroit vos Magiftrats ne s’en tiendroient pas moins contre l’evidence a leur pretendu droit negatif. Le cas eft a&uellement fous vos yeuxj & pour qui doit etre ici le prejuge le plus legitime ? Eft-il croyable, eft-il naturel que des particu- fffi'8 HUITIEME LETTRE liers fans pouvoir, fansautotite , viennent dire a leurs MagiftratS qui peuverit etre demain leurs Juges ; vous avez fait line injujlice , lorfque cels n’eft pas vrai ? Que peuvent efperet ces particu- liers d’une^ demarche auffi folle , quand memo i!s feroient furs de l’impunite ? Peuvent-ils pen- fer que des Magiftrats ft hautalns jufques dans leurs torts, iront convenir fottement des torts tnemes qu’iis n’auroient pas? Au contraire, y a -1 - il rien de plus naturel que de nie'r les fau- tes qu’otl a faites ? N’a -1 - ort pas intere't de les foutenir , & n’eft - on pas toujours terite] de le faire lorfqu’on le peut impuriement & qu’on a la force en main ? Quand le foible & le fort ont enfemble quelque difpute , ce qui n’arrive guere qu’au detriment du premier, le fentiment pat cela fetal le plus probable eft toujours que' c’eft le plus fort qui a tort. Les probability, }e lefais, ne font pas des preuves : mats dans des faits notoires compares aux Loix , lorfque nornbre de Citoyens affirment qu’il y a injuftice , & que le Magiftfat acCufe de Cette injuftice affirme qu’il n’y en a pas, qui peut etre juge , ft ce n’eft le public inftruit , & ou trouver ce public inftruit a Geneve ft ce n’eft dans le Confeil-General compofe des deux partis ? Il n’y a point d’Etat an monde oil le fujet Iefe par un Magiftrat injurte ne puifle pat quelque vote porter fa plainte au Souyerain , & DE LA MONTAGNE. 2Sy '& la crainte que cette reflource infpire eft ua freinqui contient beaucoup d’iniquites. En Fran¬ ce merae , 011 l’attachement des Parlemens aux Loix eft extreme, la voie judiciaire eft ouver- te contre eux en plufieurs cas par des requeues en caflation d’Arref. Les Genevois font prives d’un pared avantage ; la Partie condamnee par les Confeils ne peut plus , en quelque cas que ce puilfe etre , avoir aucun recours au Souverain : mais ce qu’un particulier ne peut faire pour fon interet prive , tous peuvent le faire pour i’inte- ret commun : car toute tranfgreiiion des Loix etanc une atteinte portee a la liberie devienc une affaire publique, & quand la voix pubiique s’eleve, la plainte doit etre portee au Souverain. 21 n’y auroit fans cela ni Parlement, ni Senat, ni Tribunal fur la terre qui ne fut arme du funefte pouvoir qu’ofe ufurper votre Magiftrat; il n’y auroit point dans aucun Etat de fort auffi due que le v6tre. Vous m’avouerez que ce feroit-la line etrange liberte! Le droit de Reprefentation eft intimement lie a votre Conftitution : il eftle feul moyerx poffible d’unir la liberte a la fubordination, & de ma'mtenir le Magiftrat dans la dependance des Loix fans alterer fon autorite fur le peuple. Si les plain tes font clairement fandees; fi les raifons font palpables, on doit prefumer le Con- feil alfez equitable pour y deferer. S’il ne l’e- toit pas, ou que les griefs n’eufient pas ce de-. Tms IX* S 270 HUITIEME LETTRE gre d’evidence qui les met au deffus du doutes le cas changeroit, & ce feroit alors a la volati¬ le generale de decider; car dans votre Etat cet= te volonte eft le Juge fupreme & Punique Sou- verain. Or comrae des le commencement de la Republique cette volonte avoit toujours des moyens de fe faire entendre & que ces moyens tenoient a votre Conftitution , il s’enfuit que l’Edit de 1707 fonde d’ailleurs fur un droit immemorial & fur Pufage conftant de ce droit, n’avoit pas befoin de plus grande explication. Les Mediateurs ayant eu pour maxime fon- damentale de s’ecarter des anciens Edits le moins qu’il etoit poffible , ont laiffe cet Article tel qu’il etoit auparavant, &meme yontrenvoye. Ainli par le Reglement de la Mediation votre droit fur ce point eft demeure parfaitement le meme, puifque l’Article qui fe pofe eft rappelle tout entier. Mais les Mediateurs n’ont pas vu que les changemens qu’ils etoient forces de faire a d’au- tres Articles les obligeoient, pour etre confe- quens , declaircir cdui - ci, & d’y ajouter de nouvelles explications que leur travail rendoic neceflaires. L’effet des Reprefentations des par- ticuliers negligees eft de devenir enfin la voix du public & d’obvier ainli au deni de juftice. Cette transformation etoit alors legitime & con- forme a la Loi fondamentale, qui, par tout- pays arms en dernier reffort le Souverain de DE LA MONTAGNE. 27 £ la force publique pour l’execution de fes vo- lontes. Les Mediateurs n’ont pas fuppofe ce deni de juftice, L’evenement prouve qu’ils font du flip- pofer. Pour alfurer la tranquillite publique ils one juge apropos de feparcr du Droit la puiffance, & de fupprimer inerae les aifemblees & deputa¬ tions pacifiques dela bourgeoifie; mais puifqu’ils lui ont d’ailleurs con fir me fon droit, ils devoient lui fournir dans la forme de l’inftitution d’au- tres moyens de le faire valoir, a la place de eeux qu’ils lui otoient : ils ne font pas fait. Leur ouvrage a cet egard ell done re e defedtueux j car le droit etant demeure le merne , doit tou- jours avoir les niemes effets. Avssi voyez avec quel art vos Magiftrats fe prevalent de I’oubli des Mediateurs ! En quel- que nombre que vous puilliez etre ils ne voient plus en vous que des particuliers , & depuis qu’il vous a ete interdit de vous montrer ent corps ils regardent ce corps corame aneanti: il ne Peft pas toutefois, puifqu’il conferve tons fes droits , tous fes privileges , & qu’il fait toujours la principale partie de l’Etat & du Legislateur. Ils partent de e'ette fuppofition faulfe pour vous faire tnille difficultes chime ri- ques fur l’autorite qui peut les obliger d’aifem- bler le Confeil - General. II n’y a point d’au- torite qui le puiife hors celle des Loix, quatid ils les obfervent : mais 1’autorite de la Loi S &7S HU1TIEME LETTRE qu’ils tranfgreifent retourne au Legislates ; 8c n’ofant nier tout - a - fait qu’en pareil cas cette autorite ne foit dans le plus grand nombre, ils raflemblent leurs objections fur les moyens de le conftater. Ces moyens feront toujours faci- les fi - tot qu’ils feront permis , & ils feront fans inconvenient, puifqu’il eftaife d’enprevenir les abus. Il ne s’agiffbit - la ni de tumultes ni de vio¬ lence : il ne s’agiffoit point de ces relfources quelquefois neceifaires rnais toujours terribl.es» qu’on vous a tres - fagement interdites ; non que vous en ayiez jamais abufe , puifqu’au contraire vous n’en ufates jamais qu’a la der- niere extremite , feulement pour votre defen- fe, & toujours avec une moderation qui peut- etre eut du vous conferver le droit des ar- mes, fi quelque peuple eut pu 1’avoir fans dan¬ ger. Toutefois je benirai le Clel, quoi qu’il arri¬ ve, dece qu’on n’enverra plus l’affreux appareil au milieu de vous. Tout eft permis dans les maux extremes , dit plufieurs fois l’Auteur des Let- tres. Cela fut - il vrai, tout ne feroic pas expe¬ dient. Quand 1’exces de la Tyrannie met celui qui la foulfre au - deffus des Loix, encore taut- il que ce qu’il tente pour la detruire lui laifie quelque efpoir d’y reuffir. Voudroit-on vous r eduire a cette expremite ? je ne puis le croi- re, & quand vous y feriez , je psnfe encore moins qu’aucune voie de fait put jamais vous ■ DE LA MONTAGNE; 27i en tirer. Dans votre pofition toute fauffe de¬ marche eft fatale , tout ce qui vous induit a la faire eft un piege , & fuiliez - vous un inftant les maitres , en moins de quir.ze jours vous ie- riez ecrafes pour jamais. Quoi que faifent vos Magiftrats, quoi que dife l’Auteur des Lettres , les moyens violens ne conviennent point a la caufejufte : fans croire qu’on veuiile vous for¬ cer a les prendre , je crois qu’on vous les ver- roit prendre avec plaiftr ; & je crois qu’on ne doit pas vous faire envifager comme une ref- fource ce qui ne 'peut que vous oter toutes les autres. La juftice & les Loix font pour vous > ces appuis, je le fais , font bien foibles contre le credit & l’intrigue ; mais ils font les feuls qui vous reftent: tenez - vous - y jufqu’a la fin. Eh! comment approtiverois - je qu’on voulut troubler la paix civile pour quelque interet que ce fut , moi qui lui facrifiai le plus eher de tous les miens ? Vous le favez , Monfieur j'etois defire, follicitej je n’avois qu’a paroi- tre ; mes droits etoient foutenus, peut - etre mes affronts repares. Ma pretence eut du moins intrigue mes perfecuteurs , & j’etois dans une de ces politions enviees, dont quieonque aime a faire un role fe prevaut toujours avi- dement. J’ai prefere l’exil perpetuel de ma pa- trie ; j’ai renonce a tout , meme a i’efperance, plutdt que d’expofer la tranquillite publique; S 3 5574 HUITIEME LETTRE j’ai merite d’etre cru fincere, lorfque je parle en fa faveur. Mais pourquoi fupprimer des alfemblees pai- jfibles & purement civiles, qui ne pouvoient avoir qu’un objet legitime, puifqu’elles reftoicnt toujours dans la fubordination due au Magif- trat ? Pourquoi , laitlanc a la Bourgeoisie le droit de faire des Reprefentations , lie les lui pas laiifer faire avec Pordre & l’authenticite convenables ? Pourquoi lui 6ter les moyens d’en deliberer entr'elle , &, pour eviter des afl'emblecs trop nombreufes, au moins par fes deputes? Peut on rien imaginer de.mieux re¬ gie, de plus decent, de plus convenable que les alfemblees par compag nies & la forme de traiter qu’a fuivi la Bourgeoifie pendant qu’elle a ete la maitrcfle de l’Etat ? N’eft - il pas d’une police mieux entendue de voir monter a PH6- teL-de-Vllle une trentaine de deputes au nom de tous leurs Concitoyens , que de voir toute line Bourgeoifie y monter en foule ; chacun ayant fa declaration a faire, &nul nepouvant parler que pour foi ? Vous avez vu, Mon- fieur , les Reprefentans en grand nombre , for¬ ces de fe divifer par pelotons pour ne pas faire tumulte & cohue, venir feparement par bandes de trente ou quarante, & mettre dans leur demarche encore plus de bienfeance & de modetlie qu’il ne leur en etoit prefcrit par la Loi. Mais tel eft l’eiprit de la Bourgeoifie de DE LA MONTAGNE '275 Geneve ; toujours plut6t en deqa qu’en dela de fes droits , elle eft ferine quelquefois, elle n’eft jamais feditieufe. Toujours la Loi dans le coeur, toujours le refped du Magiftrat fous les'yeux , dans le terns meme oil la plus vive indignation devoit animer fa colere , & ou rien ne l’empe- chpit de la contenter , elle lie s’y livra jamais. Elle fut jufte etant la plus forte; meme elle fut pardonner. En eut - on pu dire autant de fes opprelfeurs ? On fait le fort qu’ils lui firent eprouver autrefois j on fait celui qu’ils lui pre- paroient. Tels fontles hommes vraiment dignes de la liberte parce qu’ils n’en abufent jamais , qu’on charge pourtant de liens & d’entraves comrne la plus vile populace. Tels font les Citoyens, les membres du Souverain qu’on traite en fu- jets , & plus mal que des fuiets memes ; puif- que dans les Gouvernemens les plus abfolus on permet des aflemblees de communautes qui lie font prefidees d’aucun Magiftrat. Jamais, comme qu’on s’y prenne,des regie- mens contradidoires ne pourront etre obferves a la fois. On permet, on autorife le droit de Reprefentation, & l’on reproche aux Reprefen- tans de manquer de confiftance en les empe- cbant d’en avoir. Cela n’eft pas jufte, & quand on vous met hors d’etat de faire vos demarches en Corps, il ne faut pas vous objeder que vous n’etes que des particulars. Comment ne S 4 27* HUITIEME LETTRE voit - on point que li le poids des Reprefenta~ tions depend du nombre des Reprefentans , quand elles font generates il eft impolfible a© les faire un a un? Et quel ne feroit pas 1’em- barras du Magiftrat s’il avoit a lire fucceffive- ment les Memoires ou a ecouter les difcours d’un millier d’hommes , eomme il y eft oblige par la Loi ? Voici done la facile folution de cette grande difficulte que l’Auteur des Lettres fait valoir comnie infoluble (be). Que lorfque le Magiftrat n’aura eu nul egard aux plaintes des particu- liers portees en Reprefentations ; il permette I’alfemblee des Compagnies bourgeoifes, qu’il la permette feparement en des lieux , en des terns differens ; que cedes de ces Compagnies qui voudront a la pluralite des fuffrages ap- puyer les Reprefentations le faffent par leurs Deputes. Qu’alors le nombre des Deputes re¬ prefentans fe compte ; leur nombre total eft fixe ; on verra bientot li leurs vaux font ou ne font pas ceux de l’Etat. Ceci ne fignifie pas , prenez-y bien garde , que ces alfemblees partielles puilfent avoir au- cune autorite, ft ce n’eft de faire entendre leur fentiment fur la matiere des Reprefentations. Elies n’auront, eomme alfemblees autorifees pour ce feul cas , nul autre droit que celui des particuliers; leur objet n’eft pas de changer la (■*) Page. 88- DE LA MONTAGNE. 47 i Loi mais de juger fi elle eft fuivie, ni de re- drelfer des griefs mais de montrer le befoin d’y pourvoir : leur avis , fut - il unanime , ne fera jamais qu’une Reprefentation. Or, faura feule- ment par - la fi cette Reprefentation merite qu’on y defere, foit pour aifembier le Conieii-Genera! fi les Magiftrats 1 ’approuvent, foit pour s’en difi. penfer s’ils Raiment mieux, en faifant droit par eux-niemes fur les juftes plaintes des Citoyens & Bourgeois. Cette voie eft Ample , naturellc, fure, elle eft fans inconvenient. Ce n’eft pas meme une Loi nouvelle a faire, c’eft; feulement un Arti¬ cle a revoquer pour ce leul cas. Cependant fi elle effraie encore trop vos Magiftrats, il en refte une autre non rnoins facile, & qui n’eft pas plus nouvelle : c’eft de retablir les Confeils- Generaux periodiques , & d’en borner l’objet aux plaintes mifes en Reprefentations durant I’intervalle ecoule de l’un a l’autre , fans qu’ii foit permis d’y porter aucune autre queftion- Ces alfemblees, qui par une diftiucfion tres-im- portante (y) n’auroient pas i’autorite du Sou- verain mais du Magiftrat fupreme, loin de pou- voir rien innover ne pourroient qu’empecher toute innovation de la part des Confeils, & remettre toutes chofes dans l’ordre de la Legif- lation , dont le Corps depofitaire de la force publique peut maintenant s’ecarter fans gens iy) Voyez leContrat Social. L. III. Chap. 17 S 1 ^78 HUITIEME JL E T T RE autant qu’il lui plait. En forte que , pour fairs toraber ces aifemblees d’elles - memes , les Ma- giftrats n’auroient qu’a fuivre exa&ement les Loix : ear la convocation d’un Confeil - General feroit inutile & ridicule lorfau’on n’auroit rien jl a y porter ; & il y a grande apparence que c’eft ainfi que fe perdit I’ufage des Confeils - Ge- neraux periodiques au feizieme iiecle , comme il a ete dit ci - devant. Ce fut dans la vue que je viens d’expofer qu’on les retablit en 1707 , & cette vieille quef- tion renouvellee aujourd’hui fut decidee alors par le fait trime de trois Confeils - Generaux confecutifs , au dernier defquels paifa 1 ’Article concernant le droit de Representation. Ce droit n’ctoit pas contefte , mais elude ; les Magiftrats n’ofoient difconvenir que lorfqu’ils refufoient de fatisfaire aux plaintes de la Bourgeoifie la quef- tion ne dut etre portee en Confeil-General; mais comme il appartient a eux feuls de le convoquer, ils pretendoient fous ce pretexte pouvoir en dif- ferer la tenue a leur volonte , & comptoient laifer a force de delais la conftance de la Bour¬ geoifie. Toutefois fon. droit fut ertfin fi bieu reconnu qu’on fit des le 9 Avril convoquer l’af- 'femblee generale pour lelf de Mai, ajin, dit le Pla¬ card , de lever far ce moyen les infinuations qui ont ete repandues que la convocation en pourroit etre chides & renvoyee encore loin. Et qu’on ne aife pas que cette convocation DE LA MONTAGNE. 279 fut forcee par quelque acle de violence ou par quelque tumulte tendant a {edition , puifque tout fe traitoit alors par deputation , comme le Confeil Favoit defire , & que jamais les Ci- toyens & Bourgeois lie furent plus paifibles dans leurs aflemblees, evitant de Jes faire trop nombreufes & de leurdotmer un air impofant. Ils poulferent tneme fi loin la decence & , j’ofe dire , la dignite, que ceux d’entr’eux qui portoient habituellement l’epee la poferent toujours pour y affifter ( z). Ce ne fut qu’apres que tout fut fait, ceft-a-dire, a la fin du troifieme Confeil- General, qu’il y eut un cri d’armes caufe par la faute du Confeil , qui eut l’imprudence d’en- voyer trois Compagiiies de la garnifon la balon- nette au bout du fufil, pour forcer deux ou trois cents Citoyens encore, affembles a Saint Pierre. Ces Confeils periodiques retablis en 17^7 5 furent revoques cinq ans apres; mais par quels moyens & dans queiles eirconftances ? Un court examen de cet Edit de I’jiz nous fera jager de fa valid ice. Premierement Ie Peuple eflfraye par les exe¬ cutions & profcriptions recentes n’avoit ni liberte ni furete 1 ii ne pouvolt plus compter fur rien (z) Ils eurent la nleme attention en 1754 dans leurs Reprefentations du 4 Mars , appuyee de mille ou de douze cents Citoyens ou Bourgeois en perfonnes, dont pas un feul n’aroit 1 ’epee au cote. Ces foins, qui paroitroient sninutieux dans tout autre Etat, ne Ie font pas dans une Democratic , & carafterifent peut-etre mieux un peuple que des traits plus edatans. i8o HUITIEME LETTRE apres la frauduleuTe amniftie qu’on employs pour le furprendre. II croyoit k chaque inftant revoir a fes portes les Suilfes qui fervirent d’ar- chers a fes fanglantes executions. Mai revenu d’un effroi que le debut de PEdit etoit tres-pro- pre a reveiller, il eut tout accorde par la feule crainte; ii fentoit bien qu’on ne 1’adembloit pas pour dormer la Loi mais pour la recevoir. Les motifs de cette revocation, fondes fur les dangers des Confeils-Generaux periodiques, font d’une abfurdite palpable a qui connoit le moins du monde l’efprit de votre Conftitutioti & celui de votre Bourgeoifie. On allegue les terns depefte, de famine & de guerre, comrae fi la famine ou la guerre etoient un obftacle a la tenue d’un Confeil, & quant a la pefte , vous m’avouerez que c’eft prendre fes precau¬ tions de loin. On s’effraie de l’ennemi, des mal-intentionnes , des cabales ; jamais on ne vit des gens II timides; l’experience du palfe devoit les ralfurer. Les frequens Confeils - Generaux out ete dans les terns les plus orageux le falut de la Republique, comme il fera montre ci-apres, & jamais on n’y a pris que des refo- lutions fages & courageufes. On foutient ces affemblees contraires a la Conftitution, dont dies font le plus ferme appui; on les dit con¬ traires aux Edits, & dies font etablies par les Edits; on les accufe de nouveaute & elles font DE LA MONTAGNE. 2§r auffi anciennes que la Legislation. II n’y a pas line ligne dans ce prsambule qui ne foit une fauflete ou une extravagance, & c’eft fur ce bel expofe que la revocation palTe, fans program¬ me anterieur qui ait inftruit les membres de 1’alfemblee de la proportion qu’on leur vouloit faire, fans leur donner le loifir d’en deliberer entre eux, raeme d’y penfer, & dans un terns ou la Bourgeoifie mal inftruite de l’hi[loire de fon Gouvernement s’en laifioit aifement impo- fer par le Magiftrat. Mais un moyen de nullite plus grave encore eft la violation de l’Edit dans fa partie a cet egard la plus importante , favoir, la maniere de dechiffrer les billets ou de compter les voix; car dans 1 ’article 4 de l’Edit de 1707 il eft dit qu’on etablira quatre Secretaires ad a&um pour recueillir les fuffrages , deux des Deux-Cents & deux du Peuple, lefquels feront choifis fur le champ par M. le premier Syndic & prete- ront ferment dans le Temple. Et toutefois dans le Confeil-General de 1712, fans aucun egard a l’Edit precedent on fait recueillir les fulfrages par les deux Secretaires d’Etat. Quelle fut done la raifon de ce changement, & pourquoi cette manoeuvre illegale dans un point II capi¬ tal, conime fi Ton eut voulu tranfgrelfer a plai- flrlaLoLqui venoit d’etre faite ? On commen¬ ce par violer dans un article l’Edit qu’on veut annuiler dans un autre ! Cette marche eft-elle 282 HUITIEME LETTRE reguliere ? Si comme porte cet Edit ds revoca¬ tion l’avis du Confeii fut approuve prefque una - nimement (aa) , pourquoi done la furprife & la confternation que raarquoient les Citoyens eti lortant du Confeii, tandis qu’on voyoit un air de tnomphe & de fatisfaclion fur les vifages des Magilfrats (kb)? Ces diifcrentes contenances font-elles naturelles a gens qui viennent d’etre unanimement du memo avis ? (ad) Par la maniere dont il m’eft rapporte qu’on s’y prit, eette unanimite n’etoit pas difficile a obtenir , & il ne tint qu’a ces Meffieurs de la rendre complete. Avant l’affemblee , le Secretaire d’Etat Meftrezat dit: LaiJJez-les venir , je les tiens. 11 employa , dit-on , pour cette fin les deux mots Approbation , & Rejection , qui depuis font demeure's en ufage dans les billets : en forte que quelque parti qu’on prit tout revenoic au meme. Car fi 1’on choififfoit Approbation Ton approuvoit i’avis des Confeils, qui rejettoit l’affemblee periodique ; & (11’on prenoit Rejeilion l’on rejettoit l’affemblee periodique. Je n’invente pas ce fait, & je ne le rapporte pas fans au¬ torite ; je prie le ledeur de le croire ; mais je dois a la verite de dire qu’il ne me vient pas de Geneve , & a la juftice d’ajouter que je ne le crois pas vrai : je fais feu- lement que l’equivoque de ces deux mots abufa bien des votans fur celui qu’ils devoient choifir pour exprimer ’em intention , & j’avoue encore que je ne puis imaginer au- cun motif lronnete ni aucune excufe legitime a la tranf- greffion de laLoi dans le recueillement des fuffrages. Rien ne prouve mieux la terreur dontle People etoit fail! que le filence avec lequel il laiffapaffer cette irregularite. ( bb ) Ils difoient entre eux en fortant, & bien d’autresf l’entendirent; nous venous defaire uric grande journee. Le lendemain nombre de Citoyens furent fe plaindre qu’on les av'oit trompe's , & qu’ils n’avoier.t point enten- du rejetter les affemblees generates, mais l’avis des Con* foils. On fe moqua d’eux. DE LA MONTAGNE. 2 %$ Ainsi done pour arracher ces edits de revo¬ cation l’on ufa de terreur, de furprife, vrai- femblablement de fraude, & tout au moins on viola certainement la Loi. Qu’on juge II ces ca- raderes font compatibles avec ceux d’une Loi facree , comme on alfede de l’appeller ? Mais fuppofons que cette revocation foit le¬ gitime & qu’on n’en ait pas enfreint les condi¬ tions (cc), quel autre effet peut-on lui donner 3 que de remettre les chofes fur le pied ou elles etoient avant l’etabliifement de la Loi revoquee , & par confequent la Bourgeoifie dans le droit dont elle etoit en polfellion ? Quand on calfe une tranfadion, les Parties ne reftent-elles pas comme elles etoient avant qu’elle fut palfee? Convenons que ces Confeils-Generaux perio- diques n’auroient eu qu’un feul inconvenient, mais terrible e’eut ete de forcer les Magif- trats & tous les Ordres de fe contenir dans les bornes de leurs devoirs & de leurs droits. Par cela feul je fais que ces ademblees fi eifarou- ehantes ne fe rent jamais retablies, non plus que celles de la Bourgeoifie par compagnies s mais aulTi n’eft - ce pas de cela qu’il s’agit; je n’examine point ici ce qui doit ou ne doit pas fe faire , ce qu’on fera ni ce qu’on ne fera pas. (cc) Ces conditions portent qu’ aucun changement a VE- dit riaura force qu’il n’ait ete approuve dans ce Souverain ConfeiL Refte done a favoir fi les infractions de l’Edit ^efont pas des changemens a l’Edit. 284 HUITIEME LETTRE Les expediens que j’indique (implement corame poflibles & faciles, comme tires de votre Conf- titution , n’etant plus cotiformes aux nouveaux Edits, ne peuvent pafler que du confentement des Confeils, & mon avis 11’eft allurement pas qu’on les leur propofe : mais adoptant un mo¬ ment la fuppoiition de Eduteur des Lettres, jc refous des objections fri voles; je fa is voir qu’il cherche dans la nature des chofes des obftacles qui ivy font point, qu’ils ne font tous que dans la mauvaife volonte du Confeil, & qu’il y avoit s’il l’eut voulu cent rnoyens de lever ces pre- tendus obftacles, fans alterer la Conftitution, fans troubler l’ordre, & fans iamais expofer le repos public. Mais pour rentrer dans la queftion tenons- sious exa&ement au dernier Edit, & vous n’y verrez pas une feule difficulte teelle contre l’ef- fet neceiTaire du droit de Reprefentation. 1. Celle d’abord de fixer ie nombre des Re- prefentans eft vaine par l’Edit meme,qui ne fait alicune diftinclion du nombre, & ne donne pas moins de force a la Reprefentation d'unleul qu’a celle de cent. 2. Celle de donner a des patticuliers le droit de faire aflembler le Confeil-General eft vaine encore; puifque ce droit, dangereux ou non, ne refulte pas de I’efFet neeelfaire des Reprefentations. Comme il y a tous les ans deux Confeiis Generaux pour les eledions, il n’aj DE LA MONTAGNE. 28 ? ft'en faut point pour cet eftet aflembler d’extraor- dinaire. II fuffit que la Reprefentation, apres avoir ete examinee dans les Confeils, foit portee au plus prochain Confeil - General, quand ells eft de nature a 1 ’etre (Jd), La feance n’en fera pas meme prolongee d’une heure , commeil eftmani- fefte a qui connoit 1 ’ordre obferve dans ces af- fembiees. II faut feulement prendre la precau¬ tion que la propolition pafie aux voix avant les elections : car ft l’on attendoit que Peiedtion fut faite , les Syndics ne manqucroient pas de rompre aufli-t 6 t l’aflemblee , comme ils firenc en 173G 3. CtLLE de multiplier les Confeils-Generaux eft levee avec la precedente & quar.d die ne le few it pas , oil feroient les dangers qu’on y trouve ? G’eft ce que je ne faurois voir. On fremit en livant l’enumeration de ces dan¬ gers dans les Lettres ecrites de la Campagne, dans l’Editde 1712, dans la Harangue deM. Chouet} mais verifions. Ce dernier dit que la Republique ne fut tranquille que quand ces affemblees devin- rent plus rares. II y a ia une petite iiiyerfton a re- tablir. II falloit dire que ces affemblees devinrenC plus rares quand la Republique fut tranquille. Li- fez , Monfieur, les faftes de votre Ville durantls feizieme iiecle. Comment fecoua-t-elle ie double (dd) J’ai diftingue ci - decant les casoii les Confeils font tenus de l’y porter, & ceux oil ils nele font pas. T Tome IK, 2S on eft fur qu’ils difent toujours ce qu’ils difent, & que les particuliers ne font plus en dome, fur chaque affaire, du fens qu’il plaira au Ma- giftrat de donner a la Loi. N’eft-il pas clair que les difficultes dont il s’agit maintenant n’exiile- roient plus fi l’on eut pris d’abord ce moyen de les refoudre? 6. Celle de foumettre les Confeils aux or- dres des Citoyens eft ridicule. Il eft certain que des Reprefentations ne font pas des ordres, non plus que la requete d’un homme qui de- mande juftice n’eft pas un ordre; mais le Ma- giftrat n’en eft pas moins oblige de rendre au fuppliant la juftice qu’il demande , & le Con¬ feii de faire droit fur les Reprefentations des Citoyens & Bourgeois. Quoique les Magiftrats loient les fuperieurs des particuliers, cette {a* T 3 29 d HUITIEME LETTRE periorke ne les difpenfe pas d’accorder a ieurs inferieurs ee qu’ils leur doivent , & les terrnes refpe&ueux qu’emploient ceux - ci pour le de- mander n’otent rien au droit qu’ils ont de Fob- tenir. Une Reprefentation eft , fi Fon veut» un ordre donne au Confeil, comme elle eft un ordre donne au premier Syndic a qui on la pre- fente de la communiquer au Confeil; car c’eft ce qu’il eft toujours oblige de faire, foit qu’il approuve la Reprefentation 3 foit qu’il ne l’ap- prouve pas.. Au refte quand le Confeil tire avantage du mot de Reprefentation qui marque inferiorste» esi difant une chefe que perfonne ne dilpute, il oubiie cependant que ce mot employe dans le Reglement n’eft pas dans l’Edit auquel ii retivoie, mais bien celui de Remontrances qui prefente un tout autre fens: a quoi l’on peut ajouter qu’il y a de la difference entre les Re~ montrances qu’un Corps de Magiftrature fait a fon Souverain., & celles que des membres du Souverain font a un Corps de Magiftrature. Vous direz que j’ai tort de repondre a une pa~ reilSe objection j mais elle vaut bien la piupart des autres. 7 . Celle enfin d’un homme en credit con- teftant le fens ou l’application d’une Loi qui le condamne , & feduifant le public en fa fa¬ vour , eft telle que je crois devoir m’abftenir DE LA MONTAGNE. 251 de la qualifier. Eh! qui done a connu la Bour. geoifie de Geneve pour un peuple fervile, ar¬ dent , imitateur, ftupide , ennerai des loix , & li prompt a s’enflammer pour les interets d’au- trui ? II faut qjue chacun ait bien vu le fien compromis dans les affaires publiques , avant qu’il puiffe fe refoudre a s’en meler, Souvent l’injuftice & la fraude trouvent des protedeurs jamais elles n’ont le public pour elles; e’eft en ceei que la voix du Peuple eft la voix de Dieu, mais malheureiffement cette voix facree eft toujours foible dans les affaires contre le eri de la Puiffance , & la plaints de l’innocence opprimee s’exhale en murmures me. prifes par la tyrannic. Tout ce qui fe fait par brigue & fedudion fe fait par preference au profit de ceux qui gouvernent; cela ne fau- -roit etre autrement. La rufe , le prejuge , fiiv teret, la crainte , l’efpoir , la vanite, les cou- leurs fpecieufes , un air d’ordre & de fubordi- nation , tout eft pour des hommes habiles conf- titues en autoritd & verfes dans Part d’abufer le peuple. Quand il s’agit d’oppofer 1’adreffe a l’adreffe, ou le credit au credit, quel avantage immenfe n’ont pas dans une petite Ville les premieres families toujours unies pour domi- ner , leurs amis, leurs cliens , leurs creatures s tout cela joint a tout le pouvoir des Confeils, T 4 2f>2 HUITIEME LETTRE pour ecrafer des particuliers qui oferoient leur faire tore, avec dcs fophifmes pour toutes ar- nies '{ Voyez autour de vous dans cet inllant meme. L’appui des loix , l’equite , la verite, 1'evidence , l’interet commun , le foin de la furete particuliere, tout ce qui devroit entrainer la foule fuffic a peine pour proteger des Citoyens refpectes qui rec'ament contre l’iniquite la plus ruanifefte •, & l’on veut que chez un Peuple eclairs Finteret d’un brouillon fade plus de par- t’fans que n’en peut faire celui de l’fctat ? Ou je cannois rnal votre Bourgeoifie & vos Chefs , ou ii jamais il fe fait une feule Representation mal fondee, ce quin’eft pas encore arrive que je fa- che; I’Auteur, s’il n’eft meprifabie, ell un hotn- jne perdu. Est-Il befoin de rcfnter des objedions de cette efpece quand on parle a des Gcnevois ? Y a - t - il dans votre Ville un feui homme qui n’en fente la mauvaife foi, & peut-on ferieufe- ment balancer l’ufage d’un droit facre , fonda- mental , confirme , necedaire , par des incon¬ veniens chimeriques que ceux memes qui les objedent favent rnieux que perfonne ne pou- voir exifter 'i Tamils qu’au contraire ce droit enfreint ouvre la porce aux exces de la plus odieufe Oligarchic, au point qu’on la voit at- tenter deja fans pretexte a la liberte des Ci¬ toyens , & s’arroger hautement le pouvoir de les DE LA MONTAGNE. 293 emprifonner fans aftriclion ni condition , fans formalite d’aucune efpece, contre la teneur des Loix les plus precifes , & malgre toutes les pro- teftations. L’explication qu’011 ofe donner a ces Loix eft; plus infultante encore que la tyrannic qu’on exerce en leur nom. De quels raifonnemens on vous paie ? Ce n’eft pas affez de vous traiter en efclaves ft Ton ne vous traite encore en enfans. Eh Dieu ! Comment a-t-on pu mettre en doute des queftions auffi claires, comment a-t on pu les embrouiller a ce point ? Voyez, Monfteur, fl les pofer n’eft pas les refoudre ? En finiffant par - la cette Lettre , j’efpere ne la pas alonger de beaucoup. Un homme pent etre conftitue prifonnier de trois manieres. L’une , a l’inftance d’un autre homme qui fait contre lui Partie formelle ; la feconde , etant furpris en flagrant dclit & faifi fur le champ , ou , ce qui revient au meme, pour crime notoire dont le public eft temoin ; & la troifteme , d’office, par la fimple autorite du Ma- giftrat, fur des avis fecrets, fur des indices, ou fur d’autres raifons qu’il trouve fuffilantes. Daks le premier cas, il eft ordonue par les Loix de Geneve que 1 ’accufateur revete les pri- fons , ainfi que l’accufe ; & de plus, s’il n’eft pas foivable , qu’il donne caution des depens &■ de l’adjuge. AinG Ton a de ce cote dans T f *94 HUITIEME LETTRE l’interet de l’accufateur une furete raifonnable que le prevenu n’eft pas arrete injuftement. Dans le fecond cas , la preuve eft dans le faitmeme, & l’accufe eft en quelque forte con- vaincu par fa propre detention. Mais dans le troifteme cas on n’a ni la me- me furete que dans le premier , ni la tneme evidence que dans le fecond , & c’eft pour ce dernier cas que la Loi , fuppofant le Magiftrat equitable , prend feulement des mefures pour qu’il ne foit pas furpris. Voila les principes fur lefquels le Legislateur fe dirige dans ces trois cas; en voici maintenant 1’appli cation. Dans le cas de la Partie formelle, on a des le commencement un proces en regie qu’ii faut fuivre dans toutes les formes judiciaires ; c’eft pourquoi l’affaire eft d’abord traite en premie- Ve inftance. L’emprifonnement ne peut - etre fait fi , parties ouies , il n'a ete permis par jus¬ tice (f). Vous favez que ce qu’on appelle a Geneve la Juftice eft le Tribunal du Lieutenant & de fes affiftans appelles Auditeurs. Ainfi c’eft a ces Magiftrats & non a d’autres , pas meme aux Syndics , que la plainte en pareil cas doit etre portee , & c’eft a eux d’ordonner Femprifonnement des deux parties ; fauf alors (. ff ) Edits civils. Tit. XII. Art. i. DE LA MGNTAGNE. *jf le recours de Tuns des deux aux Syndics, Ji , felon les termes de l’Edit , .die fe fentoitgrevee farce qui aura ete ordonne (gg). Les trois pre¬ miers Articles du Titre XII fur les maderes crirninelles fe rapportent evidemment a ce ca.s-la. Dans le cas du flagrant delit, foit pour cri¬ me , foit pour exces que la police doit punir, il eft permis a toute perfonne d’arreter le cou- pable; mais il n’y a que les Magiftrats charges de quelque partie du pouvoir executif , tels que les Syndics , le Confeil, le Lieutenant, un Auditeur , qui puiifent Tecrouer; un Confeilier ni plulieurs ne le pourroient pas; & le prifon- nier doit etre interroge dans les vingt - quatre heures. Les cinq Articles fuivans du meme Edit fe rapportent uniquement ji cefecond cas; comme il eft clair, tant par l’ordre de la nia- tiere, que par le nom de criminel donne au prevenu , puifqu’il n’y a que le feul cas du fla¬ grant delit ou du crime notoire , ou I’on puiife appeller criminel un accufe avant que fon pro- ces lui. foit fait. Que fi fon s’obftine a vou- loir qu 'accufe & criminel foient fynonimes, il faudra , par ee meme langage , qu 'innocent & criminel le foient auffi. Dans le refte du Titre XII il n’eft plus quef- tion d’emprifonnement , & depuis l’Articie 9 jnclulivement tout roule fur la procedure & (j/g ) Ibid. Aft. 2, 295 HUITIEME LETTRE fur la forme da jugement dans toute efpece dc procescriminel. II a’y eft point parle des empri- fonnemens faits d’office. Mais il en eft parle dans l’Edit politique fur FOffice des quatre Syndics. Pourquoi cela ? Par- ce que cet Article tient immediatement a la li- berte civile , que le pouvoir exeree fur ee point par le Magiftrat eft un adte de Gouverne- raent plutot que de Magiftrature, &qu’un fitn- ple Tribunal de juftice ne doit pas etre revetu d’un pared pouvoir. Auffi l’Edit l’accorde -1-il aux Syndics feuls , non au Lieutenant ni a au- cun autre Magiftrat. Or pour garantir les Syndics de la furprife dont j’ai parle, I’Edit leur prefcrit de mander premierement ceu.x qtCil appartiendra , d’exami¬ ner , d’interroger, & en&n de faire emprifonner ji meflier ell. Je crois que dans un pays libre la Loi ne pouvoit pas moins faire pour mettre un frein a ce terrible pouvoir. Il faut que les Ci- toyens aient toutes les fiiretes raifonnables qu'en failant leur devoir ils pourront coucher dans leur lit. L’Article fuivant du raeme Titre rentre, comme il eft manifefte , dans le cas du crime notoire & du flagrant debt , de merae que l’Ar- ticle premier du Titre des matieres criminelles, dans le merae Edit politique. Tout cela peut paroitre une repetition: mais dans I’Edit civil la matiere eft confideree quant a l’exercice de DE LA MONTAG NE. 297 lajuftice, & dans l’Edit politique quant a lafu- rete des Citoyens. D’ailleurs les Loix ayapt ete faites en differens terns , & ces Loix etant l’ou- vrage des homines , on n’y doit pas chercher un ordre qui ne fe demente jamais & une per¬ fection fans defaut. II fuffit qu’en meditant fur le tout & en comparant les Articles, on y decou- vre l’elprit du Legislateur & les raifons du di£. pofitif de fon ouvrage. Ajoutez une reflexion. Ces droits fi judicieu- fernent combines ; ces droits reclames par les Reprefentans en vertu des Edits , vous en jouif- fiez fous la fouverainete des Eveques , Neucha- tel en jouit fous fes Princes, & a vous Repu- blicains on veut les oter ! Voyez les Articles 10, xi , & plufieurs autres des franchifes de Geneve dans l’adle d’Ademarus Fabri. Ce monu¬ ment n’eft pas moins refpedtable aux Genevois que ne I’eft aux Anglois la grande Chartre encore plus ancienne, & je doute qu’on frit bien venu chez ces derniers a parler de leur Chartre avec autant de mepris que l’Auteur des Lettres ofe en marquer pour la v6tre. Il pretend qu’elle a ete abrogee par les Conf. titutions de la Republique ( bib ). Mais au con- ( hh ) C’etoit par une Logique toute femblable qu’en 1742 on n’eut aucun egard au Traite de Soleure de 1^79 , foutenant qu’il etoitfuranne quoiqu’il fut decla¬ re perpetuel dans l’Adte meme , qu’il n’ait jamais ete abroge par aucun autre , & qu’il ait ete rappelle plufieurs fois j notatmnent dans Facte de la Mediation. 298 tIUITIEME LETTRE traire je vois tres - fouvent dans vos Edits ce mot comme d’anciemiete , qui renvoie aux uCa¬ ges snciens , par confequent aux droits fur lef- quels ils etoient fondes ; & comme fii’Eveque eut prevu que ceux qui devoient proteger ies franchifes les attaqueroient, je vois qu’il de¬ clare dans i’A&e meme qu’elles feront perpe- tuelles, fans que Is non- ufage n! aucune pref- cription les puifle abolir. Voici , vous en conviendrez , une oppofition bien linguliere. Le favant Syndic Chouet dit dans fon Memoi- re a Mylord Towfend que le Peuple de Geneve entra, par la Reformation, dans les droits de PEveque, qui etoit Prince tempore! & fpiri- tuel de Cette Ville. L’Auteur des Letttes nous affure au contraire que ce meme Peuple per- dit en cetfe occafion les franchifes que l’Eve- que lui avoit accordecs. Auquel des deux croi- rons- nous ? Qpoi! vous perdez etant libres des droits dont vous jouiffiez etant fujets! Vos Magiftrats vous depouillent de ceux que vous accorderent vos Princes ! fi telle eft la liberte que vous out acquis vos peres , vous avez dequoi regretter le fang qu’ils verferent pour elle. Cet acre fingulier qui vous rendant Souverains vous ota vos franchifes, valoit bien, ce me femble, la peine d’etre enonce , & , du moins pour le rendre croyable , on ne pouvoit le rendre trop folemnel. Oil eft - il done cet acte d'abrogatiqn ? DE LA MONTAGNE. 299 Allurement pour fe prevaloir d’une piece auffi bizarre le moins qu’on puiffe taire eft de com- mencer par la montrer. De tout ceci je crois pouvoir conclure avec eertitude , qu’en aucun cas poffible , la Loi dans Geneve n’accorde aux Syndics ni a perfon- ne le droit abfolu d’emprifonner les particulars fans aftriction ni condition. Majs n’importe: le Confeil en reponfe aux Reprefentations eta- blit ce droit fans replique. 11 n’en coute que de vouloir, & le voila en poffeffion. Telle eft la commodite du droit negatif. Je me propofois de montrer dans cette Let- tre que le droit de Reprefentation , intimement lie a la forme de votre Conftitucion n’etoit pas vi droit illufoire & valu } mais qu’ayant ete £: ■nellement etabli par l’Edit de 1707 Sc con- ftrme par celui de 1738 , il devoit neceffaire- ment avoir un effet reel : que cet effet n’a- voit pas ete ftipule dans l’Adle de la Mediation, parce qu’il ne I’etoit pas dans l’Edit , & qu’il ne l’avoit pas ete dans l’Edit, tant parce qu’il refultoit alors par lui - meme de la nature de votre Conftitution , que parce que le meme Edit en etabliffoit la fur ete d’une autre maniere: que ce droic & fon effet neceffaire donnant feul de la confiftance a tons les autres , etoit l’unique & veritable equivalent de ceux qu’on avoit 6tes a la Eourgecifis j que cet equiva- 3oo HUITIEME LETTRE lent, fuffifant pour etablir un folide equilibre entre toutes les parties de l’Etat, montroit la fagefie du Reglement qui fans cela feroit l’ouvra- ge le plus inique qu’il fut poffible d’imaginer; qu’enfin les difficultes qu’on elevoit contre l’exer- cice de ce droit etoient des difficultes frivoles , qui n’exilloient que dans ia mauvaife volonte de ceux qui les propofoient, & qui lie balangoient en aucune maniere les dangers du droit negatif abfolu. Voila, Monfieur, ce que j’ai voulu faire » c’eft a vous a voir II j’ai reufli. KEUVIEME DE LA MONTAGNE. 3CT. NEUV1EME LETT1E. ■su^’Ai cru , Monfieur, qu’il valoit mieux etablir dire E LA montagne: '317 feil a qui de pareils moyens font pen neceflai- res & qui vous enchaxne a moindres frais. La corruption eft un abus de la liberte; mais ells eft une preuve que la liberte exifte, & l’on n’a pas befoul de corrompre les gens que l’on tienfi en fon pouvoir : quant aux places, Ians parier de celles dont le Confeil di/pofe ou par lui-me- me, ou par Je Deux-Cent, il fait mieux pour les plus importantes; il les remplit de fes pro- pres membres, ce qui lui eft plus avantageux encore, car on eft toujours plus fur de ce qu’on fait par fes mains que de ce qu’on fait par celles d’autrui. L’hiftoire d’Angleterre eft pleine de preuves de la reftftance qu’ont faite les Officiers xoyaux a leurs Princes , quand ils ont voulu tranlgreder les Loix. Voyez ft vous trouverea chez vous bien des traits d’une reftftance pa- reille faite au Confeil par les Officiers de l’Etat „ metne dans les cas les plus odieux? Quiconqus a Geneve eft aux gages de la RepubliqUe ceife a l’inftant merne d’etre Citoyen ; il n’eft plus que l’efclave & le latellite des Vingt-Cinq , pret a fouler aux pieds la Patrie & les Loix fi-tdt qu’ils l’ordonnent. Enfin la Loi, qui ne laiffe en Angleterre aucune puiifance au Roi pour mal faire , lui en donne une tres-grande pour faire le bien; il ne paroit pas que ce foit de ce cote que le Confeil eft jaloux d’etendre lafienne. Les Rois d’Angleterre alfures de leurs avail- iages font interelfes a proteger la conftitutioa Tome IX X 3iS NEUVIEME LETTEE prefente, paree qu’ils ont peu d’efpoir de Is changer. Vos Magiftrats, au contraire , furs de fe fervir des formes de la votre pour en chan¬ ger tout-a-fait le fond, font interelfes a con- ferver ces formes comma l’inftrument de leurs ufurpations. Le dernier pas dangereux qu’il leur refte a faire eft celui qu’ils font aujourd’hui. Ce pas fait , i/s pourront fe dire encore plus inte- reifes que le Roi d’Angleterre a eonferver la conftitution etablie, mais par un motif bien dif¬ ferent. Voila toute la parite que je trouve entre l’etat politique de l’Angleterre & !e votre. Je vous lailfe a juger dans lequel eft la liberre. Apres cette comparaifon , l’Auteur , qui fe plait a vous prefenter de grands exemples , vous olfre celui de l’ancienne Rome. II lui reproche avec dedain fes Tribuns brouillons & feditieux: il deplore amerement fous cette orageufe admi- niftration le trifte fort de cette malheureufe Vil- le , qui pourtant n’etant rien encore a l’erecftion de cette Magiftrature, eut fous elle cinq cents ans de gloire & de profperites , & devint la ca¬ pital du monde. Elle finit enfin parce qu’il faufi que tout finiife} elle finit par les ufurpations de fes Grands, de fes Confuls, de fes Generaux » qui l’envahirent : elle perit par l’exces de fa puilfance; mais elle ne 1’avoit acquife que par la bonte de fon Gouvernement. On peut dire en ce fens que fes Tribuns la detruifirent (h). (h) Les Tribuns ne fortoient point de la Ville; ils a’avoient aucune autorite hors de fes murs; auili les Coa* DE LA MONTAGUE. 3 i£ Au refte je n’excufe pas les fautes du Peuple E-omain , je les ai dites dans le Contrat Social jj je 1’ai blame d’avoir ufurpe la puiflance executi-i ve qu’il devoit feulement contenir (i). J’ai mon-i tre fur quels principes le Tribunat devoit etr« inftitue, les bornes qu’on devoit lui donner, & comment tout cela fe pouvoit faire. Ces regies furent mal fuivies a Rome; elles auroient pu fuls pour fe fouftraire a leur infpection tenoient-ils quel- quefois les Cornices dans la campagne. Or les fers des Romains ne furent point forges dans Rome, mais dans fes armees, & ce fut par leurs conquetes qu’ils perdirent leur liberte. Cette pertc ne vint done pas des Tribuns. 11 eft vrai que Csfar fe fervir d’eux comme Sylla s’etoit: fer vi du Senat; chacun prenoit les moyens qu’il jugeoit les plus prompts ou les plus furs pour parvenir : mais il falloit bien que quelqu’un parvrnt, & qu’importoit qui de Marius ou de Sylla , de Cdfar ou de Pompee , d’Oc- tave ou d’Antoine fut 1’ufurpateur ? Quelque parti qu£ l’emportat l’ufurpation n’en etoit pas moins inevitable ; il falloit des chefs aux Amides eloignees , & il etoit fur qu’un de ces chefs deviendroit le martre de l’Etat. Le Tribunat ne faifoit pas a cela la moindre chofe. Au refte , cette meme fortie que fait ici 1’Auteur des Lettres eerrtes de la Campagne fur les Tribuns du Peu- ple , avoit ete de'ja faite en 171 ? par M. de Chapeau- rouge Confeiller d’Etat, dans un Memoire contre POffice de Procureur-General. M. Louis Le Fort , qui rempliffoit alors cette charge avec eclat, lui fit voir dans uae tres- belle lettre en reponfe a ce Memoire , que le credit & l’autorite des Tribuns avoient ete le falut de la Rdpubli- que, & que fa deftrudtion n’etoit point venue d’eux , mars des Confuls. Surementle Procureur-General LeFort ne prevoyoit guere par qui feroit renouvelie de nos jours le fentiment qu’il re'futoit fi bien. (i) Voyez le Contrat Social Livre IV. Chap. V. Je crois qu’on trouvera dans ce Cbapitre qui eft fort court, quelques bonnes maxinies fur cette matiere. X 2 3*» NEUVIEME LETTRE fetre mieux. Toutefois voyez ce que fit le Tri- bunat avec fes abus , que n’eut-ii point fait bien dirige ? Je vois peu ce que veut ici i’Auteur des Lettres: pour conclure coutre luLmeme j’aurois pris le raeme exemple qu'il a choifi. Mais n’allons pas chercher fi loin ces illufi- tres exemples, fi faffueux par eux-memes, & fi trompeurs par leur application. Ne laiflez point forger vos chaines par l’amour - propre. Trop petits pour vous comparer a rien, reftez en vous-memes, & ne vous aveuglez point fur votre pofition. Les aneiens Peuples ne font plus un modele pour les modernes; ils leur font trop etrangers a tous egards. Vous fur-tout, Gene- vois, gardez votre place, & n’allez point aux objets eleves qu’on vous prefente pour vous cachet l’abyme qu’on creufe au devant de vous. Vous n’etes ni Romains, ni Spartiates; vous n’etes pas meme Atheniens. Lailfez - la ces grands norns qui ne vous vont point. Vous etes des Marchands, des Artifans , des Bour¬ geois , toujours occupes de leurs interets pri¬ ces , de leur travail, de leur trafic, de leur gain; des gens pour qui la liberte meme n’eft qu’un moyen d’acquerir fans ohftacle & de poffe- der en furete. Cette fituation demande pour vous des nia- ximes particulieres. N’etant pas oififs comme etoient les aneiens Peuples, vous ne pouvex ®orame eux vous oscuper fans cefle du Gouver- DE LA MONTAGNE 32* siement: mais par cela meme que vous pouvez moins y veiller de fuite, il doit etre inftitue de maniere qu’il vous foit plus aife d’en voir les manoeuvres & de pourvoir aux abus. Tout foin public que votre interet exige doit vous etre rendu d’autant plus facile a remplir que e’eft un foin qui vous coute & que vous ne pre- nez pas volontiers. Car vouloir vous en dechar¬ ger tout-a-fait e’eft vouloir cefler d’etre fibres. II faut opter, dit le Philofophe bienfaifant, & ceux qui ne peuvent fupporter le travail n’ent qu’a chercher le repos dans la fervltude. Un peuple inquiet, defoeuvre, remuant, & faute d’affaires particulieres toujours pret a fo meler de celles de l’Etat, a befoin d’etre con- tenu , je le fais; mais encore un coup la Bour- geoifie de Geneve eft-elle ce Peuple-la? Rien n’y re lie ruble moins elle en eft l’antipode. Vos Citoyens , tout abforbes dans leurs occupations domeftiques & toujours froids fur le refte , ne fongent a l’interet public que quand le leur propre eft attaque. Trop peu foigneux d’eclai- rer la conduite de leurs chefs, ils n-e voient les fers qu’on leur prepare que quand ils en fen- tent le poids. Toujours diftraits, toujours trom- pes, toujours fixes fur d’autres objets, ils fe laiffent donner le change fur le plus important de tous, & vont toujours cherchant le reme- de , faute d’avoir fu prevenir le mal, A fore# X 2 '■J 2 Z NEUVIEME LET THE de compaffer leurs demarches ils ne les font jamais qu’apres coup. Leurs lenteurs les au- roient deja perdus cent fois fi l’impatience du Magiftrat ne les eiit fauves, & fi , prefle d’exer- cer ce pouvoir fupreme auquel il afpire , il lie les eut lui-meme avertis du danger. SuivfiZ rhiftorique de votre Gouvernement, vous verrez toujours le Confeil, ardent dans fes entreprifes , les manquer le plus fouvent par trop d’empreffement a les accomplir , & vous verrez toujours la Bourgeoifie revenir enfin fur ce qu’elle a laiiTe faire fans y mettre oppofition. En i f fo 1 ’Etat etoit obere de dettes & afflige de plufieurs fleaux. Comme il etoit mal-aife dans la circonftance d’alfembler fouvent le Confeil-Geae- ral, on y propofe d’autorifer les Confeils de pour- voir aux befoins prefens: la proportion pafle. Ils partent de-la pour s’arrogerle droit perpetuel d’etablir des impots, & pendant plus d’un fiecle on les lailfe faire fans la moindre oppofition. En 1714 on fait par des vues fecretes (l() 1’entreprife immenfe & ridicule des fortifica¬ tions , fans daigner confulter le Confeil-Gene¬ ral , & contre la teneur des Edits. En confe- quence de ce beau projet on etablit pour dix ans des impots fur lefquels on ne le confulte pas davantage. Il s’eleve quelques plaintes 5 on lesdedaigne; & tout fe tait. (k) Il en a et 4 parle ci-devant, t)E LA MONl'AGNE. '323 En 172? le terme des impots expire; il s’a- git de les prolonger. C’etoitpour la Bourgeoifie le moment tardif mais neceflaire de revendiquei* fon droit neglige fi long-terns. Mais la pefte de Marfeille & la Banque royale ayant derange le commerce, chacun occupe des dangers de fa fortune oublie ceux de fa liberte. Le Confeil, qui n’oublie pas fes vues , renouvelle en Deux- Cent les impots , fans qu’il foit queftion du Confeil-General. A l’expiration du fecond terme les Ci- toyens fe reveillent , & apres cent foixante ans d’indolence , ils reclament enfin tout de boil leur droit. Alors au lieu de ceder ou tempori- fer , on trame une confpiration (/). Le complot (Z) II s’agiffoit de former, par une enceinte barricadee , une efpece de Citadelle autour de 1’elevation fur laquelle eft l’Hotel-de-Ville, pour affervir de-la tout le Peuple. Les bois deja prepares pour cette enceinte , un plan dc difpolition pour la garnir , les ordres donnas en confd- quence aux Capitaines de la garnifon , des tranfports de munitions & d’armes de TArfenal ci l’Hotel-de-Ville, lc tamponnement de vingt-deux pieces de canon dans un boulevard eloigne , le tranfmarchement clandeftin de plu- fieurs autres ; en un mottous les apprets de la plus vio- lente entreprife faits fans Vaveu des Confeils par le Syn¬ dic de la garde & d’autres Magiftrats , ne purent fuffire , quand tout cela fut decouvert, pour obtenir qu’on fit le proces aux coupables, ni meme qu’on improuvat nette- ment leur projet. Cependant la Bourgeoifie, alors mai- trelfe de la Place , les lailfa paifiblement fortir fans trou- bler leur retraite, fans leur faire la moindre infulte , fans entrer dans leurs maifons, fans inquieter leurs families, fans toucher a rien qui leur appartint. En tout autre pays X 4 324 NEUVIEME LETTRE fe decouvre; les Bourgeois font forces de pren¬ dre ies armes, & par cette violente entreprife ie Confeil perd en un moment un fiecle d’ufurpa- tion. A peine tout fembie pacific que , ne pouvant endurer cette efpece de defaite, on forme un nouveau complot. II faut derechef recourir aux armes; les Paiflances voifmes intervienrient, & les droits mutuels font enfin regies. En i 6<)0 les Confeils inferieurs introduifent dans leurs corps une maniere de recueillir les fuffrages , meiileure que celle qui eft etablie, mais qui n’eft pas conforme aux Edits. On con¬ tinue en Confeil - General de fuivre l’ancienne oil fe giiifent bien des abus, & cela 'dure cin- quante ans & davantage, avant que les Citoyens fongent a fe piaindre de la contravention ou a demander Fintroduction d’un pared ufage dans Ie Confeil dont ils font membres. Ils la deman- dent enfin , & ce qu’il y a d’incroyable eft qu’on leur oppofe tranquillement ce meme Edit qu’on viole depuis un demi-fiecle. En X7Q7 uit Citoyen eft juge clandeftine- iment contre les Loix , eondamne , arquebufe dans la prifon , un autre eft pendu fur la depo- Jfition d'un feul faux-temoin connu pour tel, un autre eft trouve mort. Tout cela paife, & il le Peuple eut commence par maffacrer CCS confpiratenrs, % raettre leurs^ maifoas au pillage. DE LA MONTAGNE. 32? n’en eft plus parle qu’en 1734 que quelqu’un s’avife de demander au Magiftrat des nouvelles du Citoyen qrquebufe trente ans auparavailt. En 1736 on erige des Tribunaux criminels fans Syndics. Au milieu des troubles qui re- gnoient alors, les Citoyens occupes de tant d’autres affaires, ne peuvent fonger a tout. E11 175"g on repete la cieme manoeuvre; celui qu’elle regarde veut fe plaindre; on le fait tai- re, & tout fe tait. E11 1763 on la renouvelle encore (m): les Citoyens fe plaignent enfin l’annee fuivante. Le Confeil repond , vous (ni) Et a quelle occafion ! Voila une inquifition d’Etat a faire fremir. Eft-il concevable que dans un pays libre on punifle criminellement un Citoyen pour avoir, dans une Lettre a un autre Citoyen non imprimee raifonne en termes deoens & mefurtls fur la conduite du Magiftrat envers un troilieme Citoyen ? Trouvez-vous des exemples de violences pareilles dans les Gouvernemens les plus abfolus ? A la retraite de M. Silhouette je lui ecrivis une Lettre qui courut Paris. Cette Lettre e'toit d’une hardieffe que je ne trouve pas moi-meme exempte de blame ; c’ft peut-etre la feule chofe reprehenlible que j’aie e'crite en ma vie. Cependant m’a-t-on dit le moin- dre mot a ce fujet ? On n’y a pas meme fonge. En France on punit les libelles •, on fait tres-biep ; mais on laiffe aux particulars une liberte honnete de raifonner entre eux fur les affaires publiques , & il eft inoui qu’on ait cherche' querelle a quel.qu’un pour avoir, dans des lettres reftees manufcrites , dit fon avis, fans fatyre & fans invective , fur ce qui fe fait dans les Tribunaux. Apres avoir taut aime le Gouvernement republicain fau- dra-t-il changer de fentiment dans ma vieillefle , & trou, ver enfin qu’il y a plus de veritable liberte dans les sarchies que dans nos Republiqu.es ? Xf 32 .,uite de de leurs jugemens, ils s’extafient fur la douceur de leur adminiftration , ils affirment avec con- fiance que tout le monde eft de leur avis fur ce point. Je doutefort, toutefois, que cet avis foit le votre, & je fuis fur au inoins qu’il n’eft pas celui des Reprefentans. Que l’interet particulier ne me rende point injuflte. C’eft de tous nos penchans celui contre lequel je me tiens le plus en garde & auquel j’ef- pere avoir le mieux refifte. Votre Magiftrat eft equitable dans les chofesindifferentes , je le crois porte meme a l’etre toujours ; fes places font peu lucratives ; il rend la juftice & ne la vend point; il eft perfonnellement integre , definte- relfe, & je fais que dans ce Confeil ft defpotique il regne encore de la droiture & des vertus. En vous montrant les confequenees du droit negatif je vous ai moins dit ce qu’ils feront devenus Souverains, que ce qu’ils continueront a faire pour fetre. Une fois reeonnus tels leur interet fera d’etre toujours juftes , & il l’eft des aujour- d’hui d’etre juftes le plus fouvent ; mais mal- heur a quiconque ofera recourir aux Loix en¬ core , & reclamer la liberte. C’eft contre ces in¬ fortunes que tout devient permis, legitime. L’e- quite , la vertu , 1’interet m&me ne tiennent point devant l’amour de la domination 3 & celui qui y r ?4 3 NEUVIEME LETTRE fera jufte etant le maitre n'epargne aucune in- juftice pour le devenir. Le vrai chemin de la Tyrannie, n’eft point d’attaquer diredement le bien publie; ce feroid reveiller tout le monde pour le defendre; mais c’eft d’attaquer fueceilivement tous fes defen- feurs , & d’eifrayer quiconque oferoit encore af- pirer a l’etre. Perfuadez a tous que 1’interet pu¬ blic n’eft celui de performs , & par cela feul la fervitude eft etablie; car quand chacun fera fous le joug, ou fera la liberte commune ? Si quicon¬ que ofe parler eft ecrafe dans l’inftant meme , ou feront ceux qui voudront l’imitei\, & quel fera forgane de la generalite quand chaque in- dividu gardera le filence ? Le Gouvernement fevira done contre les zeles & fera jufte avec les autres, jufqu’a ce qu’il puiffe etre injufte avec tous impunement. Alors fa juftice ne feta plus qu’une economic pour ne pas diffiper fans rai- fon fon propre bien. Il y a done un fens dans lequel le Confeil eft jufte , & doit 1’etre par interet : mais il y en a un dans lequel il eft du /yfteme qu’il s’eft fait d’etre fouverainement injufte, & mille exemples ont dti vous apprendre combien la protedion des Loix eft infuffifante contre la haine du Ma- giftrat. Que fera-ce , lorfque devenu feul mai¬ tre abfoiu par fon droit nigatif il ne fera plus gene par rien dans fa conduite, & ne trouvera DE LA MONTAG NE. 343 plus d’obftacls a fes pafifions ? Dans un fi petit •Etat ou nul ne peut fe cacher dans la foule, qui ne vivra pas alors dans d’eternelles frayeurs, & lie fentira pas a chaque inftant de fa vie le mal- heur d’avoir fes egaux pour maitres ? Dans les grands Etats les particuliers font ttop loin du Prince & des chefs pour en etre vus , leur peti- telfe les lauve , & pourvu que le peuple paie on le lailfe en paix. Mais vous ne pourrez faire tin pas fans fentir le poids de vos fers. Les pa¬ rens , les amis , les proteges , les efpions de vos maitres feront plus vos maitres qu’eux ; vous n’oferez ni defendre vos droits ni reclamer vo- tre bien , crainte de vous faire des ennemis; les recoins les plus obfcurs ne pourront vous de- rober a la Tyrannie, il faudra neceflairement en etre fatellite ou vidlime: vous fentirez a la fois l’efclavage politique & le civil, a peine oferez- vous refpirer en liberte. Voila , Monfieur, ou doit naturellement vous mener l’ufage du droit negatif tel que le Confeil fe 1’arroge. Je crois qu’il n’en voudra pas faire un ufage aulii funef- te, mais il le pourra cerfainernent, & la feule certitude qu’il peut impunement etre injufte, vos fera fentir les memes maux que s’il l’etoit en effet. Je vous ai montre, Monfieur, l’etat de vo- tre Conftitution tel qu’il fe prefente a mes yeux. Il refulte de cet expofe que cette Conftitution, m NEUVIEME LETTRE prife dans fon enfemble eft bonne & faine, & qu’en donnant a la liberte fes veritables bornes, elle lui donne en meme terns toute la folidite qu’elle doit avoir. Car le Gouvernement ayant un droit negatif contre les innovations du Le- gislateur, & le Peuple un droit negatif contre les ufurpations du Confeil , les Loix feules re- gnent & regnent fur tous; le premier de l’Etat ne leur eft pas moms founds que le dernier, au- cun ne peut les enfreindre, nul interet particu- lier ne peut les changer, & la Conftitution de- meure iuebranlable. Mais fi au contraire les Miniftres des Loix en deviennent les feuls arbitres, & qu’ils puif- fent les faire parler ou taire a leur gre : li le droit de Reprefentatien feul garant des Loix & de la liberte n’eft qu’un droit illufoire & vain qui n’ait en aucun cas aucun effet neceifaire ; je ne vois point de fervitude pareille a la votre> & l’image de la liberte n’eft plus chez vous qu’un leurre meprifant & puerile, qu’il eft me- me indecent d’oftrir a des hommes fenfes. Que fert alors d’aifembler le Legislateur, puifque la volonte du Confeil eft 1’unique Loi? Que fert d’elire folemnellement des Magiftrats qui d’a- vance etoient deja vos Juges , & qui ne tiennent de cette elecftion qu’un pouvoir qu ? ils exerqoient auparavant? Soumettez - vous de bonne grace, & renoncez a ces jeux d’enfans, qui, devenus DE LA MONTAGNE. 34? frivoles , ne font pour vous qu’un aviliflement de plus. Cet etat etant le pire ou Ton puiife tomber 11’a qu’un avantage ; c’eft qu’il ne fauroit chan¬ ger qu’en mieux. C’efi; 1 ’unique relfource des maux extremes , mais cette relFource eft tou- jours grande, quand des hommes de fens & de coeur la fentent & iavent s’en prevaloir. Que la certitude de ne pouvoir tomber plus bas que vous n’etes doit vous rendre fermes dans vos demarches! mais foyez furs que vous ne fortirez point de l’abyme, tant que vous ferez divifes , tant que les uns voudront agir & les autres ref- ter tranquilles. Me voici, Monfieur , a la conclufion de ces Lettres. Apres vous avoir montre l’etat ou vous etes , je n’entreprendrai point de vous tracer la route que vous devez fuivre pour en fortir. S’il en eft une, etant fur les lieux memes, vous & vos Concitoyens la devez voir mieux que moii quand on fait ou Ton eft 8c ou Ton doit aller» on peut fe diriger fans peine. L’Auteur des Lettres dit que ft on reniarquoit dans tin Gouvernement une pente a la violence il ne faudroit pas attendre a la redrejfer que la Tyran¬ nic s'y fkt fortifee (t). II dit encore , en fuppo- fant un cas qu’il traite a la verite de chimere , qu’/Y rejleroit un remede trifle mais legal, & qni (il) Page 172. 34