C O JMUPX.JZ TJ£ D E S U V R E s. D E Jo Jo ROUSSEAU,: avec Figures en taille-douce. NOUVELLE EDITION, Soic/neufement revue & corricje'e. Tome qua •Erieme. A NEUCHA TELi De 'rimprimerie de Samuel Fauche, Libraire du Roi. M. D C C. LXXV. •V-.' « JULIE, 0 V LA NOUVELLE H £ L O I S E. Lettres de deux Amans , Habitans d’une petite Ville au pied des Alpes j EEC VEIL LIES ET V UBLIE'ES PAR. J. J. ROUSSEAU; —IM——B—BBM CTlWkW I F l M I MMll ili 111 p aWO W-^lili. lB IT f i m mW l. jw. PREMIERE PARTI E. tk A& \hrjrzjzjdzr^&-jrirLni -izjzrziznsuzi j-Jzjtj ^iznjzi 'Sirszi j rJ 1 pr£fa ce. 13* L faut des fpedtacles dans les grandes viiles, & des Romans aux peuples cor- rompus. J’ai vu les moeurs de mon terns, & j’aipublie'ces lettres. Quen’ai-je ve'cu dans un liecle oil je duffe les jotter au feu! Quqique je lie porte ici que le titre d’Editeur, j’ai travaille moi-meme & ce livre , & je ne m’en cache p as. Ai je faitle tout> Sc la correfpondance entiere eft - elle une fiction ? Gens du monde, que vous importe ? Ceft fvirement une fidlion pour vous. Tout honnete liomme doit avouer les livres qu’il publie. Je me nomme done a la tete de ce recueil, non pour me Pap* proprier, mais pour en re'pondre, S’il y a du mal, qu’on me Pimpute; s’il y a du bien, je n’entends point m’en faire honneur. Si le livre eft mauvais, j’enfuis plus oblige de le reconnoitre : je ne veux pas pafter pour meilleur que je ne ftiis. a 3 VI PREFACE, Quant a la verite des faits, je decla¬ re qu’ayant ete plufieurs fois dans le pays des deux amans, je n’y ai jamais ouipar- ler du Baron d’Etange nf de fa fille 9 ni de M. d’Orbe, ni de Milord Edouard Bomf- ton , ni de M. de Volmar. J’avertis en¬ core que la topographie eft groffie're- meat alteree en plufieurs endroits; foit pour mieux donner le change au lecfteur, foit qu’en effet i’auteur n’en fut pas da- vantage. Voiia tout ce que je puis dire, Que chacun penfe comme il lui plaira, Ce livre n’eft point fait pour circu- ler dans le monde, & convient a tres- peu de ledleurs. Le ftyle rebutera les gens de gout, la matiere alarmera les gens fe'veres, tous les fentimens feront hors de la nature pour ceux qui ne croient pas a la vertu. 11 doit deplaire aux deVots * aux libertins, aux philofo- phes : il doitchoquer les femmes galan* tes, &; fcandalifer les honnetes femmes. A qui plaira-t-il done? Peut-etre a mol feuh rnais a coup furil ne plaira me- diocrement a perform©. preface: yxi Quiconque veut fe refoudre k lire ces lettres doit s’armer de patience fur les fautes de langue, fur le ftyle em- phatique & plat, fur les penfees com¬ munes rendues en termes empoules; il doit fe dire d’avance que ceux qui les ecrivent ne font pas des Francois , des beaux - elprits, des academiciens, des philofophes: mais des provinciaux, des e'trangers, des folitaires, de jeunes gens, prefque des enfans , qui dans leurs ima¬ ginations romanefques prennent pour la philofophie les honnetes de'lires de leur cerveau. Pourquoi craindrois - je de dire ce que je penfe ? Ce recueil avec fon go- thique ton convient mieux aux fem¬ mes que les livres de philofophie. 11 peut meme etre utile a celles qui dans une vie de'regle'e out conferve' quelque amour pour rhonnetete'. Quant aux fi¬ les , c’eft autre chofc. Jamais file chafte if a 1 u de Romans; & j’ai mis a celui- ci un titre a (fez decide pour qu’en Pouvrant on fut a quoi s’en tenir, a 4 PREFACE. ?iijr Celle qui, malgre ce titre, en ofe* ra lire une feule page, eft une fille perdue : mais qu’elle n’impute point fa perte a ce livre; le mal etoit fait d’avance. Puifqu’elle a commence' 9 qu’elle acheve de lire: elle n’a plus rien a rifquer. Q^u’u n homme auftere en parcou- rant ce recueil fe rebate aux premie¬ res parties, jette le livre avec cole- re & s’indigne contre 1’Editeur; je ne me plaindrai point de fon injuftice*, a fa place , j’en aurois pu faire autant . Que ft, apres 1’avoir lu tout entier, quelqu’un m’ofoit blamer de l’a- yoir publie , qu’il le dife, s’il veut, a toute la terre , mais qu’il ne vien- ne pas me le dire: je fens que je ne pourrois de ma vie eftimer cet hom¬ me - la. rfO 9 ” P R £ F A C E DE LA NOU l 7 E L L E HELOISE, o u ENTRETIEJSL SUR LES ROMANS, E N T R E l’E D I T E U R E T UN HOMME BE LETT REE. PAR J EAN-JACQ UES R 0 US SEA U. t / O' u ENTRETIEN SUR LES ROMANS. Oila votre Manufcrit. Je l’ai lu tout entier. R. Tout entier? J’entends: vous comptez fur peu d’imitateurs ? N. Vel duo , vel nemo. R. Turpe & miferabile. Mais je veux un ju- gement pofitif. N. Je n’ofe. R. Tout eft ofe par ce feul mot. Expliquez- N. Mon jugement depend de la reponfe que vous m’allez faire. Cette correfpondance eft-elle reelle , ou ft c’eft une fiction ? R. Je ne vois point la confcquence. Pour dire fi un Livre eft bon ou mauvais, qu’importe de favoir comment on Pa fait ? N. II importe beaucoup pour celui-ci. Un Portrait a toujours fon prix pourvu qu’il reft- femble, qudqu’etrange que foit POriginal. Mais dans un Tableau d’imagination , toute figure hu- maine doit avoir ks traits communs a l’homme, cule Tableau ne vaut rien. Tous deux fuppo- vous. XII Preface fes bons , il refte encore cette difference que ie Portrait intereffe peu de gens j ie Tableau feul peut plaire au Public. R. Je vous fuis. Si ces Lettres font des Por¬ traits , ils n’intereffent point: fi ce font des Ta¬ bleaux, ils imitent mal. N’eft-ce pas cela ? N. Precifement. R. Ainfi, j’arracherai toutes vos reponfes avant que vous m’ayiez repondu. Au refle,com- me je ne puis fatisfaire a votrc qucftion , il faut vous en paffer pour refoudre ia mienne. Mettez la chofe au pis: ma Julie.... N. Oh! fi elle avoit exifte! R. He bien ? N. Mais furement ce n’eH qu’une fidion. R. Suppofez. N . En ce cas, je ne connois rien de fi mauf- fade: Ces Lettres ne font point des Lettres 5 ce Roman n’eft point un Roman > les perfonna- ges font des gens de Pautre monde. R. J’en fuis fache pour celui-ci. N. Confolez-vous; les foux n’y manquent pas non plus* mais les votresnefont pas dans la nature. R . Je pourrois.Non , je vois le detour que prend votre curiofite. Pourquoi decidez^ vous ainfi? Savez - vous jufqu’ou les Hornmes different les uns des autres ? Combien les ca- radleres font oppofes ? Combien les mceurs , les prejuges varient felon les terns , les lieux, XIII D E J V L I tl les ages ? Qui eft-ce qui ofe affigner des bor- lies precifes a la Nature, & dire: Voila juf. qu’ou PHomme peut aller , & pas au dela N. Avec ce beau raifonnement les Monftres inouis, les Geans, les Pygmees, les chimeres de touts efpece j tout pourroit etre admis fpe- cifiquement dans la nature : tout feroit dengu- re, nous n’aurions plus de niodele comm.un ? Je le repete, dans les Tableaux de Phumanite chdcun doit reconnoitre PHomme. R. J’en conviens , pourvu qu’on facile aufli difcerner ce qui fait les varietes de ce qui eft eflentiel a Pefpece. Que diriez - vous de ceux qui ne reconnoitroient la notre que dans un habit a la Fra ncoife ? jV. Que diriez - vous de celui qui , fans ex- primer ni traits nitaille, voudroic peindre une figure humaine, avec un voile pour vetement? N’auroit - on pas droit de lui demander ou eft l’homme ? * R. Ni traits, ni taille ? Etes - vous jufte ? Point de gens parfaits: voila la chimere. Une jeune bile offenfant la vertu qu’elle aime , & ramenee au devoir par 1 horreur ePiin plus grand crime j une arnie trop facile, punie enfin par foil propre cceur de Pexces de Ion indulgence; un jeune homme honnete & fenfible, plein de foibleffe & de beaux difcours j un vieux Gentilhomme entete de fa noblelfe, facrifiant tout a Popinion j un Anglois genereux & brave. xiv Preface toujours paffionne par fageffe , toujours raifon- liant fans raifon .... N. Un mari debonnaire & hofpitalier em- prefle d’etablir dans fa maifon fancien amant de fa femme. . .. R. Je vous renvoie a l’infcription de 1 ’Ef- tampe (*). N. Les belles ames ? . . . Le beau mot! R. O Philofophie! combien tu prends de peine a retrecir les coeurs, a rendre les hommes petits! N. L’efprit romanefque les aggrandit & les trompe. Mais revenons. Les deux ami.es ?. .. Qu’en dites vous? , . . Et cette converlion fu- bite au Temple? *.. la Giace , fans doute? .. . R. Mon fie ur. N. Une femme chretienne, une devote qui n’apprend point le catechjfme a fes enfans *, qut meurt fans vouloir prier Dieu ; dont la mort ce- pendant edine un Palleur , & convertit un Athee ! .... Oh !- R. Monfieur...... N. Quant a l’interet, 11 eft pour tout le mort- de, il eft nul. Pas une mauvaife adion ; pas un mediant homme qui fafie craindre pour les bons. Des evenemens fi naturels, ft fimples qu’ils le font trop : rien d’inopine 5 point de coup de Theatre. Tout eft prevu long-terns d’avance > tout arrive comme il eft prevu. Eft- ce la peine de tenir regiftre de ce que cbacun (*) Voyez la feptieme Eftampe, • xr s £ Julie. peut voir tous les jours dans fa maifon, ou dans celle de fon voiftn ? R. C’eft-a-dire, qu’il vous faut des hommes communs & des evenemens rares ? Je crois que j’aimerois mieux le contraire. D’ailleurs, vous jugez ce que vous avez lu comme un Roman. Ce n’en eft point un ; vous 1’avez dit vous-me- me. C’eft un recueil de lettres.... N. Qui ne font point des Lettres: je crois Tavoir dit auili. Quel ftyle epiftolaire ! Qu’il eft guinde ! Que d’exclamations ! Que d’apprets ! Quelle emphafe pour ne dire que des chofes communes! Quels grands mots pour de petits raifonnemens ! Rarement du fens , de la juftef- fej jamais ni £ neife, ni force, ni profondeur. Une diction toujonrs dans les nues, & des pen- fees qui rampent toujours. Si vos perfonnages font dans la nature, avouez que leur ftyle eft peu naturel ? R. Je conviens que dans le point de vue ou vous etes , il doit vous paroitre ainft. N. Comptez-vous que le Public le verra d’un autre oeil \ & n’eft-ce pas mon jugement que vous demandez ? R. Ceft pour Pavoir plus au long que je vous replique. Je vois que vous aimeriez mieux des lettres faites pour etre imprimees. N> Ce fouhait paroit aifez bien fonde pour c.elles qu’on donne a Pimpreifion. JR, On lie verra done jamais les hommes dans XVI PREFACE les livres que comme ils veulent s’y montrer ? N. L’auteur comme il veut s’y montrer; ceux qu’il depeint tels quails font.. Mais cet avantage manque encore ici. Pas un Portrait vi, goureufement peint ; pas un caradere aifez bien marque ; nulle obfervation folide ; aucime con- noiflance du monde. Qu’apprend-on dans la pe¬ tite fphere de deux ou trois Amans ou Amis toujours occupes d’eux feuls ? R. On apprend a aimer I’humanite. Dans les g randes focietes on n’apprend qu’a hair les hommes. Votre jugement eft fevere *, celui du Public doit l’etre encore plus. Sans le taxer d’injufti- ce, je veux vous dire a mon tour de quel ceil je vois ces Lettres; moins pour excufer les de- iauts que vous y blamez, que pour en trouver la fource. Dans la retraite on a d’autres manieres de voir & de fentir que dans le commerce du mon- de; les paffions autrement modifiees ont aufli d’autres expreffions : l’imagination toujours frap- pee des memes objets , s’en affede plus vive- ment. Ce petit nombre d’images revient tou¬ jours, fe mele a toutes les idees , & leur don- ne ce tour bizarre & peu varie qu’on remarque dans les difcours des Solitaires. S’enfuit-il dela que leur langage foit fort energique ? Point du tout; il n’eft qu’extraordinaire. Ce n’eft que dans le monde qu’on apprend a parler avec energie. xvn D E J U L l E, foergie. Premierement, parce qu’il faut toujours dire autrement & mieux que les autres, & puis , que force d’affirmer a chaque inftant ce qu’on ne croit pas, d’exprimer des fentimens qu’on li’a point, on cherche a donner a ce qu’on dit un tour perfuafif qui fupplee a la jperfuafion in- terieure. Croyez-vous que les gens vraiment pa£. fionnes aient ces manieres de parler vives , for¬ tes , coloriees que vous admirez dans vos Dra- lUes &dans vos Romans ? Noil; la paffion plei- ne d’elle-meme, s’exprime avec plus d’abondan- ce que de force *, elle ne fonge pas meme a per- fuader j elle ne foupconne pas qu’on puilfe dou- ter d’elle. Quand elle dit ce qu’elle fent, c’eft moins pour Vexpofe r aux autres que pour fc foulager. On print plus vivement 1’amour dans les grandes villes 5 Vy fent-on mieux que dans les hameaux ? N. C’eft-a-dire, que la foiblelTe du langage prouve la force du fentiment ? R. Quelquefois du moins elle en montre la verite. Lifez une lettre d’amour faite par un Auteur dans fon cabinet, par un bel-efprit qui veut briller. Pour peu qu’il ait de feu dans la tete, la lettre va, comme on dit, bruler le pa¬ pier > la chaleur n’ira pas plus loin. Vous fe- rez enchante, meme agite peut-etre, mais d’u- ne agitation paflagere & feche, qui ne vous laiifera que des mots pour tout fouvenir. An contraire une lettre que l’amour a reetlemens Tome IV* b xyiii Preface di&ee $ une lettre d’un Amant vraiment paflion* ne , fera lache , diffufe, toute en longueurs, en defordre, en repetitions. Son coeur, plein d’un fentiment qui deborde, redit toujours la meme chofe, & n’a jamais acheve de dire 5 com- me une fource vive qui coule fans ceife & ne s’epuile jamais. Rien de faillant, rien de re- nrarquable j on ne retient ni mots, ni tours, ni phrafes; on n’admire rien , l’on n’eft frappe de rien. Cependant on fe fent fame attendrie ; on fe fent emu fans ffavoir pourquoi. Si la for¬ ce du fentiment ne nous frappe pas , fa verite nous touche, & c’eft ainfi que le coeur fait par- ler au coeur. Mais ceux qui ne fentent rien # ceux qui n’ont que le jargon pare des paffions, ne connoilfent point ces fortes de beautes & lee meprifent. i N. J’attends. R. Fort bien. Dans cette derniere efpece de lettres, files penfees font communes, le Ryle pourtant n’eft pas familier, & ne doit pas l’e- tre. L’amour n’eft qu’illufion 5 il fe fait, pour ainfi dire, un autre upivers; il s’entoure d’ob- )ets qui ne font point, ou auxquels lui feul a donne l’etre j & com me il rend tous fes fenti- niens cn images, foil langage eft toujours fi¬ gure. Mais ces figures font fans jufteife & fans fuit efton eloquence eft dans fon defordre 5 ii prouve d’autant plus qu’il raifonne moins. L’en- thoufiafme eft le dernierdegre de la paffion, SB J u L I XIX Quand elle eft a Ton cofflble, elle voit foil ob- jet parfaitj elle en fait alors fon idole 5 elle 1 6 place dans le Ciei; & comme renthoufiaffne de la devotion emprunte le langage de Pamour 4 Penthoufiafme de Pamour emprunte aufti le lan¬ gage de la devotion. II ne voit plus que le Pa¬ radis , les Aiiges , les vertus des Saints , les de- lices du fejour celefte. Dans ces tranfports 3 en- toure de li hautes images, en parlera-t-il eri. termes rampans ? Se refoudra-t-il d’abaifler, d’avilir fes idees par des expreilions vulgaires ? N’elevera-t-ii pasfonftyle? Ne lui donnera-t-ii pas de la nobleffe , de la dignite ? Que parlez* Vous de lettres, de ftyle epiftolaire i En ecri- Valit a ce qu'oii a ime, il eft bien queftioil de' cela ! ce ne font plus des iettres que l’on ecrit i qS font des hymnesi K. Gitoyen, voyons votre pouls ? R. Non : Voyez l’hiver fur ma tete. il eft uri age pour Pexperience j un autre pour le fouve- nir. Le ferltiment s’eteint a la fin j mais fame fertfible demeure toujours. Je reviens a nos lettres. Si vous les life^ comme Pouvtage d’un Auteur qui veut plaire ou qui fe pique d'ecfire, elles font deteftables^ Mais prenez-les. pour ce qu’elles font i Sc jugez- les dans leur efpece. Deux ou trois jeimes gens iimples, mais fenlibles s’entretiennent entfeux des interets de leurs coeurs. Ils ne fongent point a briber aux yeux les mis des autres. Ils fe con- b 3i XX Preface noilfent & s’aiment trop mutuellement pour que 1’amour-propre n’ait plus rien a faire entr’eux. Us font enfans, penferont ■» ils en hommes ? Us font etrangers, ecriront-ils corre&ement ? Ils font folitaircs , connoitront-ils le monde & la fociete ? Pleins du feul fentiment qui les occu- pe, ils font dans le delire , & penfent philofo- pher. Voulez-vous qu’ils fachent obferver, )u- ger , reflechir ? Ils ne favent rien de tout cela. Ils favent aimer; ils rapportent tout a leur paf. lion. L’importance qu’ils donnent a leurs folles idees, eft-elle moins amufante que tout l’efprit qu’ils pourroient etaler ? Ils parlent de tout; ils fe trompent fur tout , ils ne font rien connoitre qu’eux; mais en fe fai/ant connoitre , ils fe font aimer : leurs erreurs valent mieux que le favoir des fages. Leurs coeurs honnetes por¬ tent par-tout, jufques dans leurs fautes, les prejuges de la vertu , toujours confiante & tou- jours trahie. Rien ne les entend, rien ne le ur repond, tout les detrompe. Ils fe refufent aux verites decourageantes : ne trouvant nulle part ce qu’its fentent, ils fe replient fur eux-me- mes 5 ils fe detachent du refte de I’univers ; & creant entr’eux un petit monde different du 116- tre, ils y forment un fpedacle veritablement nouveau. N. Je conviens qu’un homme de vingt an$ & des filles dedix-huit, ne doivent pas, quoi- qu’inifruits, parler. en Phiiofophes , meme en XXI , be Julie. penfant l’etre. J’avoue encore, & cette diffe¬ rence ne m’a pas echappe, que ces filles de- viennent des femmes de merite, & ce jeune Tiomme un meilleur obfervateur. Je ne fais point de comparaifon entre le commencement & la fin de Pouvrage. Les details de la vie domeftique effacent les fautes du premier age : la chafte epoufe, la femme fenfee , la digne mere de famille font oublier la coupable amante. Mais cela meme eft un fujet de critique : la fin du recueil rend le commencement d’autant plus reprehenfible *, on diroit que ce font deux livres differens que les memes perfonnes ne doivent pas lire. Ayant a montrer des gens raifonnables , pourquoi les prendre availt qu’ils le foient devenus ? Les jeux d’enfans qui pre¬ cedent les leqons de la fageffe empechent de les attendre j le mal fcandalife avant que le bien puiffe edifierj enfin le ledeur indigne fe rebute & quitte le livre au moment d’en tirer du profit. R. Je penfe, au contraire , que la fin de c 6 recueil feroit fuperflue aux ledeurs rebutes du commencement , & que ce meme commence¬ ment doit etre agreable a ceux pour qui la fin peut etre utile. Ainfi, ceux qui n’acheveront pas Ic livre, ne perdront rien , puifqu’il ne leur eft pas propre 5 & ceux qui peuvent en profiter ne l’auroient pas lu, s’il eut commence plus gravement. Pour rendre utile ce qu’on veut di- b 3 £XI| J? R E f A e I re, ii faut d’abofd fe faire ecouter de ceux quf doivent en faire ufage. J’ai change de moyen, mais non pas d’objet* Quand j’ai tache de parler aux hommes on nq m’a point entendu *, peuUetre en parlant aux en- fans me ferai-je mieux entendre •, & les enfans ne goutent pas mieux la raifon nue que les re* rnedes mal deguifes. Cpfi alP egro fanciul porgiamo ajperfi J)i foave lie or gPorli del vafo y Sue chi amari ingannato in tanto ei beve f E daW inganno fuo vita riceve. N. J’ai peur que vous ne vous trompies en« core r iis fuceront les bords du va fe , & ne boL ront point la liqueur. R, Alors ce ne fera plus ma faute ; j’aurai fai^ de moil mieux pour la faire paifer. Mes jeunes. gens font aimables $ mais pour les aimer a trente ans , il faut les avoir connus x . a vingt. II faut avoir vecu long-terns avec eux pour s’y plairej & ce n’eft qu’apres avoir de¬ plore leurs fautes qu’011 vient a gouter leurs ver- tus. Leurs lettres n’intereflent pas tout d’un coup 5 mais peu-a-peu elles attachent : on lie peut ui les pre/idre ni les quitter. La grace & la facility n’y font pas , ni la raifon, ni Pefprit, ni Peloquence; le feqtiment y eft 3 il fe com¬ munique au copur par degres 5 & lui feul a la fin fupplee a tpyt* C’vft yne lpngue romance dpr^ XXIII d e Julie.' les couplets pris a part n'ont rien qui touche j mais dont la fuite produita la fin Ton effet. Voi- la ce que j’eprouve en les lifant : dites - moi 11 vous fentez la meme chofe ? N. Non. Je concois pourtant cet effet par rapport a vous. Si vous etes l’auteur , l’effet eft tout fimple. Si vous ne fetes pas, je le con- qois encore. Un homme qui vit dans lc monde ne peut s’accoutumer aux idees extravagantes, au pathos aifecte , au deraifonnement continuel de vos bonnes gens. Un folitaire peut les gou- terj vous en avez dit la raifon vous-meme. Mais avant que de publier ce manufcrit, fongez que le public n’eft pas compofe d’Hermites. Tout ce qui pouvvoit arriver de plus heureux feroic qu’onprit votre petit bon-homme pour un Celadon, votre Edouard pour un D. Quichote, yos caillets pour deux Aftrees , & qu’on s’en amufat comme d’autant de vrais fous. Mais les longues folies n’amufent guere : il faut ecrire comme Cervantes, pour faire lire fix volumes de vifions. iC- La raifon qui vous feroit fupprimer cet ouvrage m’encourage a le publier. N. Quoi ! la certitude de n’etre point lu ? . R. Un peu de patience & vous allez rn’en- tendre. En matiere de morale, il n’y a point, fe¬ lon moi, de ledlure utile aux gens du monde. Premierement , parce que la multitude des li- b4 XXIV Preface vres nouveaux qu’ils parcourent, & qui difenfe tour-a-tour le pour & le contre, detruit l’effet de Fun par Fautre, & rend le tout comme non avenu. Les livres choifis qu’on relit ne font point d’effet encore : s’ils foutiennent les maxi- mes du monde, ils font fuperftus > & s’ils les combattent, ils font inutiles. Ils trouvent ceux qui les lifent lies aux vices de fa fociete, par des chaines qu’ils ne peuvent rompre. L’hom- nie du monde qui veut remuer un inftant fon ame pour la remettre dans l’ordre moral, trou- vant de toutes parts une reliftance invincible, eft toujours force de garder ou reprendre fa premiere fituation. Je fuis perfuade qu’il y a peu de gens bien nes qui n’aient fait cetelfai, du moins une fois en leur vie; mais bientot decourage d’un vain effort on ne le repete plus, & l’on s’accoutume a regarder la morale des li¬ vres comme un babil de gens oififs. Plus on s’e- loigne de affaires , des grandes villes , des nombreufes focietes , plus les obftacles dimi- nuent. II eft un terme ou ces obftacles ceffent d’etre invincibles , & c’eft alors que les livres peuvent avoir quelque utilite. Quand on vit ifole, comme on ne fe hate pas de lire pour faire parade de fes ledures, on les varie moins, on les medite davantage; & comme elles ne trouvent pas un fi grand contrepoids au dehors , elles font beaucoup plus d’effet au dedans. L’en- nui , ce fleau de la folitude aufli- bien que du XXV D e Julie. grand monde , force de recourir aux livres amu- fans , feule resource de qui vit feul & n’en a pas en lui meme. On lit beaucoup plus de romans dans les Provinces qu’a Paris, on en lit plus dans les campagnes que dans les villes, & ils y font beaueoup plus d’imprelHon : vous voyez pour- quoi cela doit etre. Mais ces livres qui pourroient fervir a la fois d’amufement, d’inftru&ion, de confolation au campagnard, malheureux feulement parce qu’il penfe l’etre, ne femblent faits au contraire que pour le rebuter de fon etat, en etendant & for- tibant le prejuge qui le lui rend meprifyble. Les gens du bel air, les femmes a la mode, les grands, les militaires j voila les a&eurs de tous vos romans. Le rafinement du gout des villes, les maximes de la Cour, l’appareil du luxe, la Morale Epicurienne $ voila les lecons qu’ils pre- chent & les preceptes qu’ils donnent. Le colo¬ ns de leurs faulfes vertus ternit l’eclat des veri- tables j le manege des procedes eft fubftitue aux devoirs reels j les beaux difcours font dedaigner les belles a&ions, & la limplicite des bonnes moeurs palfe pour groflierete. Quel effet produiront de pareils tableaux fur un gentilhomme de campagne, qui voit railler la franchife avec 1 aquelle ii recoit fes hotes, & traiter de brutale orgye la joie qu’il fait regner dans fon canton ? Sur fa femme , qui apprend que les foins d’une mere de famille font au-def- b f xxvi Preface fous des Dames de fon rang? Sur fa fille a qui les airs contournes & le jargon de la ville font dedaigner Fhonnete & ruftique voifin qu’elle eut epoufe? Tous de concert ne voulant plus etre des amans, fe degoiitent de leur village , abandonnent leur vieux chateau , qui bientot devient manure, & vont dans la capitale , ou , le pere avec fa croix de Saint - Louis, de Sei¬ gneur qu’il etoit devient valet ou chevalier d’in* duftrie ; la .mere etablit un brelan ; fa fille at¬ tire les joueurs, & fouvent tous trois, apres avoir mene une vie infame , meurent de mifere & deshonores. Les Auteurs , les gens de Lettres , les Philo- phes ne ceffent de crier que, pour remplir fes devoirs de citoyen, pour fervir fes femblables , il faut habiter les grandes villes, felon eux fuir Paris , c’eft hair le genre humain; le peuple de la campagne eft nul a leurs yeux j a les enten¬ dre on croiroit qu’il n’y a des hpmmes qu’ou il y a des penfions, des academies & des dines. De proche en proche la meme pente entrai- ne tous les etats. Les Contes , les Romans, les pieces de Theatre, tout tire fur les Pro- vinciauxq tout tourne en derifion la fimplicite des moeurs ruftiques, tout preche les‘manieres & les plaifirs du grand monde : c’eft une hon- te de ne les pas connoitre ; c’eft un malheur de ne les pas gouter. Qui fait de combien de filoux & de filles publiques l’attrait de oei XXVII d e Julie. plaifirs imaginaires peuple Paris de jour en jour ? Ainfi les prejuges & l’opinion renforqant Peiiet des fyftemes politiques , amoncelent, en- talfent les habitans de chaque pays fur quei- ques points du territoire , laiflant tout le refte en friche & defert : ainft pour jfaire briller les Capitales , fe depeuplent les Nations ; & ce frivole eclat qui frappe les yeux des lots, fait courir l’Europe a grands pas vers fa ruine. Ii importe an bonheur des hommes qu’on tache d’arreter ce torrent de maximes empoifonnees, C’eft le metier des Predicateurs de nous crier: Soyez bons & fages , fans beaucoup s’inquieter du fucces de leur difcours ; le citoyen qui s’en inquiete ne doit point nous crier fottement : Soyez bons ; mais nous faire aimer 1’etat qui nous porte a l’etre. N. Un moment : reprenez haleine. J’aime les vues utiles; & je vous ai fi bien fuivi dans celle-ci, que je crois pouvoir perofer pour vous. II eft clair , felon votre raifonnement , que pour donner aux ouvrages d’imagination , la feule utilite qu’ils puiifent avoir , il faudroit les diriger vers un but oppofe a celui que leurs Auteurs fe propofent; eloigner toutes les cha¬ fes d'inftitution ; ramener tout a la nature; donner aux hommes famour d’une vie egale & fimple ; les guerir des fantaifies de l’opinion ; leur rendre le gout des vrais plaifirs; leur fai- tB mmet la folitude & 3a paix; les tenir a queU XXVIII Preface ques diftances les uns des autres ; & au lieu de les exciter a s’entaifer dans les villes, les por¬ ter a s’etendre egalement fur le territoire pour le vivifier de toutes parts. Je comprends en¬ core qu’il ne s’agit pas de faire des Daphnis, des Sylvandres , des Pafteurs d’Arcadie , des Bergers du Lignon , d’illuftres Payfans cultivant leurs champs de leurs propres mains, & philo- fophant fur la nature, ni d’autres pareils etres romanefques qui ne peuvent exiftec que dans les livres ; mais de montrer aux gens aifes que la vie ruftique & Fagriculture ont des plaifirs quhls ne favent pas connoitre; que ces plaifirs font moins infipides, moins grofliers qu’iis ne penfent; qu*il y peut regner du gout , du choix, de la delicateife.5 qu’un homme de me- rite qui voudroit fe retirer k la campagne .avec fa famille & devenir lui-meme fon propre fer- mier , y pourroit couler une vie auili douce qu’au milieu des amufemens des villes 5 qu’u- ne menagere des champs peut etre une femme charmante , aufli pleine de graces, & de gra¬ ces plus touchantes que toutes les petites-mai- treffesj qu’enfin les plus doux fentimens du coeur y peuvent animer une fociete plus agrea- ble que ie langage apprete des cercles, ou nos rires mordans & fatyriques font le trifle fup- plement de la gaiete qu’on n’y connoit plus ? Eft- ce bien cela ? & C’efl cela m$mc. A quoi j’ajouterai feu- XXIX D I J U L I f. lement une reflexion. L’on fe plaint que les Romans troublent les tetes : je le crois bien. En montrant fans cefle a ceux qui les lifent, les pretendus charmes d’un etat qui n’eft pas le leur , ils les feduifent, ils leur font prendre leur etat en dedain, & en faire un echange ima- ginaire contre celui qu’on leur fait aimer. Vou- lant etre ce qu’on n’eft pas , on parvient a fe croire autre chofe que ce qu’on eft , & voiU comment on devient fou. Si les Romans n’of- froient a leurs le&eurs que des tableaux d’ob- jets qui les environnent, que des devoirs qu’ils peuvent remplir , que des plaiGrs de leur con¬ dition , les Romans ne les fendroient point fous, ils les rendroient fages. II faut que les ecrits fa its pour les folitaires parlent la langue des folitaires : pour les inftruire, il faut qu’ils leur plaifent, qu’ils les interelfent; il faut qu’ils les attachent a leur etat en le leur rendant agreable. Ils doivent combattre & detruire les maximes des grandes focietes ; ils doivent les montrer fauffes & meprifables, c’efl>a-dire, telles qu’el- les font. A tous ces titres un Roman, s’il eft bien fait, au moins s’il eft utile , doit etre (if- fle , hai, decrie par les gens a la mode , com- me un livre plat, extravagant, ridicule; & Voila , Monfieur, comment la folie du monde eft fagelfe. N. Votre conclufion fe tire d’elle - meme. On $ie peut mieux prevoir fa chute, ni s’appreter XXX f & F £ 'A. C t ' a tomber plus fierement* II me refte une feule difficulte. Les Provindaux, vous le favez, tie lifent que fur notre parole : il ne leur parvient que ce que nous leur envoyous. Un livre deft tine pour les folitaires eft d’abord juge par les gens du monde ; fi ceux-ci le rebutent * les au- tres ne le lifent point. Repondez. R. La reponfe eft facile. Vous parlez des beaux-efprits de Province 5 & moi je parle des vrais campagnards. Vous avez , vous autres qui brillez dans la Capitale * des prejuges dont il faut vous guerir : vous croyez donner le ton a toute la France , & les trois quarts de la France ne favent pas que vous exiftez. Les livres qui tombent a Paris font la fortune des Libraires de Province. N. . Pourquoi voulez* vous les enricblr aux depens des autres ? R. Raillez. Moi, je perfifte. Quand on aft pire a la gloire, il faut fe faire lire a Paris> quand on veut etre utile, il faut fe faire lire en Province. Combien d’honnetes gens palfent leur vie dans des campagnes eloignees a culti- ver le patrimoine de leurs peres, ou ils fe re- gardent comme exiles par une fortune etroite ? Durant les longues nuits d’hiver , depourvus de focietes , ils emploient la foiree a lire au coin de leur feu les livres amuftns qui leur tombent fous la main. Dans leur limplicite groiliere, ils ne fe piquent ni de litterature ni D E J V L I »: _ XXXl de bel-efprit; ils lifent pour fe defennuyer & non pour s’inftruire j les livres de morale & de philofophie font pour eux comme n’exif. tant pas : on en feroit en vain pour leur ufa- ge; ils ne leur parviendroient jamais. Cepen- dant, loin de leur rien offrir de convenable a leur lituation , vos Romans ne fervent qu’a la leur rendre encore plus amere. Ils changent leur retraite en un defert affreux , & pour quelques heures de diftra&ion qu’ils leur don- nent , ils leur preparent des mois de malaife & de vains regrets. Pourquoi n’oferois-je fup- pofer que , par quelque heureux hafard, ce livre , comme tant d’autres plus mauvais enco¬ re , pourra tomber dans les mains de ces ha- bitans des champs, & que Pimage des plailirs d’un etat tout femblable au leur, le leur ren- dra plus fupportable ? J’aime a me figurer deux epoux lifant ce recueil enfemble, y pui- fant un nouveau courage pour fupporter leurs travaux communs, & peut-etre de nouvelles Vues pour les rendre utiles. Comment pour- ,roient-ils y contempler le tableau d’un menage heureux, fans vouloir imlter un fi doux mo- dele ? Comment s’attendriront - ils fur le ehar- me de l’union conjugale, meme prive de celui de l’amour, fans que la leur fe reiferre & s’af- fermifle ? En quittant leur ledure, ils ne fe- ront ni attriftes de leur etat, ni rebutes de leurs foins. An contraire, touf .femblera pren- xxxii Preface dre autour d’eux une face plus riante ; leurs devoirs s’annobliront a leurs yeux ; ils repren- dront le gout des plaifirs de la nature : fes vrais fentimens renaitront dans leurs cceurs, & en voyant le bonheur a leur portee, ils appren- dront a le gouter. Ils rempliront les memes fon&ions *, mais ils les rempliront avec une au¬ tre ame, & feront, en vrais Patriarches * ce qu’ils faifoient en payfans. N. Jufqu’ici tout va fort bien. Les maris, les femmes, les meres de famille.Mais les files j n’en dites-vous rien ? E. Non. Une honnete fille ne lit point de livres d’amour. Que celle qui lira celui-ci, mal- gre fon titre, ne fe plaigne point du mal qu’ii lui aura fait: elle ment. Le mal etoit fait d’a- vance 5 elle n’a plus rien a rifquer. N. A merveille! Auteurs erotiques venez a Pecole : vous voila tous juftifies. R. Oui, s’ils le font par leur propre coeur & par Fob jet de leurs ecrits. N. L’etes-vous aux memes conditions ? R . Je fuis trop fier pour repondre a cela ; mais Julie s’etoit fait une regie pour juger des livres (a) : (i vous la trouvez bonne, fervez- vous-en pour juger celui-ci. On a voulu rendre la ledure des Romans utile alajeuneffe. Je ne connois point de pro¬ jet (a) Seconde Partie , page 385—58.6, d t j t t i *♦ Jet plus infenfe. C’eft eommenger par mettre le feu a la maifon pour fair© jouer les pom- pes. D’apres cette folle idee, au lieu de dirk jger vers fon objet la morale de ces fortes d’ouvrages , on adrelfe toujours cette morale auxjeunes filles (&), fans fonger que les jeu- nes filles n’ont point de part aux defordres dont on fe plaint. En general * leur conduits eft reguliere, quoique leurs cceurs foient cor-, rompus. Elies obeilfertt a leurs meres en at¬ tendant qu’elles puiflent les imiter. Quand les femmes feront leur devoir > foyez fur que les lilies ne manqueront point aU leur. N. L’obfervation vous eft con traire en ce point* IJfembLe qu’il faut tou jours au fexe un terns dd libertinage, ou dans un etat, ou dans 1’autre, C’eft un mauvais levain qui fermente totou tard* Chez les peuples qui ont des mceurs, les filles font faciles & les femmes feveres : c’eft le con- traire Ghez ceux qui n’en ont pas. Les premier^ lfont egard qu’au debt, & les autres qu’au fcandale. Il ne s’agit que d’etre a l’abri des preu- ves > le crime eft compte pour rien. H. A l’envifager par fes fuites on n’en ju^ geroit pas ainfi. Mais foyons juftes envers les femmes 5 la caufe de leur defordre eft moins en elles que dans nos mauvaifes inftitutions. Depuis que tous les fentimens de la nafur© ( h ) Ced ne regarde que ks fiiodsrnes Romans Anglois. Toms IVs WXiy P .JR. j£ jF A © E r- ftmt etouffes par Textreme inegalite, c’eff de T'iqique defpotlfhie des peres que viennent les vices & les malheurs des enfans} c’eft dans des noeuds forces & mat affords, que vi&imes de l’avarice ou de la vanite des parens , de jeu- nes femmes effacent par un defordre, donfc elles font gloire, le. fcandale de letir premiere konnetete. Voulez-vous done remedier au mal? remontez a fa fource. S’il y a quglque reforms a tenter dans les mceurs publiques,. c’eft par les moeurs domeftiques qu ? elle doit commen- cer, & cela depend abfolument des peres & meres. Mais ce n’eft point ainfi qu’on dirige les inftru&ions ; vos laches Auteurs ne prechent Jamais que ceux qu’on opprime* & la morale des livres fera toujours vaine , parce qu’clle n’eft que l’art de faire fa cour au plus fort. N. Affurement la v6tre n’eft pas fervilej mais a force d’etre libre, ne l’eft - elle point trop ? Eft - ce affez qu’elle ailie a la fource du. mal ? Ne craignez-vou$ point qu’elle en fade ? R. Du mal? A qui? Dans des terns d’epi- demie & de contagion, quand tout eft atteint des Tendance, faut - il empecher le debit des drogues bonnes aux malades , fous pretexte qu’eiles pourrpient nuire aux gens fains ? Mon- fieur, nous penfons fi diiferemment fur ce point* que , ft Ton pouvoit efperer quelque fucceS pour ces Lettres, je fuis tres-perfuade qu’elles feroient plusde bienqu’un meilleur livre. i 5 £ J V L i, K. II eft vrai que vous avez une excellent^ IPrecheufe. je fuis charme de vous voir rac- commode avec les femmes: j’etois fache que Vous leur defendiftiez de nous faire des fer- inons (.^ ). . - ‘ R. Vous etes pfeflant, il faut me taire : je he fuis hi aifez fou ni alfcz fage pour avoir toujours raifon. Laiifons eet os a ronger a la critique. . n N. Benignement: de peur qu’elle n’en man¬ que; Mais n’eftt-on fur tout le refte rien a dire a tout autre * comment paifer au fevere eeilfeur des fpedtacles , les fituatioris vives & les fenti- inens paffionnes dont tout ce recueil eft rempli ? MontreZ - moi une fcene de theatre qui formes tin tableau pareil a ceux da bofquet de Cla- tetts (**) & du cabinet de toilette ? Relifez Id iettre fur les ipe&aeles 5 relifez ce recueil. . . * Soyez confequent , ou quittez vos prineipes.... « Que voulez-vous qu’on penfe ? R Je veux, Morifieur $ qu’uh. critique foifc Confequent lui-meme, & qu’il ne juge qu’apres avoir examine. Relifez mieuic Peerit que vous Venez- de eiter 5 relifez aufti la preface de Nar- eifle , vous y verrez la reponfe a Pineohfequence 1 que vous me reprocftez. Les etourdis qui pre- tendent eh trouvef dans le Devin du Village* (*) vo'yez' la Lettre a M. d^Ieihbeit fur les Cles , pag. 81 premiere edition, V**) Oil prononc-e Cl dr an »• S £ 'V"’ XXXVI ET £' F A- G E t**f r*.T. J *(r- V - ' r v > .» • „ .• f eii trouveroiit fans doate bien plus ici. Us fe- rpiit' leur metier : mais Vous. ... G> * • . r A 7 . Jeme rappelle deux paflages (*) ...> Vous eftimez peu vos contemporains. R. Monfieur, je fuss aulli leur contempo- rain? OI que ne fuis~jene dans un fieble gu je dufTe jetter ce recueit au feu! N. Voiis outrez , a votre ordinaire , mais jufqu’a certain point vos maximes font aflez juftes , 4 Par example , li votre Heloife eut etc toujours fage, elle mftfuiroit beau coup moins, car a qui ferviroit- elle de modele Y C’eft dans les fiecles les plus depraves qu’on aime les le- r • '» i?. Ge qifon. voudra. Je me nbmme a la tete de'ce reciieil, non pour me Papprbprier, mais pour en repqndre. SHI y a du mal, qu’qn me Pimpute j s’il y a du bien, je n’entends point xn’en faire honneur. Sil’on trouve le livre mau- vaisen lui-meme, c’eft une raifon de plug pour y mettre mon nom. Je ne veux pas paifer pout mejlieur qufe j t h£ fuis. N. Etes-yous content de cette reponfe ? R. Oui, dans des terns ou il n’eft poilible % perfonne d’etre bon. N. Et 16s belles ames , les* oublieZ-Vous ? 1 R. La natufe les fit, vos inftitutions les gjj- tent. iU N. A la tete dSm livre d’amomr on lira ces mots : Par J. J. Rousseau, Citoyen de Geneve * R. Citoyen de Geneve ? Non pas cela. Je ne profane point le nom de rtia patrie •, je ne le mets qu’aux ecrits que je crois lui pouvoir fairs honneur. N. Vous portez vous-mem e un nom qui n’eft pas fans honneur, & vous avez auffi quelque ehofe a perdre. Vous donnez uil livre foible & plat qui vous fera tort. Je voudrois pou¬ voir vous en empecher* niais Cl vous en faites la lottife , j’apprpuve que vous la failiez haute- mcnt & franchement. Cela du moms fera dan? votrc caradlere. Mais a propqsj mettrez - vous aufii votre deviie a ce livre 2 R. Mop Libraire m’a deja fait ce|te plai- P E J ¥ L I E- KK% IX fanterie, & je Pai trpuvee ft bonne , que j’aj promjs de lui en faire honneur. Non, Mon¬ sieur, je ne mettrai point ma devife a ce li- vre; mais je ne la quitterai pas pour cela 3 & je m’effraie moins que jamais de Pavoir prife. Souvenez-vpus que je fongeois a faire imprimer ces Letttes quand j’ecrivois contre les Speda- cles, & que le foin d’excufer un de ces Ecrits lie m’a point fait alterer la yerite dans l’autre, Je me fuis accufe d’avance plus fortement peut- etre que perfonne ne m’accufera, Celui qu| prefere la verite a fa gloire pent efperer de la preferer a fa vie. Vous voulez qu’on foit tou- jours confequent *, je dpute que cela foit pofli- ble a Vbpmme ; mais ce qui lui eft pollible eft d’etre toujours vrai: voila ce que je veux to¬ cher d’etre. v . ; • • T - N. Quand je vous demande ft vous etes Pau- teur de ces Lettres, pourquoi done eludez-voup ma queftioii ? R. Pour' cela meme que je ne veux pas dire pn menfonge. N. Mais vops refufez auifi de dire la verite? R. C’eft encore lui rendre honneur que de declarer qu’on la veux taire: Vous auriez meil- leur marche d’un honime qui voudroit mentir. D’ailleurs les gens de gout fe trompent-ils fur la plume des Auteurs? Comment ofez vous faire une queftion que c’eft: a vous de refoudre ? JST. Je la refoudrois bien pour quelques Let- c 4 xl Preface tres; elles font certainement de vous; mais je ne vcms reconnois plus dans les autres , & je doute qu’on fe puilfe contre-faire a ce point. La nature qui n’a pas peur qu’on la meconnoif- fe change-foil Vent d’apparence , & fouvent l’art fe decele en voulant etre plus naturel qu’elle: c’eft le Grogneur de la Fable qui rend la voix de 1 animal mieux que familial menie. Ce re- cueil ell plein de chofes d’une nial-adreife que le dernier barbouilleur eut evitee. Les declama¬ tions, les repetitions, les contradictions 9t les eternelles rabacberies $ ou ell f homme capable de mieux faire qui pourroit fe refoudre a faire £ mal ? Ou ell celui qui auroit lailfe la choquan- te proportion que ce fou d’Edouard fait a Ju¬ lie ? Ou eft celui qui n’auroit pas corrige le ri¬ dicule du petit bon-homme qui voulant toujours snourir a foin d’en avertir tout le monde, & finit par fe porter toujours bien ? Ou ell celui qui n’eut pas commence par fe dire, il faut mar- quer avec foin les caracteres j il faut exa&ement varier les ftylea? Infailliblement avec ce projet il auroit mieux fait que la Nature. J’obfe.rve que dans une fociete tres-intime, les ftyles fe rapprochent ainfi que les cara&e- res, & que les amis confondant leurs ames, confondent aufti leurs manieres de penfer, de fentir, & de dire. Cette Julie, telle qu’elie eft, doit etre une creature enchanterelfe; tout ce qui fapproche doit lui relfembler j tout doit fc E J tJ li 1 1. XL i devenir Julie autour d’elle 5 tous fes amis ne doivent avoir qu’un ton; mais ces chofes fe fentent, & lie s’imaginent pas. Quand dies s’imagineroient, rinventeur n'oferoit les met- tre en pratique. 11 ne lui faut que des traits qpi frappent la multitude ce qui redevient fimple a force de ftpeife, lie lui convient plus. Or c’eft la qu’eft le fceau de la verite j deft la qu’un ceil attentif cherche & retrouve la nature. K. He bien, vous concluez done ? Je ne conclus pas; je doute, & je ne faurois vous dire combien ce doute m’a tour- naente durant la ledture de ces lettres. Certai- nements fi tout cela n’eft que fidion, vous avez fait un mauvais liv're : mais dites que ces deux femmes out exj.de ; & je relis ce Recueil tous les ans jufqu’a la fin de ma vie. R. Eh ! qu’importe qu’elles aient exifte ? Vous les chercheriez en vain fur la terre. El¬ ies 11 e font plus. N. Elies ne font plus ? Elies furent done ? R. Cette conclufion eft conditionnelle: fi dies furent , elles ne font plus. N. Entre nous convenez que ces petites fubtilites font plus determinantes qu’ensbaraf- laiites. R. Elies font ce que vous les forcez d’etre pour lie point me trahir ni mentin N. Ma foi, vous aurez beau faire, on vous &ni P it £ f a>- c $ . devinera malgre vous. Ne voyez-vous pas que votre epigraphe feule dit tout ? JR. Je vois qu’elle he dit rien fur le fait cti queftiori: car qui peiiit faVoir ft j’ai trotive eet- te epigraphs dans le maitufcrit, bu fi c’eft moi qui Py ai mife? Qui peut dire , fi je ne fins point dans le riieme doute ou yobs fetes? Si tout cet air de myftere n’eft pas peut-fetre urie feinte pout vous cachet ma propre ignorance fur ce que vous voulez favoir ? N. Mais enfin* vous connoiflez Ies lieux? Vous avez ete a Vevai j dans le Pays de Vartrd? J\. Plufieurs fois, & je Vous declare que je lfy ai point oui parler du Barori d’Etange rii de fa fille.- Le nom de M. de Wolmar n’y eft pas infeme coilnu. J’ai ete a Cfarens je n’y ai rien vu de femblable k la maifon decrite dans ces Lettres. J’y ai pafle, revenant d’italie * Pan- nee mi feme de I’evenement funefte, & Poll n’y pleuroit ni Julie de Wolmar, rii rien qui lui reffemblat, que je fache. Erifiri, autant que je puls me rappclier la fituatioii du paysj’ai remarque dans ces Letttes, des tranfpofitions de lieux & dfes etreurs de Topographie s foit que PAuteur n’en fut pas davantage 5 foit qu’il voulut depayfer fes Lefeteurs. C’eft - la tout ce que vous apprendrez de moi fur ce point, Sc foyez fur que d’autres ne m’arracheront pas ee que j’aurai refufe de vous dire. N. Tout le monde aura la mfeme curiofit© ♦ - '• * '•* » <*■* l (1 L E T T R E $ DE DEUX AMANS,- ' HAB1TANS D'UNE PETITE VILLE AU PIED DES ALPES. PREMIERE PARTI E. L E T T R E I. A Julie. JfkL faut vous full*, Mademoifelle, je le fens bien: j’aurois du beaucoup moins attendre, ou plut6t il falloit ne vous voir jamais. Mais que faire aujourd'hui ? Comment m’y prendre ? Vous m’avez promis de l’amitie; voyez mes perplexi¬ ties , & confeillez-moi. Vous favez que je ne fuis entre dans votre maifon que fur finvitation de Madame votre me¬ re. Sachant que j’avois cultive quelques talens agreables , elle a cru qu’ils ne feroient pas inu¬ tiles, dans un lieu depourvu de m litres, a l’e- ducation d’une bile qu’elle adore. Fier, a mom tour, d’orner de quelques fleurs un li beau na- turel, j’ofai me charger de ce dangereux foiu fans en prevoir le peril, ou du moins laris le re- douter. Je lie vous dirai point que je commence a payer le prix de ma temerite : j’efpere que je ne m’oublierai jamais jufqu’a vous tenir des dif. cours qu’il ne vous convient pas d’entendre 3 & Tome IV , A manquer an refped que je dois a vos moeurs, err- sore plus qu’a votre naiifance & a vos charmes* Si je fouffre, j’ai du moins la confolation de- fouifrir feul , & je ne voudrois pas d’un bon- heur qui put couter au votre. Cependant je vous vois tous les jours- j & je m’appercois que fans y fonger vous agravez in- noeemment des mauxque vous ne pouvez plain- dre, & que vous devez ignorer. Je fai , il eft vrai, le parti que ditie en pareil cas la prudence au de- faut de Pefpoir T & je me ferois eiforce de le pren¬ dre , fi je pouvois aceorder en cette occafton la prudence avec Phonnetete j mais comment me re- tirer decemment d’une maifon dont la maitreife elie-meme tn’a ofFert Pen tree , oii elle m’accable de bontes, oil elle me croit de quelque utilite a ce qu’elle a de plus cher au monde ? Comment fruftrer cette tendre mere du plaifir de furprendre un jour fon epoux par vos progres dans des etu¬ des qu’elle lui cache a ce delfein ? Faut-il quitter impoliment fans lui rien dire ? Faut - il lui decla¬ rer le fujet de raa retraite, & cet aveu memene Poifenfera-t.il pas de la part d’un homme dont la naiifance & la fortune ne peuvent lui permettre d’afpirer a vous ? Je ne vois, Mademoifelle, qu’un moyen de fortir de l’embarras oil je Puis 5 c’eft que la main qui m’y plonge m’en retire, que ma peine ainft que ma faute me vienne de vous , & qu’au moins par pitie pour moi vous daigniez m’interdire Yotre prefence. Montrez ma lettre a vos parens ; faites-moirefufer votre porte j chalfez-moi comme il vous plaira; je puis tout endurer de vousj je ne puis vous fuir de moi-meme. Vous, me chaffer ! moi, vous fuir ! & pour- quoi ? Pourquoi done eft-ce un crime d’etre fen- iibleau merite, & d’aimer ce qu’il faut qu’onho- nore? Non, belle Julie, vos attraits avoient ebloui mesyeux, jamais ils n’euffent egare mou coeur, fans l’attrait plus puiflant qui les anime. C’eft cette union touchante d’une fenftbilite fi vive & d’une inalterable douceur, e’eft cette pitio fi tendre pour les maux d’autrui, e’eft cet efprit jufte & ce gout exquis qui tirent leur pujrete de celle de Fame, ce font, en un mot, les charmes desfentimens bien plus queceuxdela perfonne, que j’adore en vous. Je con fens qu’on vous puiife imaginer plus belle encore; mais plus aimable & plus digne du coeur d’un honnete homme , non, Julie , il n’eft pas poilible. J’ofe me flatter quelquefois que le Ciel a mis une conformite fecrette entre nos affections, ainft qu’entre nos gouts & nos ages. Si jeunes encore , rien n’altere en nous les penchans de la nature, & toutes nos inclinations fembient fe rapporter. Avant que d’avoir pris les uniformes prejuges du monde, nous avons des manieres uniformes de fentir & de voir, & pourquoi n’ofe- rois-je imaginer dans nos coeurs ce msme concert que j’appercois dans nos jugemens? Quejque- A % • fois nos yeux fe reficontrent j quelques foiipks nous echappent en meme terns ; quelques larmes furtives.... 6 Julie ! Ci cet accord venoit de plus loin.... fi le Ciei nous avoit deftines. . .. toute la force humaine.... ah , pardon ! je m’egare: j’ofe prendre mes vceux pour de Pefpoir: Par- deur de mes defirs prete a lcur ob}et la poflibilite qui lui manque. Je vois avec effroi quel tourment mon coeur fe prepare. Je ne cherche pointa flatter mon mal; je voudrois le hair, s’il etoit poflible. Jugezfi mes fentimens font purs, par la forte de grace que je viens vous demander. Tariffez s’ilfepeut la fource du poifon qui me nourrit & me tue. Je ne veux que guerir ou mourir , & j’implore vos rigueurs comme un amant imploreroit vos bontes. Oui, je promets, je jure de faire de mon cote tous mes efforts pour recouvrer ma raifon, ou concentrer au fond de mon ame le trouble que j’y fens naitre : mais par pitie , detournez de moi ces yeux fi doux qui me donnent la mort 5 dero- bez aux miens vos traits , votre air , vos bras, vos mains , vos blonds cheveux, vos geftes *, trom- > pez Pavide imprudence de mes regards; retenez cette voix touchante qu’on n’entend point fans emotion : foyez , helas ! une autre que vous me¬ me , pour que mon coeur puifle revenir a lui. Vous le dirai- je fuis detour? Dans ces jeux que Poifivete de la foiree engendre, vous vous Uvrez devant tout le monde a des familiarites H e' L O i S E. f sruelles; vous n’avez pas plus de referve avec moi qu’avcc un autre. Hier meme,il s’en fallut peu que par penitence vous ne me lailfafliez prendre unbaifer: vous refiftates foiblement. Heureufe- ment je n’eus garde de m’obftiner. Je fentis & moil trouble croiflant que j’allois me perdre, & jeru’ar- retai. Ah ! li du moins je l’eufle pu favourer a mon gre, ce baifer eut ete mon dernier foupir , & je ferois mort le plus heureux des hommes ! De grace, quittons ces jeux qui peuvent avoir des fuites funeftes. Non , ii n’y en a pas un qui n’ait fon danger , jufqu’au plus puerile de tous, Je tremble toujours d’y rencontrer votre main , & je ne fais comment il arrive que je la rencon¬ tre toujours. A peine fe pofe-t-elle fur la mien- nequ’un treflhillement mefaiGt; le je u me don- ne la fievre ou plutdt le delire; je ne vois, je ne fens plus rien , & dans ce moment d’aliena- tion, que dire, que faire, oil me cacher, com¬ ment repondre de moi ? Durant nos ledures , c’eft un autre inconve¬ nient. Si je vous vois un inftant fans votre me¬ re ou fans votre confine , vous changez tout-a,- coup de maintien *, vous prenez un air 11 lerieux , fl froid , fi glace , que le refped & la crainte de vous deplaire m’otent la prefence d’efprit & le jugement, & j’ai peine a begayer en tremblant quelques mots d’une leqon que toute votre faga- cite vous fait.fuivre a peine. Ainli l’inegalite que vous afFedez tourne a la fpis au prejudice de A 3 6 LaNouyslle tous deux: vous me defolez & ne vous inftrui- fez point, fans que je puilfe concevoir quel mo¬ tif fait ainli changer d’humeur une perfonne (1 raifonnable. J’ofe vous le demander , comment ponvez-vous etre fi folatre en public & Ci grave dans le tete-a-tete \ Je penfois que ce devoit etre tout le concraire, & qu’il falloit compofer fon maintien a proportion du nombre des Spedlateurs. Au lieu de cela , je vous vois , toujours avec une egale perpiexite de ma part, le ton de ceremonie en particulier, & le ton familier devant tout le monde. Daignez etre plus egale , peut-etre ferai- }e moins tourmente. Si la commiferation naturelle aux ames hien nees peut vous attendrir fur les peines d’un in¬ fortune auquel vous avez temoigne quelque efti- me, de legers changemens dans votre conduite rendront fa fituation moins violente , & lui fe- ront fupporter plus pailiblement & fon filence & fes maux: fi fa retenue & fori etat ne vous tou- chent pas , & que vous vouliez ufer du droit de le perdre , vous le pouvez fans qu’il en murmu- re : il aime mieiix encore perir par votre ordre , que par un tranfport indifcret qui le rendit cou- pable a vos yeux. Enfm , quoi que vous ordon- niez de mon fort, au moins n'aurai-je point a me reprocher d’avoir pu former un efpoir teme- raire , & Ci vous avez lu cette lettre, vous avez fait tout ce que j ! oferois vous demander, quand meme je n’aurois point de refus a craindre. H E f L O i S E. *} L E T T R E II. A Julie. je me fuis abufe , Mademoifelle, dang rna premiere Lettre! Au lieu de foulager mes' maux, je-n’ai fait que les augmenter en m’expo- fant a votre difgrace-, & je fens que le pire de' tous eft de vous deplaire. Votre lilence, votre 'air froid & referve ne m’annoncent que trop mon malheur. Si vous avez exauce ma priere eu partie , ce n’eft que pour mieux m’en punk , E poi chi’ amor di me vi fece acorta Fur i biondi capelli alloy velati , E PamoYofo [guardo in [e raccolto. vous retranchez eti public l’innocente fa mill a rite dont j’eus la folie de me plaindre $ mais vous n’en etes que plus fevere dans le particular, & votre ingenieufe rigueur s’exerce egalement par votre complaifance & par vos refus. Que ne pouvez-vous connoitre combien cette iroideur m’elb cruelle ! vous me trouveriez trop puni. Avec quelle ardeur ne voudrois-je pas re- venir fur le palfe , & faire que vous n’eufliez point vu cette fatale lettre! Non, dans la prainte de vous oifenfer encore, je n’ecrirois point celle-ci, fi je n’eulfe ecrit la premiere, & je ne veux pas A 4 S La Nouvelle redoubler ma faute , mais la reparer. t aut- il pour vous appaifer dire que je nffabufois moi- meme ? Faut-il protefter que ce rfetoit pas de I’amour que j’avois pour vous ? .. . moi je pro- noncerois cet odieux parjure ! Le vil rnenfonge eft il digne d*un coeur oil vous regnez ? Ah ! que je fois malheureux , s’il faut l’etre; pour avoir ete temeraire je ne ferai ni menteur, ni lache , & le crime que mon coeur a commis, ma plume ne peut le defavouer. Je fens d’avance le poids de votre indigna¬ tion , & j’en attends les derniers effets , comme une grace que vousmedevez audefaut de toufe autre *, car le feu qui me confume merite d’Hre puni, mats non meprife. Par pitie ne m’aban- donnez pas a moi-meme j da ignez au moins dif- pofer de mon fort; dites quelle eft votre volonte. Quoi que vous puiffiez me prefcrire , je ne faurai qu’obeir. M’impofez-vous un filence eternel ? Je faurai me contraindre a le garder. Me banniifez- vous de votre prefence ? Je jure que vous ne me verrez plus. M’ordonnez - vous de mourir ? Ah ! ce ne fera pas le plus difficile. 11 n’y a point d’or- dre auquel je ne foufcrive , hors celui de ne vous plus aimer : encore obeirois- je en cela meme , s’il m’etoit pofUble. Cent fois le jour je fuis tente deme jettera vos pieds, de les arrofer de mes pleurs, d’y obtenir la mort ou mon pardon. Toujours un ef- froi mortel glace mon courage j mes genoux H e' L O l S e; ^ tremblent & n’ofent flechir; la parole expire fur mes Ievres, & mon ame ne trouve aucune alfu- rance contre la frayeur de vous irriter. Eft-il au monde un etat plus affreux que le mien ? Mon coeur fent trop combien il eft cou- pable , & ne (auroit celfer de Ferre ; le crime & le remord l’agitent de concert, & fans favoir quel fera mon deftin , je flotte dans un doute in- fupportable, entre l’efpoir de la clemence & la crainte du chatiment. Mais non je n’efpere rien, je ifai droit de rieii efperer. La feule grace que j’attends de vous eft de liater mon (uppike. Contentez une jufte vengeance. Eft-ce etre affez malheureux que de me voir reduit a la folliciter moi-meme ? Puniifez-moi, vous le dcvez: mais li vous ii’etes impicoyable, quittcz cet air froid & me- content qni me met au defefpoir: quand on en- voie un coupable a la mort, on lie lui montre plus de colerc. LETTRE III. A Julie. Me vous impatientez pas, Mademoifelle; voici la derniere importunite que vous recevrez de moi. Quand je commencai de vous aimer, que j’e- tois loin de voir to us Jes maux que je nkappre- A f $o La N o u t e l l e tois ! Je lie fentis d’abord que celui d’un amour fans efpoir, que la raifon peut vaincre a force de terns j j’en connus enfuite un plus grand dans la douleur de vous deplaire j & maintenant j’e- prouve le plus cruel de tous , dans le fentiment de vos propres peines. O Julie ! je le vois avec amertume , mes plaintes troublent votre repos. Vous gardez un lilence invincible , mais tout decele a mon cceur attentif vos agitations fecret- tes. Vos yeux deviennent fombres , reveurs , fixes en terre ; quelques regards egares s’echap- pent fur moi; vos vives couleurs fe fanent; unc paleur etrangere couvre vos joues •, la gaite vous abandonnej ime trifteffe mortelle vous accable ; Sc il n’y a que Inalterable douceur de votre ame qui vous preferve d’un peu d’humeur. Soit fenfibilite, foit dedain , foit pitie pour mes fouffrances, vous en etes affe&ee, je le vois 3 je crains de contribuer aux v6tres * & cette crainte m’afflige beaucoup plus que I’efpoir qui devroit en naitre ne peut me flatter ; car ou je me trompe moi-meme, ou votre bonheur m’eft plus cher que le mien. Cependant en revenant a mon tour fur moi, je commence a connoitre combien j’avois mal juge de mon propre ceeur , Sc je vois trop tard que ce que j’avois d’abord pris pour un delire paifager, fera le deflin de ma vie. C’eft le pro- gres de votre triftefle qui m’a fait fentir celui de mon mal. Jamais, non, jagnais le feu de vos yeux, 11 H e' L O i S F. 1’eclat de votre teint, les eharmes de votre efprit, toutes les graces de votre ancienne gaite ,} n’euf- Cent produit un elfec femblable a celui de votre abatement. N’en doutez pas, divine Julie, ft vous pouviez voir que; embrafement ces huit jours de langueur ont allume dans mon ame, vous gemiriez vous-meme des maux que vous me caufez. Ils font deformais fans remede, & je fens avec delefpoir que le feu qui me con- fume ne s’eteindra qu’au tombeau. N’importe; qui ne peut fe rendre beureux peut au moins meriter de l’etre, & je faurai vous forcer d’eftimer un homme a qui vous n’avez pas daigne faire la moindre reponfe. Je fuis jeune & peux meriter un jour la conftderation dont je ne fuis pas maintenant digne. En attendant, il faut vous rendre le repos que j’ai perdu pour toujours, & que je vous ote ici malgre moi. Ii eft jufte que je porte feul la peine du crime dont je fuis feul coupable. Adieu , trop belle Julie, vivez tranquille & reprenez votre enjoue- ment j des demain vous ne me verrez plus. IVlais foyez fiire que l’amour ardent & pur dont j’ai brule pour vous ne s’eteindra de ma vie, que mon coeur plein d’un ft digne objet ne fau- roit plus s’avilir , qu’il partagera deformais fes uniques hommages entre vous & la vertu, & qu’on ne verra jamais profaner par d’autres feur i’autel ou Julie fut adoree. La Nouvelle it B I L L E T De Julie . Z^’emportez pas Vopinion d’avoir rendu vo- tre eloignement necelfaire. Un coeur vertueux fauroit fe vaincre ou fe taire, Sc deviendroit peut - etre a craindre. Mais vous.... vous pou- vez refter. R E' P O N S E. Je me fuis tu long-terns j vos froideurs m’ont fait parler a la fin. Si l’on peut fe vaincre pour la vertu , Von ne fupporte point le mepris de ce qu’on aime. II faut partir. ’<• j 'u jn- r I I. B I L L E T. De Julie . Monfieur; aprcs ce que vous avez paru fentir; apres ce que vous avez ofe dire; un homme tel que vous avez feint d'etre, ne part point j il fait plus. R E' P O N S E. Je nai rien feint, qu’une paflion moderee } dans un coeur au defefpoir. Demain vous ferez contente, & quoi que vous en puiiliez dire, j’aurai moins fait que de partir. *3 fi e' I O 1 'S E.T III B I L L E T De Julie» i^NSENSE^! fi mes jours te font chers, crain d’attenter aux tiens. Je fuis obfedee , & ne puis ni vous parler ni vous ecrire jufqu’a demain, Attendez. L E T T R E IV. De Julie. Ml faut done I’avouer enfin , ce fatal fecret trop mal deguife! Combien de fois j’ai jure qu’ii ne fortiroit de mon coeur qu’avec la vie ! La tienne eii danger me l’arrache j il nfechappe, & Fhonneur eft perdu. Helas! j’ai trop tenu pa¬ role j eft - ii une mort plus cruelle que de fur- vivre a fhonneur ? Que dire comment rompre un fi penible filen- ce V Ou plutot n’ai-je pas deja tout dit, & ne m’as-tu pas trop entendue ? Ah! tu en as trop vu pour ne pas deviner le refte ! Entrainee par degres dans les pieges d’un vil fedudeur, je vois fans pouvoir m’arreter fhorrible precipice ou je cours. Homme artificieux ! e’eft bien plus mon amour que le tien qui fait ton audace. Tu vois i’egarement de mon coeur 5 tu fen prevaus 14 £ a Nouvelle pour me perdre, & quand tu me rends meprifa- ble, le pire de mes maux eft d’etre forcee a te meprifer. Ah malheureux ! je t’eftimois , & tu me deshonores ! croi moi, ft ton coeur etoit fait pour jouir eii paix de ce triomphe, il ne 1 ’eut jamais obtenu. Tu le fais , tes remords en augmenterqnt; je n’avois poiiit dans l’ame des inclinations vi- cieufes. La modeftie & 1’honnetete m’etoient cheres ; j’aimois a les nourrir dans une vie /am¬ ple & labo'rieufe. Que m’ont fervi des foins que le Ciel a rejettes ? Des le premier jour que j’eus le malheur de te voir, je fends le poifon qui corrompt mes fens & ma raifon ; je le fends du premier inftarit, & tes yeux , tes fentime ns, tes difcours, ta plume criminelle le rendent cha- que jour plus mortel. Je n’ai rien neglige pour arreter le progres de cette pa/lion funefte. Dans 1’impuiifance de refifter j’ai voulu me garantir d’etre attaquee j tes pourfuites ont trompe ma vaine prudence. Cent fois j’ai voulu me jetter aux pieds des au¬ teurs de mes jours, cent fois j’ai voulu leur ou- vrir mon coeur coupahle; ils ne peuv ent con- noitre ce qui s ? y paife : ils voudront appliquer des remedes ordinaires a un mal defefpere j ma mere eft foible & fans autorite i je coiinois fin- flexible feverite de mon pere, & je ne ferai que perdre & deshonorer, moi, ma famille & toi-me¬ sne. Mon amie eft abfente, mon frere n’eft plus 5 H e' i o a s i- if je ne trouve aucun protecteurau monde contre Pennemi qui me pourfuit; j’implore en vain le Ciel , le Ciel eft fourd aux prieres des foibles. Tout fomente l’ardeur qui me devore j tout m’a- bandonne a moi-meme, ou plut6t tout me livre a toij la nature entiere femble etre ta complice * tous mes efforts font vains, je t’adore en depil de moi-meme. Comment mon cocur, qui n’a pu relifter dans toute fa force, cederoit-il mainte- nanta demi? comment ce cceur qui ne fait rien diftimuler te cacheroit-il le refte de fa foibleffe ? Ah! le premier pas , qui coiite le plus , etoit ce- lui qu’il ne falio it pas faire > comment m’arre- terois-je aux autres ? Non, de ce premier pas je me fens entrainer dans l’abyme, & ta peux me rendre auili malheureufe qu’il te plaira. Tel eft l’etat affreux oil je me vois , que je' ne puis plus avoir recours qu’a celui qui m’y a reduite, & que pour me garantir de ma perte a tu dois etre mon unique defenfeur contre toi, Je pouvois, je le fais, differer cet aveu de mon defefpoir ; je pouvois quelque terns deguifer ma honte , & ceder par degres pour m’en impofer a moi-meme. Vaine adreffe qui pouvoit flatter mon amour propre , & non pas fauver ma vertu. Va, je vois trop , je fens trop ou mene la premiere faute, & je ne cherchois pas a preparer ma ruine a mais a l’eviter. Toucefois fi tu n’es pas le dernier des hom¬ ines , ii quelque etincelle de vertu brilla danf La Notr telle ton ame, s’il y refte encore quelque trace des fentimens d’honneur dont tu rrfas paru penetre, puis-je te croire alfez vil pour ablifer de faveu fatal que mon delire m’arrache ? Non, je te con- nois bien jtu foutiendras ma foibiefle, tu devien- dras ma fauvegarde , tu procegeras ma perfonne contre mon propre coeur. Tes vertus font le der¬ nier refuge de mon innocence; mon honneur s’ofe confier au tien , tu ne peux conferver l’un fans fautre ; ame genereufe , ah ! conferye les tous deux, & du moins pour famour de toi- meme daigne prendre pitie de moi. O Dieu! fuis-je aifez humiliee? Je t’ecris a genoux , je baigne mon papier de mes pleurs ; j’eleve a toi mes timides Applications. Et ne penle pas , cependant, que j’ignore que c’etoit a moi d’en recevoir, & que pour me faire obeir je n’avois qu’a me rendre avec art meprifable. Ami, prend ce vain empire , & laiflfe moi fhon- lietete: j’aime mieux etre ton efclave & vivre innocente , que d’acheter ta dependance au prix de mon deshonneur. Si tu daignes m’ecouter, que d’amour, que de refpeds ne dois-tu pas attendre de celle qui te devra foil retour a la vie ? Quels charmes dans la douce union de deux ames pures! Tes defirs vaincus feront la fourcc de ton bonheur, & les plaifirs dont tu jouiras feront dignes du Ciel meme. Je crois, j’elpere , qu’un coeur qui m’a paru meriter ineriter tout Pattachement du mien ne dementi- ra pas 1& generolite que j’attends de lui. J’efpere encore que s’il etoit aiFez lache pour abufer de ttion egarement & des aveUx qu’il m’arrache, le niepris, l’indignatioii nie rendroient la raifon que 3’ai perdue, & que je ne Ferois pas alTez lache moi-meme pour craindre un amant dont j’aurois a rougir, Tu feras vertueux ou mepriFe 3 jc Fe- rai refpedee ou guerie 3 voila Punique eFpoir qui hie rede avant celui de mourir. L E T T R E Yi A Julie ; J&f *uissances du Ciel ! j’avois une ame pour la douleur, donnei m’en une pour Id felicite. A- mour, vie de Fame, vien Foutenir la mienne prete a defailiir. Charme inexprimable de la vertu! Force invincible de la voix de Ce qu’ori aime ! bonheur, plailirs , tranfports, que vos traits Font poigrians! qui peut en foutenir Fat- teinte ? O comment Fuffire au torrent de delices - qui vient inonder nion eoeur ! Comment expier les allarmes d’une craintive amante? Julie .. . . non ! nia Julie a genoux ! ma Julie verfer des pleurs f ...celle a qui Funivers devroit des hommages fupplier un homme qui Padore de ne pas Poutrager , de ne pas Fe deshonorer lui- meme 1 Si je pouvois m’indigner contre toi je h Tame IV. B i3 La N r o i? r e l l k ferois , pour tes frayeurs qui nous aviliffent l juge mieux, beaute pure & celefte , de la natu¬ re de ton empire! Eh! fi j’adore les charmes de ta perfonne, n’eft - ce pas fur - tout pour l’empreinte de cette ame fans tache qui famine, & dont tous tes traits portent la divine enfei- gne ? Tu crains de eeder a mes pourfuites ? inais quelles pourfuites peut redouter celie qui couvre de refped & d’honnetete tous les fenti- mens qu’elle infpire ? eft-il un hcmme affez yil fur la terre pour ofer etre temeraire avec toi ? Permets , permets que je favoure' le bonheur inattendu d’etre aime .... aime de celie .... tro- ne du monde, combien je te vois au-dcifous de moi! Que je la relile milie fois, cette lettrc adorable oil ton amour & tes fenrimens font ecrits en caraderes de feu $ oil malgre toutl’eni- portement d’un coeur agite, je vois avec tranf- port combien dans une ame honnete les paifions les plus vives gardent encore le faint caradere de la vertu. Quel monftre , apres avoir lu cette touchante lettre, pourroit abufer de ton etat, & temoigner par fade le plus marque foil profond mepris pour lui - meme ? Non, chere amante, prend confiance en un ami fidele qui n’eft point fait pour te tromper. Bien que ma raifon foit a jamais perdue, bien que le trouble de mes fens s’accroiife a chaque inftant, taper- fonne eft deformais pour moi le plus charmant ? mais leplus facie depot dont jamais mortel f»t H t F t o i s ti 19 honored Ma flame & Ton objet confervei’ont ert* femble une inalterable purete. Je fremirois de por^ ter la main fur tes chaftes attraits, plus que da plus vil incefte * & tu n’es pas dans une furet^ plus inviolable avec ton pere qu’avec ton amant. O Ci jamais cet amant hcureuX s'oublie un mo¬ ment devant toi! ... * l’amant de Julie auroit une ame abjede! N011 , qiiand je ceiferai d’ainief lavertu , je nc t’aimerai plus ; a ma premiere lachete * je ne Veux plus que tu m’aimes. Raflure - toi done , je t’en conjure au nom du tendre & pur amour qui nous unit j e'eft a lui de t’etre garant de maretenue & dc moil ref- ped, c’ell a lui de te repondre de lui - menie* Et pourquoi tes craintes iroient- elles plus loirt que mes defirs ? a quel autre bonheur voudrois- je afpirerfl tout raon cccur fuffit a peine a ce-* lui qu’ilgoute? Nous fommes jeunes tous deux* il eft vraij nous aimons pour la premiere & Tu- tuque fois de la vie, & n’avoiis nulle experiences des paftions; mais I’honneur qul nous conduit eft - il un guide trompeur ? a -1 - il befoin d une experience fufpede qu’on n’acquiert qu’a force de vices ? J’ignore fi je m’abufe, mais il me femble que les fentimens droits font tous au fond de mon coeur. Je ne fuis point un vil fe- dudeur cofnme tu m’appelles dans toil defefpoir.5 mais un hornme limple & fenftble, qui montrcL aifement ce qu’il fent & ne fent rien dont il doi- irerougir, Pour dire tout enun feul mot, j’ab- B % so La NoutellI: horre encore plus le crime que je n’aime Juliei Je ne fais, non, je ne fais pas meme ft Pamour que tu fais naitre eft compatible avec l’oubli d& la vertu, & fl tout autre qu’une ame lionnete peut fentir aftez tous tes charmes. Pour moi* plus j’en fuis penetre plus mes fentimens s’ele- vent. Quel bien, que je n’aurois pas fait pour lui-raeme, ne ferois-je pas maintenant pour me rendre digue de toi ? Ah ! daigne te eonfier aux feux que tu m’infpires, & que tu fais ft bien purifter j croi qu’il fuffit que je t’adore pour ref. pe&er a jamais le precieux depot dont tu m’as charge, O quel coeur je vais poffeder * vrai bon- heur, gloire de ce qu’on aime * triomphe d’un amour qui s’honore, combien tu vaux mieux que tous fes plaifirs 1 t E T T R E IV. De Julie a Claire. EUX-Tti , ma Confine* puffer ta vie a pleu- rer cette pauvre Chaillot, & faut-il que les morts te faiTent oublier les vivans ? Tes regrets font juftes , & je les partage, mais doivent-ils etre’ eternels ? Depuis la perte de ta mere die t’a- voit elevee avec le plus grand foin * elle etoit plutdt ton amie que ta gouvernante.’ Elle t’ai- moit tendrement & m’aimoit pare'e que tu m’ai- mesj elle ne nous inlpira jamais que des pria- tt H z l o i s eJ cipes de fagefle & d’honneur. Je fais tout cela, ma chere, & j’eu conviens avec plaifir. Mais cotu* ■viens-auffi que la bonne femme etoitpeu prudente avee nous , qifelle nous faifoit fans neceflite les confidences les plus indifcretes, qu’elle nous en- tretenoit fans celfe des maximes de la galanterie, des avantures de fa jeunefle , du manege des amans, & que pour nous garantir des pieges des liommes, fi elle ne nous apprenoit pas a leur en¬ tendre, elle nous inftruifoit au moins de mille chofes que de jeunes Elies fe pafferoient bien de fa voir. Confole-toi done de fa perte, comme d’un mal qui n’eft pas fans quelque dedommagement. A Page ou nous lommes, fes lecons commen- qoient a devenir dangereufes, & le Ciel nous Pa jpeut-etre 6tee au moment oil il n’etoit pas bon qu’elle nous reftat plus Jong-terns. Souvien - toi de tout ce que tu me difois quand je perdis le meilleur des freres. La Chaiilot t’eft-elle plus chere? As-tu plus de raifons de la regretter? Revien, ma chere, elle n’a plus befoin d* toi. Helas ! tandis que tu perds ton terns en re^ grets fuperflus , comment ne crains-tu point de t’en attirer d’autres ? Comment ne crains - tu point, toi qui connois l’etat de mon coeur, d’a- bondonner ton amie a des perils que ta prefence auroit prevenus ? O qu’il s’eft pafle de chofei depuis ton depart! Tu fremiras en apprenant quels dangers j’ai courus par mon imprudence. J’elpere en etre delivree $ mais je me vois, pour B $ 1% t A N 0 U V E L L E ainft dire, a la difcretion d’autrui : c’eft a toI de me rendre a moi-meme. Hate - toi done de revenir, Je n’ai rien dit tant que tes foins etoient Utiles a ta pauvre Bonne > j’eulfe ete la premiere a t’exhorter a les lui rendre. Depuis qu’elle n’eft plus, c’eft a fa famille que tu les dois: nous les remplirons mieux ici de concert que tu ne fe¬ rns feule a la eampagne , & tu t’acquitteras des devoirs de la reconnoilfanee, fans ri en oter a eeux de famine, Depuis le depart de mon pere nous avons repris notre ancienne maniere de vivre, & ma mere me quitte moins. Mais c’eft par habitude plus que par defiance. Ses focietes lui prennent encore bien des momens qu’elle ne veut pas de- rober a mes petites etudes , & Babi remplit alors fa place alfez negligemment. Quoique je trouve a cette bonne mere beaucoup trop de fecurite, je ne puis me refoudre a Pen avertir j je vou- drois bien pourvoir a ma furete fans perdre fon eftime > & e’eft toi feul qui peux concilier tout cela. Hevien, ma Claire , revien fans tarder. J’ai regret aux lecons que je prends fans toi, & j’ai peur de devenir trop favante. Notre maitre n’eft pas feulement un homme de merite ; il eft vertueux , & n’en eft que plus a craindre. Je fuis trop contente de lui pour letre de moi. A fon gge &au nqtre, avecPhomme le plus vertueux, quand il eft aimable , il vaut mieux §tr§ deux fifes qu’une, H e' L O i S E* I E T T R E VII. Reponfe. e t’entends, & tu me fais trembler. Non que }e croie le danger auffi preffant que tu fimagines. Ta crainte modere la mienne fur le prefent: mais Tavenir m’epouvante , & fi tu lie peux te vaincre, je ne vois plus que des malheurs. Helas! combien de fois la pauvre Chaillot m’a- t-elle predit que le premier foupir de ton coeur feroit le deftin de ta vie! Ah, Couline ! fi. jeune encore , faut - il voir deja ton fort s’ac- complir? Qu’elle va nous manquer, cette femme habile que tu nous crois avantageux de perdre ! II heCit ete , peut - etre, de tomber d’abord en de plus fures mains , mais nous fommes trop inftruites en fortant des liennes pour nous laif. fer gouverner par d’autres, & pas aflez pour nous gouverner nous-memes: elle feule pouvoit nous garantir des dangers auxquels elle nous avoit expofees. Elle nous a beaucoup appris, & nous avons , ce me femble, beaucoup penfe pour notre age. La vive & tendre amitie qui nous unit prefque des le berceau nous a, pour ainfi dire, eclaire le ceeur de bonne heure fur toutes les paffions. Nous connoiifons alfez bien leurs hgnes & leurs eifets j il n’y a que fart de les reprimer qui nous manque. Dieu veuiil© B 4 m §4 La Noivbll % que ton jeune philofophe connoiiTe mieux que nous cet art-la! Quand je dis nous , tu m-entends ; c v eft fur- tout de toi que je parle: car pour moi, la Bonne m’a toujours dit que mon etourderie me tien- droit Heu de raifon, que je lFaurois jamais Fef. prit de favoir aimer , & que j’etois trop foils pour faire up jour des folies. Ma Julie, prend garde a toi $ mieux elle auguroit de ta raifon, plus elle craignoit pour* ton coeur. Aie bon cou¬ rage , cependant; tout ce que la fagelfe & 1 -hon- xieur pourront faire , je fais que toname le fe- ra, & la mienne fera , n’en doute pas, tout ce que 1’amitie peut faire a fon tour. Si nous en favons trop pour notre age, au moins cette etude n’a rien coute a nos moeurs. Croi, ma chere , qu’il y a bien des filles plus fimples , qui font moins honnetes que nous ; nous le fommes parce que nous voulons Fetre , & quoi qu’on en puilfe dire, c’eft le moyen de l’etre plus fure- ' » t I i V' ' ' . - ment. Cependant fur ce que tu me marques, je n’au- rai pas un moment de repos que je ne fois au- pres de toi; car li tu Grains le danger , il n’eft pas tout-a-fait chimerique. II eft vrai que le pre- fervatif eft facile j deux mots a ta mere & tout eft fini 5 mais je te comprends$ tu ne veux point (Fun expedient qui finit tout: tu veux bien t’ 6 - ter le pouvoir de fuccomber, mais non pas Fhomieur de combattr^. Op^uvre Cqulin^ !. ** • H e' L 0 I S E. 3tf encore fi la moindre lueur.. .., le Baron d’E~ tange confentir a donner fa fille, fon enfant uni¬ que, a un petit bourgeois bins fortune ! L’e£ peres - tu . . . qifefperes - tu done ? que veux- tu ? .... pauvre, pauvre Coullne! . . . . Ne crain rien , toutefois , de ma part. Ton fecrefc fera garde par ton amie. Bien dcs gens trouve- roient plus honnete de le reveler; pout-fetre au- toient-ils raifon. Pour moi qui ne fuis pas une grande raifonneufe, je ne veux point d’une h’onnetete qui trahit l’amitie , la foi, la con- fiance ; j-imagine que chaque relation , cliaque age a fes rnaximes , fes devoirs, fes vertus , que ce qui feroit prudence a d’autres , a moi feroifc perfidie, & qu’au lieu de nous rendre Pages, on nous rend medians en confondant tout cela. Si ton amour eft foible, nous le vaincrons ; s’il eft extreme, e’eft Pexpofer a des tragedies que de 1’attaquer par des moyens violens, & il ne con- vient a l’amitie de tenter que ceux dont elle peut repondre. Mais en revanche, tu n’as qu’a marcher droit quand tu feras fous ma garde. Tu verras, tu verras ce que e’eft qu’une Duegne de dix-huit ans ! Je ne fuis pas, commetufais, loin de toi pour mon plaifir, Sc le prill terns n’eft pas ft agrea- ble en campagne que tu penfes ; on y fouffre a la fois le froid Sc le chaud, on n’a point d'om- bre a la promenade, Sc il faut fe chauffer dans fa maifon. Mon pere de fon cote, ne feide pas ..." sf *i- • 26 La Nouvelle au milieu de fes batimens , de s’appercevoitf qu’on a la gazette ici plus tard qu’a la ville. Ain- ii tout le monde ne demande pas mieux que d’y retourner, & tu m’embralferas, j’efpere, dans quatre ou cinq jours. Mais ce qui m’inquiette eft que quatre ou cinq jours font je ne fais combien d’heures , dont plufieurs font deftinees au philo- fophe. Au philo fophe , entends-tu, Couline? penfe que toutes ces heures-la ne doivent fonner que pour lui. Ne va pas ici rougir & bailfer les yeux. Pren¬ dre un air grave, ii t’eft impoffible ; cela ne peut after a tes traits. Tu fais bien que je ne faurois pleurer fans rire , & que je n’en fuis pas pour cela moius fenfible • je n’en ai pas moins de chagrin d’etre loin de toi je n’en regrette pas moins la bonne Chaillot. Je te fais un gre inftni de vouloir partager avec moi le foin de fa famillej je ne l’abandonnerai de mes jours, mais tu ne ferois plus toi - m«me ll tu perdois quelque occafion de faire du bien. Je conviens que la pauvre Mie etoit babillarde , affez librs dans fes propos familiers , peu difcrette avec de jeunes filles , & qu’elle aimoit a parler de Ton vieux terns. Auili ne font - ce pas tant les quali- tes de fon efprit que je regrette , bien qu’elle en eut d’excelfentes parmi de mauvaifes. La perte que je pleure en elle, c’eft fon bon coeur, fon parfait attachement qui lui donnoit a la fois pour moi la tendreife d’une mere & la confiance d’uns H e' L O i S £. 27 ioeur. Elle me tenoit lieu de toute ma families a peine ai-je connu ma mere; mon pere m’aime autant qu’il peut aimer, nous avons perdu ton aimable frere j je ne vois prefque jamais les miens. Me voiia comme une orpheline delaif- fee. Mon enfant } tu me reftes feule; car ta bonne mere, c’eft toi. Tu as raifon pourtant. Tu me reftes : je pleurois! j’etois done folle % qu’avois-je a pleurer ? P, S. De peur d’accident j’adrefle cette lettre a notre maitre , afin qu’elle te parvienne plus furement. LETTRE VIII. 00 A Julie . .uels font, belle Julie, les bizarres capri¬ ces de Pamour ? Mon coeur a plus qu’il n’efpe- roit, & n’eft pas content. Vous m’aitnez , vous me le dites , & je foupire. Ce coeur injufte ofe defirer encore , quand il n’a plus rien a deftrer; il me punit de fes fantaiftes , & me rend inquiet (a) On Pent qu’il y a ici une lacune , & Pon en trou- vera fouvent dans la fuite de cette correfpondance. Plu- lieurs lettres fe font perdues : d’autres one ete fuppri- snees ; d’autres ont fouffert des retranchemens : mais il Xje manque rien d’effentiel qu’on ne puilTeuifement Pup¬ pies r, a Paid© dg ge qiji rcftc. ; * '/wt La Nouvellb au fein du bonheur. Ne croyez pas que j’aiQ oublie les loix qui me font impofees, lii perdu, la volonte de les obferver; non, mais un fe- cret depit nfagite en voyant qne ces loix ne coutent qu’a moi, que vous qui vous pretendiez fi foible etes fi forte a prefent, & que j’ai 11 peu de combats a rendre contre moi - mcme , taut }e -vous trouve attentive a les prevenir. Que vous etes change® depuis deux mois , fans que rien ait change que vous ! Vos lan- gueurs ont difparu ; il n’eft plus queftion de de¬ gout ni d’abattement > toutes les graces font ve¬ nues reprendre leurs poftes > tous vos charmes fe font ranimes p la rofe qui vient d’eclore n’eft pas plus fraiche que vous ; les faillies ont re¬ commence; vous avez de Pelprit avec tout lc nionde ; vous folatrez , meme avec moi comme auparavant; & , ce qui nf irrite plus que tout le refte, vous me jurez un amour eternel d’uh air aulfi gai que 11 vous didez la chofe du monde la plus plaifante. Dites, dites, volage ? Eft - ce - la le caradle- re d’une paldon violente reduite a fe combattre elle - meme , & d vous aviez le moindre defir a vaincre, la contrainte n’etoulferoit - elle pas au nioins Penjouement ? Oh que vous etiez bien plus aimable quand vous etiez moins belle ! Quo ]e regj^|te cette paleur touchante , precieux ga¬ ge. du hmthqur d’un amant, & que je hais Pin- difcrete fiutejque vous avez recouvree aux de- 22 H e' L O i S E; pens de mon repos! Oui, j’aimerois mieux vous voir rnalade encore , que cet air eontent * ces yeux briilans , ce teint fleuri qui m’outra- gent. Avez-vous oublie fi-tot que vous n’etiez pas ainfi quand vous imploriez ma clemence ? Julie, Julie! Que cet amour fi vif elt devenu. tranquille en pen de terns! Mais ce qui m’offenfe plus encore , c’eft qu’a- pres vous etre remife a ma diferetion, vous pa- roi/Tez vous en defier, & que vous fuyez les dangers eomme s’il vous en reftoit a craindre; Eft - ce ainfi que vous honorez ma retenue , & mon inviolable refpeft meritoit - il cet affront de votre part ? Bien loin que le depart de votre pere nous ait lailfe plus de liberte, a peine peut- 011 vous voir feuie. Votre infeparable Goufine ne vous quitte plus. Iufenfiblement nous allons reprendre nos premieres manieres d,e vivre & notre ancienne circonfpedion, avec cette uni¬ que difference qu’alors elle vous etoit a charge It qu’elle vous plait maintenaiit< Quel fera done le prix d’un fi pur hommage li votre eftime ne l’eft pas, & de quoi me fert fabftinence eternelle & volontaire de ce qu’il y a de plus doux au monde fi celle qui V exige ne rn’en fait aucun gre ? Certes , je fuis las de fouf- frir inutilement, & de me condamner aux plus dures privations fans en voir meme l^rqerite, Quoi! faut-il que Vous embelliflieznmn unem&ht tandis que vous nie meprifez ? Fjut-ii La Not/VEtt® famment mes yeux devofent des charmes doiig jamais ma bouche n’ofa approcher ? Faut-il en- fin que je nfote a moi-meme toute efperance ^ fans pouvoir au nioins m’honorer d’un facrifice aulli rigoureux ? Non, puifque vous ne vous fiez pas a ma foi, je ne veux plus la laiffer vaine- mentengagee; c’eft line fiirete injufte que celle que vous tirez a la fois de ma parole & de vos precautions; vous etes trop ingrate, ou je fuis trop fcrupuleux, & je ne veux plus refufer de la fortune les occalions que vous n’aurez pu lui 6ter. Enftn quoi qu’il en foit de mon fort, je fens que j’ai pris une charge au - deffus de mes forces. Julie, reprenez la garde de vous - mfc- nie ; je vous rends un depot trop dapgereuX pour la fidelite du depontaire, & dont la defen- fe coutera moins a votre coeur que vous n’avcz feint de le crain dre. Je vous le dis ferieufement; eompteZ fur Vous , ou ehaffez-moi, c’eft - a - dire, otez- moi la vie. J’ai pris un engagement temeraire. J^admire comment je l’ai pu tenir fi long-terns > je fais que je ledois toujours , nlais je fens qu'il m’eftimpoflible. On merits de fuccomber quand on s’impofe de fi perilleux devoirs. Croyez-moi, chere & tendre Julie, croyez-ence coeur fenfi- ble qui ne vit que pour vous ; vous ferez tou-* jours'-refpedee; maisje puis un inftant man- quer de raifon , & PivrefTe des fens peut didcr un crime dont on auroit horreur de fens - froi& H E I O is r- 3r Heureux de n’avoir point trornpe votreefpoir, }’ai vaincu deuxmois , & vous me devez le prix de deux fiecles de fouffrances. L E T T R E IX. De Julie. J^’entends : les plaifirs du vice & l’honneur de la vertu vous feroient un fort agreable ? Eft - ce la votre morale ?. Eh \ mon ami * vous vous laflez bleu vite d’etre genereux! Ne l’e- tiez-vous done que par artifice? La finguliere marque d’attachement, que de vous plaindre de ma fante ! feroit - ce que vous efperiez voir mon fol amour achever de la cletruire, & que vous m’attendiez au moment de vous demander la vie ? ou bien , comptiez - vous de me refpec- ter aufti long-terns que je ferois peur, & de vous retracter quand je deviendrois fupportable ? Je ne vois pas dans de pareils facrifices un merite a tant faire valoir. Vous me reprochez avec la meme equite le foin que je prends de vous fauver des combats penibles avec vous - meme , comme fi vous lie deviez pas plutot m’en reniercier. Puis, vous vous retraclez de Pengagement que vous avez pris , comme d’un devoir trop a charge ; enfor- te que dans la meme lettre vous vous plaignez 1% La N q v y b e l e dc ce que vous avez trop de peine , & de ce que vous n’en avez pas aiTez. Penfez y mieux & tachez d’etre d’accord avec vous , pour dort- lier k vos pretendus griefs uue couleur moins frivole. Ou plutot, quittez toute cette diflimula- tion qui n’eft pa? dans votre caracftere. Quoi que vous puiffiez dire , votre coeur eft plus content du mien qu’il ne feint de l’etre ; Ingrat, vous favez trop qu’ii n’aura jamais tort avec vous! Votre lettre meme vous dement par foti ftyle enjoue, & vOus n’auriez pas tant d’efprit (i vous etiez moins tranquilie. En voila trop fur les vains reproches qui. vous regardentj paf- fons a ceux qui me regardent moi - merne, & qui femblent d’abord mieux fbndes; Je le fens bien ; la vie egale & douce que nous menoris depuis deux mots ne s’accorde pas avec ma declaration precedcnte& j’a- voue que ce n’eft pas fans raifo'n que vouS etes furpfis de ce contrafte. Vous m avez d’a* bord vue au defefpoir ; vous me tfouvez k prefent trop paifible, de-la vous accufez meS fentimens d’inconftance & mon coeur de ca¬ price. Ah mon ami! ne le jugez-vous point trop feverement ? II faut plus d’un jour pout le connoitre. Attendezy & vous trouverez peut - etre que ce cceur qui vous 1 aime n’eft pas indigne du v6tre. Si vous pouviez comprendre avec quel ef- froi j’eprouvai les premieres atteintes du fenti-' ment % H E r L O i S E. 33 merit qui m’unit a vous, vous jugeriez du trouble qu’il dut me caufer. J’ai ete elevee dans des maximes fi feveres que l’amour le plus pur me paroiiToit le comble du deshonneur. Tout m’apprenoit ou me faifoit croire qu’une fille fenlible etoit perdue au premier mot tendre echappe de fa bouche; mon imagination trou¬ ble confondoit le crime avec l’aveu de la paf. lion; & j’avois une Ci affreufe idee de ce pre¬ mier pas, qu’a peine voyois-je au-dela nul in- tervalle jufqu’au dernier. L’excellive defiance de moi-meme augmenta mes allarmes j les com¬ bats de la modeftie me parurent ceux de la chaftetej je pris le tourment du filence pour 1’emportement des deiirs. Je me crus perdue nu III tot que j’aurois par le, & cependant ilfal- loit parler ou vous perdre. Ainfi ne pouvant plus deguifer mes fendmens, je tachai d’exci- ter la generolite des votres, & me fiant plus a vous qu’a moi, je voulus , en interedant vocre honneur a ma defenfe, me menager des ref- fources dont je me croyois deprouvue. J’ai reconnu que je me trompois j je n’eus pas parle que je me trouvai foulagee j vous n’eutes pas repondu que je me fentis tout-a- fait calme , & deux mois d’experience m’ont appris que mon coeur trop tendre a befoin d’a- mour, mais que mes fens n’ont aucun befoia d’amant. Jugez , vous qui aimez la vertu, avec quelle joie je fis cette heureufe dccouvert&s Tom IV. C 34 La Nouvelie Sortie de cette profonde ignominie ou mes ter- reurs m’avoient plongee, je goute le plailir delicieux d’aimer purement. Cet etat fait le bonheur de ma vie; mon humeur & ma fante s’en reflentent; a peine puis - je en concevoir un plus doux, & l’aceord de l’amour & de l’in- nocence me femble etre le paradis fur la terre. Des-lors je ne vous craignis plus 5 & quand je pris foin d’eviter la folitude avec vous, ce fut autant pour vous que pour moi j car vos yeux & vos foupirs annoneoient plus de tranf. ports que de fageife , & (1 vous euffiez oublie l’arret que vous avez prononce vous - meme > je ne faurois pas oublie. Ah, mon ami, que ne puis-je faire palfer dans votre ame le fentiment de bonheur & de paix qui regne au fond de la mienne ! Que ne puis- je vous apprendre a jouir tranquillement du plus delicieux etat de la vie! Les charmes de funion des cceurs fe joignent pour nous a ceux de l’irinocence •, nulle crainte, nulle honte ne trouble notre felicite *, au fein des vrais plailirs de l’amour nous pouvons parler de la vertu fans rougir, E v* c il placer con V onejlade accanto. Je ne fais quel trifte presentiment s’eleve dans mon fein & me crie que nous jouilfons du feul terns heureux que le Ciel nous ait deftine. HELOiSlt 3 £ Je n’entrevois dans Pavenir qu’abfence , orages, troubles, contradictions. La moindre alteration a notre fituation prefente me paroit ne pou- voir etre qu’un mal. Non, quand un lien plus doux nous uniroit a jamais, je ne fais fi l’ex- ces du bonheur n’en deviendroit pas bientot la ruine. Le moment de la poifefiion eft une crife de l’amour, & tout changement eft dan- gereux au notre j nous ne pouvons plus qu’y perdre. Je t’en conjure, mon tendre & unique ami, tache de calmer. l’ivrelfe des vains defirs que fuivent toujours les regrets , le repentir , la trifteffe. Goutons en paix notre fituation pre¬ fente. Tu te plais a m'inftruire, & tu fais trop fi je me phis a recevoir tes legons. Rendons- ks encore plus frequentesj ne nous quittons qu’autant qu’il faut pour la bienfeance j em- ployons a nous ecrire les momens que nous ne pouvons pafler b nous voir, & profitons d’un terns precieux apres lequel, peut-etre, nous foupirerons un jour. Ah ! puiffe nbtre fort, tel qu’il eft, durer autant que notre vie! L’efprit s’orne, la raifon s’eclaire, l’ame fe fortifie, le coeur jouit, que manque-t-il a notre bonheur^ C 3. La Nc u yh l s L E T T R E X. *W*ue voiis avez raifort , ma, Julie, de dire que je ne vous connois pas encore! Toujours je crois coilnoitre tous les trefors de votre belle arae, & toujours j’eii decouvre de nou- veaux. Quelle femme jamais aifocia comme vous la tendreffe a la vertu, & temperant Tunc par I’autre les rendit toutes deux plus charman- tes? Je trouve je ne fais quoi d’aimable & d’at- trayant dans Cette fagefle qui me defole, & vous ornez avec tant de graces les privations que vous m’impofez, qu’il s’en faut peu que vous ne me les rendiez cheres. Je le fens chaque jour davantage, le plus grand des biens eft d’etre aime de vous j il n’y en a point, il n’y en peut avoir qui l’egale, & s’il falloit choiftr entre votre coeur & votre polfeflion meme, nonfcharmante Julie, je ne balancerois pas un inftant. Mais d’oii viendroit cette amere alternative, & pourquoi rendre in¬ compatible ce que la nature a voulu reunir? Le terns eft precieux, dites-vous, fachons en jouir tel qu’il eft, & gardons-nous par notre impatience d’en troubler le paifible cours. Eh! qu’il palfe & qu’il foit heureux ! pour profiter d’un etat ajunable faut-il en Siegliger un meik- 57 H e' L O l • S E.’ leur, & preferer le repos a la felicite fupreme? Ne perd-on pas tout le terns qu'on peut mieux employer ? Ah! ft Ton peut vivre mille ans en un quart d’heure, a quoi boil compter trifte- ment les jours qu’on aura vecu? Tout ce que vous dites du bonheur de 110- tre fituation prefente eft inconteftable ; je fens que nous devons etre heureux , & pourtant je ne le fuis pas. La fagelfe a beau parler par vo- tre bouche, la voix de la nature eft la plus forte. Le moyen de lui refifter quand elle s’ac- corde a la voix du coeur? Hors vous feule je ne vois rien dans ce fejour terreftre qui foit digue d’occuper mon ame & mes fens ; non, fans vous la nature n’eft plus rien pour moi: mais foil empire eft dans vos yeux, & c’eft la qu’elle eft invincible. II n’en eft pas ainft de vous, celefte Julie; vous vous contentez de charmer nos fens, & n’etes point en guerre avec les votres. II fem- ble que des paffions humaines foient au-deifous dTme ame ft fublime, & comme vous avez la beaute des Anges , vous en avez la purete. O purete que je refpecfte en murmurant, queue puis-je ou vous rabaiifer ou m’elever jufqu’a vous! Mais non, je ramperai toujours fur la terre, & vous verrai toujours briber dans les Cieux. Ah I foyez heureufe aux depens de mon repos; jouiffez de toutes vos vertus; perilfe le vil mortel qui tentcra jamais d’en C f 38 La Nouyelle fouiller une. Soyez heureufe , je tacherai cTou- blier combien je fuis a plaindre , & je tirerai de votre bonheur meme la confolation de mes maux. Oui , chere Amante, if me femble que moil amour eft auili parfait que fon adorable objet j tous les defirs enflammes par vos char- mes s’eteignent dans les perfetftions de votre ame, je la vois fi paifible que je n’ofe en trou- bler la tranquillite. Chaque fois que je fuis tente de vous derober la moindre carefie, fi le danger de vous oifenfer me retient, moil coeur me retient encore plus, par la crainte - d’alterer une felicite fi pure *, dans le prix des Liens ou j’afpire, je ne vois plus que ce qu’ils vous peuvent couter, & ne pouvant accorder moil bonheur avee le votre, jugez comment j’aime ! c’eft au mien que j’ai renonce. Que d’inexpliquables contradictions dans les fentimens que vous m’infpirez ! Je fuis a la fois foumis & temeraire , impetueux & rete- nu, je ne faurois lever les yeux fur vous fans eprouver des combats en moi-meme. Vos re¬ gards , votre voix portent au coeur avec l’amour l’attrait touchant de l’innocence j c’eft un char- nie divin qu’on auroit regret d’effaeer. Si j’ofe former des voeux extremes ce n’eft plus qu’en votre abfence; mes defirs n’ofant aller jufqu’a vous s’adrelfent a votre image, & c’eft fur elle que je me venge du refpecft que je fuis con- traint de vous porter. H E L 0 i S E; $9 Cepfcndant je languis & me confume ; le feu coule dans mes veines 5 rien ne fauroit l’etein- dre ni le calmer, & je l’irrite en voulant le contraindre. Je dois etre heureux, je le fuis , j’en conviens; je ne me plains point de mon fort,* tel qu’il eft, je n’en changerois pas avec les Rois de la terre. Cependant un mal reel me tourmente, je cherche vainement a le fuir 5 je ne voudrois point mourir, & toutefois je me meurs 5 je voudrois vivre pour vous, & c’eft vous qui m’otez la vie. *— v - - 1 - • - - - - .- ■■ L E T T E E XL De Julie. ami, je fens que je m’attache a vous chaque jour davantage ; je ne puis plus me fe- parer de vous, la moindre abfence m’eft infup- portable, & il faut que je vous voie ou que je vous ecrive, afin de m’occuper de vous fans ceiTe. Ainli mon amour s’augmente avec le votre*, car je connois a prefent combien vous rn’ai- mez, par la crainte reelle que vous avez de me deplaire, au lieu que vous n’en aviez d’abord qu’une apparente pour mieux venir a vos fins. Je fais fort bien diftinguer en vous fempire que le coeur a fu prendre du delire d’une imagi¬ nation echauifee, & je vois cent fois plus de paf- C 4 4-0 La Novvelle Lion dans la contrainte ou vous etes , que dans vos premiers emportemens. Je fais bien aufli que votre etat, tout genant qu’il eft, n’eft pas fans plaifirs. II eft doux pour un veritable amant de faire des facrifices qui lui font tous comptes , & dont aucun n’eft perdu dans le coeur de ce qu’ils aime. Qiii fait raeme, fi con- noilfant ma fenftbilite, vous n’employez pas pour me feduire une adrede mieux entendue ? Mais non, je fuis injufte & vous n’etes pas ca¬ pable d’ufer d’artifice avec moi. Cependant, ft je fuis fage, je me defierai plus encore de la pitie que de l’amour. Je me fens mille fois plus attendrie par vos refpe&s que par vos tranf- ports , & je crains bien qu’en prenant le parti je plus honnete, vous n’ayez pris enfin le plus dangereux. II faut que je vous dife dans Pepanchement de moil coeur une verite qu’il fent fortement & dont le votre doit vous convaincre : c’eft qu’en depit de la fortune , des parens, & de nous-memes, nos deftinees font a jamais unies, & que nous ne pouvons plus etre heureux ou malheureux qu’enfemble. Nos ames fe font, pour ainft dire, touchees par tous les points, & nous avons par-tout fenti la meme coherence. (Corrigez-moi, moti ami, fi j’applique mal vos lecons de phyfique.) Le fort pourra bien nous feparer, mais non pas nous defunir. Nous n’au- rons plus que les memes plaifirs & les memes H e' L O i S E. v 41 peines *, &comme ces aimans doiit vous me par- Hez , qui ont, dit-on , les memes mouvemens cn differens lieux, nous fentirions les memes choles aux deux extremites du monde. Defaites-vous done de Pefpoir, fi vous PeuteS jamais, de vous faire un bonheur exclulif, & de l’acheter aux depens du mien. N’efperez pas pouvoir etre heureux fi j’ecois deshonoree , ni pouvoir d’un oeil fatisfait contempler mon igno- minie & mes larmes. Croyezmoi, mon ami, je connois votre cceur bien mieux que vous lie le connoiflez. Un amour: Q tendre & fi vrai doit favoir commander aux dehrs *, vous en avez trop fait pour achever fans vous perdre , & ne pouvez plus combler mon malheur fans faire ie votre. Je voudrois que vous puftiez fentir combiea il eft important pour tous deux que vous vous en remettiez a moi du foin de notre deftin commun. Doutez vous que vous ne me foyez aufli cher que moi-memej & penfez-vous qu’ii put exifter eour moi quel que felicite que vous ne partageriez pas ? Non , mon ami, j’ai les me. nies interets que vous, & un peu plus de rai- fon pour les conduire. J’avoue que je fuis la plus jeune; niais n’avez-vous jamais remarque que li la raifon d’ordiuaire eft plus foible & s’eteint plutot chez les femmes e!le eft aufli pin-. tot formee, comme un freie toumelol croit & meurt avant un chene. Nous nous trouvons, C y 4 z La Nouvelle des Ie premier age, chargees d’un ft dangereux depot, que le foin de le conferver nous eveille bientot le jugement, & c’eft un excellent moyen de bien voir les confluences des chofes que de fentir vivement tous les rifqnes qu’elles nous font courir. Pour moi, plus je m’occupe de ' notre fituation, plur je trouve que la raifon vous demande ce que je vous demande au nom de l’amour. Soyez done docile a la douce voix, & laiflez-vous conduire, helas , par une autre aveugle, mais qui tient au moins un appui. Je ne fais, mon ami, fi nos coeurs auront lebonlieur de s’entendre , & ft vous partagerez en lifant cette Lettre la tendre emotion qui Y a di&ee. Je ne fais fi nous pourrons jamais nous accorder fur la maniere de voir comme fur celle de fentir mais je fais bien que l’avis de celui des deux qui fepare le moins foil bon- lieur du bonheur de l’autre, eft favis qu’il faut preferer. 5 ?^ H E L 0 i S E.' 43 L E T T R E XII. A Julie. Julie , que la fimolicite de votre lettre eft touchante! Que j’y vois bien la ferenite d’un ame innocente, & la tendre folicitude de l’a- mourl Vos penfees s’exhalent fans art & fans peine; elles portent au coeur une impreflion delicieufe que ne produit point un ftyle ap- prete. Vous donnez des raifons invincibles d’un air fi fimple, qu’il y faut reftechir pour en fentir la force , & les fentimens eteves vous coutent Ci peu , qu’on eft tente de les prendre pour des manieres de penfer communes. *h ! oui fans doutc , c’eft a vous de regler nos deft, tins; ce n’eft pas un droit que je vous laifte, c’eft un devoir que j’exige de vous , c’eft une juftice que je vous demande, & votre raifon me doit dedommager du mal que vous avez fait a la mienne. Des cet inftant je vous remets pour ma vie l’empire de mes volontes : difpo- fez de moi comme d’un homme qui n’eft plus rien pour lui-meme, & dont tout l'etre n’a de rapport qu’a vous. Je tiendrai, n’en doutez pas, l’engagement que je prends, quoi que vous puiliiez me preftcrire. Ou j’en vaudrai mieux, ou vous en fterez plus heureufte , & je vois par - tout le prix allure de mon obeiftance. 44 La Nouvelli Je vous remets done Ians referve le foin de notre bonheur commun; faites le votre, & tout ell fait. Pour moi qui ne puis ni vous oublier un inftant, ni penfer a vous fans des tranfports qu’il faut vaincre, je vais m’oc- cuper uniquement des foins que vous m’avez impofes. Depuis un an que nous etudions enfemble, nous n’avons gueres fait que des lectures fans otdre & prefque au hafard, plus pour conful- ter votre gout que pour reclairer. D’ailleurs, tant de trouble dans Tame ne nous laiifoit gue¬ res de liberte d’efprit. Les yeux etoient mal fixes fur le livre , la bouche en prononcoit les mots, Pattention manquoit toujours. Votre pe- tite’eoufine, qui n’etoit pas fi preoccupee, nous reprochoit notre peu de conception, & fe fai- fbit uti honneur facile de nous devancer. In- ienfiblement elle ell devenue le maitre du mai- tre, & quoique nous ayons quelquefois ri de fes pretentions, elle eft au fond la feule des trois qui fait quelque chofe de tout ce que nous avons appris. Pour regagner done le terns perdu, (Ah , Ju¬ lie , en fut - il jamais de mieux employe?) j’ai imagine une efpece de plan qui puiffe reparer par la methode le tort que les diftraeftions ont fait au favoir. Je vous fenvoie, nous le lirons tantot enfemble, &je me con tent e dy faire ici quelques legeres obfervations. _/ 77’ V ' *<* r •<- .., E X O l S J£ • 45; Si iloUs voulions, ma charmante amie, nous charger d’un etalage d’erudition, & favoir pour les autres plus que pour nous, moil fyfteme ne vaudroit rien j car il tend toujours a tirer peu de beaucoup de chofes, & a faire un petit re- cueil d’une grande bibliotheque. La fcience eft dans la plupart de ceTux qui la cultivent une nionnoie dont on fait grand cas , qui cepen- dant n’ajoute au bien-etre qu’autant qu’on la communique, & ifeft bonne que dans le com¬ merce. Otez a nos Savans le plaifir de fe faire ecouter } le favoir ne fera rien pour eux. Ils n’amaflent dans le cabinet que pour repandre dans le public *, ils ne veulent etre fages qu’aux yeux d’autrui, & ils ne fe foucieroient plus de 1 ’etude s’ils n’avoient plus d’admirateurs (b). Pour nous qui voulons prodter de nos coii- noillances, nous ne les amaffons point pour les revendre, mais pour les convertir a notre ufage, ni pour nous en charger, mais pour nous en nourrir. Peu lire , & beaucoup medi- ter nos ledturcs, ou ce qui eft la meme chofe en caufer beaucoup entre nous, eft le moyen, de les bien digerer. Je penfe que quand on a une fois l’entendement ouvert par l’habitude de reflethir, il vaut toujours mieux trouver de # (/;) C’eft ainfi que penfoit Seneque lui-meme. Si Ton me donnoit , dit-il, la fcience , a condition de ne la pat montrer , je n’en voudrou point. Sublime philo* fop hie, voi,la done ton ufage ] 4^ La Nouvelle foi - meme les chofes qu’on trouveroit dans les livres: celt le vrai fecret de les bien mouler a fa tete &de fe les approprier. Au lieu qu’en les re- cevant telles qu’on nous les donne , c’eft prefque toujours fous une forme qui n’elt. pas la notre. Nous fommes plus riches que nous ne penfons, mais, dit Montaigne, on nous dreiTe a femprunt & a la quefte; on nous apprend a nous fervir du bien d’autrui plutot que du notre, ou plu¬ tot , accumulant fans celfe nous n’ofons tou¬ cher a rien: nous fommes comme ces avares qui ne fongent qu’a remplir leurs greniers, & dans le fein de Vabondance fe laiffent mourir de faim. II y a, jefavoue, bien des gens a qui cette methode feroit fort nuiiible, & qui ont befoin de beaucoup lire & peu mediter, parce qu’ayant la tete mal faite, ils ne ralfembient rien de fi mauvais que ce qu’ils produifent d’eux-memes. Je vous recommande tout le contraire, a vous qui mettez dans vos ledures mieux que ce que vous y trouvez, & dont l’efprit adif fait fur le livre' un autre livre, quelquefois meil- leur que le premier. Nous nous eommunique- rons done nos idees j je vous dirai ce que les autres auront penfe, vous me direz fur le me¬ me fujet ce que vous penfez vous-meme , & fouvent apres la leqon j’en fortirai plus inftruit que vous. Moins vous aurez de ledure a faire, mieux H E L O i S E. 47 ii faudra la choifir , & void les raifons de mon, choix. La grande erreur de ceux qui etudient eft, comme je viens de vous dire, de fe fier trop a leurs livres & de ne pas tirer aflez de leur fond j fans fonger que de tons les So- phiftes, notre propre raifon eft prefque toujours celui qui nous abufe le moins. Si - t6t qu’on veut rentrer en foi-meme, chacun Lent ce qui eft bien , chacun difcerne ce qui eft beau ; nous n’avons pas befoin qu’on nous apprenne a con- noitre ni Pun ni Pautre, & Pon ne s’en im- pofe la-deflus qu’autant qu’on s’en veut impo- fer. Mais les exemples du tres-bon & du tres- beau font plus rares & moins connus, il les faut after chercher loin de nous. La vanite ? mefurant les forces de la nature fur notre foi- blelfe, nous fait regarder comme chimeriques les qualites que nous ne fentons pas en nous- memes , la parelfe & le vice s’appuient fur cette pretendue impoftibilite, & ce qu’on ne voit pas tous les jours l’homme foible pretend qu’on ne le voit jamais. C’eft cette erreur qu’il faut detruire. Ce font ces grands objets qu’il faut s’accoutumer a fentir & a voir, abn de s’oter tout pretexte de ne les pas imiter. L’ame s’e~ leve, le cceur s’enftamme a la contemplation de ces divins modeles; a force de les eonlide- rer on cherche a leur devenir femblable , & Pon ne fouifre plus rien de mediocre fans un degout mortel. 4$ t A N 0 U f E t L E N’allons done pas chercher dans les livres des principes & des regies que nous trouvons plus furement au-dedans de nous. Lailfons-la toutes ces vaines difputes des philorophes fur le bon- heur & fur la vertu j employons a nous rendre bons &heureux le terns qu’iis perdent a chercher comment on doit letre, & propofons - nous de grands exemples a imiter plutot que de vains fy denies a fuivre. J’ai toujours cru que le bon n’etoit que le beau mis en adion, que Pun tenoit intime- ment a Pautre , & qu’iis avoient tous deux une fource commune dans la nature bien or- donnee. II fuit de cette idee que le gout fe perfedionne par les mercies moyens que la fa- geife, & qu’une ame bien touchee des char- mes de la vertu doit a proportion etre aufti fenlible a tous les autres genres de beautes. On s’exerce a voir comme a fentir, ou plu¬ tot une vue exquife n’eft qu’un fentiment de- licat & fin. C’eft ainfi qu’un peintre a l’afped d'un beau payfage ou devant un beau tableau s’extafie a des objets qui ne font pas meme remarques d’un fpedateur vulgaire. Combien de chofes qu’on n’apperqoit que par fentiment & dont il eft impoflible de rendre raifon ? com¬ bien de ces je ne fais quoi qui reviennent ft frequemment & dont le gout feul decide ? Le gout eft en quelque maniere le microfcope du jugement *, c’eft lui qui met les petits objets a fa 42 He r t o 1 s e . fe portee, & fes operations commencent du s’arretent celles du dernier. Que Faut - ii done pour le cultiver ? s’exercer a voir ainfi qu’a fentir , & a juger du beau par inspection com- me du bon par fentiment. Non , je loudens, qy’il n’appartient pas meme a tous les coeurs d’etre emus au premier regard de Julie. Voila ma charmante Ecoliere 4 pourquol je borne toutes vos etudes a des livres de gout Sc de moeurs. Voila pourquoi, tournant route ma methode en exemples, je ne vous donne point, d’autre definition des vertus qu’un tableau de gens vertueux •, ni d’autres regies pour bien ecrire , que \es livres qui font bien ecrits. Ne foyez done pas farprife des retranche- mens que je fais i ,vos precedentes ledures, je fuis convaincu qu’ii faut les relferrer pouf les rendre utiles > & je vois tous les jours mieux que tout ce qui ne dit rien a Fame n’eft pas digne de vous occuper. Nous allons fupprN mer les langues, hors l’ltalienne que vous favez & -que vous aimez. Nous laifferons - la nos elemens d’algebre & de . geometrie. Nous quitterions meme la phyfique , fi les termes qu’elle vous fournit m’en laiilbient le courage. Nous renoncerons pour jamais a l’hiftoire mo- derne , excepte celle de notre pays * encore n’eft-ce que parce que e’eft un pays libre Sc limple, ou l’on trouvtf des hommes antiques dans les terns modernes i car ne vous lajttex Tome iV, D fo LaNouyelle pas eblouir par ceux qui difent que l’hiftolr# la plus intereflante pour chacurt eft celle de foil pays. Cela n’eft pas vrai. II y a des pays dont l’hiftoire ne peut pas meme etre lue, a moins qu’on iie foit imbecile ou negociateur. L’hiftoire la plus intereifante eft celle ou Toil trouve le plus d’exemples de mceurs, de ca- ra le Tafle, le Metaftafe , & les maittes du theatre Franqois, je n’y mele ni poetes ni livres d’amour, contre Pordinaire des le&ures confacrees a votre Sexe. Qu’apprendrions-nous de l’amour dans ces livres? Ah! Julie, notre coeur nous en dit plus qu’eux, & le langage imite des livres eft bien Froid pour quiconque eft pafRonne lui-meme! D’ailleurs ces etudes enervent l’ame , la jettent dans la mollefle, & lui otent tout fon relfort. Au contraire, l’a¬ mour veritable eft un feu devorant qui porte fon ardeur dans les autres fentimens , & les anime d’une vigueur nouvelle. C’eft pour cela qu’on a dit que l’amour faifoit des Heros. Heu- reux celui que le fort eut place pour le devenir, & qui auroit Julie pour amante ! L E T T R E XIII. De Julie. e vous le difois , bien , que nous etions heu- reux *, rien ne me l’apprend mieux que l’ennui que j’eprouve au moindre changernent d’etat/ Si nous avions des peines bien vives, une ab- jD % ja La N o u v e l t « fence de deux jours nous en feroit - elle tant ? Je dis, nous, car je fais que mon ami parta- ge mon impatience j il la partage parce que je la fens , & il la fent encore pour lui - meme : je n’ai plus befoin qu’il me dife ces chofes-la. Nous ne fommes a la campagne que d’hier au foir, il n’eft pas encore l’heure on je vous Verrois a la ville, & cependant mon deplace¬ ment me fait deja trouver votre abfence plus infupportable. Si vous ne m’aviez pas defenda la geometrie, je vous dirois que mon inquie¬ tude eft en raifon compofee des intervalles du. terns & du lieu j tant je trouve que l’eloigne- ment ajoute au chagrin de l’abfence ! J’ai apporte votre Lettre & votre plan d’etu- des, pour niediter Tune &l’autre, & j’ai deja relu deux fois la premiere: la fin m’en touche extremement. Je vois, mon ami, que vous fentez le veritable amour, puifqu’il ne vous a point 6te le gout aex chofes honnetes, Sc que vous favez encore dans la partie la plus fen- fible de votre coeur faire des facrifices a la ver- tu. En effet, employer la voie de l’inftru&ion pour corrompre une femme eft de toutes lea fedutftions la plus condamnable, & vouloir at- tendrir fa maitreffe a l’aide des romans eft avoir bien peu de reifource en foi * meme. Si vous enfiiez plie dans vos leqons la philofophie a vos vues, fi vous eufliez tache d’etablir des niaximes favorables a votre interet, en you- H e' l O i S E. f J lant me tromper vous m’eufliez bientot detrom- pee s mais la plus dangereufe de vos fedudioiis eft de n’en point employer. Du moment que la foif d’aimer s’empara de mon coeur & que yy fentis naitre le befoin d’un eternel attache- ment, je ne demandai point au Ciel de m’unir a un homme aimable, mais a un homme qui cut 1’ame belle j car je fentois bien que c’eft de tous les agremens qu’on peut avoir, le moins iujet au degout, & que la droiture & i’hoii- neur ornent tous les fentimens qu’ils accom- pagnent. Pour avoir bien place ma preference, j’ai eu comme Salomon , avec ce que j’avois de- mande, encore ce que je ne demandois pas. Je tire un bon augure pour mes autres vceux de 1 accomplishment de celui-la, & je ne defefpere pas, mon ami, de pouvoir vous rendre auifi heureux un jour que vous meritez de Pet re'. Les moyens en font lents, difficiles, douteux; les obftacles , terribles. Je n’ofe rien me pro- mettre> mais croyez que tout ce que la patience & l’amour pourront faire ne fera pas oublie. Continuez , Cependant, a complaire en tout a ma mere , & preparez-vous , au retour de moil pere qui fe retire enfin tout a-fait apres trente ans de fervice, a fupporter les hauteurs d’un vieux Gentilhomme brufque mais plein d’hon- jieur , qui vous aimera fans vous cereifer & vous eftimera fans le dire. J’ai interroropu ma Lettre pour m’aller pro* D 3 ft toutefois oil peut ap* peller des affaires celles off le coeur n’a point de part. Enfin vous n’avez plus de pretexte * & ne pouvez me retenir loin de vous qu’afin de me tourmenter. Je commence a etre fort inquiet du fort de ma premiere lettre: elle fut ecrite & mife a la poffe en arrivant; l’adreffe en eft fidelement copiee fur celle que vous m’eiivoVates i je vous ai envoye la mienne avec le meme loin > & ft vous aviez fait exa&ement reponfe, elle auroit deja du me parvenir. Cette reponfe pourtant ne vient point , & il n’y a nulle caufe poftible 8c funefte de Ion retard que mon efprit trouble ne fe figure. O ma Julie, que d’imprevues ca- taftrophes peuvent en huit jours rompre h ja¬ mais les plus doux liens du monde ! Je fremis Tome IT, Q €C La Nouvelle de fonger qu’il n’y a pour moi qu’un feul moyea d’etre heureux, & des millions d’etre misera¬ ble. Julie, m’auriez-vous oublie ? Ah! c’eft la plus alfreufe de mes craintes! Je puis preparer ma conffcance aux autres malheurs , mais tou- tes les forces de mon ame defaillent au feu! foupqon de celui-la. Je vois le peu de fondement de mes allar- mes & ne faurois les calmer. Le fentiment de mes maux s’aigrit fans cede loin de vous, & comme ft je n’en avois pas alfez pour m’abat- tre , je m’en forge encore d’incertains pour ir- riter tous les autres. D’abord , mes inquietudes etoient moins vives. Le trouble d’un depart fubit, l’agitation dn voyage, donnoient le chan¬ ge a mes ennuis; ils fe raniment dans la tran- quille folitude. Helas! je combattois; un fer mortel a perce mon fein , & la douleur ne s’eft fait fentir que long-terns apres la blelfure. Cent fois en lifant des Romans, j’ai ri des froides plaintes des amans fur 1’abfence. Ah! je ne favois pas alors a quel point la votre un jour me feroit infupportable ! Je fens aujour- *d’hui combien une ame paiftble eft peu propre a juger des paflions, & combien il eft infenfe de rire des fentimens qu’on n’a point eprou- ves. Vous le dirai-je pourtant? Je ne fais queile idee confolante & douce tempere en moi 1’a- mertume de votre eloignement, en fongeant gu’il s’eft fait par votre ordre. Les maux qui H E* L O l S E- 67 she viennent de vous me font moins cruels que sftls m’etoient envoyes par la fortune ; s’ils fer¬ vent a vous contenter je ne voudrois pas ne les point fentir 5 ils font les garans de leur de- dommagement, & je connois trop bien votre ame pour vous croire barbare a pure perte. Si vous voulez m’eprouver je n’en murmure plus j il eft jufte que vous fachiez fi je fuis conftant, patient, docile, digne en un mot des biens que vous me refervez. Dieu ! fi c’e- toit-la votre idee , je me plaindrois de trop peu fouifrir. Ah! non, pour nourrir dans mon coeur une (i douce attente , inventez , s 5 il fe peut, des maux mieux proportionates a leur prix. L E T T R E XX De Julie . $ E recois a la fois vos deux Lettres , & je vois par l’inquietude que vous marquez dans la feconde fur le fort de Pautre que quand l’i- magination prend les devans, la raifon ne fe hate pas comme elle, & fouvent la laiife aller feule. Penfates-vous en arrivant a Sion qu’un Courrier tout pret n’attendoit pour partir que votre lettre, que cette lettre me feroit remife en arrivant ici , & que les occafions ne favo- riferoient pas moins ma reponfe ? II n’en va pas ainii, mon 3bel ami. Vos deux lettres E 2t 6 g La Noutelee font parvenues a la' fois, parce que le Cour-’ rier, qui ne palfe qu’une fois la femaine , n’Sfc parti qu’avec la feconde. II faut un certain terns pour diftribuer les lettres, il en faut a mon com- miilionnaire pour me rendre la mienne en fecret, & le Courrier ne retourne pas d’ici le lendemain du jour qu’il eft arrive. Ainft tout bien calcule 9 il nous faut huit jours , quand celui du Cour¬ rier eft bien choib, pour recevoir reponfe de l’autre * ce que je vous explique afin de cal¬ mer une fois pour toutes votre impatiente vi- vacite. Tandis que vous declamez contre la fortune & ma negligence , vous voyez que je m’informe adroitement de tout ce qui peut aifu- rer notre correfpondance & prevenir vos per- plexites. Je vous lailfe a decider de quel cote font les plus tendres foins. Ne parlous plus de peines, mon bon ami; ah! refpe&ez & partagez plutot le plaiftr que j’eprouve, apres huit mois d’abfence, de re- voir le meilleur des Peres ! Il arriva jeudi au foir, & je n’ai fonge qu’a lui (d) depuis cet heureux moment. O toi que j’aime le mieux au monde apres les auteurs de mes jours, pourquoi tes lettres, tes querelles, viennent- elles contrifter mon ame & troubler les pre¬ miers plailirs d’une famille reunie? Tu vou- drois que mon coeur s’occupat de toi fans cede * id) Cette lettre meme prouve qu’elle meat. H e' L O i s E. I * 9 . rials dls - moi, le tien pourroit - il aimer une fille denaturee a qui les fcux de l’amour fe- roient oublier les droits du Tang, & que les plaintes d’un amant rendroient infenftble aux carefles d’un pere ? Non, mon dfgne ami, n’em- poifonne point par d’injuftes reproches l’inno- cente joie que m’infpire un ft doux fentiment. Toi dont Tame eft ft tendre & ft fenfible , lie conqois-tu point quel charme c’eft de fentir dans ces purs & facres embrallemens le fein d’un pere palpiter d’aife contre celui de fa fille. Ah ! crois-tu qu’alors le coeur puiife un moment fe partager & rien derober a la nature ? Sol che fon figlia to mi rammento adejfo. Ne penfez p as, pourtant que je vous oublie. Oublia-1 - on jamais ce qu’on a unefoisaime? Non, les impreilions plus vives qu’on fuit qucl- ques inftans, n’efTacent pas pour cela les autres. Ce n’eft point fans chagrin que je vous ai vu partir, ce n’eft point fans plaifir que je vous verrois de retour. Mais.Prenez patience ainft que moi puifqu’il le faut, fans en deman- der davantage. Soyez fur que je vous rappellerai le plutot qu’il fera poftible , & penfez que fou- vent tel qui fe plaint bien haut de l’abifense, n’eft pas celui qui en fouffre le plus. El3 70 La Nouvelle I E T T R E XXI, A Julie . j’ai fouffert en la recevanfc, cette lefc- tre iuu'haitee avec tant d’ardeur! J’attendois 1© Courner a la pofte. A peine le pacquet etoit- il ouvert que )e me nomme, je me rends im- portun j on me dit qu’il y a une lettre ,* je tref- faillej je la demande agite d’une mortelle im¬ patience : je la reqois enfin. Julie , j’appercois les traits de ta main adoree ! La mienne trem¬ ble en s’avancant pour recevoir ce precieux de¬ pot. Je voudrois baifer mille fois ces facres ca- raderes, O circonfpedion d’un amour crain- tif! Je n’ofe porter la Lettre a ma bouche , ni l’ouvrir devant tant de temoins. Je me de¬ robe a la hate. Mes genoux trembloient fous moij mon emotion croiiTante me laille a pei¬ ne appercevoir mon cKemin; j’ouvre la lettre au premier detour •, je la parcours, je la devo- re, & a peine fuis-je a ces lignes ou tu peins fi bien les plailirs de ton coeur en embraflant ce refpedable pere, que je fonds en larmes , on me regarde, j’entre dans une allee pour echap- per aux fpedateurs; la, je partage ton atten- dri dement 3 j’embraffe avec tranfport cet heu- reux pere que je connois a peine , & la voix de la nature me rappellant au mien 9 je donne de nouveaux pleurs a fa memoirs honoree. H e' L G l S E. 7 1 Et que vouliez - vous apprendre, incompa¬ rable fille, dans mon vain & trilte favoir ? Ah! c’eft de vous qu’il faut apprendre tout ce qui peut entrer de bon , d’honnete , dans une ame liumaine, & fur - tout ce divin accord de la vertu, de Famour, & de la nature, qui ne fe trouva jamais qu’en vous ! Non , il n’y a point d’affe&ion faine qui n’ait fa place dans votre coeur , qui ne s’y diftingue par la fenfihilite qui vous eft propre , & pour favoir moi-me- nie regler le mien, comme j’ai foumis toutes mes adions a vos volontes, je vois bien qu’il faut foumettre encore tous mes fentimens aux: votres. Quelle difference pourtant de votre etat an mien , daignez le remarquer ! Je ne par le point du rang & de la fortune; fhonneur & f amour doivent en cela fuppleer a tout. Mais vous etes environnee de gens que vous cheriffez & qui vous adorent: les foins d’une tendre me¬ re , d’un pere dont vous etes l’unique efpoir, l’amitie d’une couftne qui femble ne refpirer que par vous ; toute une famille dont vous fai- tes I’ornement; une ville entiere fiere de vous avoir vu naitre 3 tout occupe & partage votre fenfibilite, & ce qu’il en refte a l’amour n’eft que la moindre partie de ce que lui ravilfent les droits du fang & de l’amitie. Mais moi, Julie, helas ! errant, fans famille, & prefque fans patrie, je n’ai que vous fur la terre , & E 4 7 z La N o r v e l l e 1’amour feul me tient lieu de tout. Ne foyez done pas furprife fi, bien que votre ame foifc la plus fenfible , la mienne fait le mieux ai¬ mer, & li, vous cedant en taut de chofes? j’emporte au moins le prix de l’amour. Ne craignez pourtant pas que je vous impor¬ tune encore de mes indiferetes plaintes. Non » je refpedterai vos plaifirs, & pour eux-memes qui font fi purs, & pour vous qui les relfentez. Je m’en formerai dans felprit le touchant fpec- tacle; je les partagerai de, loin, & ne pou- vant etre heureux de ma propre felicite, je le ferai de la votre. Quelles que foient les raifons qui me tiennent eloigne de vous, je les refpe&e, & que me ferviroit de les con- iioitre, fi quand je devrois les defapprouver, il n’en faudroit pas moins obeir a la volonte qu’elles vous infpirent '{ M’en coutera-t-il plus de garder le fiience qifil m’en cauta de vous quitter ? Souvenez vous toujours , 6 Julie , que votre ame a deux corps a gouverner, & que celui qu’elle anime par foil choix lui fera tou- jours le plus fidele. no do pm forte * fabricato de noi , non dalla forte , Je me tais done, & jufqu’Voe qu’il vou& plaife de terminer mon exil je vais tacher d’en temperer 1’ennui en parcourant les montagnes du Valais , tandis qu’elles funt encore pratica-? ‘ H L O S S E# 7$ ties. Je m’apperqois que ce pays ignore merite les regards des hommes , & qu’il ne lui manque pour etre admire que des fpe&ateurs qui le fa- chent voir. Je tacherai d’en tirer quelques ob- fervations dignes de vous plaire. Pour amufer une jolie femme, il faudroit peindre un peuple aimable & galant. Mais toi, ma Julie, ah! je le fais bien , le tableau d’un peuple heureux & iimple eft celui qu’il faut a ton coeur. L E T T R E XXII., De Julie . j£nfin le premier pas eft franchi, & il a ete queftion de vous . Malgre le mepris que vous temoignez pour ma dodvine, mon pere en a ete furpris: il n’a pas moins admire mes pro- gres dans la mufique & dans le deflein (e) , & au grand etonnement de ma mere, prevenue par vos calomnies (/), au blafou pres qui lui a paru neglige, il a ete fort content de tous mes talens. Mais ces talens ne s’aequierent pas fans maitre •, il a fallu notnmer le mien , & je Fai fait avec une enumeration pompeufe de tou- ( e ) Yoila , ce me femble , un fage de vingt ans qui fait prodigieufement de chofes ! Il eft vrai que Julie le felicite a trente de n’etre plus fi favant. (/) Cela fe rapporte a une lettre a la mere , ecrifce fur un ton equivoque , & qui a ete fuprimee. E * 74 L a Nouvelle tes les fciences qu’ii vouloit bien m’enfeigner hors une. II s’eft rappelle de vous avoir vu plufteurs fois a foil precedent voyage, &iln’a pas paru qu’il eut conferve de vous une ini- pre flio defavantageufe, Enfuite il s’eft informe de votre fortune; on lui a dit qu’elle etoit mediocre; de votre naiifancej on lui a dit qu’elle etoit honnete. Ce mot honnete eft fort equivoque a l’oreille d’un gentilhomme, & a excite des foupqons que l’eclairciifemeiit a conftrmes. Des qu’il a fu que vous n’etiez pas noble , il a demands ce qu’on vous donnoit par mois. Ma mere prenant la parole a dit qu’un pareil arrange¬ ment n’etoit pas meme propofable, & qu’au contraire, vous aviez rejette conftamment tous les moindres prefens qu’elle avoit tache de vous faire en chofes qui ne fe refufent pas; mais cet air de fterte n’a fait qu’exciter la iienne, & le moyen de fupporter 1’idee d’etre redeva- ble a un roturier V II a done ete decide qu’on vous offriroit un paiement, au refus duquel, malgre tout votre merite dont on convient , vous feriez remercie de vos foins. Voila, mon ami, le refume d’une converfation, qui a ete tenue fur le compte de mon tres - hono- re nraitre, & durant laquelle fon humble eco- • Here n’etoit pas fort tranquille. J’ai cru ne pouvoir trop me hater de vous en donner avis , afin de vous lailfer le terns d’y reflechir. Au& H E ' L O i S t *7<> fi-tot qne vous aurez pris votre refolution , ne manquez pas de m’eri inftruire ; car cet article eft de votre competence, & mes droits ne vont pas jufques - la. J’apprends avec peine vos courfes dans les montagnes; non que vous n’y trouviez , a mon avis, une agreable diverfion, & que le detail de ce que vous aurez vu ne me foit fort agre- able a moi - meme : mais je crains pour vous de s fatigues que vous n’etes guere en etat de fupporter. D’ailleurs la faifon eft fort avail- cee ; d’un jour a f autre tout peut fe couvrir de neige, & je prevois que vous aurez enco¬ re plus a fouffrir du froid que de la fatigue, Si vous tombiez malade dans le pays ou vous etes je ne m’en confolerois jamais. Revenez done , mon bon ami , dans mon voifinage. II n’eft pas terns encore de rentrer a Vevai, mais je veux que vous habitiez un fejour moins ru¬ de , & que nous foyons plus a portee d’avoir aifement des nouvelles fun de l 5 autre. Je vous laiiTe le maitre du choix de votre fta- tion. Tachez feulement qu’on ne fache point ici oil vous etes , & foyez diferet fans etre myfterieux. Je ne vous dis rien fur ce chapi- tre; je me fie a l’interet que vous avez d’e¬ tre prudent, & plus encore a celui que j’ai que vous le foyez. Adieu mon ami; je ne puis m’entretenic plus long-terns avec vous, Vous favez de quef. * 7 & L A N O V E L L S les precautions j’ai beioin pour vous ecrire. Ce n’e t r pas tout: Mon pere a amene un etranger relpedable , fon ancien ami, & qui lui a fau- ve autrefois la vie a la guerre. Jugez fi nous nous fommes eiforces de le bien recevoir! II repart demain, & nous nous hatons de lui pro¬ em er . pour le jour qui nous refte, tous les a- mulemens qui peuvent marquer notre zele a un tel bierifaiteur. On m’appelle : il faut finir. dieu , derechef. L E T T R E XX1IL A Julie. Peine ai-je employe huit jours a parcou- rir un pays qui demanderoit des annees d’ob- fervation : mais outre que la neige me chaf. fe, j’ai voulu revenir au devant du Courrier qui m’apporte, j’efpere, une de vqs lettres. En attendant qu’elle arrive , je commence par vous ecrire celle-ci, apres laquelle j’en ecri- rai s’il ell neceiTaire une feconde pour repon- dre a la votre. Je ne vous ferai point ici un detail de mon voyage & de mes remarques; j’en ai fait une relation que je compte vous porter. II faut re- ferver notre correfpondance pour les chofes qui nous toucbent de plus pres Pun & l’autre. Je me contenterai de vous parler de la lltuation H e' l o i s i 7 77 «[e mon ame: il eft jufte de vous rendre comp- te de l’ufage qu’on fait de votre bien. Jetois parti, trifle de mes peines , & con- fole de votre joie j ce qui me tenoit dans un certain etat de langueur qui n’eft pas fans charme pour un coeur fenfible. Je graviffois lentement & a pied des fenders affez rudes, conduit par un homme que j’avois pris pour etre mon guide, & dans lequel durant toute la route j’ai trouve plut6t un ami qu’un merce- naire. Je voulois lever, & j’en etois toujours detourne par quelque fpe&acle inattendu. Tan- t6t d’immenfes roches pendoient en ruines au- delfus de ma tete. Tant6t de hautes & bruyan- tes cafcades m’inondoient de leur epais brouil- iard. Tan tot un torrent eternel ouvroit a mes c6tes un abyme dont les yeux n’ofoient fonder la profondeur. Quelquefois je me perdois dans fob feu rite d’un bois touffu. Quelquefois en for- tant d’un gouffre une agreable prairie rejouif- foit tout-a- coup mes regards. Un melange etonnant de la nature fauvage & de la nature cultivee, montroit par-tout la main des horn- mes , ou l’on eut cru qu’ils n’avoient jamais penetre: a cote d’une caverne on trouvoit des maifons, on voyoit des pampres fees ou Ton n’eut cherche que des ronces, des vignes dans des terres eboulees, d’excellens fruits fur des rochers, & des champs dans des precipices. Ce ifetoit pas feulement le travail des bom- 78 LaNouvelle mes qui rendoit ces pays etrangers fi bizarre- ment contraftes ; la nature fembloit encore pren¬ dre plaifir a s’y mettre en opposition avec el- le - meme , tant on la trouvoit differente en un meme lieu fous divers afpeCts. Au levant les fleurs du printems , au midi les fruits de fautonne, au nord les glaces de l’hiver: elle reunifloit toutes les faifons dans le meme in- ftant, to v us les climats dans le meme lieu, des terreins contraires fur le meme fol, & formoit Taccord inconnu par-tout ailleurs des productions des plaines & de celles des Alpes. Ajoutez a tout cela les illufions de l’optique, les pointes des monts differemment eclairees, le clair obfcur du foleil & des ombres, & tous les accidens de lumiere qui en refultoient le matin & le foir, vous aurez quelque idee des fcenes con tin u ell es qui ne cederent d’attirer moil admiration , & qui fembloient m’etre of- fertes en un vrai theatre j car la perlpedtivc des monts etant verticale frappe les yeux tout a la fois, Sc bien plus puiffamment que celle des plaines qui ne fe voit qu’obliquement, en fuyant, & dont chaque objet vous en cache un autre. J’attribuai durant la premiere journee aux agremens de cette variete le calme que je fen- tois renaitre en moi. J’admirois l’empire qu’ont fur nos paffions les plusvives les etres les plus infenllbles, & je meprifois la philofophie ds H e' L O i' S E. 79 ne pouvoir pas merne autant fur Fame qu’une fuite d’objets inanimes. Mais cet etat paifible ayant dure la nuit & augmente le lendemain , je ne tardai pas de juger qu’il avoit encore quel- que autre caufe qui ne m’etoit pas connue. J’ar- rivai ce jour-la fur des montagnes les moins e- levees, & parcourant en fuite leurs inegalites, fur celles des plus hautes qui etoient a ma portee. Apres m’etre promene dans les nuages , j’atteignois un fejour plus ferein d’ou fon voit , dans la faifon, le tonnerre & forage fe former au - deifous de foi j image trop vaine de fame du fage, dont fexemple n’exifta jamais, ou n’exifte qu’aux memes lieux d’ou fon en a tire fembleme. Ce fut la queje demelai femfiblement dans la purete de fair oil je me trouvois, la veri¬ table caufe du changement de raon humeur, & du retour de cette paix interieure que j’a- vois perdue depuis 11 long-terns. En elfet, c’eft une impreffion generate qu’eprouvent tous les hommes , quoiqu’ils ne fob fervent pas tous , que fur les hautes montagnes ou fair eft pur & fubtil, on fe fent plus de facilite dans la refpiration , plus de legerete dans le corps, plus de ferenite dans fefprit, les plailirs y font moins ardens, les pallions plus moderees. Les meditations y prennent je ne fais quel ca- radere grand & fublime, proportioning aux ob- jets qui nous frappent, je ne fais quelle v©- So La Novv ELL £ lupte tranquille qui n’a rien d’acre & de fen* fuel. 11 femble qu’en s’elevant au-deifus du fe* jours des hommes on y lailfe tous les fentimens bas & terreftres, & qu’a mefure qu'on appro* che des regions etherees Fame contracle quel- que chofe de leur inalterable purete. On y eft grave fans melancolie , paifibie fans indo¬ lence, content d’etre & de penfer: tous les delirs trop vifs s’emoulfent } ils perdent cette pointe aigue qui les rend douloureux 5 ils ne laiflent au fond du coeur qu’une emotion lege* re & douce , & c’eft ainfi qu’un heureux cli- mat fait fervir a la felictte de l’homme les paffions qui font ailleurs fon tourment. Je dou- te qu’aucune agitation violente, aucune mala* die de vapeurs put tenir contre un pareil fe- jour prolonge, & je fuis furpris que des bains de fair falutaire & bienfaifant des tnontagnes ne foient pas un des grands remedes de la me* decine & de la morale. Qiii non palazzi, non teatro o loggia, Md'n lor vice uW abete , un faggio , un pin& Tra r erba verde il bel monte vicino Levan di terra al del nojir ’ intelletto„ Suppofez les impreflions reunies de c6 que je viens de vous decrire, & vous aurez quel* que idee de la fituation delicieufe ou je me trouvois. Imaginez la variete , la grandeur , la beams H e' L 0 i' S E. 81 beaute de mille etonnans fpe&acles j le plailir de ne voir autour de foi que des objets tout nouveaux, des oifeaux etranges, des plantes bizarres & ineonnues , d’obferver en quelque forte une autre nature, & de fe trouver dans tin nouveau monde. Tout cela fait aux yeux im melange inexprimable , dont le charme aug- mente encore par la fubtilite de fair qui rend ks couleurs plus vives, les traits plus mar¬ ques , rapproche tous les points de vue ; les diftances paroiifent moindres que dans les plai- nes, ou 1’epaiiTeur de fair couvre la terre d’un voile, Thorizon prefente aux yeux plus d’objets qu’il femble n’en pouvoir contenir: enfin, le fpedacle a je ne fais quoi de magique, de furna- turel qui ravit Tefprit & les fens 5 on oublie tout, on s’oublie foi-meme , on ne fait plus ou Ton eft. J’aurois pafle tout le terns de mon voyage dans le feul enchantement du pay Page, fi je n’en euife eprouve un plus doux encore dans le commerce des habitans. Vous trouverez dans ma defcription un leger crayon de leurs moeurs, de leur fimplicite , de leur egalite d’ame, & de cette pailible tranquillite qui les rend heureux par l’exemption des peines plutot que par le gout des plaifirs : Mais ce que je n’ai pu vous peindre & qu’on ne peut guere imaginer, c’eft leur humanite definterelfee, & leur zele hofpi- talier pour tous les etrangers que le hafard ou Toms IV . F 0 La Nouvelle Ja curiofite conduifent chez eux. J’en ffs liner epreuve furprenante, moi qui n’etois connu de perfonne & qui ne marchois qu’a l’aide d’un condudeur. Quand j’arrivois le fair dans ilia hameau, chacun venoit avec tant d’empreffe- ment m’offrir fa maifan que j’etois embaraiie du choix, & celui qui obtenoit la preference en paroiffoit fi content que la premiere fois je pris cette ardeur pour de l’avidite. Mais je fus bien etonne quand apres en avoir ufe chez mon h6te a peu pres corame au cabaret, il re- fufa le lendemain mon argent, s’offenfant me- me de ma proportion, & il en a par-tout ete de meme. Ainfi c’etoit le pur amour de Fhofpt- talite , communement alfez tiede, qu’a fa vi- vacite j-’avois pris pour l’aprete du gain. Leur defintereffement fut fi eomplet que dans tout; le voyage je n’ai pu trouver a placer un pa¬ ragon (g). En effet a quoi depenfer de l’argent dans un pays ou les maitres ne reqoivent point le prix de leurs frais, ni les domeftiques celui de leurs foins, & ou l’on ne trouve aucun mendiant? Cependant l’argent eft fort rare dans le haut Valais , mais e’eft pour cela que les ha* bitans font a leur aife : car les denrees y font abondantes fans aucun debouche au dehors , fans confommation de luxe au dedans, & fans que le cultivateur montagnard, dont les travaux (§) Ecu du pays* H e' l O i S E. Si font les plaifirs , de vienne moins laborieux. Si jamais ils ont plus d’argent, ils feront infail- iiblement plus pauvres. Ils ont la fagelfe de le fentir, & il y a dans le pays des mines d’or qu’ii n’eft pas permis d’exploiter. J’etois d’abord fort furpris de roppofition de ces ufages avec ceux du bas Valais, ou, fur la route d’ltalie , on ranconne aflez dure- meiit les paflagers, & j’avois peine a concilier dans un meme peuple des manieres ii difteren- tes. Un Valaifan m’en expliqua la raifon. Dans la vallee, me dit-il, les etrangers qui paffent font des marchands, & d’autres gens unique- ment occupes de leur negoce & de leur gain. II eft jufte qu’ils nous lailfent une partie de leur profit, & nous les traitons comme iis trai- tent les autres : Mais ici oil nulie affaire n’ap- pelle les etrangers, nous fommes furs que leur voyage eft definterelfe l’accueil qu’on leur fait l’eft auili. Ce font des hotes qui nous viennent voir parce qu’ils nous aiment, & nous les rece- vons avec amide. Au refte , ajouta-t-il en fouriant, c'ette hof* pitalite n’eft pas couteufe, & peu de gens s’a>- vifent d’en profiter. Ah , je le crois! lui re- pondis-je. Que ieroit-on chez un peuple qui vit pour vivre , non pour gagner ni pour briber ? Hommes heureux & dignes de I’etre, j’aime a croire qu’ii faut vous reflembler en quelque cho- fe pour fe plaire au milieu de vous. F % $4 L a Noitvelle Ce qui me paroilfoit le plus agreable dans leur accueil, c’etoit de n’y pas trouver le moindre veftige de gene ni pour eux ni pour moi. Ils vi- voient dans leur maifon comme fi je n’y euife pas ete, & il ne tenoit qu’a moi d’y etre com¬ me fi j’y euife ete feul. Ils ne connoilfent point l’incommode vanite d’en faire les honneurs aux etrangers , comme pour les avertir de la pre¬ fence d’un maitre, dont on depend au moins en ccla. Si je ne difois rien, ils fuppofoient que je voulois vivre a leur maniere, je n’avois qu’a dire un mot pour vivre a la mienne , fans eprou- ver jamais de leur part la moindre marque de repugnance ou d’etonnement. Le feul compli¬ ment qu’ils me firent apres avoir fu que j’etois Suilfe, fut de me dire que nous etions freres & que je n’avois qu’a me regarder chez eux com¬ me etant chez moi. Puis ils ne s’embarraiferent plus de ce que je faifois , n’imaginant pas meme que je pufle avoir le moindre doute fur la fin- cerite de leurs offres, ni le moindre fcrupule a m’en prevaloir. Ils en ufent entr’eux . avec la meme fimplicite; les enfans en age de raifon font les egaux de leurs peres, les domeftiques* s’afleient a table avec leurs maitres; la meme liberte regne dans les maifons & dans la republi- que, 8c la famille eft l’image de l’Etat. La feule chofe fur laquelle je ne jouiflbis pas de la liberte etoit la jduree exceilivc des repas. J’etois bien le maitre de ne pas me mettrea H e' L 0 i s e; $t table *, mais quand j’y etois une fois, il y falloit teller une partie de la journee & boire d’au- tant. Le moyen d’imaginer qu’un homme & un Suifle n’aimat pas a boire? En effet, j’avoue que le bon vin me paroit une excellente chofe, & que je ne hais point a m’en egayer pourvu qu’on ne m’y force pas. J’ai toujours remar- que que les gens faux font fobres , & la grande referve de la table annonce aflez fouvent des moeurs feintes & des ames doubles. Un homme franc craint moins ce babil affe&ueux & cu tendrcs epanchemens qui precedent Vivreffe 5 mais il faut favoit s’arreter & prevenir l’exces. Voila ce qu’il ne m’etoit guere poflible de faire avec d’auifi determines buveurs que les Valai- fans, des vins auifi violens que ceux du pays, & fur des tables oil 1’on ne vit jamais d’eau. Comment fe refoudre a jouer fi fotement le fage & a facher de fi bonnes gens ? Je m’eni- vrois done par reconnoilfance, & ne pouvant payer moil ecot de ma bourfe , je le payois de ma raifon. Un autre ufage qui ne me genoit gueres moins, e’etoit de voir, meme chez des magif- trats, la femme & les filles de la maifon, de¬ bout derriere ma chaife , fervir a table comme des domeftiques. La galanterie franqoife fe fe- roit d’autant plus tourmentee a reparer cette in- congruite, qu’avec la figure des Valaifanes, des fervantes memes rendroient leurs fervices em~ F 3 jgff La Nouvelle barraflans. Vous pouvez m’en croire , elles font jolies puifqu’elles m’ont paru l’etre. Des yeux accoutumes a vous voir font difficiles en beaute. Pour moi qui refpe&e encore plus les ufa- ges des pays ou je vis que ceux de la galan- terie, je recevois leur fervice en filence, avec autant de gravite que D. Quichote chez la Du- cheife. J’oppofois quelquefois en fouriant les grandes barbes & Pair grollier des convives au teint eblouiflant de ces jeunes beautes timides, qu’un mot faifoit rougir, & ne rendoit que plus agreables. Mais je fus un peu choque de Penorme ampleur de leur gorge qui n’a dans Lon extreme blancheur qu’un des avantages du modele que j’ofois lui comparer modele uni¬ que & voile dont les contours furtivement ob- ferves me peignent ceux de cette coupe cele- bre a qui le plus beau fein du monde fervift de mouie. Ne foyez pas furprife de me trouper fi fa- vant fur des myfteres que vous cacbez il bien: je le fuis en depit de vous*, un fens en peut quelquefois inftruire un autre : malgre la plus jaloufe vigilance, il echappe a l’ajullement le mieux concerte quelques legers interfaces, par lefquels la vue opere PefFet du toucher. L’oeil avide & temeraire s’infinue impunement fous les fleurs d’un bouquet; il erre fous la chenille & la gaze , & fait fentir k la main la rehftance elaftique qu’elle n’oferoit eprouver. K e' l o i s e. S7 g>arte appar delle mamme acerbe c crude. ]?arte altrui ne ricopre invida vejia j Invida , ma s’agli occhi il varco chiude , L’amorofo penfier gid non arrefta. Je remarquai aufli un grand defaut dans l’ha- billement des Valaifanes: c’eft d’avoir des corps- de*robe fi eleves par derriere qu’elles en paroif- foient boflues $ cela fait un effet fingulier avec leurs petites coeifures noires & le refte de leur ajuftement, qui ne manque au furplus ni de fimplicite ni d 1 elegance. Je vous porte un habit complet a la Valaifane, & j’efpere qu’il vous ira bien *, il a ete pris fur la plus jolie taille du pays. Ta ndis que je parcourois avec extafe ces lieux (l peu connus & Cl dignes d’etre admires, que MCiez-vous cependant, ma Julie? etiez- vous oubliee de votreami? Julie oubliee ? Ne m’oublierois - je pas plutot moi-meme, &que pourrois-je etre un moment feul, moi qui ne fuis plus rien que par vous? Je n’ai jamais mieux remarque avec quel inftind je place en divers lieux notre exiftence commune felon Fetat de mon ame. Quand je fuis trifle, elle fe refugie aupres de la votre , & cherche des confolations aux lieux oil vous etes ; c’eft ce que j’eprouvois en vous quittant. Quand j’ai du plaifir, je n’en faurois jouir feul, & pour le partager avec vous, je vous appelle alors oil F4 88 La No uyelle jc fuis. Voila ce qui m’efi: arrive durant touts cette courfe oil la diverfite des objets me rap- pellant fans celfe en moi-meme, je vous con- duifois par-tout avec moi. Je ne faifois pas un pas que nous ne le fiflions enfemble. Je n’ad- mirois pas une vue fans me hater de vous la montrer. Tous les arbres que je rencontrois vous pretoient leur ombre , tous les gazons vous fervoient de liege. Tant6t ailis a vos cotes, je vous aidois a parcourir des yeux les objets ; tan- t6t a vos genoux j’en contemplois un plus digne des regards d’un Homme fenGble. Rencontrois- je un pas difficile? je vous le voyois franchir avec la legerete Tun fan qui bondit apres fa mere. Falloit-il traverfer un torrent, j’ofois pref- fer dans mes bras une li douce charge j je paf- fois le torrent lentement, avec delices, & voyois a regret le chemin que j’allois atteindre. Tout me rappelloit a vous dans ce fejour pailible; & les touchans attraits de la nature , & V inal¬ terable purete de fair, & les mceurs fimples des habitans , & leur fagelfe egale & fure, & f aima- ble pudeur du fexe, & fes innocentes graces, & tout ce qui frappoitagreablementmes yeux & mon coeur leur peignoit celle qu’ils cherchent. O ma Julie ! difois-je avec attendrilTement, que ne puis-je couler mcs jours avec toi dans ces lieux ignores, heureux de notre bonheur & non du regard des hommes ! Que ne puif- je ici raflembler toute mon ame en toi feule, H E ; L 0 i S E. S9 & devenir a mon tour Punivers pour toi! Charmes adores, vous jouiriez alors des hom- mages qui vous font dus! Delices de Pamour, c’eft alors que nos coeurs vous favoureroient fans cede! Une longue & douce ivrelfe nous laiiferoit ignorer le cours des ans : & quand enfin Page auroit calrne nos premiers feux, l’habitude de penfer & fentir enfemble feroit fucceder a leurs tranfports une amitie non moius tendre. Tous les fentimens honnetes nourris dans la jeunelfe avec ceux de Pamour en rempliroient un jour le vuide immenfe ; nous pratiquerions au fein de cet heureux peu- ple, & a fon exemple, tous les devoirs de l’hu- manite : fans celfe nous nous unirions pour bien faire, & nous ne mourrions point fans avoir vecu. La pofte arrive, il faut Hnir ma let tre, 8c courrir recevoir la votre. Que le coeur me bat jufqu’a ce moment! Helas ! j’etois heureux dans mes chimeres : mon bonheur fuit avec elles j que vais-je etre eu realite ? La Nouvelle $o L E T T R E XXIV. A Julie. $Pe reponds fur le champ a Particle de votrr lettre qui regarde le paiement, & n’ai, Dieu merci, nul befoin d’y reflechir. Voici, ma Julie, quel eft mon fentiment fur ce point. Je diftingue dans ce qu’on appelle honneur, celui qui fe tire de l’opinion publique, & ce- lui qui derive de l’eftime de foi - meme. Le premier confifte en vains prejug es plus mobi¬ les qu’une onde agltee; le fecond a fa bafe dans les verites eternelles de la morale L’honneur du monde peut etre avantageux a la fortune, mais il ne penetre point dans fame & n’influe en rien fur le vrai bonheur. L’honneur veri¬ table au contraire en forme Pelfence, parce qu’on ne trouve qu’en lui ce fentiment per¬ manent de fatisfadion interieure qui feul peut rendre heureux un etre penfant. Appliquons, ma Julie, ces principes a votre queftion, elle fera bientot refolue. Que je m’erige en maitre de philofophie & prenne, comme ce fou de la fable, de l’argent pour enfeigner la fage4fe ,* cet emploi paroitra this aux yeux du monde, & j’avoue qu’il a quelque chofe de ridicule en foi: cependant comme aucun homme ne peut tirer fa fubliftance 91 H E / L O l S E. abfolument de lui-meme & qu’on ne fauroit Ten tirer de plus pres que par fon travail, nous mettrons ce mepris au rang des plus dangereux prejuges > nous n’aurons point la fotife de facriEer la felicite a cette opinion infenfee ; vous ne m’en eftimerez pas moins & je n’en ferai pas plus a plain- dre, quand je vivrai des talens que j’ai cultives. Mais ici, ma Julie, nous avons d’autres con¬ federations a faire. LaiiTons la multitude & re- gardons en nous-memes. Que ferai - je reelle- ment a votre pere, en recevant de lui le fa- laire des leqons que je vous aurai donnees , & lui vendant une partie de mon terns , c’ell-a-di¬ re , de ma perfonne? Un mercenaire , un hom- me a fes gages, une efpece de valet, & il au¬ ra de ma part pour garant de fa confiance, & pour furete de ce qui lui appartient, ma foi ta- cite, comme celle du dernier de fes gens. Or quel bien plus precieux peut avoir un pere que fa fille unique, fut-ce meme une au¬ tre que Julie ? Que fera done celui qui lui vend fes fervicesV fera-t-il take fes fentimens pour elle ? ah! tu fais (i cela fe peut! ou bien fe livrant fans fcrupule au penchant de fon cceur offenfera-t-il dans la partie la plus fenfible ce¬ lui a qui il doit fidelite ? Alors je ne vois plus dans un tel maitre qu’un perfide qui foule aux pieds les droits les plus facres (h ), un traitre, (h) Malheureux je une homme! qui ne voit pas qu’en $2 La Nouvelle un fedudeur domeftique que les loix condam- nent tres juftement a la mort. J’efpere que celle a qui je parle fait m’entendre j ce n’eft pas la mort que je crains, mais la honte d’en etre digne, & le mepris de moi-meme. Quaud les lettres d’Heloife & d’Abelard tom- berent entre vos mains, vous favez ce que je vous dis de cette ledure & de la conduite du Theologien. J’ai toujours plaint Heloife ; ellc avoit un coeur fait pour aimer: mais Abelard ne m’a jamais paru qu’un miferable digne de fon fort, & connoiffant aufti peu l’amour que la vertu. Apres i’avoir juge faudta-t-il que je fimite ? Malheur a quiconque preche une mo¬ rale qu’ii ne veut pas pratiquer ! Celui qu’aveu- gle fa paffion jufqu’a ce point en eft bientot puni par elle, & perd le gout des fentimens auxquels il a facrifie fon honneur. L’amour eft prive de fon plus grand charme quand fhonne- tete l’abandonne j pour en fentir tout le prix, il faut que le coeur s’y complaife , & qu’ii nous eleve en elevant l’objet aime. Otez 1’idee de la perfedion, vous otez l’enthoufiafme j otez fe laiffant payer en reconnoiifance ce qu’ii refufe de re- cevoir en argent, il viole des droits plus facres encore. Au lieu d’inftruire il corrompt; au lieu de nourrir il ern- poifonne ; il fe fait remercier par une mere abufee d’a- voir perdu fon enfant. On fent pourtant qu’ii aime fin- cdrement la vertu, mais fa paffion l’egare, & fi fa grande jeunefle ne fexcufoit pas, avec fes beaux diA cours il ne feroit qu’un fcelerat. Les deux amans font k plaindre, la mere feule eit inexcutable. n H e' l 0 i S I 0 Peftime, & Pamour n’eft plus rien. Comment une femme pourroit-elle honorer un homme qui fe deshonore ? Comment pourra-t-il adorer lui-meme celle qui n’a pas craint- de s’abandon- ner a un vil corrupteur ? Ainft bientot ils fe mepriferont mutuellement j Pamour ne fera plus pour eux qu’un honteux commerce , ils auront perdu Phonneur & n’auront point trouve la fe- licite. II n’en eft pas ainfi, ma Julie, entre deux araans de merae age , tous deux epris du meme feu , qu’un mutuel attachement unit, qu’aucun lien particulier ne gene , qui jou’iifent tous deux de leur premiere liberte, & dont aucun droit ne profcrit Pengagement reciproque. Les loix les plus feveres ne peuvent leur impofer d’au- tre peine que le prix meme de leur amour; la feule punition de s’etre aimes eft Pobligatioii de s’aimer a jamais ; & s’il eft quelques malheu- reux climats au monde ou Phomfne barbare bri- fe ces innocentes cbaines, ii en eft puni, fans doute, par les crimes que cette contrainte en- gendre. Voila mes raifons, fage & vertueufe Julie; elles ne font qu’un froid commentaire de celles que vous m’expofates avec tant d’energie & de vivacite dans une de vos lettres; mais e’en eft alfez pour vous montrer combien je m’en fuis penetre. Vous vous fouvenez que je n’infiftai point fur mon refus, & que malgre la repu- $4 LaNot/vell e gnance que le prejuge m’a laiffee , j’acceptai vos dons en lilence, ne trouvant point en ef- fet dans le veritable honneur de folide raifon pour les refufer. Mais ici le devoir, la raifon, l’amour meme, tout parle d un ton que je ne peux meeonnoitre. S’il faut choifir entre l’hon- lieur & vous, mon coeur eft pret a vous per- dre: II vous aime trop, 6 Julie, pour vous Gonferver a ce prix. t LETTRE XXV. De Julie. JEjU relation de votre voyage eft charmante, mon bon ami; elle ne feroit aimer celui qui l’a ecrite , quand meme je ne le connoitrois pas. J’ai pourtant a vous tancer fur un paffage dont vous vous doutez bien; quoique je n’aie pu m’empecher de rire de la rufe avec laquelle vous vous etes mis a l’abri du TaiTe , comme derriere un rempart. Eh, comment ne fentiez vous point qu’il y a bien de la difference entre ecrire au public ou a fa maitreffe ? L’amour, fi craintif, fi fcrupuleux, n’exige-t-ii pas plus d’egards que la bienfeance ? Pouviez-vous igno- rer que ce ftyle n’eft pas de mon gout, & cher- chiez-vous a me deplaire ? Mais en voila deja trop, peut etre, fur un fujet qu’il ne falloifc point rejever. Je fuis, d’ailleurs, trop occupee H e' L O 'i $ E* 9f de votre feconde lettre, pour repondre en de¬ tail a la premiere. Ainli, mon ami, laiffons le Valais pour une autre fois , & bornons-nous maintenant a nos affaires; nous ferons affez occupes. Je favois le parti que vous prendriez. Nous nous connoiflons trop bien pour en etre enco¬ re a ces elemens. Si jamais la vertu nous aban¬ dons, ce ne fera pas, croyez-moi, dans les occa (ions qui demandent du courage & des fa- entices. Le premier mouvement, aux attaques. vives, eft de relifter 5 & nous vaincrons, je l’ef- pere, tant que l’ennemi nous avertira de pren¬ dre les armes. C’eft au milieu du fommeil, c’eft dans le fein d’un doux repos qu’il faut fe de¬ fier des furprifes: mais c’eft, fur-tout, la con¬ tinuity des maux qui rend leur poids infuppor- table, & fame relifte bien plus aifement aux vives douleurs qu’a la trifteffe prolongee. Voila, mon ami, la dure efpece de combat que nous aurons deformais a foutenir: ce ne font point des adionsliero'iques que le devoir nous dernan- de, mais une refiftance plus heroique encore a des peines fans relache, Je favois trop' prevu; le terns du bonheur eft paffe comme un eclair3 celui des difgraces commence , fans que rien m’aide a juger quand il finira. Tout m’allarme & me" decourage; une langueur mortelle s’empare de mon ame 3 fans fujet bien precis de pleurer, des pleurs 96 La Nouvell'e involontaires s’echappent de mes yeux; je ne lis pas dans Pavenir des maux inevitables; mais je cultivois Pefperance & la vois fletrir tous leg jours. Que fert helas! d’arrofer le feuillage quand l’arbre eft coupe par le pied ? Je le fens, mon ami, le poids de Fabfence m’accable. Je ne puis vivre fans toi, je le fens > c’eft ce qui m’elfraie le plus. Je parcours cent fois le jour les lieux que nous habitions en- femble , & ne t’y trouve jamais- Je t’attends a ton heure ordinaire *, l’heure palfe Sc tu ne viens point. Tous les objets que j’apperqois me por¬ tent quelque idee de ta pretence pour nfavertir que je t’ai perdu. Tu n’as point ce fupplice affreux. Ton coeur feul peut te dire que je te manque. Ah ! fi tu fa vois quel pire tourment c’eft de refter quand on fe fepare , combien tu prefererois ton etat au mien ? Encore fi j’ofois gemir! fi j’ofois parler de mes peines, je me fentirois foulagee des maux dont je pourrois me plaindre. Mais hors quel- ques foupirs exhales en fecret dans le tei.11 de ma coufine, il faut etoufter tous les autres, il faut contenir mes larmes $ il faut fourire quand je me meurs. Sentirji , oh Dei , morir > E non poter mai dir: Morir mi fento ! Le pis eft que tous ces maux augmented fans / H e' l O i S E . 1 97 fans ceffe mon plus grand mal, & que plus ton fouvenir me defole , plus j’aime a me le rap- peller. Di - moi, mon ami, mon doux ami ! lens-tu combien un coeur languiffant eft tendre, & combien la triftefle fait fermenter l’amour ? Je voulois vous parler de mille chofes > mais outre qu’il vaut mieux attendre de favoir politi- vement ou vous etes, il ne m’eft pas poflible de continuer cette lettre dans letat ou je me trou- ve en l’ecrivant. Adieu , mon ami i je quitte la plume , mais croyez que je ne vous quitte pas. BILLET. J^’ecris parunbatelier que je ne connois point ce billet a 1’adrefTe ordinaire, pour donneravis que j’ai choifi mon a fyle a Meillerie fur la ri¬ ve oppofee; afin de jouir au moins de la vue du lieu dont je n’ofe approcher. LETTRE XXVI. A Julie . mon etat eft change dans peu de jours," Quu d’amertumes fe melent a la douceur de me rapprocher de vous ! Que de triftes reflexions m’afliegent! Que de traverfes mes craintes me font prevoir ! O Julie , que c’eft un fatal pre- fent du del qu’une ame fenfible ! Celui qui l’a Tome IV. G requ do it s’attendre a n’avoir que peine & doil- leur fur la terre. Vil jouet de fair & des fai- fons, le foieil ou les brouillards, Fair couvert ou ferein regleront fa deftinee , & il fera con¬ tent ou trifle au gre des vents. Victime des prejuges , il trouvera dans d’abfurdes maximes un obftacle invincible aux juftes voeux de fon cceur. Les hommes le puniront d’avoir des fen- timens droits de chaque chofe, & d’en juger par ce qui eft veritable plutot que par ce qui eft de convention. Seul il fuffiroit pour faire fa propre mifere, en fe livrant indilcretement aux attraits divins de Fhonnete & du beau, tandis que les pefantes chaines de la neceffite Fattachent a l’ignominie. Il cherchera la felicitc fupreme fans fe fouvenir qu’ii eft homme: fon coeur & fa raifon ferontinceflamment en guer¬ re , & des defirs fans bornes lui prepareront d’eternelles privations. Telle eft la fituation cruelle ou me plon- gent le fort qui m’accable , & mes fentimens qui m’elevent, & ton pere qui me meprife, & toi qui fais le charme & le tourment de ma vie. Sans toi, Beaute fatale! je n’aurois ja¬ mais fenti ce contrafte infupportable de gran¬ deur au fond de moil ame & de balfelfe dans sna fortune: j’aurois vecu tranquillc & ferois mort content, fans daigner remarquer quel rang j’avois occupe fur la terre : Mais t’avoir vue & ne pouvoir tepolfeder, t’adorer & n’etre qu’un -99 He ' l o, i $ Iiomme! etre aime & ne pouvoir etre heu- reux! habiter les memes lieux & ne pouvoir vivre enfemble! O Julie a qui je ne puis re- noncer! O deftinee que je ne puis vaincre! quels combats affreux vous excitez en moi, fans pouvoir jamais furmonter mes defirs ni mon impuilfance ! Quel elfet bizarre & inconcevable ! DepuFs que je fuis rapproche de vous , je ne roule dans mon efprit que des penlees funeftes. Peut- etre le fejour ou je fuis contribue-t-il a cette melancolie j il eft trifte & horrible *, il en eft plus conforme a l’etat de mon ame & je n’en habiterois pas (1 patiemment un plus agreable. Une file de rochers fteriles borde la c6te, & environne mon habitation que fhiver rend en¬ core plus aifreufe. Ah! je le fens, ma Julie, s’il falloit renoncer a vous, il n’y auroit plus pour moi d’autre fejour ni d’autre faifon. Dans les violens tranfports qui m’agitent je ne faurois demeurer en place •, je cours, je monte avec ardeur, je m’elance fur les ro¬ chers ; je parcours a grands pas tous les envi¬ rons, & trouve par-tout dans les objets la me- me horreur qui regne au dedans de moi. On n’apperqoit plus de verdure, Pherbe eft jaune & fletrie , les arbres font depouilles, le fe- chard ( j) & la froide bife entaifentla neige & O j Vend de nord-eft. G 2 loo La Nouvelce les glaces, & toute la nature eft morte a mes yeux , comme I’efperance au fond de mon ecenr. Parmi les rochers de cette c6te, j’ai trouve dans un abri folitaire une petite efplanade d’ou l’on decouvre a plcin la ville heureufe ou vous habitez. Jugez avec quelle avidite mes yeux fe porterent vers ce fejour cheri. Le premier jour, je fis mille efforts pour y difcerner votre de- meurej mais 1’extreme eloignement les rendit vains, & je m’apperqus que mon imagination donnoit le change a mes yeux fatigues. Je cou- rus chez le Cure emprunter un telefcope avec lequel je vis ou crus voir votre maifon, & de- puis ce terns je palfe les jours entiers dans cet afyle a contempler ces murs fortunes qui ren- ferment la fource de ma vie. Malgre la faifon je m’y rends des le matin & n’en reviens qu’^ la nuit. Des feuilles & quelques bois fees que j’allume fervent avec mes courfes a me garan- tir du froid exceifif. J’ais pris tant de gout pour ce lieu fauvage que j’y porte meme de l’encre & du papier, & j’y ecris maintenant cette lettre fur un quartier que les glaces ont detache du ro- cher voilin. C’eft Ik, ma Julie, que ton malheureux amantacheve de jouir des derniers plaifirs qu’il goutera peut-etre en ce monde. C’eft dela qu’a travers les airs & les murs, il ofe en fecret penetrer jufques dans ta chambre. Tes traits charmans le frappent encore * te.s regards ten- H e' l o i s e; ioi dres raniment fon coeur mourant; il entend le fon de ta douce voix ; il ofe chercher en¬ core en tes bras ce delire qu’il eprouva dans le bofquet. Vain fantdme d’une ame agitee qui s’egare dans fes delirs! Bientot force de ren- trer en moi - meme, je te contemple au moins dans le detail de ton innocente vie ; je fuis de loin les diverfes occupations de ta journee, & je me les reprefente dans les terns & le$ lieux ou j’en fus quelquefois l’heureux temoin. Toujours je te vois vaquer a des foins qui te rendent plus eftimable *, & mon coeur s’atten- drit avec delices fur l’inepuifable bonte dir tien. Maintenant, me dis-je au matin, elle fort d’un paifible fommeil, fon teint a la frax- cheur de la rofe, fon ame jouit d’une douce paix ; elle offre a celui dont elle dent l’etre un jour qui ne fera point perdu pour la vertu. Elle paife a prefent chez fa mere; les tendres- affedions de fon coeur s’epanchent avec les auteurs de feS jours, elle les foulage dans le detail des foins de la maifon, elle fait peut- etre la paix d’un domeftique imprudent, elle lui fait peut - etre une exhortation fecrete, elle demande peut-etre une grace pour un autre. Dans un autre terns, elle s’ occupe fans ennui des travaux de fon fexe, elle orne fon ame de connoilfances utiles, elle ajoute a fon gout exquis les agremens des beaux-arts , & ceux de la danfe a fa legerete naturelle. Tan* G 3 102 La 0 U V E L L E tot je vois unc elegante & fimple parure or- lier des charmes qui n’en ont pas befoin 5 ici je la vois confulter un Pafteur venerable fur la peine ignoree d’une famille indigente; la, fe- courir qu confoler la trifte veuve & Porphelin delaifle. Tantot elle charmp une honnete fo- ciete par fes difc ours fcnfes & modeltes 3 tantot cn riant avec fes compagnes elle ramene une jeuneife folatre au ton de la fagelfe & des bon¬ nes mocurs : Quelques momens , ah pardonne ! j’ofe te voir meme t’occuper de moij je vois tes yeux attendris parcourir une de mes Lettres; jc lis dans leur douc^ langueur qUe c’eft a ton amant fortune que s’adrejfent les lignes que tu traces , je vois que g’eft de lui que tu paries a ta coufine avec une fi tendre emotion. O Julie ! 6 Julie ! & nous ne ferions pas unis? & nos jours ne couleroient pas enfemble ? Sc nous pourrions etre fepares pour toujours ? Non, que jamais cette affreufe idee ne fe prefen te a mon elprit! En un inftant elle change tout moil attendriflement en fureur j la rage me fait cou- rir de caverne en caverne ; des gemilfemens & des cris nfechappent malgre moi> jerugiscom- me une lionne irritee 5 je fuis capable de tout, hors de renoncer a,toi, & il n’y a rien, non rien que je ne falfe pour te polfeder ou mourir. J’en etois ici de ma lettre, & je n’atten- dois qu’une occafion fare pour vous fenvoyer , H e' L O i S E. 10$ quand j’ai recu de Sion la derniere que vous nfty avez ecrite. Que la triftefle qu’elle refpi- re a charme la mienne! Que j’y ai vu un frappant exemple de ce que vous me difiez de Paccord de nos ames dans des lieux eloignesT Votre affliction, je l’avoue, eft plus patiente, la mienne eft plus emportee; mais il fautbien que le rneme fentiment prenne la teinture des caraderes qui Peprouvent, & il eft bien natu- rel que les plus grandes pertes caufent les plus grandes douleurs. Que dis-je , des pertes ? YAiV qui les pourroit fupporter i Non , connoiffez- le enftn. , ma Julie , un eternel arret du ciel nous deftina Pun pour l’autre \ c’eft la premiere loi qu’il faut ecouter; c’eft le premier foin de la viede s’unir a qui doit nous la rendre douce. - Je le vois , j’en gcmis , tu t’egares dans tes vains projets y tu veux forcer dcs barrieres infurmon- tables, & negliges les feuls moyetis poftibles ;Jl’en- thoufiafme de l’honnetete t’6te la raifon , & ta vertu n’eft plus qu’un delire. AVl! ft tu pouvois refter toujours jeune & brillante comme a prefent, je ne demanderois au Ciel que de te favoir eternellement heureu- fe, te voir tous les ans de ma vie une fois ; line feule fois ,• & pafter le refte de mes jours a contempler de loin ton afyle , a t’adorer parmi ces rochers. Mais helas ! voi la rapi- dite de cet aftre qui jamais n’arrete; il vole & le terns fuity 1’occafton s’echappe, ta beau- G 4 io4 La Nouvel-le te, ta bcaute meme aura fon terme , elle doit decliner & perir un jour comme une fleur qui tombe fans avoir ete cueillie 5 & moi cepen- dant, je gemis , je foufFre, ma jeuneiFe s’ufe dans les larmes, & fe fletrit dans la douleur. Penfe , penfe, Julie, que nous comptons deja des annees perdues pour le plaifir. Penfe qu’el- les ne reviendront jamais s qu’il en fera de me¬ me de celles qui nous reftent fi nous les laif- fons echapper encore. O am&nte aveuglee! tu cherches un chimerique bonheur pour un terns ou nous ne ferons plus i tu regardes un ave- nir eloigne, & tu ne vois pas que nous nous confumons fans celfe, & que nos ames, epui- fees d’amour & de peines, fe fondent & cou- lent comme feau. Reviens, il en eft terns en¬ core, reviens, rna Julie, de cette erreur fu- nefte. Laiffe-la tes projets & fois heureufe. Viens, 6 mon ame, dans les bras de ton ami, reunir les deux moitie s de notre etre : viens a la face du del, guide de notre fuite & temoin de nos fermens , jurer de vivre & mourir fun a l’autre. Ce n’eft pas toi, je le fais , qu’il faut raffurer coritre la crainte de l’indigence. Soyons heureux & pauvres, ah , quels trefors nous aurons acquis! Mais ne fai- fons point cet affront a Phumanite , de croire qu’il ne reftera pas fur la terre entiere un afyle a deux Amans infortunes. J’ai des bras, je fuis robufte, le pain gagne par mon tra- H e' l O ‘i S t. ■ ior vail te paroitra plus delicieux que les mets des feftins. Un repas apprete par l’amour peut- il jamais etre infipide ? Ah, tendre & chere amante duffions-nous n’etre heureux qu’un feul jour, veux - tu quitter cette ccrurte vie fans avoir goute le bonheur ? Je n’ai plus qu’un mot a vous dire , 6 Julie * vous connoiflez l’antique ufage du rocher de Leucare, dernier refuge de tant d’amans mal- heureux. Ce lieu - ci lui reffemble a bien des egards. La roche eft efcarpee, l’eau eft profonde, & je fuis au defefpoir. L E T T R E XXVIL De Cluire. J^JTa douleur me laiiTe a peine la force de vous ecrire. V os malheurs & les miens font au comble: L’aimable Julie eft a l’extremite & if a peut-etre pas deux jours a vivre. L’effort qu’el- le fit pour vous eloigner d’elle commenqa d’al- terer fa fante. La premiere converfation qu’el- le eut fur votre compte avec fon pere y porta de nouvelles attaques: d’autres chagrins plus recens out accru fes agitations, & votre der- niere lettre a fait le refte. Elle en fut li vi- vement emue qu’apres avoir paffe une nuit dans cFafFreux combats, elle tomba hier dans Fae¬ ces d’une iievre ardente qui n’a fait qu’augmen- G f ic6 La Nouvellb ter fans cede & lui a enfin donne le tranf- port. Dans cet etat elle vous nomme a chaque inftant, & parle de vous avec une vehemence qui montre combien elle en eft occupee. On eloigne fon pere autant qu’il eft poftible; cela prouve affez que ma tante a conqu des foup- qons: elle m’a meme demandc avec inquietu¬ de li vous n’etiez pas de retour , & je vois que le danger de fa fille, eifaqant pour le moment toute autre confideration, elle ne feroit pas fa- chee de vous voir ici. Venez done, fans differer. J’ai pris ce ba¬ teau expres pour vous porter cette lettre •, il eft a vos ordres, fervez-vous-en pour votre retotfr, & fur-tout ne perdez pas un moment, ft vous voulez revoir la plus tendre amante qui fut jamais. r < r LETTRE XXVIII. De Julie h Claire . ton abfence me rend amere la vie qtte tu nfas rendue ! Quelle convalcfcence ! Une paf- fton plus terrible que la fievre Sc le tranfport m’entraine a ma perte. Cruelle tu me quittes quand j’ai plus befoin de toi; tu m’as quittee pour huit jours , peut - etre lie me reverras-tu jamais. O ft tu favois ce que finfenfe nfofe propofer !....& de quel ton!..««. nfeii- H e' L 0 i S E. ; 107 fuir! le fuivre ! m’enlever !.le tnalheu- tcux ! .... de qui me piains-je ? mon cceur, nion indigne coeur m’-en dit cent fois plus que lui.grand Dieu ! que feroit-ce , s’il favoit tout ? . il en deviendroit furieux, je ferois cntrainee , il faudroit partir.je fremis. Enfin, mon pere m’a done vendue ? Il fait de fa fille une marchandife, une efclave, il s’acquitte a mes depens! il paie fa vie de la mieiine ! . ... car je le fens bien, je n’y fur- vivrai jamais .... pere barbare & denature: merite-t-il.. ... quoi, meriter? e’eft le meil- leur des peres •, il veut unir fa ftlle a fon ami, voila fon crime. Mais ma mere , ma tendre mere ! quel mal m’a-t- elle fait? .... Ah beau- coup ? elle m’a trop aimee, elle m’a perdue. Claire, que ferai-je? que deviendrai - je ? Hanz ne vient point. Je ne fais comment t’en- voyer cette lettre. Avant que tu la reqoives.... avant que tu fois de retour.qui fait. fugitive, erraute , desbonoree .... e’en eft fait. e’en eft fait , la crife eft venue. Un jour , une heure , un moment , peut-etre .... qui eft-ce qui fait eviter fon fort ?...... 6 dans quel- que iieu que'je vive & que je meurej en quel- que alyle obfeur que je traine ma honte & mon defefpoir; Claire, fouviens - toi de ton amie. ..Helasi la mifere & l’opprobre changent les coeurs.Ah , fi jamais le mien^’oublie, il aura beaucoup change l La Nouvelle 108 t E T T R E XXIX. De Julie a Claire. -ESTE , ah refte ! ne revien jamais ; tu vien- drois trop tard. Je ne dois plus te voir $ com¬ ment foutiendrois-je ta vue ? Ou etois-tu ma douce amie, ma fauvegarde, mon Ange tutelaire ? tu m’as abandonnee, & j’ai peri. Quoi, ce fatal voyage etoit-ii fi ne- ceflaire ou ft prefle ? pouvois - tu me laifler a moi-meme dans rinftant le plus dangereux de ma vie ? Que d t regrets tu t’es prepares par cette coupable negligence ? Ils feront eternels ainft que mes pleurs. Ta perte n’eft pas moins irreparable que la mienne, & une autre amie digne de toi n’eft pas plus facile a retrouvrer que mon innocence. Qu’ai-je dit miferable ? Je ne puis ni parler ni me taire. Que fert le filence quand le remord crie? L’univers entier ne me reproche-t-ii pas ma faute? ma honte n’eft-eile pas ecrite fur tous les objets ? Si je ne verfe mon coeur dans le tien il faudra que j’etouffe. Et toi ne te repro- ches-tu rie 11, facile & trop confiante amie ? Ah, que ne me trahiifois-tu ? C’eft ta fidelite, ton aveugle amitie, c’eft ta malheureufe indulgen¬ ce qui m’a perdue. Quel Demon t’inlpira de le rappeller, ce H e' l o i‘ S £• J 09 eruel qui fait mon opprobrS? fes pcrfides foins dcvoient ils me redonner la vie pour me la rendre odieufe ? qu’il fuie a jamais , le barba- re ! qu’un refte de pitie le touche j qu’il ne vienne plus redoubler mes tourmens par fa prefence 5 qu’il renonce au plailir feroce de con- templer mes larmes. Que dis-je , helas ? il n’eft point coupable; c’eft moi feule qui le fuis j tous mes malheurs font mon ouvrage, & je n’ai rien a reprocher qu’a moi. Mais le vice a deja corrompu mon ame i c’eft le premier de fes eftets de nous faire accufer autrui de nos crimes. Non, non, jamais il ne fut capable d’en- freindre fes fermens. Son coeur vertueux igno¬ re fart abjet d’outrager ce qu’il aime. Ah 9 fans doute, il fait mieux aimer que moi puifqu’il fait mieux fe vaincre. Cent fois mes yeux fu- rent temoins de fes combats & de fa vidoire j les liens etincelloient du feu de fes delirs, il s’elanqoit vers moi dans l’impetuofite d’un tranf- port aveugle *, il s’arretoit tout - a - coup > une barriere infurmontable fembloit m’avoir entou- ree , & jamais fon amour impetueux mais hon- nete ne l’eut franchie. J’ofai trop contempler ce dangereux fpcdacle. Je me fentois troubler de fes tranfports, fes foupirs opprelfoient mon coeur j je partageois fes tourmens en ne penfant que les plaindre. Je le vis dans des agitations convulliyes, prefc a s’evanpuir a mes pieds. 1V0 La Nouvelle Peut-etre l’amour feul m’auroit epargnee; 6 mS Coufine, c’eft la pitie qui me perdit. II fembloit que ma paflion funefte voulut fe couvrir pour me feduire du mafque de toutes les vertus. Ce jour meme il m’avoit preflee avec plus d’ardeur de le fuivre. Cetoit defoler le meilleur des peres ,* c’etoit plonger le poi- gnard dans le fein maternel ,* je refiftai, je re- jettai ce projet avec horreur. L’impoilibilite de voir jamais nos voeux accomplis, le myflere qu’il falloit lui faire de cette impoflibilite, le regret d'abufer un amant fi foumis & fi tendre apres avoir fiatte fon efpoir , tout abattoit mon courage , tout augmentoit ma foibleffe , tout alienoit ma raifon. II falloit donner la mort aux auteurs de mes jours , a mon amant, ou a moi- meme. Sans favoir ce que je faifois je ch oiGs ma propre infortune. J’oubliai tout & lie me fouvins que de l’amour. Celt ainfi qu’un infL tant d’egarement m’a perdue a jamais. Je fuis tombee dans l’abyme d’ignominie dont une fille ne revient point; & fi je vis, c’eft pour etre plus malheureufe. Je cherche en gemiflTant quelque refte de con- folation fur la terre. Je n’y vois que toi, mon aimable amie; ne me prive pas d’une fi char- mante resource, je t’en conjure; ne m’ote pas les douceurs de ton amitie. J’ai perdu le droit d’y pretendre, mais jamais je n’en eus fi grand beioin. Que la pitie fupplee a l’eftime. Viens, H e' l O i S *E. m jna chere, ouvrir ton ame a mes plaintes ; viens xecueillir les larmes de ton amie ; garantis-moi, s’il fe peut, du mepris de moi-meme, & fais moi croire que je n’ai pas tout perdu , puifque ton coeur me refte encore. L E T T R E XXX- ille infortunee ! Helas , qu’as-tu fait? Mon Dieu ! tu etois (i digue d’etre fage ! Que te di- rai-je dans l’horreur de ta (ituation , & dans l’abattement oil elle te plonge? Acheverai-je d’accabler ton pauvre coeur , ou t’oiFrirai-je des confolations qui fe refufont au mien ? Te mon- trerai-je les objets tels qu’ils font, ou tels qu’il te convient de les voir? Sainte & pure ami- tie! porte a mon efprit tes douces illufions 5 & dans la tendre pitie que tu m’infpires , abu- fe-moi la premiere fur des maux que tu ne peux plus guerir. J’ai craint, tu le fais , le malheur dont tu gemis. Combien de fois je te Tai predit fans etre ecoutee! ... . il eft l’eifet d’une temeraire confiance.... Ah, ce n’eft plus de tout cela qu’il s’agit. J’aurois trahi ton fecret, fans dou- te, fi j’avois pu te fauver ainfi : mais j’ai lu mieux que toi dans ton coeur trop fenfible ; je le vis fe confumer d’un feu devorant que rietj. 112 La Nouvellb lie pouvoit eteindre. Je fentis dans ce cceuf palpitant d’amour qu’il falloit etre heureufe ou mourir, & quand la peur de fuccomber te fit bannir ton amant avec tant des larmes, je ju- geai que bientot tu ne ferois plus, ou qu’il fe- roit bient6t rappelle. Mais quel fut mon efFroi quand je te vis degoutee de vivre, & fi pres de la mort 1 N’accufe ni ton amant ni toi d’une faute dont je fuis la plus coupable, puilque je Fai prevue fans la prevenir. II eft vrai que je partis malgre moi; tu le vis , il fallut obeir, fi je t’avois cru fi pres de ta perte , on m’auroit plutot mife en pieces que de m’arracher a toi. Je m’abufai fur le mo¬ ment du peril. Foible & languilfante encore, tu me parus en furete contre une fi courte ab- fence: je ne previs pas la dangereufe alterna¬ tive ou tu t’allois trouverj j’oubliai que ta pro- pre foibleffe lailfoit ce coeur abattu moins en etat de fe defendre contre lui-meme. J’en de- mande pardon au mien, j’ai peine a me repen- tir d’une erreur qui t’a fauve la vie > je n’ai pas ce dur courage qui te faifoit renoncer a moi; je n’aprois pu te perdre fans un mortel defefpoir, & j’aime encore mieux que tu vives & que tu pleures. Mais pourquoi tant de pleurs , chere & dou¬ ce amie ? Pourquoi ces regrets plus grands que ta faute > & ce mepris de toi-meme que tu n’as pas merits Une foibleffe effacera-t - elle tant H y LO is E. 11 5 taut de facrificesi, & le danger meme dont tu fors n’eft-il pas une preuve de ta vertu ? Tu ne penfes qu’a ta defaite & oublies tous les triottipfies penibles qui Tout precedee. Si tu as plus combattu que celles qui refiftent, n’as-tu pas plus fait pour rhonneur qu’elles ? Si rien ne peut te juftifier, fonge au moins ace qui t’excufe. Je connois a-peu-pres ce qu’on ap- pelle amour 5 je faurai toujours refifter aux tranf- ports qu’il infpire; mais j’aurois fait moins de refiftaiice k un amour pareil au tien * & fans avoir 4te vaincue, je fuis moins chafte que toi. Ge langage te choquera * mais ton plus grand malheut eft de l’avoir rendu neceflaire j je don- nerois rtfa vie pour qu’il ne te fut pas propre; car je hais les mauvaifes maximes encore plus que les mauvaifes actions. Si la faute etoit a eommettre* que j’eulfe la balfeiTe de te parier ainii, & toi celle de m’ecouter , nous ferions toutes deux les dernieres des creatures* A prefent» ma chere, je dois te parier ainli , & tu dois m’ecouter, ou tu es perdue : car il refte en toi raille adorables qualites que ref- time de toi-meme peut feule conferver, qu’un exces de honte & l’abje&ion qui le fuit de- truiroient infailliblement* & c’eft fur ce que tu croiras valoir encore que tu vaudras en eifet. Garde - toi done de tornber dans un abatte- ment dangereux qui t’aviliroit plus que ta foi- blelfe, Le veritable amour eft il fait pourde- Tome IV. H ♦ 114 La Nouvelle grader Pame ? Qu’une faute que l’amour a com- mife ne t’6te point ce noble enthouiiafme de Phonnete & du beau , qui t’eleva toujours au- delfus de toi-meme. Une tache paroit-elle aU foleil ? combien de vertus te reftent pour une- qui s’eft alteree ? En feras - tu moins douce, moins fincere, moins modefte, moins bienfai- fante? En feras-tu moins digne, en un mot > de tous nos hommages ? L’honneur, l’huma- nite, Pamitie, le pur amour en feront - ils moins chers a ton coeur ? En aimeras-tu moins les vertus memes que tu n’auras plus? Non, chere & bonne Julie, ta Claire en te plai- gnant t’adore : elle fait, elle fent qu’il n’y a rien de bien qui ne puiife encore fortir de ton ame. Ah ! croi-moi, tu pourrois beaucoup per- dre avant qu’aucune autre plus fage que toi te valut jamais. Enfin tu me reftes: je puis me confoler de tout, hors de ne t’avoir plus. Ta premiere lettre m’a fait fremir. Elle m’eut prelque fait defirer la feconde, ii je Pavois reque en. meme terns. Vouloir delailfer fon amie! pro- jetter de s’enfuir fans moi! Tu ne paries point de ta plus grande faute. C’etoit de celle - lit qu’il falloit cent fois plus rougir. Mais l’ingra- te ne fonge qu’a fon amour . .. Tien, je t’au- rois ete tuer au bout du monde. Je compte avec une mortelle impatience les momens que je fuis forcee a palfer loin de H e' L O i S E. I I f toi. Its fe prolongent cruellement. Nous fom- mes encore pour fix jours a Laufanne, apres quoi je volerai vers mon unique amie. J'irai la confoler ou m’affiiger avec elle, efluyer ou partager fes pleurs. Je ferai parler dans ta dou~ leur moins [’inflexible raifon que la tendre amide. Chere Coufine, il faut gemir, nous ai¬ mer, nous taire, &, s’il fe peut, effacer a force de vertus une faute qu’on ne repare point avec des larmes. Ah ! ma pauvre Chaillot! L E T T R E XXXI. A Julie . u E L prodige du Ciel es-tu done, inconce- vabie Julie ? & par quel art cunnu de toi feu- le peux-tu ralfembler dafis un coeur tant de mouvemens incompatibles ? Ivre d’amour & de volupte , le mien nage dans la trifteife : je fouf- ire & languis de douleur au fein de la felici- te fupreme, & je me reproche comme un cri¬ me Vexces de mon bonheur. Dieu ! quel tour- ment aifreux de n’ofer fe livrer tout entier a nul fentiment, de les combattre incelfamment l’un par fautre, & d’allier toujours Pamertu- me. au plaifir 1 II vaudroit mieux cent fois n’e- tre que miferable. Que me fert, helas, d’etre heureux ? Ce n$ H % La Nouvellb ii$ font plus mes maux, mais lcs tiens que j’e- prouve, & ils lie m’en font que plus fenfibles. Tu veux en vain me cacher tes peines; je les lis malgre toi dans la langueur & l’abattement de tes yeux. Ces yeux touchans peuvent-ils derober quelque fecret a l’amour ? Je vois, je vois fous une apparente ferenite les deplaifirs caches qui t’afliegent, & ta triftelfe voilee d’un doux fourire n’en eft que plus amere a mon cceur. II n’eft plus terns de me rien diftimuler. J’e- tois hiet dans la chambre de ta mere > elle me quitte un moment > j’entends des gemifle- mens qui me percent fame ; pouvois-je a cet effet meconnoitre leur fource ? Je nfapproche du lieu d’ou ils femblent partir ; j’entre dans ta chambre, je penetre jufqu’a ton cabinet. Que devins - je entr’ouvrant la porte, quand j’apperqus celle qurdevroit etre fur le trone de l’univers aftife a terre , la tete appuyee fur un fauteuil inonde de fes larmes ? Ah! j’au- rois moins fouffert s’il Teut ete de mon fang! De quels remords je fus k finftant dechire? Mon bonheur devint mon fupplice; je ne fen- tis plus que tes peines , & j’aurois rachete de ma vie tes pleurs & tous mes plaifirs. Je voulois me precipiter a tes pieds, je voulois effuyer de mes levres ces precieufes larmes, les recueillir au fond de mon coeur , niourir ©u les tarir pour jamais: j’entends revenir ta mere j il faut retourner brufquement a ma pla¬ ce , j’emporte en moi toutes tes douleurs , & des regrets qui ne finiront qu’avec elles. Que je fuis humilie, que je fuis avili de ton repentir ! Je fuis done bien meprifable, ft notre union te fait meprifer de toi-meme , & ft le charme de mes jours eft le tourment des tiens ? Sois plus jufte envers toi, ma Julie; vois d’un ceil moins prevenu les facres liens que ton occur a formes. N’as-tu pas fuiviles plus pures loix de la nature ? N’as-tu pas li- brement contrade le plus faint des engage- mens? Qu’as-tu fait que les loix divines & humaines ne puiifent & ne doivent autorifer ? Qiie manque-t-il au noeud qui nous joint qu’u- ne declaration publique ? Veuille etre a moi, tu n’es plus coupable. O mon epoufe ! O ma digne & chafte compagne ! O gloire & bon- heur de ma vie! non, ce n’eft point ce qu’a fait ton amour qui peut etre un crime , mais ce que tu lui voudrois oter : ce n’eft qu’en ac- ceptant un autre epoux que tu peux oflfenfer 1’honneur. Sois fans ceffe a l’ami de ton coeur pour etre innocente. La chaine qui nous lie eft legitime; l’infidelite feule qui la romproit feroit blamable, & e’eft deformais a l’amour d’etre garant de la vertu. Mais quand ta douleur feroit raifonnable, quand tes regrets feroient fondes , pourquoi m’en derobes-tu ce qui m’appartient ? pourquoi H 3 iiS La N o u y e t l i mes yeux ne verfent - ils pas la moitie de tes pleurs ? Tu n’as pas une peine que je ne doive fentir, pas un fentiment que je ne doive par- tager, & mon coeur juftement jaloux te re- proche toutes les larmes que tu ne repands pas dans mon fein. Dis , froide & myfterieufe amante, tout ce que ton ame ne communique point a la mienne , n’eft-il pas un vol que tu fais a Famour ? Tout ne doit-il pas etre com- mun entre nous ; ne te fouvient-il plus de Fa- voirdit? Ah ! fi tu favois aimer comme moi, mon bonheur te confoleroit comme ta peine m’afflige , & tu fentirois mes plaihts comme je fens ta triftelfe! Mais je le vois, tu me meprifes comme un infenfe, parce que ma raifon s’egare au fein des delices. Mes emportemens t’eifraient, mon delire te fait pitie, & tu ne fens pas que rou¬ te la Force humaine ne peut fuffire a des feli- ’ sites fans bornes, Comment veux - tu qu’une ame fenfible goute moderement des biens infi¬ nis ■? Comment veux - tu qu’elle fupporte a la fois tant d’efpeces de tranfports fans fortir de foil aftiette? Ne fais-tu pas qu’il eft un terme ou nulle raifon ne refifte plus, & qu’il n’eft point d’homme au monde dont le bon fens foifc a toute epreuve ? Prens done pitie de Fegare- jpent oil tu m’as jette , & ne meprife pas des erreurs qui font ton ouvrage, Je ne fuis plus a moi, j§ Favoue> mon ame alienee eft tout® H e' L O i 8 E. II? en toi. J’en fuis plus propre a fentir tes pei- nes & plus digne de les partager. O Julie, ne te derobe pas a toi-meme! L E T T R E XXXII. Reponfe. fut un terns, mon aimable ami, ou nos Lettres etoient faciles & charmantes j le fenti- ment qui les di&oit couloit avec une elegante ilmplicite > il n’avoit befoin ni d’art ni de colo¬ ns , & fa purete faifoit toute fa parure. Cet heureux terns n’eft plus: helas ! il ne peutre- venir; & pour premier effet d’un changement ii cruel, nos coeurs ont deja ce/Fe de s’entendre. Tes yeux ont vu mes douleurs. Tu crois en avoir penetre la fource; tu veux me con- fbler par de vains difcours , & quand tu pen- fes m’abufer , c’eft toi, mon ami, qui t’abufes. Crois - moi, crois en le coeur tendre de ta Ju¬ lie ; mon regret eft bien moins d’avoir donne trop a F amour que de l’avoir prive de foil plus grand charme. Ce doux enchantement de vertu s’eft evanoui comme un fonge : nos feux ont perdu cette ardeur divine qui les animoit en les epurant; nous avons recherche le plai- fir , & le bonheur a fui loin de nous. Ref. fouviens - toi de ces moniens delicieux ou nos H 4 i to La Novvelle coeurs s’uniiToient d’aijtant mieux que nous nous reflections davantage, ou la paffion tiroit de Ion propre exces la force de fe vaincre elle- meme, ou l’innocence nous confoloit de la contrainte, ou les hommages rendus a l’hon- neur tournoient tous au profit de l’amour. Com¬ pare un etat fi charmant a notre fituation pre- fente; que d’agitations ! que d’effroi! que de mortelles allarmes! que de fentimens immo.de- res out perdu leur premiere douceur 5 Qu’eft devenu ce zele de fageife & d’honnetete don$ l’amaur animoit toutes les a&ions de notre vie* & qui rendoit a fon tour l’amaur " plus deli- cieux? Notre jouiifauce e to.it paifible & dura¬ ble j nous n’avons plus que des, transports : ce bonheur infenfe reifemble a des acces de fu- yeur plus qu’a de tendres carefles. Un feu pur- & facre hruloit nos coours y livres aux erreurs des fens , nous ne fommes plus que des amans vulgaires j trop heureux fi Pamour jaloux dai- gne prefider encore a des plaifirs que le plus \il mortel peut gouter fans lui. Veil a , mon ami , les perfces qui nous font communes & que je ne pleure pas roojns pour toi que pour moi. Je n’ajaute rien fur les pfiennesj ton coeur eft fait pour les fentir, Vois ma honte, 8c gemis fi tp fais aimer. Ma faute eft irreparable, mes pleurs, lie tarironfc point. Q toi qui les fais CQiiler , crains d’a|- teater a dQ fi jultes; douleurs $ tout efpoir 121 H E / L O i $ E. eft de les rendre eternelles; le pire de mes maux feroit d’en etre confolee, & c’eft le der¬ nier degre de l’opprobre de perdre avec Pin- nocence le fentiment qui nous la fait aimer. Je gonnois mon fort, j’en fens Phorreur, & cependant il me refte une confolation dans mon defefpoir, elle eft unique, mais elle eft douce. C’eft de toi que je fattens, mon airna- ble ami. Depuis queje n’ofe plus porter mes regards fur moi, je les porte avec plus de plai- fir fur celui que j’aime. Je te rends tout cc que tu rn’otes de ma propre eftime, & tu ne rn’en deviens que plus clier en me forqant a me hair. L’amour , cet amour fatal qui me perd te donne un nouveau prix; tu t’eleves quand jc me degrade; ton ame femble avoir profite de tout 1’avili/Jement de la mieiine, Sois done de- formais mon unique efpoir, c’eft a toi de juf- tifier s’il fe peut ma faute ; couvre - la de fhon- netete de tes fentimens; que ton merite effa- ce ma home; rends excufable a force de ver- tus la perte de celle que tu me coutes. Sois tout mon etre , a prefent que je ne fuis plus rien. Le fqul honneur qui me refte eft tout en toi, & taut que tu feras digne de refped , je ne ferai pas tout-a-fait meprifable, Quelque regret que j’aie au retour de ma fante, je lie faurois le dilfiniuler plus long- tems. Mon vifage dementiroit mes difeours, & ma feinte convalefcence ne peut plus trom- H f 12 Z La Nouvelle per perfonne. Hate-toi done, avant que je fois forcee de reprendre mes occupations ordinai- res, de faire la demarche dont nous fommes convenus. Je vois clairement que ma mere a conqu des foupqons & qu’elle nous obferve. Mon pere n’en eft pas la, je l’avoue : ce her gentilhomme n’imagine pas metne qu’un rotu- rier puiffe etre amoureux de fa fille 5 mais en- fin, tu fais fes reiblutions ,* il te previendra ft tu ne le previens, & pour avoir voulu te con- ferver le meme acces dans notre maifon , tu t’en banniras tout-a - fait. Crois -moi, parle a ma mere tandis qu’il en eft encore terns. Feins des affaires qui t’empechent de continuer a m’inftruire, & renonqons a nous voir ft fou- vent, pour nous voir au moins quelquefois : car ft l’on te ferme la porte tu ne peux plus t’y prefenter; mais ft tu te la fermes toi- me¬ me , tes vifites feront en quelque forte a ta diferetion, & avec un peu d’adrefle & de com- plaifance tu pourras les rendre plus frequen- tes dans la fuite, fans qu’on l’apperqoive ou qu’on le trouve mauvais. Je te dirai ce foir les moyens que j’imagine d’avoir d’autres oc- cafions de nous voir, & tu cpnviendras que l’infeparable Coufine, qui caufoit autrefois tant de murmures, ne fera pas maintenant inutile a deux amans qu’elle n’eut point du quitter. H E' L O x S B. 123 # ' , ■ ' L E T T R E XXXIII. De Julie . mon ami, le mauvais refuge pour deux amans qu’une aifemblee ! Quel tourment de fe voir & de fe contraindre! Ii vaudroit mieux cent fois ne fe point voir. Comment avoir fair tranquille avec tant demotion ? Comment etre fi different de foi - meme ? Comment fonger a tant d’objets quand on n’eft occupe que d’un feul? Comment contenir le gefte & les yeux quand le coeur vole? Je ne fentis de ma vie un trouble egal a celui que j’eprouvai hier quand on t’annonca chez Made , d’Hervart. Je pris ton nom prononce pour un reproche qu’on m’adrelfoit ; je m’imaginois que tout le monde m’obfervoit de concert 5 je ne favois plus ce que je faifois, & a ton arrivee je rougis il prodigieufement, que ma Coufine, qui veilloit fur moi, fut contrainte d’avancer fon vifage & fon eventail, comme pour me parler a l’o- reille, Je tremblai que cela meme ne fit un mauvais effet, & qu’on ne cherchat du myftere a cette chucheterie. En un mot, je trouvois par-tout de nouveaux fujets d’allarmes , & je ne fentis jamais mieux combien une confidence coupable arme contre nous de temoins qui n’y fon gent pas. 124 L A Nouvelle Claire pretendit rematquer que tu ne faifoisr pas une meilleure figure; tu lui paroiifois em- barraffe de ta contenance, inquiet de ce que tu devois faire, n’ofant aller ni venir, ni m’a- border, ni t’eloigner, & promenant tes regards a la ronde pour avoir, difoit-elle, occafionde les tourner fur nous. Un peu remife de moil agitation, je crus m’appercevoir moi-meme de latienne, jufqu’a-ce que la jeune Madame Be- Ion t’ayant adreffe la parole, tu t’aifis en cau- fant avec elle, & devins plus calme a fes cotes. I Je fens , mon ami, que cette maniere de vi- vre , qui donne tant de contrainte & (i peu de plaifir, n’eft pas bonne pour nous : nous ai- nions trop pour pouvoir nous gener ainfi. Ces r?ndez-vous publics ne conviennent qu’a des gens qui , fans connoitre l’amour, ne^lailfent pas d’etre bien enfemble, ou qui peuvent fe paffer du myftere: les inquietudes font trop vi- ves de ma part, les indifcretions trop dange- reufes de la tienne , & je ne puis pas tenir une Madame Belon toujours a mes c6tes, pour faire diveriion au befoin. Reprenons, reprenons cette vie folitaire & paifible , dont je t’ai tire fi mal a propos. C’eft elle qui a fait naitre & nourri nos feux : peut- &tre s’alfoibliroient - ils par une maniere de vi- vre plus diflipee. Toutes les grandes paflions fe forment dans la folitude: on n’en a point de femblables dans le monde, ou nul objet H e' t O i S E. I2f n*a le terns de faire une profonde imprellion, & ou la multitude des gouts enerve la force des fentimens. Cet etat eft aufli plus convena- ble a ma melancolie ; elle s’entretient du meme aliment que mon amour j c’eft ta chere image qui foutient Pune & l’autre , & j’aime mieux te voir tendre & fenfible au fond de mon coeur, que contraint & diftrait dans une aflemblee. II peut, d’ailleurs, venir un terns ou je fe- rois forcee a une plus grande retraitej fut-il deja venu, ce terns defire! La prudence & mon inclination veulent egalement que je prenne d’a- vance des habitudes conformes a ce que peut exiger la neceffite. Ah ! ft de mes fautes pou- voit naitre le moyen de les reparer! Le doux efpoir d’etre un jour ..... mais infenfible- ment j’en dirois plus que je n’en veux dire fur le projet qui m’occupe. Pardonne - moi ce liiyftere, mon unique ami, mon coeur n’aura jamais de fecret qui ne te fut doux a favoir. Tu dois pourtant ignorer celui-ci, & tout ce que je t’en puis dire a prefent, c’eft que l’a- mour que fit nos maux, doit nous en donner le remede. Raifonne, commente , ft tu veux dans ta tete > mais je te defens de m’interroger la-deifus. S?*S lUJt X La Nouvelle 12 # I E T T E XXXIV- N> Reponfe. o, non vedrete mai Cambiar gl* ajjretti miei , Bei lumi onde imparai A fofpirar d’amor. f Que je dois Paimer, cette jo lie Madame Be- Ion, pour le plaifir qu’elle m’a procure! Par- donne-le moi, divine Julie, j’ofai jouir un mo¬ ment de tes tendres allatmes , & ce moment fut un des plus doux de ma vie. Qu’ils etoient charmans, ces regards inquiets & curieux qui fe portoient fur nous a la derobee, & fe baiC« folent auifi-tot pour eviter les miens ! Que fai- foit alors ton heureux amant ? S’entretenoit-ii avec Madame Belon ? Ah, ma Julie, peux-tu le croire? Non, non, fille incomparable; ii etoit plus dignement occupe. Avec quel char- me {on coeur fuivoit les mouvemens du tien! Avec- quelle avide impatience fes yeux devo- roient tes attraits! Ton amour , ta beaute rem- plifloient, ravifloient fon ame; elle pouvoitfuf- fire a peine a tant de fentimens delicieux. Mon feul regret etoit de gouter aux depens de celle que j’aime des plaifirs qu’elle ne partageoit pas. Sais-je ce que durant tout ce terns me dit Madame Belon ? Sais - je ce que je lui re* H e' L O i $ I.’ 1 pondis ? le favois - je au moment de notre en- tretien ? A -1 - elle pu le favoir elle-meme, & pouvoit-elle comprendre la moindre chofe aux difcours d’un homme qui parloit fans penfer Sc repondoit fans entendre ? Com ’ huom , che par cti afcolti , e nulla intende. Aufli m’a -1 - elle pris dans le plus parfait de- dain. Elle a dit a tout le monde, a toi peut- etre, que je n’ai pas le fens commun, qui pis eft pas le moindre efprit, & que je fuis tout aufli fot que mes livres. Que m’importe ce qu’el¬ le en dit & ce qu’elle en penfe ? Ma Julie ne decide-1-elle pas feuie de mon etre & du rang que je veux avoir ? Que le refte de la terre penfe de moi comme il voudra 5 tout mon prix eft dans ton eftime. Ah, croi qu’il n’appartieiit ni a Madame Be- Ion ni a toutes les beautes fuperieures a la lienne, de faire la diverfion dont tu paries , & d’eloigner un moment de toi mon coeur Sc mes yeux! Si tu pouvois douter de ma fincerite , (i tu pouvois faire cette mortel- le injure a mon amour Sc a tes charmes, dis - moi, qui pourroit avoir tenu regiftre de tout ce qui fe fit autour de toi? Ne te vis-je pas briller entre ces jeunes beautes comme le foleil entre les aftres qu’il eclipfe ? N’apper- qus - je pas les Cavaliers fe rafiembler autour de ta chaife? Ne vis-je pas au depit de tes 128 L a Nouvelle compagnes Padmiration qu’ils niarquoient pout toi? Ne vis-je pas leurs relpetfts emprefles § & leurs hommages, & leurs galanteries ? Ne te vis - je pas recevoir tout cela avec cet ait de modeftie & d’indifference qui en impofe plus que la fierte ? Ne vis-je pas quand tu te degantois pour la eolation l’elfet que ce bras decouvert produilit fur les fpeeftateurs ? Ne vis- je pas le jeune etranger qui releva ton gand vouloir baifer la main charmante qui le rece<- voit ? N’en vis-je pas uti plus temeraire done Poeil ardent fucoit mon fang & ma vie, t’obli- ger quand tu t’en fus apperque d’ajouter une epingle a ton fichu? Je n’etois pas fi diftrait que tu penfes ? je vis tout cela, Julie, & n’en fus point jaloux; car je connois ton cceur. II n’eft pas , je le fais bien, de ceux qui peu- vent aimer deux fois. Accuferas - tu le mien d’en etre ? Reprenons - la done , cette vie folitaire que je lie quittai qu’a regret. Non, le cosur ne fe nourrit point dans le tumulte du monde. Les faux plaifirs lui rendent la privation des Vrais plus amerej il prefere fa fouftrance a de vains dedommagemens. Mais , ma Julie, il en eft, U en peut etre de plus folides a la contrainte ou nous vivons, & tu fembles les oublier ! Quoi $ paifer quinze jours entiers fi pres Pun de l’autre fans fe voir , ou fans fe rien dire! Ah, que veux-tu qu’un cceur brule d’amour faife durant , tant 129 H e' l 0 i s f. tant de fiecles ? l’abfence meme feroit moins cruelle, Que fert un exces de prudence qui nous fait plus de maux qu’il n’en previent? Que fert de prolonger fa vie avec fon fuppli- ce ? Ne vaudroit-il pas mieux cent fois fe voir un feul inftant & puis mourir ? Je ne le cache point, ma douce amie, j’ai- ttierois a penetrer Paimable fecret que tu me derobes, il n’en fut jamais de plus intereffant pour nous > mais j’y ai fait dinutiles efforts* Je faurai pourtant garder le filenGe que tu m’impofes , & contenir une indifcrete curio li- te ; mais en refpe&ant un ft doux myftere, que n’en puis-je au moins affurer reclairciffement? Qui fait, qui fait encore fi tes projets lie por¬ tent point fur des chimeres ? Chere ame d® ma vie, ah! commenqons du moins par ies bien realifer. P. S. J’oubliois de te dire que M. Roguitt m’a offert une compagnie dans le Regiment qu’il leve pour le Roi de Sardaigne* J’ai ete fenfiblement touche de l’elfime de ce brave offtcier; je lui ai dit en le remer- ciant, que j’avois la vue trop courte pour le fervice & que ma paffion pour l’etude s’accordoit mal avec une vie aulii adlive. En cela, je n’ai point fait un facrifice a famous Je penfe que chacun doit fa vie & fon fang a la patrie, qu’il n’eft pas permis de salii» Tome IK l 13® La Nouvelle ner k des Princes auxquels on ne doit rien,' moins encore de fe vendre & de faire du plus noble metier du monde celui d’un vil mercenaire. Ces maximes etoient celles de mon pere, que je ferois bien heureux d’imi- ter dans Ton amour pour fes devoirs & pour fon pays. II ne voulut jamais entrer au fervice d’aucun Prince etranger: Mais dans la guerre de 1712 il porta les armes avec honneur pour la patrie; il fe trouva dans pluiieurs combats , a fun defquels ii fut bleffe > & a la bataille de Wilmerghen, ii eut le bonheur d’enlever un Drapeau ennemi fous les yeux du General de Sac- con ex. L E T T R E XXXV. De Julie. Je ne trouve pas, mon ami, que les deux mots que j’avois dits en riant fur Madame Belon valulfent une explication fi {erieufe. Tant de foins a fe juftifier produifent quelquefois un prejuge contraire, & e’eft l’attention qu’on donne aux bagatelles , qui feule en fait des objets importans. Voila ce qui furement n’ar- rivera pas entre nous, car les occurs bien oc- cupes ne font gueres pointiileux, &les tracaf- H e' L O i S E. 1 3 1 feries des Amans fur des riens ont prefque toujours un fondement beaucoup plus reel qu’il ire femble. Je ne fuis pas fachee pourtant que cettc ba¬ gatelle nous fourniiTe une occalion de traiter entre nous de la jaloufie ; fujec malheureufe* ment trop important pour moi. Je vois, mon ami, par la trempe de iios ames & par le tour commun de nos gouts, que famour fera la grande affaire de notre vie. Quand une fois il a fait les impre(lions profon- des que nous en avous reques , il faut qu’il eteigne on abforbe toutes les autres pailions ; le moindre refroidiffement feroit bientot pour nous la laiigueur de la mort, un degout invin¬ cible, un eternel ennui, fuccederoient a 1’amour eteint, & nous ne faurions long - terns vivre apres avoir ceife d’aimer. En mon particular, tu Fens bien qu’il n’y a que le delire de la paf- iion qui puiffe me voiler I’horreur de ma (I- tuaticn prefente , & qu’il faut que j’aime avec tranfport, ou que je meure de douleur. Vois done (i je fuis fondee a difeuter ferieufement nn point, d'ou doit dependre le bonheur ou le malheur de mes jours ! Autant que je puis juger de moi metne , il me femble que fouvent affedee avec trop de vivaci- te , je Fuis pourtant peu fujette a Femportement. Il Faudroit que mes peines euffent fermente Iong- tems en dedans, pour que j’oFalFe en decouvrir I 2 , 132 La Nouvellk la fource a leur Auteur, & comme je fuis per- fuadee qu’on ne peut faire une oftenfe fans le vouloir, je fupporterois plutot cent fujets de plainte qu’une explication. Un pareil caradtere doit mener loin pour peu qu’on ait de penchant a la jaloufie , & j’ai bien peur de fentir en moi ce dangereux penchant. Ce n’eft pas que je ne fache que ton coeur eft fait pour le mien & non pour un autre: Mais on peut s’abufer foi-me- me, prendre un gout paffager pour une paftion, & faire autant de chofes par fantailie qu’on en eut peut-etre fait par amour. Or ii tu peux te croire inconftant fans l’etre, a plus forte raifon puis-je t’accufer a tort d’infidelite. Ce doute affreux empoifonneroit pourtant ma vie; je ge- mirois fans rne plaindre & mourrois inconfolable fans avoir ceffe d’etre aimee. Prevenons, je t’en conjure, un malheur dont la feule idee me fait frilfonner. Jure-moi done , mon doux ami, non par l’amour, ferment qu’on ne tient que quand il eft fuperftu, mais par ce nom facre de l’honneur , fi refpe&e de toi, que je ne celferai jamais d’etre la confidente de ton coeur & qu’il n’y furviendra point de changement dojit je ne fois la premiere inftruite. Ne m’alle- gue pas que tu n’auras jamais rien a m’appren- dre; je le crois, jel’efpere ; mais previen mes folles allarmes, & donne-moi dans tes engage- mens pour un avenir qui ne doit point etre, l’eternelle fecurite du prefent. Je ferois moins a H e' 1 o 1 s E. 133 plaindre d’apprendre de toi mes malheurs reels que d’eii fouffrir Ians cede d’imaginaires; je joui- rois au moins de tes remords j li tu ne parta- geois plus mes feux, tu partagerois encore mes peines, & je trouverois moins ameres les lar- mes que je verferois dans ton fein. Celt ici, mon ami, que je me felicite dou- blement de mon choix, & par le doux lien qui nous unit & par la probite qui Failure > voila Fufage de cette regie de fageife dans les chofes de pur fentiment ; voila comment la vertu fe- vere fait ecarter les peines du tendre amour. Si j’avois un amant fans principes , dut-il m’aimer eternellement, oil feroient pour moi les garans de cette conftance? Quels moyens aurois-je de me delivrcr de mes defiances continuelles , & comment m’aifurer de n’etre point abufee ou par fa feinte ou par ma credulite ? Mais toi, mon digne & refpeclabie ami, toi qui n’es capa¬ ble ni d’artifice, ni de deguifement, tu me gar- deras, je le fais, la fmcerite que tu m’auras promife. La liontc d’avouer une infidelite ne l’emportera point dans ton ame droite fur le de¬ voir de tenir ta parole, & fi tu pouvois ne plus aimer ta Julie, tu lui dirois.oui, tu pour- rois lui dire, 6 Julie, je ne . .. . Mon ami, ja¬ mais je n’ecrirai ce mot-la. Que penfes - tu de mon expedient ? C’eft le feul, j’en fuis fure, qui pouvoit deraciner en moi tout fentiment de jaloufie. II y a je lie i a J34 L a Nouveele fais quelle delicateife gui m'enchante a me Her de ton amour a t bonne foi, & a m’oter le pouvoir de croire une infideiite que tu ne m’apprendrois pas toi-meme, Voila, man cher, FefFet allure de ^engagement que je t’impQfe ; car je pourrois te croire amant volage, mais non pas ami trom- peur, & quand je douterois de ton coeur, je ne puis jamais do.uter de ta foi. Quel plaifir je goute a prendre en ceci des precautions inutiles , a prevenir les apparences d’un changemeut dont je fens fi bien rimpollibilite ! Quel charme de parler de jaloufie avec un Amant fi. fidele! Ah , fi tu pouvois ceiTer de fetre , n.e crois pas que je t en parlaife ain.fi! Mon pauyre ceeur ne feroit pas fi fage au befoin, & la moindre defiance m’oteroit bientot la vplonte de nVen garantir. Vaila, mon tres - lion ore mnitre 3 matierea difcullion pour ce foir: car je fais que vos deux humbles. Difciples auront Fhonneur de louper avec vous chez 1c pere de Finfepara- ble. Vos dodes commentaires fur la gazette vous out tellement fait trouver grace devanfc lui, qu’il n’a pas fallu beaucoup. de manege pour vous. faire inviter. La fille a fait accor- d.er foil Clavecin; le pere a feuillete Lamber r ti j moi je recorderat peut * etre la leqon dij bofquet de Ciarens : 6 Dodeur en toutes fa- cukes , vous avez par-tout quelque fcience de niife. Mo d’Orbe 9 qui nVil pas oublie s . com- H e' l o i s b: xaf *ne vous pouvez penfer, a le mot pour entamer line favante dilfertation fur le futur hommage duRoi de Naples, durant laquelle nous palferons tous trois dans la chambre de la Coufine. C’eft- la, mon feal, qu’a genoux devant votre Dame & maitrefle, vos deux mains dans les fiennes & en prefence de fon Chancelier , vous lui jurerez foi & loyaute a toute epreuve , non pas a dire amour eternel; engagement qu’on n’eft maitre ni de tenir, ni de rompre j mais verite, lincerite, franchife inviolable. Vous ne jurerez point d’etre toujours founds, mais de ne point com- mettre adte de felonie, & de declarer au morns la guerre avant de fecouer le joug. Ce faifant aurez l’accolade, & ferez reconnu vaifal unique & loyal Chevalier. Adieu, mon bon ami, Pidee du foupe de ce foir m’inipire de la gaite. Ah ! qu’elle me fera douce quand je te la verrai partager ! L E T T R E XXXVI. De Julie . Baise cette Lettre & faute de joie pour la nouvelle que je vais t’apprendre j mais penfe que pour ne point fauter & n’avoir rien a bai- fer, je n’y fuis pas la moins fenfible. Mon pere, oblige d’aller a Berne pour fon proces, Sc de-la a Soleure pour fa penlion, a propofe k 14 J3& La Nouvelle ma mere d’etre du voyage, & elle l’a acceptc efperant pour fa fante quelque effet falutaire du changement d’air. On vouloit me faire la grace de m’emmener auffi , & je ne jugeai pas a pro- pos de dire ce que j’en penfois : mais la dif- ficulte des arrangemens de voiture a fait aban- donner ce projet, & l’on fcravaille a me con- foler de n’etre pas de la partie. II falloit fein- dre de la trifteife, & le faux role que je me vois contrainte a jouer m’en donne une fi ve¬ ritable , que le remord m’a prefque difpenfe de la feinte. Pendant l’abfence de rnes parens, je ne ref. terai point maitreffe de maifon 5 mais on me depofe chez le pere de la Coufne , enforte que je ferai tout de bon durant ce terns infeparable de l’infeparable. De plus, ma mere a mieux aime fe palfer de femme de chambre & me laiffer Babi pour gouvernante: forte d’Argus peu dangereux dont on ne doit ni corrompre la fidelite ni fa faire des confdens , mais qu’on ecarte aifement au befoin, fur la moindre lueur de plaifir ou de gain qu’on leur offre, Tu comprends quelle facilite nous aurons a jiqus voir durant une quinzaine de jours; mais c’efl: ici que la difcretion doit fuppleer a la con¬ trainte , & qu’il faut nous impofer volontaire- pnent la meme referve a laquelle nous fommes forces dans d’autres terns. Non feulement tu ne dm § ^uand j§ ferai gbe^ ma Goudov y 13 7 H e’ L 0 i S E. venir plus fouvent qu’auparavant, de peur de la compromettre ; j’efpere meme qu’il ne faudra te parler ni dcs egards, qu’exige fon fexe, ni des droits facres de l’hofpitalite, & qu’un honnete homme n’aura pas befoin qu’on Pinftruife du ref- ped du par l’amour a Pamitie qui lui donne afy- le. Je connois tes vivacites, mais j’en connois les bornes inviolables. Si tu n’avois jamais fait de facrifice a ce qui eft honnete, tu n’en aurois point a faire aujourd’hui. D’ou vient cet air mecontent & cet ceil attrifte ? Pourquoi murmurer des loix que le devoir t’im- pofeV Laiffe a ta Julie le foin. deles adoucirj t’es-tu jamais repenti d’avoir ete docile a fa voix? Pres des coteaux fteuris d’ou part la fourcu de la Vevaife, il eft un hameau folitaire qui fert quel- quefois de repaire aux chafteurs,& ne devroit fer- vir que d’a fyle auxamans, Autour de Phabitation principale, dont M. d’Orbe difpofe, font epars a (fez loin quelques Chalets (^), qui de leurs toits de chaume peuvent couvrir l’amour & le plaiftr , amis de la (implicite ruftique. Les frai- ches & difcretes laitieres favent garder pour autrui le fecret dont elles ont befoin pour dies¬ es) Sorte de maifons de bois oil fe font les fromages & diverfes efpeces de laitages dans la montagne. Je ne puis m’empecher d’avertir ici les ledeurs franqois que la premiere fyllabe de chalet n’eft point longue, com- me celle de chalit , mais breve , comme celle de cha-. land. Je ne fais pourquoi cette petite faute de quan- jtite fa it a man Oreille un effet infppportable, i f *3$ L A NO UVELLE memes. Les ruilfeaux qai traverfent la prairie font hordes d’arbriffeaux & de bocages delicienx. Des bois epais offrent au-dela des afyles plus deferts & plus fombres. Al bel feggio ripojio , ombrofo e fofco , Ne mai puftori apprejjan , ne bifolci. L’art ni la main des hommes n’y montrent nolle part leurs foins inquietans 5 on n’y voit par-tout que les tendres foins de la Mere com¬ mune, C’eft la, mon ami, qu’on n’eft que fous fes aufpices & qu’on peut n’ecouter que fes loix, Sur l’invitation de M. d’Orbe , Claire a dej^ perfuade a fon papa qu’il avoit envie d’al- ler faire, avec quelques amis, une chalfe de deux ou trois jours dans ce Canton, & d’y mener les Infeparables. Ces Infeparables en ont d’autres , comme tu ne fais que trop bien. L’un reprefentant le maitre de la maifon en fera na- turellement les honneurs*, l’autre avec moins d’eclat pourra faire a fa Julie ceux d’un hum¬ ble chalet, & ce chalet confacre par famous fera pour eux le Temple de Guide. Pour execu- ter heureufement & furement ce charmant pro¬ jet , il n’eft queftion que de quelques arrange- mens qui fe concerteront facilement entre nous, & qui feront partie eux-memes des plaifirs qu’ils doivent produire. Adieu, mon ami, je tequitta brufquement, de peur de furprife, Audi biei* H e' l o i s z,’ 1 39 }e fens que le qoeur de ta Julie vole un pen trop t6t habiter le Chalet. V t S. Tout bien confidere, je penfe que nous pourrons fans indifcretion nous voir pref- que tous les jours; favoir chez ma Confine: de deux jours fun, & fautre a la promenade, L E T T R E XXXVII. A Julian JIu font partis ce matin, ee tendre pere & cette mere incomparable, enaccablant des plus tendres carelfes une fille cherie, & trop indigne de leurs bontes. Pour moi, je les embralfois avec un tiger ierrement de coeur, tandis qu’au dedans de luj meme, ce cpeur ingrat & dena* tpre petilloit d’une odieufe joie. Helas! qu’elfc devenu ce terns heureux ou je menois incef- famment fous leurs yeux une vie innocente 5t fage , ou je n’etois bien que cqntre leur fein , & ne pouvois les quitter d’un feul pas fans deplai- fir ? Maintenant coupable &craintive, je trem¬ ble en penfant a eux, je rougis en penfant a moi j tous mes bons fentimens fe depravent, & je me confume en vains & fteriles regrets que n’anime pas meme un vrai repentir. Ces ame- res reflexions m’ont rendu toute la triftelfe que leurs adieux ne ni’ayoient pas d’abord donnee* 14® La Nouvelle Une fecrete angoilTe etouffoit mon ame apres le depart de ces chers parens. Tandis que Babi faifoit les paquets, je fuis entree machinale- nient dans la chambre de ma mere, & voyant quelques-unes de fes hardes encore eparfes , je les ai toutes bailees Tune apres l’autre en fon¬ dant en larmes. Cet etat d’attendrilfement m’a im peu foulagee, & j’ai trouve quelque Lotte de confolation a fentir que les doux mouve- mens de la nature ne font pas tout-a-fait eteints dans mon coeur. Ah , tyran! tu veux envain Paflervir tout entier , ce tendre & trop foible coeur y malgre toi, malgre tes preftiges, il lui refte au moins des fentimens legitimes, il ref- pe&e & cherit encore des droits plus facres que les tiens. Pardonne, 6 mon doux ami, ces mouvemens involontaires; & ne crains pas que j’etende ces reflexions aulli loin que je le devrois. Le mo¬ ment de nos jours, peutetre, ou notre amour eft le plus en liberte, n’eft pas, je le fais bien , celui des regrets: je ne veux ni te cacher mes peines ni t’en accablen il faut que tu les connoifTes, non pour les porter mais pour les adoucir. Dans le fein de qui les epancherois- je, ft je n’ofois les verfer dans le tien ? N’es- tu pas mon tendre confolateur ? N’eft-ce pas toi qui foutiens mon courage ebranle? N’eft-ce pas toi qui nourris dans mon ame le gout de la vertu, meme apres que je l’ai perdue? Sans H e' L 0 l s E, 141 toi, fans cette adorable amie dont la main com- patiflante efluya fi fouvent mes pleurs, com- bien de fois n’euflai-je pas deja fuccombe fous le plus mortel abattement ? Mais vos tendres {bins mcdoutiennent •, je n’ofe m’avilir tant que vous m’eftimez encore, & je me dis avec com- plaifance que vous ne m’aimeriez pas tant Tun & Fautre, fi je n’etois digne que de mepris. Je vole dans les bras de cette chere Coufine, ou plutot de cette tendre foeur, depofer au fond de Ton coeur une importune trifteffe. Toi, vien ce foir acbever de rendre au mien la joie & la ferenite qu’ii a perdues. L E T T R E XXXVIII. A Julie. I^Ton, Julie, il ne m’efl: pas poffible de ne te voir chaque jour que comme je t’ai vue la veille: il faut que mon amour s’augmente & croilfe inceffamment avec tes charmes, & tu m’es une (ource inepuifable de fentimens nou- veaux que je n’uurois pas meme imagines. Quelle foiree inconcevable ! Que de delices inconnues tu fis eprouver a mon coeur ! O trifteffe en- ehantcreffe ! O langueur d’une ame attendrie! combien vous furpafftez les turbulens plaifirs, k Ja gaite folatie, & Ja joie emportee, &tous *42 La Nouvelle les tranfports qu’une ardeur fans mefure offre aux de/irs eifreries des amatls ! Paifible & pure jouiffance qui il’as rien d egal dans la volupte des fenSj janlais* jamais ton penetrant fouve- liir ne s’eifacera de nion coeur. Dieux! quel raviflant fpe&acle ou plutot quelle extafe, de Voir deux Beautes Ci touchantes s’embraifer ten- drement, le vifage de Tune fe pencher fur le fein de I’autre, leurs douces larmes fe con*, fondre, & baigner ce fein charmant comrhe la rofee du Ciel hutnede un lis fraichement eclos ! J’etois jaloux d’une amide fi. tendre ; je lui trouvois je ne fais quoi de plus mtereflatit qifa l’amour meme, & je me vouiois une forte de mal de ne pouvoir t’offrir des confolations aulH cheres, fans les troubler par l’agitation de mes tranfports. Non, rien, rien fur la terre n’eft capable d’exciter un Ci voluptueux attendriffe- ment que vos mutuelles carelfes, & le fpe&a- cle de deux anians eut oifert a nies yeux une fenfatiort moins delicieure. Ah ! qu’en ce monlent j’euiTe ete amouteux de cette aimable Couilrte , fi Julie n’efit pas exifte ! Maisnort, c’etoit Julie elle-me!me qui repandoit fon charme invincible fur ce qui l’eil- vironnoit. Ta robe, ton ajuftertient, tes gands, ton even tail, ton ouvrage ; tout ce qui frappolt autour de toi mes regards enchanfoit mon canir, & toi feule faifois tout fenchantement. Arrete , 6 nia douce amie ! a force d’augmenter mon ivfeffe tu m’6terois le plaifir de la fentir. Ce que tu me fais eprouver approche d’un vrai delire , & je Grains d’en perdre enfin la raifort. Laiffe-moi du moins connoitre un egarement qui fait mon bonheur; lailfe-moi gouter ce nouvei enthoufiafme, plus fublime, plus vif que tou- tes les idees que j’avois de I’amour. Qiioi! tu peux te croire avilie I quoi! la paflion t’6te-t- elle aufii le fens ? Moi, je te trouve trop parfaite pour une mortelle. Je t’imaginerois d’une efpece plus pure, fi ce feu devorant qui penetre ma fubftance ne m’uniffoit a la tienne & ne me faifoit fentir qu’elles font la meme. Non , per Tonne au monde ne te connoit, tu ne te connois pas toi-meme 5 mon coeur feul te connoit, te fent, & fait te mettre a ta place., Ma Julie ! Ah , quels hommages te feroient ravis, fi tu n’etois qu’adoree ! Ah! fi tu n’etois qu’un ange, combien tu perdrois de ton prix! Di-moi comment il fe peut qu’une paflion telle que la mienne puiife augmenter: Je l’igno- re, mais je Veprouve. Quoique tu me fois prefente dans tous les terns, il y a quelques jours, fur-tout, que ton image plus belle que jamais me pourfuit & me tourmente avee une aclivite a laquelle ni lieu ni terns ne me de¬ robe, & je crois que tu me lailfas avec elle dans ce chalet que tu quittas en finiflant ta derniere lettre. Depuis qu’il ed queftion de ce rendez-vous champetre, je fuis trois fois forti de J44 N o u y e t t t la ville •, chaque fois mes pieds m’ont porte des memes cotes , & chaque fois la perfpe&ive d’un fejour fi defire m’a paru plus agreable. iS Ion vide il mondo Ji leggiadri rami > Ne mojje 7 veiito mai Ji verdi frondi . Je trouve la campagne plus riante, la ver* dure plus fraiche & plus vive, Pair plus pur* le Ciel plus ferein; le chant des oifeaux femble avoir plus de tendrefle & de volupte ,• le mur- mure des eaux infpire une langueur plus aniou- reufe j la vigne en fleurs exhale au loin de plus doux parfumsj un charme fecret embellit tous les objets ou fafcine mes fens; on diroit que la terre fe pare pour former a ton heureux amant un lit nuptial digne de la beaute gu’il adore & du feu qui le confume. O Julie ! 6 chere & precieufe moitie de mon ame, hatons-nous d’ajouter a ces ornemens du printems la pre¬ fence de deux amans fideles: Portons le fenti- ment du plaifir dans des lieux qui n’en oftrent qu’une vaine image; allons animer toute la nature, elle eft morte fans les feux de Pamour. Quoi! trois jours d’attente? trois jours encore? Ivre d’amour, affame de tranfports, j’attens ce moment tardifavec une douloureufe impatience. Ah ! qu’on feroit heureux fi le Ciel otoit de la yie tous les ennuyeux intervalles qui feparenc de pareiis inftans! LET TRE H b' l O i s e.’ I4f Wmm mmmmtmrn 1 111 r " L E T T R E XXXIX. De Julie. *qr* JL u n’as pas un fentiment, mon bon ami, que mon coeur ne partage > mais ne me parle plus de plaifir tandis que des gens qui valent raieux que nous fouffrent, gemiflent, & que j’ai leur peine a me reprocher. Lis la lettre ci-joirrte, & fois tranquille (i tu le peux. Pour moi qui -eonnois l’aimable & bonne bile qui l’a ecrite, je n’ai pu la lire fans des larmes de remords & de pitie, Le regret de ma coupa- ble negligence m’a penetre Fame , & je vois avec une amere confufion jufqu’ou l’oubli da premier de mes devoirs m’a fait porter celui de tous les autres. J’avois promis de prendre foin de cette pauvre enfant; je la protegeois aupres de ma mere ; je la tenois en quelque maniere fous ma garde, & pour n avoir fu me garder moi-meme , je l’abandonne fans me fou- venir d’elle, & l’expofe a des dangers pires que ceux ou j’ai fuccombe. Je fremis en fon- geant que deux jours plus tard e’en etoit fait peut - etre de mon dep6t, & que Findigence & la fedu&ion perdoient une fille modefte & fage qui peut faire un jour une excellente mere de famille. O mon ami, comment y a-t>il dans le monde des horn mes aifez vils pour acheter Tome IV. K 14^ La N OV V E L L E de la mifere un prix que le coeur feul doit payer, & recevoir d’une bouclxe aifamee les tendres baifers de Tam our ! Di - moi, pourrois-tu n’etre pas touche dela piete filiale de ma Fanchon, de fes fentimens honnetes , de fon innocente naivete ? Ne l’es-tu pas de la rare tendrefle de cet amant qui fe vend lui - meme pour foulager fa maitrelfe ? Ne feras tu pas trop heureux de contribuer a former un noeud fi bien aflorti ? Ah ? fi nous etions fans pitie pour les coeurs unis qu’on di- vife , de qui pourroient-ils jamais en attendre ? Pour moi, j’ai refolu de reparer envers ceux- ci ma faute a quelque prix que ce foit, & de faire enforte' que ces deux jeunes gens foient unis par le manage. J’efpere que le Ciel be- nira cette entreprife , & qu’elle fera pour nous d’un bon augure. Je te propofe & te conjure au nom de notre amitie de partir des aujour- d’hui, fi tu le peux , ou tout au moins demain matin pour Neuchatel. Va negocier avec M. de Merveilleux le conge de cet honnete gar- qon ; n’epargne ni les applications ni l’argent: Porte avec toi la lettre de ma Fanchon, il n’y a point de coeur fenfible qu’elle ne doive attendrir. Enfin, quoi qu’il nous en coute & de plailir & d’argent, ne revien qu’avec le conge abfolu de Claude Anet, ou croi que l’amour ne me donnera de mes jours un mo¬ ment de pure joie. 147 H e' L O i S E. Je fens combien d’obje&ions ton coeur doit avoir a me faire j doutes-tu que le mien lie les ait faites avant toi ? Et je perfifte j car il faut que ce mot de vertu ne foit qu’un vain nom, ou qu’elle exige des facrifices. Mon ami, moil digne ami, un rendez-vous manque peut reve- nir mille foisj quelques heures agreables s’e- clipfent comme un eclair & ne font plus ; mais fi le boiiheur d’un couple honnete eft dans tes mains, fonge a Pavenir que tu vas te preparer. Croi-moi, l’occafton de faire des heureux eft plus rare qu’on ne penfe > la punition de l’avoir manquee eft de ne la plus retrouver, & Pufage que nous ferons de celle-ci nous va laifler un fentiment eternel de contentement ou de re- pentir. Pardonne a mon zele ces difcours fu- perflus s j’en dis tr op a un honnete homme, & cent fois trop a mon ami. Je fais combien tu hais cette volupte cruelle qui nous endurcit aux maux d’autrui. Tu Pas dit mille fois toi- meme, malheur a qui ne fait pas facrifier. un jour de plaifir aux devoirs de Phumanite ! L E T T R E XL. De Fanchon Regard , d Julie. Mademoiselle , JPardonnez a une pauvre filleau defefpoir, qui ne fachant plus que devenir ofe encore K 2 t a Nouyelek avoir recours a vos bontes. Car vous ne vous laffez point de confoler les affliges, & je fuis ft malheureufe qu’il n’y a que vous & le bon Dieu que mes plaintes n’importunent pas. J’ai eu bien du chagrin de quitter fapprentilfage ou vous m’aviez mifej mais avant eu le mal- heur de perdre ma mere cet hiver, il a fallu revenir aupres de man pauvre pere que fa pa¬ ralyse retient toujours dans fon lie. Je n’ai pas oublie le confeil que vous aviez donne a ma mere , de tacher de m’etablir avec un honnete homme qui prit foin de la fa- mills. Claude Anet que Monlieur votre pere avoit ramene du Service eft un brave garqon, range, qui fait un bon metier, & qui me veut du bien. Apres tant de charite que vous avez eue pour nous, je n’ofois plus vous etre incommode, & e’eft lui qui nous a fait vivre pendant tout l’hivcr. II devoit m’epoufer ce printems 5 il avoit mis fon coeur a ce mariage. Mais on m’a tellement tourmentee pour payer trois ans de loyer echu a Paques, que ne fa- chant oil prendre tant d’argent comptant, le pauvre jeune homme s’eft engage derechef fans m’en rien dire dans la Compagnie de Mon- fieur de Merveilleux, & m’a apporte Pargent de fon engagement. Monlieur de Merveilleux n’eft plus a Neuchatel que pour fept ou huit jours , & Claude Anet doit partir dans trois ou quatre pour fuivre la recrue: amli nous H S L O l S I." 149 rfavons pas le terns ni le moyen de nous ma- rier, & il me laiiTe fans aucune reflource. Si par votre credit ou celui de Monfieur le Ba¬ ron, vous pouviez nous obtenir au moins un delai de cinq ou fix femaines , on tacheroit pendant ce tems la de prendre quelque arrange¬ ment pour nous marier ou pour rembourfer ce pauvre garqon; mais je le connois bien; il ne voudra jamais reprendre l’argent qu’il m’a donnc. Il eft venu ce matin un Monfieur bien ri¬ che m’en offrir beaucoup davantage *, mais Dieu jn’a fait la grace de le refufer. Il a dit qu’il reviendroit demain matin favoir ma derniere refolution. Je lui ai dit de n’en pas prendre la peine & qu’il la favoit deja. Que Dieu le conduife, il fera recu demain comme aujour- d’hui. Je pourrois bien auili recourir a la bour- fe des pauvres, mais on eft fi meprife qu’il vaut mieux patir : & puis , Claude Anet a trop de coeur pour vouloir d’une fille alliftee. Excufez la liberte que je prends, ma bonne Demotfelle •, je n’ai trouve que vous feule a qui j’ofe avouer ma peine, & j’ai le coeur fi ferre qu’il faut finir cettc lettre. Votre bien humble & afte&ionnee fervante a vous fervir. \ Fmchon Regard. K 3 La Nouvelle JfO L E T T R E XLI. Reponfe. manque de memoire & toi de confiance, ma chere enfant; nous avons eu grand tort tou- tes deux, mais le mien eft inrpardonnable : Jc tacherai du moins de le reparer. Babi, qui te porte cette Lettre eft chargee de pourvoir au plus prefle. Elle retournera demain matin pour t’aider a congedier ce Monlieur, s’il revient, & Tapres-dinee nous irons te voir , ma Coufine & moi; car je fais que tu ne peux pas quitter ton pauvre pere , & je veux connoitre par moi- meme l’etat de ton petit menage. Quant a Claude Anet, n’en fois point en peine ; mon pere eft abfent$ mais en attendant fon. retour on fera ce qu’on pourra, & tu peux compter que je n’oublierai ni toi ni ce brave garqon. Adieu , mon enfant, que le bon Dieu te confole. Tu as bien fait de n’avoir pas re- cours a la bourfe publique; c’eft ce qu’ii ne faut jamais faire tant qu’ii refte quelque chofe dans celle des bonnes gens. L E T T R E XIII. A Julie. E reqois votre Lettre & je pars a Pinftant: ce fera toute ma reponfe. Ah cruelle ! que mon coeur en eft loin, de cette odieufe vertu que vous me fuppofez, & que je detefte ! Mais vous ordonnez, il faut obeir. Duflai-je en mourir cent fois , il faut etre eftime de Julie. LETTRE XUIL A Julie. ¥ gjt’arrivai hier matin a Neuchatel5 j’appris que M. de Merveilleux etoit a la campagne, je courus Yy chercher; il etoit a la chaffe & je I’attendis jufqu’au foir. Quand je lui eus explique le fujet de mon voyage, & que je l’eus prie de mettre un prix au conge de Clau¬ de Anet, il me fit beaucoup de difficultes. Je crus les lever, en offrant de moi - meme une fomme affez confiderable, & l’augmentant a mefure qu’il reliftoitj mais n’ayant pu rien obtenir, je fus oblige de me retirer, apres m’etre aflure de le retrouver ce matin, bien refolu de ne le plus quitter jufqu’a - ce qu’a for¬ ce d’argent, ou d’importunites, ou de quelque maniere que ce put etre, j’euffe obtenuceque K 4 * I?Z I/a Nouvelle j’etois venu lui demander. M’etant leve pour cela de tres-bonne heure, j’etois pret a mon- ter a cheval, quand je requs par un expres ce billet de M. de Merveilleux , avec le conge du jeune homme eii bonne forme. Voila , Monfieur , le conge que voUs etes Ve¬ nn folliciter. Je I'ai refufe a vos offres. Je le Aonne a vos intentions charitables , & vans prie de croire queje ne mets point a prix une bonne action. Jugez, a la joie que vous donnera cet heu- rcux fucces , de celle que j’ai fentie en l’appre- nant. Pourquoi faut il qu’elle ne foit pas aufll parfaite qu’elle devroit l’etre ? Je ne puis me difpenfer d’aller remercier & rembourfer M. de Merveilleux, & fi cette vifite retarde mon de¬ part d’un jour, comme il eft a craindre, n’ai-je pas droit de dire qu’il s’eft montre genereux a mes depens ? N’importe, j’ai fait ce qui vous eft agreable, je puis tout fupporter a ce prix. Qu’on eft heureux de pouvoir bien faire en fervant ce qu’on aime, & reunir ain- fi dans le meme foin les charmes de l’amour & de la vertu ! Je l’avoue , 6 Julie ! je partis le coeur plein d’irnpatienqe & de chagrin. Je vous reprochois d’etre ft fenftble aux peines d’autrui, & de compter pour rien les mien- nes, comme fi j’etois le feul au monde qui n’eut rien merite de vous. Je trouvois de la barbaric , apres m’avoir leurre d’un fi doux elpoir, a me priver fans necefixte d’un bien H E ' L 0 i S t. If 3 dont vous m’aviez flatte vous-meme. Tous ces murmures fe font evanouis ; jc fens renaitre a leur place au fond de mon ame un contente- ment inconnu > j’eprouve deja le dedommagement que vous m’avez promis, vous que fhabitude de bien faire a tant inftruite du gout qu’on y trouve. Quel etrange empire eft le votre , de pouvoir rendre les privations aulli douces que les fplaifirs, & donner a ce qu’on fait pour vous , le meme charme qu’on trouveroit a fe contente r foi-meme ! All! je l’ai dit centfois, tu es un Ange du Ciel, raa Julie! fans doute avec tant d’autorite fur mon ame la tienne eft plus divine qu’humaine. Comment n’etre pas eternellement a toi, puifque ton regne eft ce- lefte , & que ferviroit de ceffer de t’aimer, s’il faut toujours qu’on t’adore.^ P. S. Suivant mon calcul, nous avons encore au moins cinq ou fix jours jufqu’au retour de la Maman. Seroit - il impoftible durant cet in- tervalle de faire un pelerinage au Chalet ? L E T T R E XLIV. De Julie . murmure pas tant, mon ami, de cere- tour precipite : ii nous eft plus avantageux qu’il ne fomble 9 & qua nd nous aurions fait par K f if4 La Nouvelle adrelfe ce que nous avons fait par bienfaifarice * nous n’aurions pas mieux reulii. Regarde ce qui feroit arrive fi nous n’euffions fuivi que nos fantaifies. Je ferois allee a la campagne precifement la veille du retour de ma mere a la ville : J’aurois eu un expres avant d’avoir pu menager notre entrevue : il auroit fallu partir fur le champ, peut-etre fans pouvoir t’aver- tir, te laiifer dans des perplexites mortelles, & notre reparation fe feroit faite au moment qui la rendoit la plus douloureufe. De plus , on auroit fu que nous etions tous deux a la campagne *, malgre nos precautions, peut - etre eut-on fu que nous y etions enfemble > du moins on l’auroit foupqonne, e’en etoit aifez. L’indifcrette avidite du prefent nous otoit toute reifource pour l’avenir, & le remord d’une bonne oeuvre dedaignee nous eut tourmentes toute la vie. Compare a prefent cet etat a notre fituation reelle. Premierement ton abfence a produit un excellent elfet. Mon argus n’aura pas manque de dire a ma mere qu’on t’avoit peu vu chez ma Confine; elle fait ton voyage & le fujet; e’eft une raifon de plus pour t’eftimer; & le moyen d’imaginer que des gens qui vivent en bonne intelligence prennent volontairement pour s’eloigner le feul moment de liberte qu’ils ont pour fe voir ? Quelle rufe avons nous employee pour ecarter une trop jufte defiance ? La La Nouvelle \ il eft vrai que je ne fais pas mieux ce que je dis que les gens du metier. Si mes fermons ne valent pas les leurs, au moins je vois avec plailir qu’ils ne font pas comme eux jettes au vent. Je ne m’en defends point , mon aima- ble ami, je voudrois ajouter autant de vertus aux tiennes qu’un fol amour m’en a fait per- dre, & ne pouvant plus m’eftimer moi* meme j’aime a m’eftimer encore en toi. De ta part ii ne s’agit que d’aimer parfaitement , & tout viendra comme de lui - meme. Avec quel plai- lir tu dois voir augmenter fans ceife les dettes que l’amour s’oblige a payer! Ma Coufine a fu les entretiens que tu as eus avec fon pere au fujet de M. d’Orbe j elle y eft aufti fenlible que Ci nous pouvions en offices de l’amitie n’etre pas toujours en refte avec elle. Mon Dieu, mon ami, que je fuis une heureu fe fille! que je fuis aimee & que je trouve char- mant de l’etre ! Pere , mere, amie , amant, j’ai beau cherir tout ce qui m’environne , je me trou¬ ve toujours ou prevenue oufurpaflee. II femble que tous les plus doux fentimens du monde viennent fans celfe chercher mon ame, & j’ai le regret de n’en avoir qu’une pour jouir de tout mon bonheur. J’oubliois de t’annoncer une vifite pour de- main matin. C’eft Milord Bomfton qui vient de Geneve ou il a palfe fept ou huit rnois. II dit t’avoir vu a Sion a fon retour d’ltalie. Il H e ' l o i s b^ *?7 te trouva fort trifte , & parle au furplus de toi comme j’en penfe. II fit hier ton eloge fi bien & fi a propos devant mon pere , qu’il m’a tout- a-fait difpofee a faire le fien. En eifet , j’ai trou- ve du fens, du fel, du feu dans fa couverfa- tion. Sa voix s’eleve & foil oeil s’anime au recit des grandes adtions, comme il arrive aux hom¬ ines capables d’en faire. II parle aufii avec in- teret des chofes de gout, entr’autres de la mufique Italienne qu’il porte jufqu’au fublime; je croyois entendre encore mon pauvre frere. Au furplus il met plus d’energie que de grace dans fes difcours , & je lui trouve merae 1’eC. prit un peu reche (/). Adieu, mon ami- I E T T R E XLY. A Julie . e n’en etois encore qu’a la feconde ledure de ta lettre, quand Milord Edouard Bomfton eft entre. Ayant tant d’autres chofes a te dire, comment aurois-je penfe, ma Julie, a te par- ler de lui ? Quand on fe fuffit Tun a l’autre s’avife - t - on de fonger a un tiers ? Je vais te (Z) Termedupays, pris ici metaphoriquement. II fignifie au propre une furface rude au toucher & qui caufe un friflonnement defagreable en y paflant la main , comme celle d’une broffe fort ferree, ou du ve¬ lours d’Utrecht. 5r?8 La Nouvelle rendre dompte de ce que j’en fais, mainte- nant que tu parois le defirer. Ayant pafle le Semplon , il etoit venu juf- qu’a Sion au devant d’une chaife qu’on de- voit lui amener de Geneve a Brigue, & le defoeuvrement rend ant les hommes affez lians, il me rechercha. Nous fimes une connoiflance auffi intime qu’un Anglois naturellement peu prevenant peut la faire avec un homme fort preoccupe , qui cherche la folitude. Cependant nous fentimes que nous nous convenions; il ya un certain uniiTon d’ames qui s’appercoit au premier inftant , & nous fumes familiers au bout de huit jours, mais pour toute la vie , comme deux Franqois l’auroient ete au bout de huit heures, pour tout le terns qu’ils ne fe fe- roient pas quittes. 11 m’entretint de fes voyages , & le fachant Anglois , je crus qu’ii m’alloit par- ler d’edifices & de peintures: Bientot je vis avec plaifir que les Tableaux & les monumens ne lui avoient point fait negliger l’etude des mceurs & des hommes. Il me parla cependant des beaux arts avec beaucoup de difcernement, mais moderement & fans pretention. J’eftimai qu’ii en jugeoit avec plus de fentiment que de fcience & par les effets plus que par les re¬ gies , ce qui me confirma qu’ii avoir Fame fen- fible. Pour la mufique Italienne, il m’en pa- rut enthoufiafte comme a toi: il m’en fit me- me entendre j car il mene un virtuofe avec lui. Son valet-de-chambre jouc fort bien du vio- lon, & lui-meme palfablement du violoncelle. II me choilit plulieurs morceaux tres-patheti- ques, a ce qu’il pretendoit; mais foit qu’un accent fi nouveau pour moi demandat une oreil- le plus exercee ; foit que le charme de la mu- hque , fi doux dans la melancolie, s’efface dans une profonde triftelfe, ces morceaux me hrent peu de plailir, & j’en trouvai le chant agrea- ble, a la verite, mais bizarre & fans exprellion. II fut auffi queftion de moi, & Milord s’in- forma avec interet de ma lituation, Je lui en dis tout ce qu’il en devoit favoir. 11 me pro- pofa un voyage en Angleterre avec des projets de fortune, impoflibles dans un pays ou Julie n’etoit pas. II me dit qu’il alloit pafler l’hiver a Geneve, l’ete fuivant a Laufanne, & qu’il viendroit a Vevai avant de retourner en Italie: il m’a tcnu parole, & nous nous fommes re- vus avec un nouveau plailir. Quant a fon caradere, je le crois vif & emporte , mais vertueux & ferme. II fe pique de philofophie , & de ces principes dont nous avons autrefois parle. Mais au fond, jele crois par temperament ce qu’il penfe etre par metho- de, & le vernis Sto'ique qu’il met a fes ac¬ tions ne confifte qu’a parer de beaux raifonne- mens le parti que fon coeur lui a fait pren¬ dre. J’ai cependant appris avec un peu de pei- 1 60 La NoufELti ne qu’il avoit eu quelques affaires en Italie, & qu’il s’y etoic battu plulieurs fois. Je ne fais ce que tu trouves de reche dans fes manieres 5 veritablement elles ne font pas pre- venantes , niais je n'y fens rien de repouffant. Quoique foil abord ne foit pas aufli ouvert que fon caradere, & qu’il dedaigne les petites bien- feances, il ne lailfe pas, ce me femble, d’etre d’un commerce agreable. S’il n’a pas cette po- litelfe refervee & circonfpedle qui fe regie uni- quement fur l’exterieur, & que nos jeunes OfHciers nous apportent de France, il a celle de rhumanite qui fe pique moins de diftinguer au premier coup - d’oeil les etats & les rangs , & refpe&e en general tous les hommes. Te l’avouerai-je naivement ? La privation des gra¬ ces eft u n defaut que les femmes ne pardon- nent point, meme au merite, & j’ai peur que Julie n’ait ete femme une fois en fa vie. Puifque je fuis en train de Imcerite , je te dirai encore , ma jolie precheufe , qu’il eft inu¬ tile de vouloir donner le change a mes droits, & qu’un amour affame ne fe nourrir point de fermons. Songe, fonge aux dedommagemens promis & dus; car toute la morale que tu m’as debitee eft fort bonne 5 mais, quoi que tu puif- fes dire, le Chalet valoit encore mieux. LETTRE H E f l 01 s e; I6l t E T T R E XLVL ' - De Julie. JUEe 7 bien done, monami, toujouts le cha¬ let ? Phiftoire de ce chalet te pefe furfeufement fur le coeur, & je vois bien qu’a la mort ou a la vie il faut te faire raifon du chalet! Mais des lieux ou tu ne fus jamais, te font-ils Cl chers qu’on ne puifle t’en dedonimager ailleurs, & Pamour qui fit le palais d , Armide*'au fond d’un defert ne fautoit - il nous faire un chalet a la ville? Fcoute on va marier ma Fan- chon. Mon pere, qui ne hait pas les fetes & Pappareil, veut lui faire une noce ou nous ferons tous: cette noce ne manquera pas d’etre tumultueufe. Quelquefois le myftere a fu ten- dre fon voile au fein de la turbulente joie & du fracas des fellins. Tu m’entends, mon ami, ne feroit - il pas doux de retrouver dans Peffet de nos foins les plaifirs qu’ils nous ont coutes ? Tu t’animes, ce me femble, d’un zele af- fez fuperflu fur l’apologie de Milord Edouard dont je Puis fort eloignee de mal penfer. D’ail- leurs comment jugerois-je un homme que je n’ai vu qu’un apres-midi, & comment en pour- rois-tu juger toi-meme Pur une connoiflance de quelques jours ? Je n’en parle que -par conjee- Tome IV L \6z £ a Nouvelle ture, & tu ne peux guere etre plus avancls car les proportions qu’il t’a faites font de ce$ olfres vagues dont un air de puiflance & la facilite de les eluder rendent fouvent les Gran¬ gers prodigues. Mais je reconnois tes vivacites ordinaires & combien tu as de penchant a te prevenir pour ou contre les gens prefque a la premiere vue. Cependant nous examinerons a loiftr les arrangemens qu’ii t’a propofes. Si l’a- mour favorife le projet qui m’occupe, il s’en prefentera peut - etre de meilleurs pour nous. O mon bon ami, la patience eft amere, mais fon fruit eft doux !. Pour revenir a ton Anglois, je t’ai dit qu’ii me paroiifoit avoir Tame grande & forte, & plus de lumieres que d’agremeus dans Pefprit. Tu dis a-peu-pres la meme chofe , & puis , avec cet air de fuperiorite mafculine qui n’a- bandonne point nos humbles adorateurs, tu me reproches d’avoir ete de mon fexe une fois en ma vie, comme ft jamais une femme de- voit ceifer Ten etre ? Te fouvienf ii qu’en li- fant ta Republique de Platon nous avons au¬ trefois difpute fur ce point de la difference morale des fexcs ? Je perftfte dans Pavis dont j’etois alors, & ne faurois imaginer un mode- ie commun de perfection pour deux etres ft differens. L’attaque & la defenfe , Paudace des hommes, la pudeur des femmes ne font point des conventions , comme le penfent tes philo- fophes, tnais des inftitutions naturelles dont il eft facile de rendre raifon, & dont fe dedui- fent aifement toutes les autres diftin&ions mo¬ rales. D’ailleurs, la deftination de la nature n’etant pas la meme, les inclinations , les ma- nieres de voir & de fentir doivent etre diri- gees de chaque cote, felon fes vues, il n tu ne nFeufles point ecrit la lettre qui m’a per due; je vivrois innocente & pourrois enco¬ re alpirer au bonheur. Juge par ce que me cou- te une feule indifcretion, de la crainte que je dois avoir d’en commettre d’autres! Tu as trop d’emportement pour avoir de la prudence j tu pourrois plutot vaincre tes paftions que les de- guifer. La moindre allarme te mettroit en fu- reur 5 a la moindre lueur favorable tu ne dou- terois plus de rien t On liroit tous nos fecrets dans ton ame, & tu detruirois a force de zele tout le fucces de mes foins* LaiiTe - moi done les foucis de l’amour* & n'en garde que les plaiftrs > ce partage eft - ll ft penible, & ne fens- tu pas que tu ne peux rien a notre bonheur que de n’y point mettre obftacle i Helas, que me ferviront deformais ces pre¬ cautions tardives ? Eft-il terns d'affermir fes pas au fond du precipice, & de prevenir les maux donton fe fent accable? Ah! mifcrable fille, e’eft bien a toi de parler de bonheur ! En peut- il jamais etre oil regnent la honte & le re¬ cord ? Dieu ! quel etat cruel, de ne pouvoij Tome IV. M en paffant aupres du port; mais je ne croyois pas qu’elies puflent jamais fortir de la bouche d’unhonnete homme j je fuis tres-fure au moins qu’elies n’entrerent jamais dails le di & je vois qu’il faut .pardonner en cc pays aux exces qu’on y peup faire : c’eft aufli pour cela que je vous en par- ie. Soyez certain qu’un t&te-a-tete ou vous m’auriez traitee ainft de fang-froid cut etc le dernier de not«re vie. Mais ce qui m’allarme fur votre compte f e’eft que fouvent la conduite d’un homme ichaufie de vin n’eft que I’eiFet de ce qui fe pa de au fond de fon coeur dans les autres terns. Croirai-je que dans un etat ou l’on ne deguife rien vous vous montrates tel que vous etes ? Qpe deviendrois - Je (i vous peniiez a jeun com- me vous parliez hier au foit ? Plutot que de fupporter un pared mepris j’aimerois mieux eteindre un feu ligroflier, & perdre unamant qui fachant ft mal honorer fa maitreffe meri- teroit Ci peu d’en etre eftime. Dites moi, vous qui cheriffez les fentimens hoiinetes * fericz- vous tombe dans cette erreur cruelle que I’a- niour heureux n’a plus de management a gar¬ de* avec la .pudeur 3 & qu’on ne doit plus de M % igo LaNouvelle refped a celles dont on n’a plus de rigueur a craindre ? Ah! fi vous aviez toujours penfe ainfi, vous auriez ete moins a redoutcr & je ne ferois pas fi malheureufe ! Ne vous y trom- pez pas, mon ami, rien n’eft fi dangereux pour les vrais amans que les prejuges du mon- de; tant de gens parlent d’amour, & fi peu fa- vent aimer, que la plupart prennent pour fes pures & douces loix les viles maximes d’un commerce abjed , qui bientdt affouvi de lui* meme a recours aux monftres de l’imagination & fe deprave pour fe foutenir. Je ne fais fi je m’abufe *, mais il me femble que le veritable amour eft le plus chafte de tous les liens. C’elt lui , c’eft fon feu divin qui fait epurer nos penchans naturels, en les concentrant dans un feul objet; c’eft lui qui nous derobe aux tentations, & qui fait qu’ex- cepte cet objet unique , un fexe n’eft plus rien pour l’autre. Pour une femme ordinaire, tout homme eft toujours un homme *, mais pour cel- le dont le coeur aime, il n’y a point d’hom- me que fon amant. Que dis - je ? Un amant n’eft-il qu’un homme? Ah, qu’il eft un etre bien plus fublime! Il n’y a point d’homme pour celle qui aime : fon amant eft plus j tous les autres font moins ; elle & lui font les feuls de leur efpece. Ils ne defirent pas, ils ai- ment: Le coeur ne fuit point les fens, il les guides il couvre leurs egaremens d’un voile de- ff e' l o l s e. 181 licieux. Non, ii n’y a rien d’obfcene que la de- bauche & foil grolfier langage. Le veritable, amour toujours modefte n’arrache point fes fa- veurs avec audace; il les derobe avec timidite.. Le myftere, le filence, la honte craintive ai- guifent & cachent fes doux tranfports; fa fiamme honore & purifie toutes fes care/fes la decen- ce & fhonnetete 1 ’accompagnent au fein de la volupte meme, & lui feul fait tout accorder aux de/I rs fans rien oter a la pudeur. Ah! di- tes! vous qui connutes les .vrais plaifirs, com¬ ment une cynique effronterie pourroit-elle s’al- lier avec eux '< Comment ne banniroit-elle pas leur delire & tout leur charme V Comment ne fouilleroit - elle pas cette image de perfedion fous laquelle on fe plait a contempler l’o’ojet aime ? Cr oyez-moi, moil ami, la debauche & Famour ne fauroient loger enfemble, & ne peu- vent pas meme fe compenfer. Le coeur fait le vrai bonheur quand on s’aime, & rien n’y peut fuppleer ii-tot qu’on ne s’aime plus. Mais quand vous feriez aifez malheureux pour vous plaire a ce deshonnete langage , com¬ ment avez-vous pu vous refoudre a l’employer 11 mal a propos , & -a prendre av.ec celle qui vous eft chere un ton & des manieres qu’un ho in me d’honneur doit meme ignorer ? Depuis quand eft-il doux d’affiiger ce qu’on aime, Sc quelle eft cette volupte barbare qui fe plait a jouir du, tourment d’autrui ? Je n’ai pas oublie M 3 1$2 L A N O U V E L L S que j’ai perdu le droit d’etre refpeⅇ maisi fi je foubliois jamais, eft - ce a vaus de me le rappeller '( Eft-ce a l’auteur de ma faute d’en agraver la punition ? Ce feroit a lui plut6t a m’en confoler. Tout le rnande a droit de me fneprifer hors. vous. Vous me deyez le prix de rhumilatiou ou vo.us m’avez redyite , & tan? de pleuts verfes fur ma foiblelfe meritoieut; que vaus me la fijlxez mains, cruellemnet fern* fir Je ne fuis ni prude ni precieufe, Helas* que j’eu fuis lain, mat qui n’ai pas. fu mem# etre luge! Vo.us le favez. trap, itigrat, Ci ce tendre camr fait rien refufer a i’amour '( Mgist aiu moins; ce qu’il lui cede, il ne veut le ce- der qua lui, & vaus m’avez trap bien apprise fan langage, pour lui en pouvoir fuhftituer uq ii different, Des injures;, des coups m’outra- geroient moins que de fembjabies earefies. Gq renancez a Julie, ou fachez etre eftime d x elle H Je vous l’ai deja dit, je ne connois point d’a, mour fa as pudeur, s’ii m’en coutoit de per- dre le votre, il m’en canter oit encore plus, de / le conferyer a ce prix, Il me refte beaucoyp. de chofes a dire fu? U meme fujet; mais il faut fink cette lettro & je les renvoie a im autre terns, En atten¬ dant , remarquez un effet de vos faufies maxi- yies fur fufage imm.od.ere du vim Votre ccour ffeft point caupahle, j’en fuis - tres-fure. C®i pendant vous ayez navre & feus H e' l o i s e. 18$ Voir cc que vous faifiez, vous defoliez comme a plaifir ce coeur trop facile k s’allumer, & pour qui rien n’eft indifferent de ce qui lui vient de vous. L E T T R E LI. Reponje. Ml n’y a pas une ligne dans votre lettre qui lie me fade glacer le fang, & j’ai peine a croire , apres I’avoir relue vingt fois, que ce foit a moi qu’elle eft adteffee. Qui moi, moi ? j’au- rois otfenfe ] ulie V J’aurois profane fes attraits ? Celle a qui chaque inftant de ma vie j’offre des adorations, eiit ete eii butte a mes outra¬ ges? Non, je me ferois perce le coeur mille fois avant qu’un projet li barbare en eut ap- proche. Ah, que tu le connois mal, ce coeur qui t’idolatre ! ee coeur qui vole & fe profter- ne fous chacuti de tes pas! ce coeur qui vou- droit inventer pour toi de nouveaux homma- ges inconnus aux mortels ! Que tu le connois mal, 6 Julie, fi tu l’accufes de manquer envers toi, a ce refped ordinaire & commun qu’un amant vulgaire auroit meme pour fa maitrede J Je ne crois etre ni impudent ni brutal, je hais les difcours deshonnetes & n’entrai de mes jours dans les lieux oil I’on apprend a les tenir. Mais, que je le redife apres toi, que je rencherifle M 4 J84 La Nouvellj: fur ta jufte indignation: quand je ferois leplus vil dcs mortels, quand j’aurois pafle mes pre¬ miers ans dans la crapule , quand le gout des honteux plaifirs pourroit trouver place en un cocur on tu regnes, oh! di-moi, Julie, Ange du Ciel, di-moi comment je pourrois apporter devant toi feffronterie qu’on ne pent avoir que devant celles qui Paiment X Ah ! non, il n’eft pas poifble! Un feul de tes regards eut con, tenu ma bouche & purifie mon cceur. U’amour cut couvert mes defirs emportes des charmes. de ta modeftie i il Peut vaincue fans Poutrager * & dans la douce union denos ames, leur feul delire eut produit les erreurs des fens. J’ei\ appelle a ton propre temoignage, Di, fi dans, toutes les fureurs d’une palfion fans mefure, je ceifai jamais d’en refpedter le charmant ob- jet X Si je recus le prix que ma damme avoit rnerite ? di fi j’abufai de mon bonheur pour ou, trager ta douce honte X fi d’une main timide* l'amour ardent & craintif attenta quelquefois u tes charmes, di fi jamais une temerite hru, ta e ofa les profaner X Quand un tranfport in, difgret ecarte un inftant le voile qui les cou, vre , Paimable pudeur n’y fublfitue -1 - elle pas Qufii-tot le fien? Ce vetement facre t’abandon, jleroit-il un moment quand tu n'en aurois point, d’autre X Incorruptible comme ton ame honnes te, tous les feux de la mienne Pont - ils ja¬ mais altere X Cette union fi touchaute & fi ten. H e' l o i s e. 18 f dre ne fuffit-elle pas a notre felicite ? Ne fait- elle pas feule tout le bonheur de nos jours ? Connoilfons - nous au monde quelques plaifirs hors ceux que l’amour doinie? En voudrions- nous connoitre d’autres? Conqois-tu comment cet enchanternent eut pu fe detruire? Comment j’aurois oublie dans un moment l’honnetete; notre amour, mon honneur, & Pinvincible ref- ped que j’aurois toujours eu pour toi, quand nieme je ne t’aurois point adoree ? Non, ne le crois pas ; ce n’eft point moi qui pus t’offen- £e r. Je n’en ai nul fouvenir •> & (i j’eulfe ete coupable un inftant, le remord me quitteroit- il jamaisV Non Julie, un demon jaloux d’un fort trop heureux pour un mortel a pris ma figure pour le trqubler, & m’a laiife mon coeur pour me rendre plus miferable. J’abjure, je detefte un forfait que j’ai corn- mis, puifque tu m’en accufes, mais auquel ma volonte n’a point de part. Que je vais l’abhor- rer, cette fatale intemperance qui me paroif- foit favorable aux epanchemens du coeur, & qui put dementir fi cruellement le mien! J’en fais par toi Irrevocable ferment ; des aujour- d’hui je renonce pour ma vie au vin.comme au plus mortel poifon; jamais cette liqueur fu- ttefte ne troublera mes fens; jamais eile ne fouiller.a mes levres , & fon delire infenfe nc me rendra plus coupable a mon infu. Si j’en- freins ce voeu folemnel $ Amour, accable moi 186 La Nouvelle du chatiment dont je ferai digne ,* puiife a l’inf- tant l’image de ma Julie fortir pour jamais de mon coeur, & Pabandonner a PindifFerence & au defefpoir ! Ne penle pas que je veuille expier moil crime par une peine fi legere. Cell une pre¬ caution & non pas un chatiment. J’attends de toi celui que j’ai merite, Je l’implore pour fou- lager mes regrets. Que Pamour offenfe fe ven- ge & s’appaife; punis-moi fans me hair, je fouf- frirai fans murmure. Sois jufte & fevere s il le faut, j’y confens j mais fi tu veux me laiffer la vie, 6te-moi tout hormis ton coeur. L E T T R E LIL De Julie. |T< omment, mon ami, renoncer au vfrt pour fa maitrefle? Voila ce qu’on appelle un facrifice 1 Oh je defie qu’on trouve dans les quatre Cantons un homme plus amoureux que toi! Ce n’eft pas qu’il n’y ait parmi nos jeu- nes gens de petits Meflieurs francifes qui boi- vent de l’eau par air, mais tu feras le pre¬ mier a qui Pamour en aura fait boire ; e’eft uri exemple a citer dans les fades galans de la Suifle. Je me fuis meme infornice de tes de- portemens , & j’ai appris avec une extreme edification que foupant hier chez M. de Vueil- g e' i o i s & 187 lerans, tu lailTas faire la ronde a fix bouteil- Ics aprcs le repas, fans y toucher, & ne marchandois non plus les Verres d*eau, que les convives ceux de vin de la cote. Cepen- *j dant cette penitence dure depuis trois jours que ma lettre eft ecrite , & trois jours font au rnoins fix repas. Or a fix repas obferves par fidelite, Ton en peut ajouter fix autres par crainte, & fixparhonte, & fix par habitude. & fix par obftination. Que de motifs peuvent prolonger des privations penibles dont l’amour feul auroit la gloire ? Daigneroit - il fe faire Jionneur de ce qui peut n’etre pas a lui ? Voila plus de mauvaifes plaifanteries que tu ne rn’as tenu de mauvais propos; il eft terns d’enrayer. Tu es grave naturellement j je me fuis apperque qu’un long badinage t’echauife, comme une longue promenade echaulfe un hom- mereplet; mais je tire a-peu-pres de toi la Vengeance qu’Henri- Quatre tira du Due de Ma- yen ne , & ta Souveraine veut imiter la clemency du meilleur des Rois. Audi bien je cratndrois qu’a force de regrets & d'excufes tu ne te filfes a la fin un merite d’une faute fi bien reparee* & je veux me hater de l’oublier, de peur que fi j’attendois trop long, terns ce ne. fut plus ge*~ nerofite ? mais ingratitude. A l’egard de ta refplution de renoncer an vin pour toujours, elle n’a pas autanfc d’eelat a mes yeux que tu pouTOis croire $ les paflions iS8 La Nouvell£ vives ne fongent guere a ces petits facrifices, & I’amour ne fe repait point de galanterie. D’ailleurs, il y a quelquefois plus d’adreffc que de courage a tirer avantage pour le mo¬ ment prefent d’un avenir incertain , & a fe payer d’avance d’une abftinence eternelle a laquelle on renonce quand on veut. Eh mon bon ami! dans tout ce qui flatte les fens Tabus effc-il done infeparable de la jouiflance ? Pivrefte eft - elle neceiTairement attachee au gout du vin , & la philofophie feroit-elle aifez vaine ou aflez cruel- ie pour n’offrir d’autre moyen d’ufer modere- ment des chofes qui plaifent, que de s’en pri- ver tout-a-fait? Si tu tiens ton engagement, tu t’otes un plaiftr innocent, & rifques ta fante en chan- geant de maniere de vivre : ft tu Fenfreins , 1’amour eft doublement often fe & ton honneur meme en fouftre, J’ufe done en cette occafion de mes droits, & non feulement je te releve d’un vccu mil, comme fait fans mon conge, mais je te defends meme de l’obferver au-de- la du terme que je vais te prefcrire. Mardi nous aurons ici la mufique de Milord Edouard. A la collation je t’enverrai une coupe a demi pleine d’un nectar pur & bienfaifant. Je veux qu’elle foit bue en ma prefence, & a mon in¬ tention, apres avoir fait de quelques gouttes une libation expiatoire aux graces. Enfuite mon penitent reprendra dans fes repas Pufage fobre H E' L 0 l S E I$5> du vin tempere par le cryftal des fontaines, & comme dit ton bon Plutarque, en calmant les ardeurs deBacchus par le commerce des Nymphes. A propos du concert de mardi, cet etourdi deRegianino ne s’eft-il pas mis dans la tete que j’y pourrois deja chanter un air Italien & me- me un duo avec lui ? II vouloit que je le chan- tafle avec toi pour mettre enfemble fes deux ecoliers ,• mais il y a dans ce duo de certains ben mio dangereux a dire fous les yeux d’une mere quand le coeur eft de la partie j il vaut mieux renvoyer cet elfai au premier concert qui fe fera chez l’lnfeparable. J’attribue la fa- cilite avec laquelle j’ai pris le gout de cette mufique a celui que mon frere m’avoit donne pour la poefie Italienne , & que j’ai ft b en cntretenu avec toi que je fens aifement la ca¬ dence des Vers, & qu’au dire de Regianino > j’en prends alfez bien 1’accent. Je commence chaque leqon par lire quelques odtaves du Taf- fe, ou quelque fcene de Metaftafe: enfuite il me fait dire & accompagner du recitatif, & je crois continuer de parler ou de lire ; ce qui furement ne m’arrivoit pas dans le recitatif francois. Apres cela il faut foutenir en mefu- re des fons egaux & juftes; exercice que les eclats auxquels j’etois accoutumee me rendent affez difficile. Enfin nous paifons aux airs , & il fe trouve que la juftelfe & la ftexibilite de h voix, Pexpreffion pathetique, les fons ren- ipo La Nouyelle forces & tous les pafTages, font un effet nau turel de la douceur du chant & de la preci- fion de la mefure , de forte que ce qui me pa- roiifoit le plus difficile a apprendre, n’a pas merrie befoiii d’etre enfeigne* Le cara&ere de la melodie a tant de rapport au ton de la lan- gue, & une (1 grande purete de modulation, qu’il ne faut qu’ecouter la baife & favoir par- ler, pour dechilfrer aifement le chant. Tou- tes les paffions y ont des expreffions aigues 8c fortes j tout au contraire de Paccent trainanfc & penible du chant francois, le lien, toujours doux & facile , mais vif & touchant, dit beau* coup avec peu d’effort. Enfin, je fens que cet- te mufique agite fame & repofe la poitrinej e’eft precifernent celle qu’il faut a moil coeur 8c a mes poumons. A mardi done, mon ai- mable ami, mon maitre, mon penitent, moil apotre, helas ! que ne m’es-tu point! Pour- quoi faut-il qu'un feul titre manque a tant dc droits ? P. S. Sals tu qu’il eft queftion d’une jolie pro¬ menade fur Pcau, pareille a celle que nous fimes il y a deux ans avec la pauvre Chail- lot? Que mon rufe maitre etoit tirnide alors! Qu’il trembloit en me donnant la main pour fortir du bateau! Ah l’hypocrite! .. .. il si beaucoup change# H e' l o i s e. t E T T R E LIH, De Julie . Jk. I NS I tout deconcerte nos projets, tout trompe notre attente , tout trahit des feux que le del cut du couronner ! Vils jouets d’une aveugle fortune. triltes vi&imes d’un moqueur efpoir; toucherons - nous fans cede au plaiftr qui fuit, fans jamais fatteindre ? Cette noce trop vainement deiiree devoit fe faire a Cla- rens •, le mauvais terns nous contrarie, il faut la faire a la ville. Nous devions nous y ma¬ nager une entrevue* tous deux obfedes d’im- portuns , nous ne pouvons leur echapper en me- me terns, & le moment ou Fun des deux fe derobe eft celui oil il eft impoftible a l’autre de le joindre! Enfin, un favorable inftant fe prefente, la plus cruelie des meres vient nous l’arracher, & peu s’en faut que cet inftant ne foit celui de la perte de deux infortunes qu’il devoit rendre heureux ! Loin de rebuter moti courage, tant d’obftacles font irrite. Je ne fais quelle nouvelle force m’anime, mais je me fens une hardieife que je n’eus jamais; & ft tu fofes partager, cc foir, ce foir meme peut acquitter mes promelfes & payer d’une feule fois toutes les dettes de l’amour. Confulte-toi bien, mon ami, & vois juf. 1 92 La Nouvelle qu’a quel point il t’eft doux de vivre; car 1’expedient que je te propofe peut nous mener tous deux a la mort. Si tu la crains, n'ache- ve point cette lettre , mais ft la pointe d’une epee n’eftraie pas plus aujourd’hui ton coeur, que ne l’efFrayoient jadis les gouftres de Meil- lerie , le mien court le meme rifque & n’a pas balance. Ecoute. Babi, qui couche ordinairement dans ma chambre eft malade depuis trois jours , & quoi- que je vouluile abfolument la foigner , on Pa tranfportee ailleurs malgre moi •, mais com me elle eft mieux, peut - etre elle reviendra des domain. Le lieu oil Ton mange eft loin de Pcf- calier qui conduit a l’appartement de ma mere & au mien j a l’heure du foupe toute la mai- foil eft deferte hors la cuiline & la fale a man¬ ger. Enfin la nuit dans cette faifon eft deja obfcure a la meme heure, foil voile peut derober aifement dans la rue les paflans aux fpcdateurs, & tu fais parfaitement les etres de la maifon. Ceci fuftit pour me faire entendre. Vien cet apres-midi chez maFanchon; je t’expliquerai le refte, & te donnerai les inftru&ions necef- faires: Que ft je ne le puis je les laifterai par ecrit a Pancien entrepot de nos lettres, ou, comme je t’en ai prevenu, tu trouveras deja celle-cij car le fujet en eft trop important pour fofer confier a perfonne. O 193 H e' l o i * •£. O comme je vois a prefent palpitet> ton socur! Gomme j’y lis tes tranfports, & com- me ; je les partage! Non, mon doux Ami, non, nous ne quitterons point cette courte vie fans avoir un inftant goute le bonheur. Mais fon- ge pourtant que cet inftant eft environne des horreiirs de la mort; que l’abord eft fujet a mille hafards, le fejour dangereux, la retrai- fce d’un peril extreme; que nous fomrnes per- dus ft nous fbmrrtes decouverts , & qu’il faufe que todt nous favorife pour pouvoir eviter ds Petre. Ne nous abufons point *, je connois trop mon pere pour douter que je ne te viffe a Pint tant percer le coeur de fa main > ft meme ii ne commenqoit par rrioi; car furement je ne ferois pas plus epargnee , & crojs-tu que je t’expo Ferois a ee rifque ft je n’etois Pure de le partager ? Penfe encore qu’il n’eft point queftion de te fier a ton courage; il n’y fa,ut pasfonger, & je te defens meme tres - expreftement d’appor¬ ter aueune arme pour ta defenfe, pas meme ton epee ; aufti bieti te feroit-elle parfaitement inutile; car ft nous fommes furpris, rnon def- fein eft de me precipiter dans tes bras, de fen- Jacer fortement dans les miens > & de recevoir ainfi le coup mortel pour n’avoir plus a me £e- parer de toi; plus heureufe a ma mort que j« ne le fus de ma vie* J’efpere qu’im fort plus doux nolis eft refer* . Tome IV* ' N 194 La N ou yell's ve; je fens au moins , qu’il nous eft du, 8s h fortune fe lalfera d’etre injufte. Vien done, ame de mon cocur, vie de rna vie, vien t« reunir a toi - meme. Vien, fous les aufpices du tendre amour, recevoir le prix de ton obeif- fance & de tes facrifices. Viens avouer, me¬ me au fein des plaifirs , que e’eft de l’union des coeurs qu’ils tirent leur plus grand charme. L E T T R E LIV. A Julie . ^’arrive plein d’une emotion qui s’accroit eu entrant dans cet alyle. Julie ! me voici dans ton cabinet , me voici dans le fan&uaire de tout ce que mon coeur adore. Le flambeau de Fa- mour guidoit mes pas, & j’ai pafle fans etre apperqu. Lieu charmant, lieu fortune, qui ja- dis vis tant reprimer de regards tendres, tant etouifer de foupirs brularts > toi qui vis naitre & nourrir mes premiers feux; pour la feconde fois tu les verras couronnerj temoin de nm conftance immortelle , fois le temoin de moil bonheur , & voile a jamais les plailirs du plus fidele & du plus heureux des hommes. Qi*e ce myfterieux fejour eft charmant ? Tout y flatte & nourrit l’ardeur qui me devore. O Ju¬ lie ! il eft plein de toi , & la flamme de mes deilrs s’y repand fur tous tes veftiges. Oui 3 H b' l o £ s J 5 . 19? tons mes fens y font enivres a la fois. Je ne fais quel parfum prefque infenfible , plus doux que la rofe, & plus leger que l’iris , s’exhale ici de toutes parts. J’y crois entendre le foil. Hatteur de ta voix. Toutes les parties de ton habillement eparfes prefentent a mon ardente imagination cedes de toi-meme qu’eiles recelent. Cette coeifure legere que parent ds grands che* veux blonds qu’elle feint de couvrir : Cet heu- -reux fichu contre lequel une fois au moins je n’aurai point a murmurer *, ce deshabille ele¬ gant & fimple qui marque fi bien le gout de celle qui le porte y ces mules li mignonnes qu’un pied fouple remplit fans peine j ce corps fi delie qui touche & embraife .quelle taille enchantereife.... au-devanc deux legers contours ..... 6 fpeclacle de volupte.... la baleine a cede a la force de rimprellton .... empreintes delicieufes, que je vous baife mills fois !.. .. Dieux ! Dieux ! que fera-ce quand.... Ah! je crois deja fentir ce tendre cceur bat- tre fous uneheureufe main! Julie! je te vois, Je te fens par - tout, je te refpire avec fair que tu as refpire j tu penetres toute ma fubftance 5 que toil fejour eft brulant & douloureux pour moi! 11 eft terrible a mon impatience. O ! vien? vole , ou je fuis perdu. Quel bonheur d’avoir trouve de 1’encre & du papier ! J’exprime ce que je fens pour en X 3 La N o v y elli temperer l’exces , je donne le change a mes tran§> porrs en les decrivant. II me Terrible entendre du bruit. Seroit-ce ton barbare pere? Je ne crois pas etre lache .... mais qu’en ce moment la mort feroit horrible ? Mon defefpoir feroit dgal a l’ardeur qui me con- fume. Ciel ! Jetedemande encore uneheure de vie , & j’abandonne le refte de mon etre a ta rigueur. O delirs! 6 crainte! 6 palpitations cruelles ! .... on ouvre!. *.» on entre!. ... c’eft elle ! c’eft elle ! je fentrevois , je l’ai vue, j’entens refermer la porte. Mon coeur, mon foible coeur, tu fuccombes a tant d’agitations. Ah ! cherche des forces pour fupporter la felicite qui t’accable! I E T T R E IV- A Julie, 'C5* mouroks , ma douce Amie! mourons» la bien aimee de mon coeur! Que faire defor- mais d’une jeunelfe infipide dont nous avons epuife toutes les delices ? Explique moi, ft tu le peux, ce que j’ai fenti dans cette nuit in- concevable; donne-moi l’idee d’une vie ainft palfee, ou lailfe m’en quitter une qui n’a plus rien de ce que je viens d’eprouver avec toi. J’avois goute le plaifir, & croyois concevoir h bonheur. Ah! je n’avois fenti qu’un vain H e' l © i s e. 197 Fonge & n’imaginois que le bonheur d’un en¬ fant ! Mes fens abufoient mon ame gro/Here ; je ne cherchois qu’en eux le bien fupreme , & j’ai trouve que leurs plaifirs epuifes n’etoient que le commencement des miens. O chef cf oeu¬ vre unique de la nature! Divine Julie! pof- feflion delicieufe a laquelle tous les tranfports du plus ardent amour fuffifent a peine! Non» ce ne font point ces tranfports que je regret- te le plus: ah ! non retire, s'il le faut, ces fa- Veurs enivrantes pour lefquelles je donneroi; mil- le vies ; mais rend moi tout ce qui n’etoit point dies, &les effaqoit mille fois. Rend-moi cette etroite union des ames, que tu m’avois annon- cee & que tu nfas ii bien fait gouter. Rend-moi cet abattement Ci doux rempli par les eifufions de nos cceurs ,* rend moi ee fommeil enchanteur trouve fur ton fein ; rend-moi ce reveil plus de- licieux encore, & ces foupirs entrecoupes, & ces douces larmes, & ces baifers qu’une vo- luptueufe langueur nous faifoit lentement fa¬ vourer & ces gemiflemens fi. tendres , durant lefquels tu preflois fur ton coeur ce coeur fait pour s’unir a lui, Di-moi, Julie, toi qui d’apres ta propre fenfibilite fais fi bien juger de celle d’autrui, crois-tu que ce que je fentois auparavant fut •veritablement de famour ? Mes fentimens , n ? en doute pas, ont depuis hier change'de nature; Us ont pris je ne fais quoij de moins impe- N 3 198 La Nouvelle tueux , mais de plus doux, de plus tendre 8c de plus charmant. Te fouvient-il de cette heu- re entiere que nous paffames a purler paifible- ment de notre amour & de cet avenir obfcur & redoutable, par qui le prefent nous etoifc encore plus fenfible ; de cette heure, helas» trop courte dont une legere empreinte de trif- teffe rendit les entretiens Ci touchans ? J’etois tranquille & pourtant j’etois pres de toi; je t’adorois & ne defirois rien. Je n’imaginois pas meme une autre felicite, que de fentir ainfi ton vifage aupres du mien , ta relpiration fur ma joue , & ton bras autour de mon corn Quel calme dans tous mes fens! Quelle volupte pu¬ re , continue, univerfelle J Le charme de la jouiffance etoit dans fame ; il n’en fortoitplus 5 il duroit toujovrs. Quelle difference des fureurs de l’amour a une fituation ii pailible' C’eft la premiere fois de mes jours que je 1 ’ai eprouvee aupres de toi; & cependant, juge du chan- gement etrange que j’eprouve; c’eft de toutes ]es heures de ma vie, celle qui m’eft la plus chere , & la feule que faurois voulu prolon- ger eternellement (m). Julie, di-moi done fi je ne t’aimois point auparavant, ou maintenant je ne t’aime plus? 4 (m) Femme trop facile , voulez-vmis favoir fi vous etes aimee ? examinez votre amant fortant de vos bras. O amour ! Si je regrefcte I’age ou Ton te goute ce n’e£ pas pour 1’heure de la jouilfance, e’eft pour i’heure qui la fuit, H e' L O l S E. 109 Si je ne t’aime plus? Quel doute ! ai-je done cede d’exifter, & ma vie n’eft - elle pas plus dans ton coeur que dans le mien ? Je fens , }e fens que tu m’es mille fois plus chere que jamais, & j’ai trouve dans mon abattement de nouvelles forces pour te cherir plus tendre- jnent encore. J’ai pris pour toi.des fentimens plus pailibles, il eft vrai, mais plus aftectueux & de plus diiferentes efpeces j fans s’affoiblir ils fe font multiplies; les douceurs de l’ami- tie temperent les emportemens de famour, & j’imagine a peine quelque forte d'attachement qui ne m’uniffe pas a toi. O ma charmante maitreife, 6 mon epoufe, ma foeur , ma dou¬ ce amie ! que j’aurai peu dit pour ce que je fens , apres avoir epuife tous les noms les plu# chers au coeur de Thom me ! II faut que je t’avoue un foupqon que j’ai conqu dans la honte & fhumiliation de moi- meme; e’eft que tu fais mieux aimer que moi. Oui, ma Julie, e’eft bien toi qui fais ma vie & mon etre, je t’adore bien de toutes les fa- cultes de mon ame *, mais la tienne eft plus ai- mante, l’amour l’a plus profondement pene- tree ,* on le voit, on le fent; e’eft lui qui ani- me tes graces, qui regne dans tes difeouts, qui donne a tes yeux cette douceur penetran- te, a ta voix ces accens Ci touchans; e’eft lui > qui par ta feule prefence communique aux au- tres coeurs fans qu’ils s’en apperqoivent la ten- N 4 2o& La Novvelli dre emotion du tien. Que je fuis loin de cet 6t at charmant qui fe fuffit a lui-meme! jeveux jouir, & tu veux aimer ; j’ai des tranfports & toi de la pailionj tous mes emportemens ne Valent pas ta delicieufe langueur , & le fenti- /nent dont ton coeur fe nourrit eft la feule fe- jicite fupreme. Ce n’eft que d’hier leuletncnfe que j’ai goute cette vcdupte fl pure. Tu m’as* lailfe quelque chofe de ce charme inconceva- ble qui eft en toi, & je crois qu’avec £a dou-> ce haleine tu m’infpirois une ame nouvelle,* Hate-toi, je Pen conjure d’achever ton ou- vrage. Trend de la mienne tout ce qui m’eii refte & mets tout-a-fait la tienne a la place* Non , beaute d’ange , ame celefte; il n’y a que des fentimens comme les tiens qui puiftent honorer tes attraits. Toi feule es digne d’in£? pirer un parfait amour, toi feule propre a 1© fentir. Ah! donne moi ton coeur, ma Julie pour t’aimer comme tu le merites l t E T T R E l,VJ. De Claire a Julie. , ma chere Gouftne, a te donner un avis qui t’importe. Hier au ft>ir ton ami eut avee Milord Edouard un dernele qui peut deveniy ferieux. Void ce que m’en a dit M. d’Orbe etoit prefent& qui, inquiet desfuites de * * v * ’ t i i H e' i o I s e, iox «ette affaire eft venu ce matin m’en rendre compte. Ils avoient tons deux foupe chez Milord , & apres une heure ou deux de mulique ils fe mi- rent a caufer & boire du punch. T on ami n’en but qu’un feul verre mele d’eau j les deux au- tres ne furent pas ft fobres, & quoique d’Orbe ne convienne pas de s’etre enivre , je me refervs a lui en dire mon avis dans un au¬ tre terns. La converfation tomba naturellement fur ton compte > car tu n’ignores pas que ML lord n’aime a parler que de toi. Ton ami , a qui ces confidences deplaifent, les requt avec fi peu d’amenite , qu’enfin Edouard echauffe de punch & pique de cette fechereffe , ofa dire en fe plaignant de ta froideur, qu’elle n’etoit pas ii generale qu’on pourroit croire, & que tel qui n ? en difoi t mot n’etoit pas ft mal traite que lui. A l’inftant ton ami, dqnt tu connois la vi- vacite , releva ce difcours avec un emportement infultant qui lui attira un dementi, & ils fau- terent a leurs epees. Bomfton a demi ivre fe donna en couTant une entorfe qui le forqa de s’affeoir. Sa jambe enfla fur le champ, & ce- la cakna la quereile mieux que tons les loins que M. d’Qrbe s’etoit donnes. Mais conime il etoit attentif a Ge qui fe paffqit, il vit ton ami s’approcher, en fortant, de l’oreille de Milord Edouard, & il entendit qu’il lui difoit a de- nii-voix j fi-tot que yous fere% en etat de fortir * " : ' ■ ' N 5 202 La Uoutelib faites moi dormer de vos nouvelles , ou faural foin de rrten informer. N'en prertez pas la peine , lui dit Edouard avec un fouris moqueur , vous en faurez affz-tot. Nous verrons , reprit froidement ton ami, & il fortit. M. d’Orbe ente remettant cette lettre t’expliquera le tout plus en detail. Ceft a ta prudence a te fuggerer des moyens d’etouffer cette facheufe affaire, ou a me pref. crire de mon cote ce que je dois faire pour y eontribuer. En attendant, le porteur eft a tes ordres; il fera tout ce que tu lui commande- ras , & tu peux compter fur le fecret. Tu te pcrds, ma chere , il faut que mon amide te le dife. L’engagement ou tu vis ne peut refter long-terns cache dans une petite vil- le comme celle-ci, & c’eft un'miracle de bon- heur que depuis plus de deux ans qu’il a com¬ mence tu np fois pas encore le fujet des difcours publics. Tu le vas devenir ft tu n’y prends garde; tu le ferois deja, ft tu etois moins ai- mee *, mais il y a une repugnance ft generale a mal parler de toi, que c’eft un mauvais moyen de fe faire fete, & un tres-fur d'e fe faire hair. Cependant tout a foil ter me ,* je tremble que ce- lui du myftere ne foit venu pour ton amour, & il y a grande apparence que les foupqons de Milord Edouard lui viennent de quelques mau¬ vais propos qu’il peut avoir entendus. Songes y bien, ma chere enfant. Le Guet dit ilyaquel- que terns avoir vu fortir de chez toi ton ami k H t’ L 0 1 S E. »0£ cinq heures du matin. Heureufement celui-ci fut des premiers ce difcours ; il courut chez cet homme & trouva le fecret de le faire taire * mais qu’eft-ce qu’un pareil filence , finon le nioyen d’accrediter des bruits fourdement repandus < La defiance de ta mere augmente aufli de jour en jour} tu fais combien de fois elle te Ta fait en¬ tendre. Elle m’en a parle a mon tour d’une ma- niere aiTez dure, & fi elle ne craignoit la vio¬ lence de ton pere, il ne faut pas douter qu’el- Je ne lui en eut deja parle a lui - meme •, mais elle I’ofe d’autant moins qu’il lui donnera tou- jours le principal tort d’une connoiffance qui te vient d’elle. Je ne puis trop te le repeter; fonge a toi tandis qu’il en eft terns encore. Ecarte ton ami avant qu’on en parle; previen des foupqons naifTans que Ton abfence fera furem ent tomber: car enfin que peut-on croire qu’il fait ici? Peut-etre dans fix femaines, dans un mois fera- t-il trop tard. Si le moindre mot venoit aux oreilles de ton pere, tremble de ce qui reful- teroit de l’indignation d’un vieux militaire en- tete de l’honneur de fa maifon, & de la pe¬ tulance d’un jeune homme emporte qui ne fait rien endurer : Mais il faut commencer par vui- der de maniere ou d’autre 1’alfaire de Milord Edouard ; car tu ne ferois qu’irriter ton ami, & t’attirer un jufte refus, fi tu lui parlois d’e- loignement avant qu’elle fut terminee. La Nouvell* SO* L E T T R E LVIL He Julie * ami 9 je me fuis inftruite avec foitt de ce qui s’eft pafle entre vous & Milord Edouard. Celt fur Pexadie connoiflance des fails que votre amie veut examiner avec vous com¬ ment vous devez vous conduire en cette occa- fion d’apres les fentimens que vous pr ofcflez, & dont je fuppofe que vous ne faites pas une vaine & fauffe parade. Je ne m’informe point ft vous etes verfe dans Part de Pefcrime, ni fi vous vous fentez en etat de tenir tete a un homme qui a dans VEurope la reputation de manier fuperieurement les armes , & qui s’etant battu cinq ou fix fois en fa vie a toujours tue, blefle , ou defarme fon homme. Je comprens que dans le cas ou vous etes, on ne confulte pas fonhabilete mais Ton courage, & que la bonne maniere de fe venger d’un brave qui vous infulte eft de faire qu’il vous tue. Paflbns fur une maxime fi ju- dicieufe j vous me direz que votre honneur & le mien vous font plus chers que la vie. Voila done le principe fur lequel il faut raifonner. Commenqons par ce qui vous regarde. Pour- riez - vous jamais me dire en quoi vous etes. perfonnellement oftenfe dans un difeours cm * v eft tie moi feule qu’il s’agiffoit ? Si vous de- viez en cette occailon prendre fait & caufe pour moij c’eft ce que nous verrons tout a 1’heure: en attendant * vous ne fauriez difcon- venirque la querelle ne foit parfaitement etran- gere a votre honneur particulier, a moins que vous ne preniez pour un affront le foupqon d’etre aime demoi. Vous avez ete infulte, je l’avoue; mais apres avoir commence vous-meme par une infulte atroce, & moi dont la famille eft pleine de militaires , & qui ai tant oui debattre ces hor¬ ribles queftions, je n’ignore pas qu’un outrage cn reponfe a un autre ne l’efface pointy & qu© le premier qu’on infulte demeure le feul offenfe: c’eft le meme cas d’un combat imprevu , ou I’ag- greifeur eft le feul criminel, & ou celui qui tue ou ble/Te en fe defendant n’eft point coupable de meurtre. Venons maintenant a moi; accordons que j’etois outragee par le difcours de Milord Edouard , quoiqu’il ne fit que me rendre juftice* Savez-vous ce que vous faites en me defendant avec tant de chaleur & d’indifcretion ? vous ag- gravez fon outrage vous prouvez qu’il avoic raifon ; vous facrifiez mon honneur a un faux point d’honneur j vous diffamez votre maitreife pour gagner tout-au-plusla reputation d’un bon fpadallin. Montrez-moi, de grace, quel rapport il y a entre votre maniere de me juftifier & ma juftiftcation reel!©? Penfez-vous quepren- 3,06 La No u ve lie dre ma caufe avec taut d’ardeur foit une gran¬ de preuve qu’il n’y a point de liaifon entre nous, & qu’il fuffife de faire voir que vous etes brave, pour montrer que vous n'etes pas mon amant ? Soyez fur que tous lespropos de Mi¬ lord Edouard me font moins de tort que votrs conduite ; c’eft vous feul qui vous chargez par cet eclat de les publier & de les confirmer. II pourra bien, quant a lui, eviter votre epee dans le combat; mais jamais ma reputation ni mes jours , peut-etre , n’eviteront le coup mor- tel que vous leur portez. Voila des raifons trop folides pour que vous ayez rien qui le puilfe etre a y repliquer j mais vous combattrez, je le prevois , la raifon pat 1 ’ufage ; vous me direz qu’il eft des fatalites qui nous entrainent malgre nous ; que dans quel- que casque ce foit, un dementi ne fe fouiFre jamais; & que quand une aftaire a pris un cer¬ tain tour, on ne peut plus eviter de fe battre ou de fe deshonorer. Voyons encore. Vous fouvient- il d’une diftindtion que vous me fites autrefois dans une occasion importan- te, entre l’honneur reel & l’honneur apparent ? Dans laquelle des deux clalfes mettrons - nous celui dont il s’agit aujourd’hui ? Pour moi, je ne vois pas comment cela peut meme faire une queftion. Qu’y a-t-ii de commun entre la gloi- le d’egorger un homme & le temoignage d’une ame droite, & quelle prife peut avoir la vaine H e' L 0 i S E. *07 •pinion d’autrui fur I’honneur veritable, dont toutes les racines font au fond du cceur ? Quoi! les verms qu’on a reellement pendent-elles fous les menfonges d’un calomniateur '< Les injures cfun homme ivre prouvent-elies qu’on les me- rite , & l’honneur du fage feroit-il a la merci du premier brutal qu’il peut rencontrer ? Me direz-vousqu’un dueltemoigne qu’on a du coeur, & que cela fuffit pour eftacer la honte ou le reproche de tous les autres vices ? Je vous de- manderai quel honneur peut di&er unq pareille decifion, & quelle raifon peut la juftifier ? A ce compte un frippon. n’a qu’a fe battre pour ceffer d’etre un frippon \ les difcours d’un men- teur deviennent des verites, li-tot qu’ils font foutenus a la pointe de Tepee, & Ci l’on vous accufoit d’avoir tue un homme, vous en iriez tuer un fecond pour prouver que cela n’eft pas vrai ? Ainfi vertu, vice, honneur, infamie, ve- rite, menfonge, tout peut tirer fon etre de l’evenement ;d’un combat; une falle d’armes eft le liege de toute juftice i il n’y a d’autre droit que la force, d’autre raifon que le meurtre ; toute la reparation due a ceux qu’on outrage eft de les tuer, & toute often fe eft egalement bien lavee dans le fang de l’oftenfeur ou de l’oftenfe ? Dites ft les loups favoient raifon- ner auroient-ils d’autres maximes '{ Jugez vous- meme parle cas ou vous etes ft j’exagere leur abfurdite. De quoi s’agit-il ici pour vous ? D’un &0g L a Nouvelle dementi requ dans une occafion ou vous mens tiez en eifet* Penfez-vous done tuer la verity &vec celui que vous Voulez punir de l’avoir di- te ? Sorigez-vous qu’en vous foumettant au fort d’un duel, vous appellez le Ciel en temoignage d’une fauflete , & qUe vous ofez dire a Par* bitre des combats j vien ioutenir la caufe in- jufte* & faire tridmpher le menfonge ? Ce blaf- pbeme n’a-t-il rien qui vous epouvante ? Cette abfurdite n’a-t-elle rien qui vous re volte ? Eh Dieu ! quel eft cel miferable honneur qui ne craint pas le vice mais le reproche, & qui ne Vous permet pas d’endurer d’un autre un de* Rienti requ d’avance de votre propre coeur ? Vous qui voulez qu’on profite pour foi de fes ledures , profitez done des votres, & cher- chez Cl Pon vit un feul appel fur la terre quand •elle etoit couverte de Heros ? Les plus vail- Ians hommes de Pantiquite fongerent-ils jamais a venger leurs injures perfonnelles par des com* bats particuliers ? Celat envoya-t-il un cartel a Caton, ou Pompee a Cefar, pour taut d’aP- fronts rediproques, & le plus grand Capitaine de la Grece fut-il deshonore pour s’etre laifle srsenacer du baton? D’autres terns, d’autres moeurs , je le fais; mais n’y en a-t-il que de bonnes, & n’oferoit-on s’enquerir (i les moeurs d un terns font celles qu’exige le folide hon- neur? Non, cet honneur n’eft point variable, il up depend ni des terns ni des lieux ni des pvejuges , H e' L O i S E» 209 prejuges, il ne peut ni pafler ni renaitre , il a la fource eternelle dans le coeur de l’homme jufte & dans la regie inalterable de fes devoirs. Si les Peuples les plus eclaires , les plus bra¬ ves , les plus vertueux de la terre n’ont point connu le duel, je dis qu’il 11 ’eft pas une infti- tution de l’honneur, mais une mode affreuf© & barbare digne de fa feroce origine. Refte a favoir ii, quand il s’agit de fa vie ou de celle d’autrui, 1*honnete homme fe regie fur la mo¬ de , & s’ii n’y a pas alors plus de vrai cou¬ rage a la braver qu’a la fuivre ? Que feroit a votre avis, celui qui s’y veut affervir, dans des lieux ou regne un ufage contraire ? A Met fine ou a Naples, il iroit attendre fon homme au. coin d’une rue & le poignarder par derrie- re. Cela s’appelle etre brave en ce pays-la , & rhonneur n’y confide pas a fe faire tuer par fon ennemi, mais a le tuer lui-meme. Gardez-vous done de confondre le nom fa- cre de fbonneur avec ce prejuge feroce qui met toutes les vertus a la pointe d’une epee , & n’eft propre qu’a faire de braves fcelerats. Que cette methode puilfe fournir ii 1’on veut un fupplement a la probite ; par-tout ou la probite regne fon fupplement n’eft-il pas inutile, & que penfer de celui qui s’expofe a la mort pour s’exempter d’etre honnete homme ? Ne voyez- vous pas que les crimes que la honte & l’ho- neur n’ont point empeches, font couverts & Tome lV*i O 21® L A : "N O ii V E l L S multiplies par la faufle honte & la crainte cte blame ? C’eft elJe qui rend l’homme hypocrite & menteur; c’eft elle qui lui fait verfer le fang d’un ami pour un mot indifcret qu’il devroit ©ublier, pour un reproche merite qu’il ne peut fouifrir. C’eft elle qui transforme en furie in- fernale une fille abufee '& craintive. C’eft el¬ le j 6 Dieu puilfant! qui peut armer la main maternelle contre ie tendre fruit..... je fens defaillir mon ame a cette idee horrible, & }e rends graces au moins a celui qui fonde les eceurs d’avoir eloigne du mien cet honneur af- freux qui n’infpire que des forfaits & fait fre- mir la nature. Rentrez done en vous - meme & confiderea s’il vous eft permis d’attaquer de propos deli- bere la vie d’un homme & d’expofer la votre» pour fatisfaire une barbare & dangereufe fan- taifie qui n’a nul fondement raifonnable, & (i le trifte fouvenir du fang verfe dans une pa- reille oecaiion peut ceifer de crier vengeance au fond du cceur de celui qui l’a fait eouler ? ConnoifTez-vous aucun crime egal a l’homicide ^olontaire, & ft la bafe de toutes les vertus eft l’humanite , que penferons-nous de l’homme fanguinaire & deprave qui l’ofe attaquer dans la vie de fon femblable ? Souvenez-vous de ce que vous m’avez dit vous meme contre le fer- vice etranger: avez vous oublie que le citoyen doit fa vie a la patrie & n’a pas le droit d’en H e' L 0 i S E. 21 X difpofer fans le conge des loix, a plus forte raifon contre leur defenfe ? O mon ami! ft vous aimez fincerement la vertu , apprenez a la fervir a fa mode, & non a la mode des hom- mes. Je veux qu’il en puiffe refulter quelque inconvenient: Ce mot de vertu n’eft-il done pour vous qu’un vain nom , & ne ferez-vous vertueux que quand il n’en coutera rien de l’etre ? Mais quels font au fond ces inconveniens? Les murmures des gens oilifs, des medians, qui cherchent a s’amufer des malheurs d’autrui & voudroient avoir toujours quelque hiftoire nouvelle a raconter. Voila vraiment un grand motif pour s’entre-egorger ! Si le philofophe & le fage fe reglent dans les plus gran des affai¬ res de la vie fur les difeours infenfes de la multitude, que fert tout cet appareil d’etudes, pour n’etre au fond qu’un homme vulgaire ? Vous n’ofez done facrifier le reffentiment au devoir, a l’eftime, a l’amitie , de peur qu’on ne vous accufe de eraindre la mort ? Pefez les eliofes *, mon bon ami, & vous trouverez bien plus de lacbete dans la crainte de ce repro- che, que dans celle de la mort metne. Le fanfaron, le poltron veut a toute force paflex pour brave j Ma verace valor , ben che negletto , E di fs Jlejfo a fe freggio ajfai chiaro. Celui qui feint d’envifager la mort fans ef-; O 2 Zi2 La Nouvelle froi, ment. Tout homme craint de mouriri c’eft la grande loi des etres fenfibles, fans la- quelle toute efpece mortelle feroit bientdt de- truite. Cette crainte eft un fimple mouvemenfc de la nature, non feulement indifferent , mais bon en lui-meme & conforme a l’ordre. Tout ce qui la rend honteufe & blamable, c’eft qu’el- le peut nous empecher de bien faire & de rem- plir nos devoirs. Si la valeur n’etoit utile a d’autres vertus, la lachete cefleroit d’etre un vice. Quiconque eft plus attache a fa vie qu’a fon devoir ne fauroit etre folidement vertueux 9 j’en conviens. Mais expliquez-moi, vous qui vous piquez de raifon, quelle efpece de me- rite on peut trouver a braver la mort pour commettre un crime P Quaiid il feroit vrai qu’on fe fait meprifer en refufant de fe battre, quel mepris eft le plus a craindre, celui des autres en faifant bien, ou le fien propre en faifant mal ? Croyez- moi, celui qui s’eftime veritablement lui-ma- me eft peu fenfible a l’injufte mepris d’autrui, Sc ne craint que d’en etre digne : car le bon & Phonnete ne dependent point du jugement des hommes, mais de la nature des chofes, 8c quand toute la terre approuveroit l’a&ion que vous allez faire , elle n’en feroit pas moins honteufe. Mais il eft faux qu’a s’en abftenir par vertu Ton fe faffe meprifer. L’homme droit dont toute la vie eft fans tache & qui ne don- H e' L 0 i S E. 213 11a jamais aucun figne de lachete, refufera de fouiller fa main d’un homicide & n’en fera quc plus honore. Toujours pret a fervir la patrie, a proteger le foible, a remplir les devoirs les plus dangereux, & a defendre , en toute ren¬ contre jufte & honnete, ce qui lui eft cher au prix de fon fang, il met dans fes demarches cette inebranlable fermete qu’on n’a point fans le vrai courage. Dans la fecurite de fa con- fcience , il marche la tete levee, il ne fuit ni ne cherche fon ennemi. On voit aifement qu’il craint moins de mourir que de mal faire, & qu’il redoute le crime & non le peril. Si les vils prejuges s’elevent un inftant contre lui, tous les jours de fon honorable vie font au- tant de temoins qui les recufent, & dans une conduite li bien liee on juge d’une adion fur toutes les autres. v Mais favez-vous ce qui l'ehcl cette modera¬ tion ft pe ruble a un homme ordinaire ? Ceft la difficulte de la foutenir dignement. C’eft la neceflitc de ne commettre enfuite aucune ac¬ tion burnable: Car ft la crainte de mal faire ne le retient pas dans ce dernier cas , pour- quoi Pauroit - elle retenu dans l’autre ou l’on peut fuppofer un motif plus naturel ? On voit bien alors que ce refus ne vient pas de vertu mais de lachete, & Pon fe moque avec raifon d’un fcrupule qui ne vient que dans le peril. N’avez-vous point remarque que les homines ft O 3 2i4 La Nouvelle ombrageux & ft prompts a provoquer les aiitres font, pour la plupart, de tres-malhonnetes gens, qui, de peur qu’on n’ofe leur montrer ou- vertement le mepris qu’on a pour eux , s’effor- cent de couvrir de quelques affaires d’honneur l’infamie de leur vie entiere ? Eft-ce a vous d’imiter de tels hommes ? Mettons encore a part les militaires de profeflion qui vendent leur fang a prix d’argent ; qui, voulant conferver leur place, calculent par leur interet ce qu’ils doivent a leurhonneur, & favent a un ecu pres ce que vaut leur vie. Mon ami 9 lailfez battre tous ces gens-la. Rien. n’eft tnoins ho¬ norable que cet honneur dont ils font fi grand bruit j ce n’eft qu’une mode infenfee, une fauf- fe imitation de vertu, qui fe pare des plus grands crimes. L’honneur d’un homme comme vous n’eft point au pouvoir d’un autre j il eft en lui-meme & non dans l’opinion du peuple; il lie fe defend ni par 1’epee ni par le bouclier , nir.is par une vie integre & irreprochable, & cc combat vaut bien l’autre en fait de courage. C’eft par ces principes que vous devez con- cilier les eloges que j’ai donnes dans tous les terns a la veritable valeur avec le mepris que j’eus toujours pour les faux braves. J’aime les gens de coeur & ne puis fouffrir les laches; je romprois avec un amant poltron que la crainte feroit fuir le danger, & je penfe comme tou- tes les femmes que le feu du courage anime H e' L O i S E« 2l ii eft toujours ce qu’il doit etre ; il ne faut l’ex- citer ni le retenir : 1’homme de bien le porte par-tout avec lui ; au combat contre fennemi i dans un cercle en faveur des abfens & de la verite j dans fon lit contre les attaques de la douleur & de la mort. La force de fame qui rinfpire eft d’ufage dans tous les terns j elle met toujours la vertu au-delfus des evenemens, & ne confifte pas a fe battre, mais a ne rien craindre. Telle eft, monami, la forte de cou¬ rage que j’ai fouvent louee , & que j’aime a trouver en vous. Tout le refte n’eft qu’etour- derie, extravagance , ferocite *, c’eft une lache- te de s’y foumettre, & je ne meprife pas moins celui qui cherche un peril inutile, que celui qui fuit un peril qu’il doit affronter. Je vous at fait voir , fi je ne me trompe, que dans votre demele avec Milord Edouard votre honneur n’eft point intereffe ; que vous compromettez le mien en recourant a la voie des armes; que cette voie n’eft ni jufte, ni raifonnable , ni permife > qu’elie ne pent s’ac- O 4 L a Noixvellb corder avec les fentimens dont vous faites pro- feflion; qu’elle ne convient qu’a de malhonne- tes gens qui font fervir la bravoure de fupple- ment aux vertus qu’ils n’ont pas, ou aux Of- ficiers qui ne fe battent point par honneur mais par interet; qu’il y a plus de vrai courage a la dedaigner qu’a la prendre j que les inconve- niens auxquels on s’expofe en la rejettant font inleparables de la pratique des vrais devoirs & plus apparens que reels 5 qu’enfin les hommes les plus prompts a y recourir font toujours ceux dont la probite eft la' plus fufpede. D’oti je conclus que vous ne fauriez en cette oc- cafion ni faire ni accepter un appel, fans re- noncer en meme tems a la raifon, a la ver- tu, a fhonneur, & a moi. Retournez mes rai- fonnemens comme il vous pJaira, entalfez de votre part fophifme fur fophifme ; il fe trou- vera toujours qu’un homme de courage n’eft point un lache j & qu’un homme de bien ne peut etre un homme fans honneur. Or je vous ai demontre, ce me femble , que l’homme de ' courage dedaigne le duel & que Phomme de bien l’abhorre. J’ai cru , mon ami» dans une matiere aufli grave, devoir faire parler la raifon feule, & vous prefenter les chofes exadement telles qu’el- les font. Si j’avois voulu les peindre telles que je les vois, & faire parler le fentiment & Phu- jnanite, j’aurois pris un langage fort different. 2 17 H e' L o i S E« Vous favez que mon pere dans fa jeuneffe cut 1c malheur de tuer un homrae en duel; cet homme etoit fon ami; ils fe battirent a regret, l’infenfe poiftt-d’honneur les y contraignit. Le coup mortel qui priva l’un de la vie ota pour jamais le repos a l’autre. Le trifte remord n’a pu depuis ce terns fortir de fon coeur; fouvent dans la folitude on l’entend pleurer & gemir; il croit fentir encore le fer pouffe par fa main cruelle entrer dans le coeur de fon ami; il voit dans fombre de la nuit fon corps pale -& fan- giant ; il contemple en fremiffant la plaie mor- telle; il voudroit etancher le fang qui coule, Veffroi le faifit, il s’ecrie, ce cadavre affreux ne ceffe de le pourfuivre. Depuis cinq ans qu’il a perdu le cher foutien de fon nom & fef. poir de fa famille, il s’en reproche la morfc, com me un jufte chatiment du Ciel, qui ven- gea fur fon fils unique le pere infortune qu’il priva du lien. Je vous 1’avoue; tout cela joint a mon aver¬ sion naturelle pour la cruaute m’infpire une telle horreur des duels, que je les regarde com- me le dernier degre de brutalite ou les hom- mes puiffent parvenir. Celui qui va fe battre de gaite de coeur n’eft a mes yeux qu’une be- te feroce qui s’efforce d’en dechirer une au¬ tre , & s’il refte le moindre fentiment naturel dans leurame, je trouve celui qui perit moins a plaiiidre que le vainqueur. Voyez ces hom- O f 5rg La Noxjvelle mes accoutumes au fang : ils ne bra vent les remords qu’en etouffant la voix de la nature; ils deviennent par degres cruels, infenlibles; ils fe jouent de la vie des autres, & la pu- liition d’avoir pu manquer d’humanite eft de la perdre enfin tout-a-fait. Que font - ils dans cet etat ? repond ; veux-tu leur devenir femblable ? Non, tu n’es point fait pour cet odieux ab- brutilfement; redoute le premier pas qui peut t’y conduire: ton ame eft encore innocente & faine; ne commence pas a la depraver au pe¬ ril de ta vie, par un effort fans vertu, un cri¬ me fans plaifir , un point-d’honneur fans raifon. Je ne t’ai rien dit de ta Julie; elle gagne- ra , fans doute, a laiffer parler ton coeur. Un mot, un feul mot, & je te livre a lui. Tu m’as honoree quelquefois du tendre nom d’e- poufe : peut-etre en ce moment dois-je porter celui de mere. Veux-tu me laiffer veuve avant qu’un noeud facre nous unilTe ? P. S. J’emploie dans cette lettre une autorite a laquelle jamais i homme fage n’a refifte. Si vous refufez de vous y rendre, je n’ai plus rien a vous dire ; mais penfez - y bien auparavant. Prenez huit jours de reflexion pour mediter fur cet important fujet. Ce n’eft pas au nom de la raifon que je vous demande ce delai, c’eft au mien. Souvenez- vous que j’ufe en cette occafion du droit que vousm’avez donne vous-meme & qu’il s’etend au moins julques-la. L E T T R E LVIII. De Julie a Milord Edouard . n’eft point pour me plaindre de vous. Milord, queje vous ecris : puifque vous m’ou- tragez, il faut bien que j’aie avec vous des torts que j’ignore. Comment concevoir qu’un honnete homme voulut deshonorer fans fujet une famille eftimable ? Contentez done votre vengeance, ft vous la croyez legitime. Cette lettre vous donne un moyen facile de perdre une malheureufe fille qui ne fe confolera ja¬ mais de vous avoir oifenfe, & qui met a vo¬ tre indifcrction I’honneur que vous voulez lui oter. Oui, Milord, vos imputations etoient juf- tes, j’ai un amant aime *, il eft maitre de mon cocur & de ma perfonne la mort feule pourra briber un noeud ft doux. Cet amant eft celui- meme que vous honoriez de votre amide: ii en eft digne, puifqu’il vous aime & qu’il eft vertueux. Cependant il va perir de votre main ; je fais qu’il faut du fang a l’honneur outrage; je fais que fa valeur meme le perdraj je fais que dans un combat ft peu redoutable pour vous , fon intrepide coetir ira fans crainte cher- cher le coup mortel. J’ai voulu retenir ce zele t „ 22<3 La Nouvelle inconfidere ; j’ai fait parler la raifon. H&as! en ecrivant ma lettre j’en fentois l’inutilite, & quelque refped que je porte a fes vertus , je n’en attends point de lui d’aifez fublimes pour le detacher d’un faux point-d’honneur. Jouiflez d’avanee du plailir que vous aurez de percer le fein de votre ami: mais fachez, homme bat- bare , qu’au moins vous n’aurez pas celui de jouir de mes larmes & de contempler mon de- fefpoir. Non, j’en jure par famour qui gemit au fond de mon coeur j foyez temoin d’un fer¬ ment qui ne fera point vain *, je ne furvivrai pas d’un jour a celui pour qui je refpire, & vous aurez la gloire de mettre au tombeau d’un feul coup deux amans infortunes , qui n’eurent point envers vous de tort volontaire, & qui fe plai- foient a vous honorer. On dit, Milord, que vous avez fame belle & le coeur fenfible. S’ils vous lailfent gouter en paix une vengeance que je ne puis com- prendre & la douceur de faire des malheu- reux, puiifent-ils quand je ne ferai plus, vous infpirer quelques foins pour un pere & une mere inconfolables, que la perte du feul en¬ fant qui leur refte va livrer a d’eternelles douleurs. . .11 ■ ' l l - II I — - . 11 ■■ —~ L E T T R E LIX. De M. d'Orbe d Julie. $E me hate, Mademoifelle, felon vosordresi de vous rendre compte de la eommiflion dont vous m’avez charge. Je viens de chez Milord Edouard que j’ai trouve fouffrant encore de fon cntorfe, & ne pouvant marcher dans fa cham- fcre qu’a l’aide d’un baton. Je lui ai remis, vo- tre lettre qu’il a ouverte avec empreifement; il m’a paru emu en la lilant: il a reve quel- que terns, puis il l’a relue une feconde fois avec une agitation plus fenfible. Voici ce qu’il m’a dit en la fintifant. Vous favez , Monfieur , que les affaires d’bonneur out leurs regies dont on tie pent fe departir : vous avez vu ce qui s'eft paffe dans celle-ci > il faut qu'elk foit vuidee re- guliirement. Prenez deux amis , & donnez vous la peine de revenir id demain matin avec eux ; vous faurez alors ma resolution. Je lui ai re- prefente que l’affaire s’etant paflee entre nous, il feroit mieux qu’elle fe terminat de meme. Je fais ce qui convient , m’a - t - il dit brufque- ment , & ferai ce quiifaut. Amenez vos deux amis , ou je n'ai plus rien d vous dire. Je fuis ford la-delfus, cherchant inutilement dans ma tete quel peut ecre foil bizarre delfein 5 quoi qu’il en foit, j’aurai l’honneur de vous voir c§ La Nouvelle foir, & j’executerai demain ce que vous me prefcritez,. .Si vo.us trouvez a propos que j’aille au rendez-vous avec mon cortege, je le compo- ferai de gens dont je fois fur a tout evenement. t E T T R E LX. A Julie. |pt ’'L*' ALME tes allarmes, tetidre & chere Julie, & fur le recit de ce qui vient de fe paifer con- nois & partage les fentimens que j’eprouve. J’etois fi rempli d’indignation quand je re- qus ta Lettre, qu’a peine pus-je la lire avec l’attention qu’elle meritoit. J’avois beau ne la pouvoir refuter: l’a veugle cole re etoit la plus forte. Tu peux avoir raifon, difois-je en moi- meme, mais ne me parle jamais de te laifTer avilir. Duffai-je te perdre & mourir coupable, je ne fouffrirai point qu’on manque au refpedl qui t’eft du, & tant qu’il me reftera un fou- fle de vie, tu feras honoree de tout ce qui t’approche , commf tu l’es de mon coeur. Je ne balanqai pas pourtant fur les huit jours que tu me demandois > l’accident de Milord Edouard & mon voeu d’obeilfance concouroient a rendre ce delai neceflaire. Refolu , felon tes ordres, d’employer cet intervalle a mediter fur le fujet de ta lettre, je m’occupois fans celfe a la re- H E ; L O li S -i; 22 i lire & ay reflechir, non pour changer de fen,- timent, mais pour juftifier le mien. J’avois repris ce matin cette lettre trop fa- ge & trop judicieufe, a mon gre, & je la re- lifois avec inquietude, quand on a frappe a la porte de ma chambre. Un moment apres, j’ai vu entrer Milord Edouard fans epee, appuye fur une cannej trois perfonties le fuivoient, parmi lefquelles j’ai reconnu M. d’Orbe. Sur- pris de cette villte imprevue, j’attendois en filence ce qu’elle devoir produire, quand E- douard m’a prie de lui donner un moment d’au- dience , & de le laiffer agir & parler fans l’in- terrompre. Je vous en demande, a-t-il dit, votre parole 5 la prefence de ces Meflieurs, qui font de vos amis, doit vous repondre que vous ne l’engagez pas indifcrettement. Je l!ai promis fans balancer,- a peine avois-je acheve que j’ai vu avec l’etonnement que tu peux concevoir Milord Edouard a genoux devant moi. Surpris d’une 11 etrange attitude, j’ai voulu fur le champ le relever mais apres m’avoir rappelle ma promelfe , il m’a parle dans ces termes. “ Je „ viens , Monlieur, retrader hautement les dif- „ cours injurieux que 1’ivrelfe m’a fait tenir „ en votre prefence : leur injuftice les rend „ plus ofFenfans pour moi que pour vous , & „ je m’en dois l’authentique defaveu. Je me ^ foumets a toute la punition que vous vou- „ drez m’impofer, & je ne croirai monhon- £24 L A N. 0 U V E L L E ,, neur retabli que quand ma faute fera repa- w ree. A quelque prix que ce foit, accordez- moi le pardon que je vous demande , & me rendez votre ami.de. „ Milord, lui ai-je dit auifi-t6t, je reconnois maintenant votre ame grande & genereufe ; & je fais bien diftinguer en vous les difcours que le coeur didle de ceux que vous tenez quand vous n’etes pas a vous- meme; qu’ils foient a jamais oublies. A l’inf- tant, je l’ai foutenu en fe relevant, & nous nous fommes embraces. Apres cela Milord fe tournant vers les .fpe&ateurs, leur a dit; Mef- fieurs , je vous rentercie de votre cqmplnifance, De braves gens comme vous , a-t.il ajoute d’un air fier & d’un ton anime, fentent que celui qui repare ainfi fes torts , rfen fait eyidurer de perfon- tie. Vous pouvez publier ce que vous avcz vu. Enfuite il nous a tous quatre invites a fouper pour ce fbir, & ces Meftieurs font fords. A peine avons-nous ete feuls qu’il eft reve- nu m’embrafler d’une maniere plus tendre & plus amicale ,* puis me prenant la main & s’af- feyant a cote de moi; heureux mortel, s’eft-il eerie, jouilfez d’un bonheur dont vous etes digim Le coeur de Julie eft a vous; puiiliez- vous tous deux.que dites-vous, Milord ? ai-je interrompu; perdez vous le fens? Non, m’a-t-ii dit en fouriant, mais peu s’en eft fallu que je ne le perdiffe, & e’en etoit fait de moi, peu|-etre, ft celle qui m’otoit la raifon ne me I’eut H e' L 0 1 S, e; 1’eut rendue. Alors il m’a remis une Iettre que j’ai ete furpris de voir ecrite d’une main qui n’en ecrivit jamais a d’autre homme qu’a moi. Quels mouvemens j’ai fenti a fa le&ure ! Je voyois une amante incomparable vouloir fe per- dre pour me fauver, & je reconnoiffois Julie. Mais quand je fuis parvenu a cet endroit ou elle jure de ne pas furvivre au plus fortune des hommes, j’ai fremi des dangers que j’avois courus , j’ai murmure d’etre trop aime, & mes terreurs m’ont fait fentir que tu n’es qu’une mortelle. Ah ! rend - moi le courage dont tu me prives *, j’en avois pour braver la mort qui lie menaqoit que moi feul *, je n’en ai point pour mourir tout entier. Tandis que mon ame fe livroit a ces refle¬ xions ameres, Edouard me tenoit des difcours auxquels j’ai donne d’abord peu d’attention: dependant il me l’a rendue a force de me par- ler de toi$ car ce qu’il m’en difoit plaifoit k mon coeur & n’excitoit plus ma jaloufie. Il m’a paru penetre de regret d’avoir trouble nos feux & ton repos j tu es ce qu’il honore le plus au monde, & n’ofant te porter les excufes qu’il m’a faites, il m’a prie de les recevoir en ton nom & de te les faire agreer. Je vous ai re¬ garde, m’a-t-il dit, comme fon reprefentant, & n’ai pu trop m’humilier devant ce qu’elle ai¬ me , ne pouvant fans la compromettre m’adref. fer a fa perfonne ai meme la nommer. If Tome IV. P 22 6 La Nouvelle avoue avoir congu pour toi les fentimens dont on ne peut fe defendre en te voyant avec trop de foin $ mais c’etoit unc tendre admiration plut6t que de l’amour. Ils ne lui ont jamais infpire ni pretention ni efpoir j il les a tous facrifies aux notres a Pinftant qu’ils lui ont ete connus j & le mauvais propos qui lui eft echap- pe etoit l’eifet du punch & non de la jalou- he. II traite l’amour en philofophe qui croit fon ame au-delfus des paflions: pour moi, je fuis trompe s’il n’en a deja relfenti quelqu’une qui ne permet plus a d’autres de germer pro- fondem^nt. II prend l’epuifement du coeur pour 1’efFort de la raifon , & je fais bien qu’aimer Julie & renoncer a elle n’eft pas une vertu d’homme. II a de/ire de fa voir en detail 1’hiftoire de nos amours, & les caufes qui s’oppofen t au bonheur de ton ami: j’ai cru qu’apres ta lettre une demi-confidfence etoit dangereufe & hors de propos j je l’ai faite entiere, & il m’a ecoute avec une attention qui m’atteftoit fa fincerite. J’ai vu plus d’une fois fes yeux humides & fon ame attendrie ; je remarquois fur-tout l’impref. fion puilfante que tous les triomphes de la vertu faifoient fur fon ame , & je crois avoir acquis a Claude Anet uft nouveau protedleur qui ne fera pas moins zele que ton pere. Ii n’y a, m’a-t-il dit, ni incidens ni avanture* dans ce que vous m’avez raconte, & les ca H e' L- 0 1 S E. 22? trophes d’un Roman m’attacheroient beauqoup moins ; tant les fentimens fuppleent aux fitua- tions, & les procedes honnetes aux adions cclatantes. Vos deux ames font fi extraordinai- res qu’on n’en peut jugp fur les regies com¬ munes; le bonheur n’eli pour vous ni fur la meme route ni de la meme efpece que celui des autres hommes; ils ne cherchent que la puif- fance & les regards d’autrui; il ne vous faut que la tendreife & la paix. II s’eft joint a vo- tre amour une emulation de vertu qui vous eleve , & vous vaudriez moins i’un & l’autre fi vous ne vous etiez point aimes. L’amour paf- fera, ofe-t-il ajouter , (pardonnons - lui ce blaf- pheme prononce dans l’ignorance de fon cceur,) l’amour palfera, dit - il, & les vertus refte- ront. Ah ! puilfent - elles durer autant que lui, ma Julie! le del n’en demandera pas davantage. Enfin je vois que la durete philofopbique & nationale if alt ere point dans cette honnete An- glois Vhumatiite naturelle, & qu’il s’interelfe veritablement a nos peines. Si le credit & la. richefle nous pouvoient etre utiles , je croisque nous aurions lieu de compter fur lui. Mais helas ! de quoi fervent la puilfance & l’argent pour rendre les coeurs heureux ? Cet entretien, durant lequel nous ne comp- tions pas lesheures, nous a menes jufqu’acel- le du dine ; j’ai fait apporter un poulet, & P 2 228 La Nouvelle apres le dine nous avons continue de caufer. Ii m’a parle de fa demarche de ce matin, & je n’ai pu m’empecher de temoigner quelque furprife d’un procede fi authentique & fi peu mefure: Mais outre la raifon qu’il m’en avoit deja donnee, il a ajoute qu’une demi fatisfac- tion etoit indigne d’un homme de courage; qu’il la falloit complete ou nulle 5 de peur qu’on ne s’avilit fans rien reparer, & qu’on ne fit attribuer a la crainte une demarche faite a contre coeur & de mauvaife grace. D’ailleurs, a-t-il ajoute, ma reputation eft faite; je puis etre jufte fans foupqon de laehete; mais vous qui etes jcune & debutez dans le monde, il faut que vous fortiez fi net de la premiere af¬ faire qu’elle ne tente perfonne de vous en fuf- citer une {^econde. Tout eft plein de ces pol- trons adroits qui cherchent, comme on die , a tater leur homme ; e’eft - & - dire , a decouvrir quelqu’un qui foit encore plus poltron qu’eux, & aux depens duquel ils puiffent fe faire valoir. Je veux eviter a un homme d’honneur comme vous la neceflite de Ghatier fans gloire un de ces gens-la, & j’aime mieux, s’ils ont befoin de lecon qu’ils la recoivcnt de moi que de vous; car une affaire de plus n’6te rien a celui qui en a deja eu plufieurs : Mais en avoir une eft tou- jours une forte de tache , & l’amant de Julie en doit etre exempt. Yoila fabrege de ma longue converfation ftvec Milord Edouard. J’ai cru necelfaire de t’en rendre compte afin que tu me prefcrives la ma- niere dont je dois me comporter avec lui. Maintenaiit que tu dois etre tranquillifee, chafle, je t’en conjure , les idees funeftes qui t’occupent depuis quelques jours. Songe aux me- nagemens qu’exige l’incertitude de ton etat ac- tuel. Oh ! fi bientot tu pouvois tripler mon etre! Si bientdt un gage adore.efpoir deja trop dequ viendrois-tu m’abufer encore ?. 6 de- iirs ! 6 crainte ! 6 perplexites ! Charmante amie de mon coeur , vivons pour nous aimer, & que le Ciel difpofe du refte. P. S. J’oubliois de te dire que Milord m’a r.e<-’ mis ta Lettre, & que je n’ai point faitdiffi- culte de Ja recevoir, ne jugeant pas qu’un pareil depot doive refter entre les mains d’un tiers. Je te la rendrai a notre premiere entre- vue; car quant a moi, je n’en ai plus afaire. Elle eft trop bien ecrite au fond de mon coeur pour que jamais j’aie befoin de la relire. J^Li LETTRE De Julie . LXL .mene demain Milord Edouard que je me jette a fes pieds comme il s’eft mis aux tiens* P 3 L a. Novvelle 23 © Quelle grandeur! quelle generofite ! O que nous fommes petits devant lui! Conferve ce pre- cieux ami comme la prunelle de ton oeil. Peut- etre vaudroit-il moins s’ii etoit plus temperant; jamais homme fans defauts eut-il de grandes vertus ? Mille angoifles de toute efpece m’avoient jettee dans Fabattement; ta lettre eft venue ra¬ mmer moil courage eteint. Eli diftipant mes terreurs. elle m’a rendu mes peines plus fuppor¬ tables. Je me fens maintenant aifez de force pour fouffrir. Tu vis *, tu m’aimes , ton fang, le fang de ton ami if ont point ete repandus & ton honneur eft en furete: je ne fuis done pas tout-a-fait miferable. Ne manque pas au rendez-vous de demain. Ja¬ mais je n’eus ft grand beCoin dete voir, ni ft peu d’efpoir de te voir long-terns. Adieu, mon cher & unique ami. Tu n’as pas bien dit, ce me fem- ble; vivons pour nous aimer. Ah! il falloit dire* aimons-nous pour vivre. LETTRE LXil. De Claire a Julie . TT? ^ V j; ; 3? audra-t-il toujours, aimable Couftne, ne remplir envers toi que les plus trifles de¬ voirs de Famitie ? Faudra-t-il toujours dans Pa- tnertume de mon coeur afHiger le tien par de H E / L 0 i S E. 531 cruels avis? Helas! tous 110s fentimcns nous font communs, tu le fais bien, & je ne faurois t’annoncer de nouvelles peines que je ne les aie deja fenties. Que lie puis-je te cacher ton infortune fans l’augmenter ! ou que la tendre amitie n’a-t-elle autant decharmes que l’amour! Ah! que j’effacerois promptement tous les cha¬ grins que je te donne ! Hier apres le concert, ta mere en s’en re- tournant ayant accepte le bras de ton ami, & toi celui de M. d’Orbe , nos deux pares ref- te rent avec Milord a parler de politique ; fujet dont je fuis fi excedee que l’ennui me chaifa dans ma chambre. Une demi-heure apres, j’entendis nommer ton ami plufieurs fois avep aflez de vehemence: je connus que la conver- fation avoit change d’objet & je pretai l’o- reille. Je jugeai par la fuite du difcours qu’E- douard avoit ofe propofer ton mariage avec ton ami, qu’il appelloit hautement le fieri', & auquel il offroit de faire en cette qualite un etabliflement convenable. Ton pere avoit re- jette avec mepris cette propofition , & e’etoit la-deflus que les propos commencoient & s’e- chauffer. Sachez , lui difoit Milord, malgre vos prejuges, qu’il eft de tous les hommes le plus digne d’elle & peut - etre le plus propre a la rendre heureufe. Tous les dons qui ne depen¬ dent pas des hommes, il les a requs de la na¬ ture , & il y a ajoute tous les talcns qui ont P4 La Nouvelle 232 dependu delui. II eftjeune, grand, bienfaitj robufte, adroit; ii a de Feducation, du fens, des moeurs, du courage; il a Fefprit orne, Famefaine, que lui manque-t-il done pour me- riter votre aveu ? La fortune ? II l’aura. Le tiers de mon bien fuftit pour en faire le plus riche particulier du Pays de Vaud, j’en don- nerai s’il le faut jufqu’a la moitie. La noblef- fe? Vaine prerogative dans un pays ou elle eft plus nuifible qu’utile. Mais il Fa encore, n’en doutez pas, non point ecrite d’encre en de vieux parchemins , mais gravee au fond de fori . coeur en cara&eres inefacables. En un mot, fi vous preferez la raifon au prejuge, & ft vous aimez mieux votre fille que vos titres, e’eft a lui que vous la donnerez. La-deifus ton pere s’emporta vivement. Ii traita la pr opofition d’abfurde & de ridicule. Quoi ! Milord, dit-il, un homme d’honneur, comme vous, peut-il feulement penfer que le dernier rejetton d’une famille illuftre aille eteindre ou degrader foil nom dans celui d’un. Quidam fans afyle, & reduit a vivre'd’aumo- nes ?.Arretez, interrompit Edouard , vous parlez demon ami, fongez que je prends pour moi tous les outrages qui lui font faits en ma prefence, & que les noms injurdeux a un horn- me d’honneur le font encore plus a celui qui les prononce. De tels quidams font plus ref- pecftables que tous les Houbereaux de FEurope, H e' l o i s i: 233 & je vous defie de trouver aucun moyen plus honorable d’aller a la fortune que les homrna- ges de Feftime & les dons de l’amitie. Si le Gendre que je vous propofe ne compte point, comme vous, une longue fuite d’ayeux toujours incertains , il fera le fondement & rhonneur de fa maifon comme votre premier an- cetre le fut de la v6tre. Vous feriez-vous done tenu pour deshonore par l’alliance du chef de votre famille , & ce mepris ne rejailliroit - il pas fur vous-nieme? Combien de grands noms retomberoient dans l’oubli fi Ton ne tenoit compte que de ceux qui ont commence par un homme eftimable ? Jugeons du paffe par le prefent j fur deux ou trois Citoyens qui s’illuf- trent pas des moyens honnetes , mille coquins annobliftent tous les jours leur famille; & que prouvera cette nobleife dont leurs defeendans fe- ront 'fi fiers , fi non les vols & Finfamie de leur ancetre ? ( n ) On voit, je l’avoue , beau- coup de malhonnetes gens parmi les roturiers > mais il y a toujours vingt a parier contre un qu’un gentilhomme defeend d’un frippon. Laif- fons , fi vous voulez l’origine a part, & pefons le merite & les fervices. Vous avez porte les armes chez un Prince etranger; foil pere les a ( n ) Fes lettres de nobleffe font rares en ce fiecle , & meme elles y ont ete illuftrees au moins line fois. Mais quant a la nobleife qui s’acquiert a prix d’argent & qu’on achette avec des charges , tout ce que j’y vois de plus honorable eft le privilege de n’etrepas pendu. p r 234 L A N O V V E L L 2 portees gratuitement pour la patrie. Si vous avez bien fervi, vous avez ete bien paye, & quelque honneur que vous ayez acquis a la guerre, cent roturiers en ont acquis encore plus que vous. De quoi s’honore done, continua Milord Edouard, cette nobleiTe dont vous etes 11 fier ? Que fait-elle pour la gloire de la patrie ou le bonheur du genre humain ? Mortelle ennemie des loix & de la liberte , qu’a-t-elle jamais pro- duit dans la plupart des pays ou elle brille, ii ce n’eft la force de la Tyrannie & l’opprellion des peuples ? Ofez-vous dans une Republique vous honorer d’un etat deftrudeur des vertus & de Thumanite? d’un etat ou l’on fe vante de 1’efcfavage, & ou l’on rougit d’etre homme? Lifez les annales de votre patrie (o) j en quoi votre ordre a-t-il bien merite d’ehe ? Quels no¬ bles comptrez vous parmi fes liberateurs? Les Furjl, les Tell , les Stoujf'acher etoient-ils gen- tilshommes? Quelle eft done cette gloire infen-. fee dont vous faites tant de bruit? Celle de fervir un homme , & d’etre a charge a l’Etat. Conqois, ma chere , ce que je fouffrois de voir cet honnete homme nuire aind par une aprete deplacee aux interets de l’ami qu’il vou- (o') II y a ici beau coup d’inexaditude. Le Pays de Vaud n’a jamais fait partie de la Suiffe. C’eil une con- quete des Beinois, & fes habitans ne font ni citoyens ni libres, mais fujets. H e' L 0 l S E. 23? loit fervir. En efFet, ton pere irrite par tant d’inve&ivcs piquantes quoique generates , fe mit a les repoufler par des perfonnalites. II dit net- tement a Milord Edouard que jamais homme de fa condition n’avoit tenu les propos qui ve- noient de lui echapper. Ne plaidez point inuti- lement la caufe d’autrui, ajouta-t-il d’un ton brufque; tout grand feigneur que vous etes, je doute que vous pufliez bien defendre la votre fur le fujet en queftion. Vous demandez ma Me pour votre ami pretendu, fans favoir (I vous- meme feriez bon pour elle *, & je connois aflez la nobleSe d’Angleterre pour avoir fur vos dif- cours une mediocre opinion de la votre. Pardieu ! dit Milord, quoi que vous penliez de moi, je ferois bien fache de n’avoir d’au- tre preuve de mon merite que celui d’un hom- me mort depuis cinq cens ans. Si vous con- noiifez la noblefle d’Angleterre, vous favez qu’elle eft la plus eclairee , la mieux inftrui- te, la plus fage & la plus brave de l’Europe: avec cela, je n’ai pas befoin de chercher ft clle eft la plus antique ; car quand on parte de ce qu’elle eft, il n’eft pas queftion de ce qu’elle fut. Nous ne fommes point, il eft vrai» les efclaves du Prince mais fes amis, ni les tyrans du peuple mais fes chefs. Garans de la liberte , foutiens de la patrie & appuis du tro- ne, nous formons un invincible equilibre en- tre le peuple & le RoL Notre premier devoir 236 La Nouvelle eft envers la Nation; le fecond, envers celui qui la gouverne : ce n’eft pas fa volonte mais fon droit que nous confultons. Miniftres fupre- mes des loix dans la chambre des Pairs, quel- quefois rnetiie legislateurs, nous rendons ega- lement juftice au peuple & au Roi, & nous ne fouffrons point queperfonne dife, Dieu & mon fyee , mais feulement, Dieu & mon droit . Voila, Monfieur, continua-t-il, quelle eft cette noble fie refpedable, ancienne aucant qu’au- cune autre, mais plus fiere de fon merite que de fes ancetres, & dont vous parlez fans la connoitre. Je ne fuis point le dernier en rang dans cet ©rdre illuftre, & crois, malgre vos pretentions, vous valoir a tons egards. J’aiune foeur a marier : elle eft noble, jeune , aima- ble, riche j elle ne cede a Julie que par les qualites que vous comptez pour rien. Si qui- conque a fend les charmes de votre fille pou- voit tourner ailleurs fes yeux & fon coeur, quel honneur je me ferois d’accepter avec rien pour mon Beaufrere celui que je vous propofe pour Gendre avec la moitie de mon bien! Je connus a la replique de ton pere qiie cet¬ te con verfation ne faifoit quefaigrir, &, quoi- que penetree d’admiration pour la generoftte de Milord Edouard, je fends qu’un homme aufll peu liant que lui n’etoit propre qu’a ruiner k jamais la negociation qu’il avoit entreprife. Je me hatai done de rentrer avant que les chofes H e' L O i S E. 237 allaflcnt plus loin. Mon retour fit rompre cet entretien, & Ton fe fepara le moment d’apres aflez froidement. Quant a mon pere , je trou- vai qu’il fe comportoit tres - biea dans ce de- mele. 11 appuya d’abord avec interet la propo- fitionj mais voyant que ton pere n’y vouloit point entendre, & que la difpute commenqoit a s’animer, il fe retourna comme de raifon du parti de fon Beaufrere, & en interrompant a propos Fun & 1’autre par des difcours moderes , il les retint tous deux dans des bornes dont ils feroient vraifemblablement fortis s’ils fuffent reftes tete-a-tete. Apres leur depart 5 il me fit confidence de ce qui venoit de fe paffer, & comme je previs ou il en alloit venir, je me hatai de lui dire que les chofes etant en cet etat , il ne convenoit plus que la perfonne en queftion te vit fi fouvent ici, & qu’il ne con- viendroit pas raeme qu’il y vint du tout > fi ce n’etoit faire une efpece d’affront a M. d’Orbe dont il etoit l’ami*, mais que je le prierois de l’amener plus rarement ainfi que Milord Edouard, C’eft, ma chere, tout ce que j’ai pu faire de mieux pour ne leur pas fermer tout- a-fait ma porte. Ce n’eft pas tout: La crife ou je te vois me force a revenir fur mes avis precedens. L’afiaire de Milord Edouard & de ton ami a fait par la ville tout 1’eclat auquel on devoit s’attendre. Quoique M, d’ Orbe ait garde le fecret fur le 238 La JSTouvelle ** ** fond de la querelle , trop ^’indices le decel- . lent pour qu’il puiffe refter cache. On foup- qonne, on conjedure, on te nomme : le rapport du guet n’eft pas fi bien etouffe qu’on ne s’en fouvienne , & tu n’ignores pas qu’aux yeux du public la verite foupqonnee eft bien pres de Pevidence. Tout ce que je puis te dire pour ta confolation c’eft qu’en general on approuve ton choix, & qu’on verroit avec plaifir 1’union d’un (i charmant couple; ce qui me confirme que ton ami s’eft bien comporte dans ce pays & n’y eft gueres moms aime que toi : Mais que fait la voix publique a ton inflexible pe- re ? Tous ces bruits lui font parvenus ou lui vont parvenir , & je fremis de l’effet qu’ils peu- vent produire, fi tu ne te hates de prevenir fa colere. Tu dois t’attendre de fa part a une ex¬ plication terrible pour toi-meme 9 & peut-etre a pis encore pour ton ami: non que je penfe qu’il veuille a fon age fe mefurer avec un jeu- ne homme qu’il tie croit pas digne de fon epee ; mais le pouvoir qu’il a dans la ville lui four- niroit, s’il le vouloit, mille moyens de lui faire un mauvais parti, & il eft a craindre que fa fu- reur ne lui en infpire la volonte. Je t’en conjure a genoux, ma douce amie, fonge aux dangers qui t’environnent, & dont le rifque augmente a chaque inftant. Un bon- heur inoui t’a prefervee jufqu’a prefent au mi¬ lieu de tout cela ; tandis qu’il en eft terns en- I H e' l o i S E. 239 core , mets le fceau de la prudence au myftere de tes amours, & ne pouffe pas a bout la for¬ tune , de peur qu’elle n’enveloppe dans tes mal- heurs celui qui les aura caufes. Croi-moi, mon ange, l’avenir eft incertain; mille evenemens peuvent, avec le terns, offrir des resources inefperees j mais quant a prefent, je te l’ai dit & le repete plus fortement > eloigne ton ami j ou tu es perdue. L E T T R E LXIIL De Julie a Claire. HP out ce que tu avois prevu, ma chere, eft arrive. Hier une heure apres notre retour, mon pere entra dans la chambre de ma mere, les yeux etincellans, le vifage enflamme j dans un etat en un mot ou je ne l’avois jamais vu. Je compris d’abord qu’il venoit d’avoir querelle ou qu’il alloit la chercher, & ma confcience agitee me fit trembler d’avance. 11 commenqa par apoftropher vivement, mais en general, les meres de famille qui appcllent indifcrettement chez elies de jeunes gens fans etat & fans nom , dont le commerce n’attire que honte & deshonneur a celles qui les ecoutent. Enfuite voyant que cela ne fuffifoit pas pour arracher quelque reponfe d’une femme intimi- dee, il cita fans management en exemple ce 240 La Nouvelle qui s’etoit palfe dans notre maifon, depuis qu’onyavoit introduit un pretendu bel-efprit, un difeur de riens, plus propre a corrompre line fille fage qu’a lui donner aucune bonne inf- truction. Ma mere, qui vit qu’elle gagneroit peu de chofe a fe taire , Parreta fur ce mot de corrompre , & lui demanda ce qu’il trouvoit dans la conduite ou dans la reputation de l’hon- nete homme dont il parloit, qui put autorifer de pareils foupqons. Je n’ai pas cru , ajouta-t- elle , que l’efprit & le merite fuflent des titres d’exdufion dans la fociete. A qui done faudra- t-il ouvrir votre maifon li les talens & les moeurs n’en obtiennent pas l’entree? A des gens Por¬ tables , Madame , reprit-il en colere , qui puif- fent reparer l’honneur d’une fille quand ils Pont oiFenfe. Non , dit-elle, mais a des gens de bien qui ne Poifenfent point. Apprcnez; dit-il, que e’eftoifenfer Phonneur d’une maifon que d’ofer en foliciter l’alliance fans titres pour l’obtenir. Loin de voir en cela, dit ma mere , une offen- fe, je n’y vois au contraire qu’un temoignage d’eftime. D’ailleurs, je ne fache point que ce- lui contre qui vous vous emportez ait rien fait de femblable a votre egard. II 1’a fait, Ma¬ dame, & fera pis encore li je n’y mets ordre: mais je veillerai, n’en doutez pas, aux foins que vous remplilfez li mal. Alors commenqa une dangereufe altercation qui m’apprit que les bruits de ville dont tu paries etoier\t H e' l O l S E. 24 r etoient ignores de mes parens, mais durant laquelle ton indigne Coufine eut voulu etre a cent pieds fous terre> Imagine-toi la meilleure & la plus abufee des meres faifant l’eioge de fa coupable fille, & la louant, helas ! de tou- tes les vertus qu’elle a perdues, dans les ter- mcs les plus honorables, oil pour mieux dire, les plus humilians. Figure - toi un pere irrite, prodigue d’expreilions offenfantes, & qui dans tout fon emportement n’en lailfe pas echapper une qui marque le moindre doute fur la fagef- fe de celle que le retnord dechire & que la honte ecrafe en fa pre fence. O quel incroya- ble tourment d’une confcience avilie de fe re- procher des crimes que la colere & 1’indigna- tion ne pourroi^nt foupqonner ! Quels poids ac- cablant & infupportable que celui d’une faufle iouange, & d’une eftime quelecoeur rejette en fecret! Je m’en fentois tellement oppreifee , que pour me delivrer d’un fi cruel fupplice j’etois prete a tout avouer, (i rnon pere m’en eut lailfe le terns *, mais l’impetuofite de fon emportement lui faifoit redire cent fois les memes chofes, & changer a chaque inftant de lujet. II remarqua ma contenance balfe, eperdue , humiliee, in¬ dice de mes remords. S’il n’en tira pas la con- fequence de ma faute, il en tira celle de mon amour, & pour m’en faire plus de honte, il en outragea l’objet en des termes Ii odieux & fi meprifans , que je ne pus malgre tous mes Tome IV . Q. 242 La Noutelle efforts le laiffer pourfuivre fans Pinterrompre. Je ne fais, ma chere, ou je trouvai tant de hardieffe & quel moment d’egarement me fit ou- blier ainfi le devoir & la modeftie ; mais fi j’o- fai fortir un inftant d’un iilence refpedtueux, j’en portai, comme tu vas voir , affez rude- ment la peine. Au nom du ciel, lui dis - je, daignez vous appaifer; jamais un homme di- gne de tant d’injures ne fera dangereux pour moi. APinftant, mon pere, qui crut fentir un reproche a travers ces mots & dont la fureur n’attendoit qu’un pretexte, s’elanca fur ta pau- vre amie: pour la premiere fois de ma vie, }e requs un foufflet qui ne fut pas le feul, & fe livrant a fon tranfport avec une violence egale a celle qu’il lui avoit coute, il me mal- traita fans management, quoique ma mere fe fut jettee entre-deux, m’eiit couverte de ion corps, & eut regu queiques - uns des coups qui m’e- toient portes. En reculant pour les eviter je fis un faux pas , je tombai, & mon vifage alia don- ner contre le pied d’une table qui me fit faigner. Ici finit le triomphe de la colere & commen- qa celui de la nature. Ma chute , mon fang , mes larmes , celles de ma mere Pemurent. II me releva avec un air d’inquietude & d’em- preffement, & m’ayant affife fur une chaife, ils rechercherent tous deux avec foin , ii je n’etois point bleifee. Je n’avois qu’une legere contufion au front & ne faignois que du nez. H E / L 0 i S E. 243 • Cependant 5 je vis au changement d’air & de voix de mon Pere qu’ii etoit mecontent de ce qu’ii venoit de faire. II ne revint point a moi par des careffes 5 la dignite paternelle ne fouf- froit pas un changement (I brufque ; mais il revint a ma mere avec de tendres excufes, & je voyois fi bien, aux regards qu’ii jettoit furti- vement fur moi, que la moitie de tout cela m’e- toit indire&ement adreflee. Non , ma chere, il n’y a point de confufion fi touchante que celle d’un tendre pere qui croit s’etre mis dans fon tort. Le coeur d’un pere fent qu’ii eft fait pour pardomier, & non pour avoir befoin dc pardon. Il etoit l’lieure du fouperj on le fit retar¬ der pour me donner le terns de me remettre, & mon pere ne voulant pas que les domeftiques fuffent temoins de mon defordre m’alla cher- cher lui-meme un verre d’eau , tandis que ma mere me ballinoit le vifage. Helas , cette pau- vre tnaman ! Deja languitfante & valetudinaire , elle fe feroit bien paffee d’une pareille fcene, & n’avoit gueres moins befoin de fecours que moi. A table, il ne me parla point; mais ce fi- lence etoit de honte & non de dedain ; il affedoit de trouver bon chaque plat pour dire a ma mere de m’en fervir, & ce qui me toucha le plus fenfi- blement, fut de m’appercevoir qu’ii cherchoit les occafions? de nommer fa fille , & non pas Ju¬ lie comme a l’ordinaire. Apres le foupe, 1’air fe trouva fi froid que Q.a 1 244 La Nouvelle ma mere fit faire du feu dans fa chafnbre. Elll s’atfit a fun des coins de la cheminee & mon pere a l’autre. J’allois prendre une chaife pour me placer entr’eux, quand nfarretant par ma. robe & me tirant a lui fans rien dire, il m’aflit fur fes genoux. Toutcela fefitfi promptement, & par une forte de mouvement fi involontaire, qu’i 1 en eut une efpece de repentir le moment d’apres. Cependant j’etois fur fes genoux , il ne pouvoit plus s’en dedire , & y ce qu’il y avoit de pis pour la contenance, il falloit me tenir embraifee dans cette genante attitude. Tout cela fe faifoit en (Hence *, mais je fentois de terns en terns fes bras fe prelfer contre mes flancs avec mi foupir affez mal etoulfe. Je ne fais quelle mauvaife honte empechoit fes bras paternels de fe livrer a ces douces etreintes ; une certaine gravite qu’on n’ofoit quitter, une certaine con- fufion qu’on n’ofoit vaincre mettoient entre un pere & fa fille ce cliarmant embarras que la pu- deur & l’amour donnent aux amans ; tandis qu’une tendre mere, tanfportee d’aife , devoroit en fecret un (i doux fpe&acle. Je voyois , je fentois tout cela, mon ange, & ne pus tenir plus long-terns a rattendrilfement quime gagnoit. Je feignis de glilfer, je jettai pour me retenir un bras au coup de mon pere; je penchai mon vifage fur fon vifage venerable , & dans un inftant il fut couvert de mes baifers & inonde de mes larmes. Jt'Tends a cedes qui lui couloient H e' L O i S E. 24f des ycux. qu’il etoit lui-meme foulage d’une grande peine ; ma mere vint partager nos tranf- ports. Douce & paifible innocence, tu manquas feule a mon coeur pour faire de cette fcene de la nature le plus delicieux moment de ma vie! Ce matin, la laflitude & le reifentiment de ma chute m’ayant retenue au lit un peu tard, mon pere eft entre dans ma chambre avant que je fulfe levee,- il s’eft aflis a cote de mon lit en s’informant tendrement de ma fante il a pris une de mes mains dans les (iennes, il s’eft abaifte jufqu’a la baifer plufteurs fois en m’ap- pellant fa chere Elle , & me temoignant du re¬ gret de fon emportement. Pour moi, je lui ai dit, & je le penfe, que je ferois trop heureufe d’etre battue tous les jours au meme prix, & qu’il n’y a point de traitement Ci rude qu’une feule de fcs careftes n’efface au fond de moil coeur. Apres cela prenant un ton plus grave , il m’a remife fur le fujet d’hier & m’a (ignifie fa vo- lonte en termes honnetes , mais precis. Vous fa- vez, m’a-t-il dit, a qui je vous deftine , je vous Vai declare des mon arrivee, & ne cliangerai ja¬ mais d’intention fur ce point. Quand a fhomm^ dont m’a parle Milord Edouard, quoique je ne lui difpute point le merite que tout le monde lui trouve, je ne fais s’il a conqu de lui-meme le ridicule efpoir de s’allier a moi, ou ft quelqu’un a pu le lui infpirer j mais quand je n’aurois 0L3 246 La Nouvelle perfonne en vue & qu’il auroit toutes les gul- nees de l’Angleterre , foyez fure que je n’accep- terois jamais un tel gendre. Je vous defends de le voir & de lui parler de votre vie, & cela, au- tant pour la furete de la fienne que pour votre honneur. Quoique je me fois toujours fenti peu d’inclination pour lui, je le hais fur-tout a pre- fent pour les exces qy’il m’a fait commettre, & ne lui pardonnerai jamais ma brutalite. A ces mots, il eft forti fans attendre ma re- ponfe , & , prefque avec le meme air de feverite qu’il venoit de fe reprocher, Ah ! ma Couftne, quels monftres d’enfer font ces prejuges, qui depravent les meilleurs coeurs, & font taire k chaque inftant la nature ? Voila, ma Claire, comment s’eft paflee l’ex- plication que tu avois prevue, & dont je n’ai pu comprendre la caufe jufqu’a-ce que ta let- tre me fait apprife, Je ne puis bien te dire quelle revolution s’eft faite en moi, mais de- puis ce moment je me trouve changee. 11 me femble que je tourne les yeux avec plus de regret fur 1’heureux terns ou je vivois tranquil- le & contente au fein de ma famille , & que je fens augmenter le fentiment de ma faute, avec celui des biens qu’elle m’a fait perdre. J)i, cruelle \ di - le moi fi tu Pofes, le terns de Pamour feroit-il pafle & faut-il ne fe plus revoir ? Ah! fens-tu bien tout ce qu’il y a de fombre & d’lwrible dans cette funefte idee? H e' L o i' S E. 247 Cependant l’ordre de mon pere eft precis, le danger de mon amant eft certain ! Sais-tu ce qui refulte en moi de tant de mouvemens op- pofes qui s’entre-detruifent ? Une forte de ftu- pidite qui me rend Tame prefque infenfible, & ne me laifle l’ufage ni des paflions ni de la raifon. Le moment eft critique, tu me fas dit & je le fens; cependant, je ne fus jamais moins en etat de me conduire. J’ai voulu ten¬ ter vingt fois d’ecrire a celui que j’aime: je fuis prete a m’evanouir a chaque ligne & n’en faurois tracer deux de fuite. II ne me refte que toi , ma douce amie •> daigne penfer , par- ler, agir pour moi j je remets mon fort en tes mains ; quelque parti que tu prennes je con- firme d’avance tout ce que tu feras ; je confie a ton amitie ce pouvoir funefte que l’amour m’a vendu fi cher. Separe-moi pour jamais de moi- meme; donne-moi la mort s’ii faut que je meu- re; mais ne me force pas a me percer le coeur de ma propre main. O mon ange ! ma prote&rice! quel horrible emploi je te laiffe ! Auras-tu le courage de l’exer- cer ? Sauras-tu bien en adoucir la barbar ie ? He- las ! ce n’eft pas mon coeur feul qu’il faut dechi- rer. Claire , tu le fais, tu le fais, comment je fuis aimee! Je n’ai pas meme la confoiation d’etre la plus a plaindre. De grace! fais parler mon coeur par ta bouche; penetre le tien de la ten- dre commiferation de l’amour; confole un in- 0.4 248 La Nouvelle fortune! Di-luicentfois.Ah! di-lui ..'.I Ne crois-tu pas , chere amie , que malgre tous les prejuges, tous les obftacles, tous les revers , le Ciel nous a faits Tun pour l’autre? Oui, oui, j’en fuis fure j il nous deftine a etre unis. II rn’eft impoilible de perdre cette idee; il m’eft impoflible de renoncer a l’efpoir qui la fuit. Di- lui qu’il fe garde lui- meme du decouragement & du defefpoir. Ne t’amufe point a lui demander en mon nom amour & fidelitej encore moins a lui en promettre autant de rna part. L’alFurance n’en eftvelle pas au fond de nos ames? Ne fen - tons-nous pas qu’elles font indivifibles, & que nous n’en avons plus qu’une a nous deux V Di- lui done feulement qu’il efpere; & que fi le fort nous pourfuit, il fe fie au moins a l’amour : car, je le fens, ma Coufine, il guerira de ma- niere ou d’autre les ma ux qu’il nous caufe, Sc quoi que le Ciel ordonne de nous, nous ne vivrons pas long-terns fepares. P, S. Apres ma Lettre ecrite, j’ai paflS dans la cliambre de ma mere, & je my fuis trouvee fi mal que je fuis obligee de venir me re- mettre dans mon lit. Je m’apperqois meme.... je crains..,. ah, ma chere ! je crains bien que ma chute d’hier n’ait quelque fuite plus funefte que je n’avois penfe, Ainfi tout eft fini pour moi i toutes mes efperances nfabandon^ neat en meme terns, 24 9 H e' L O 1 S E. ' L E T T R E LXIV. De C/aire M. d’Orbe. o N pere m’a rapporte ce matin Pentre- tien qu’il eut hier avec vous. Je vois avec plaifir que tout s’achemine a ce qu’il vous plait d’appeller votre bonheur. J’efpere, vous le fa- vez, d’y trouver auili le mien j l’eftime & l’a- mitie vous font acquifes, & tout ce que mon coeur peut nourrir de fentimens plus tendres eft encore a vous. Mais ne vous y trompez pas; )e fuis en femme une efpece de monftre, & je ne fais par quelle bizarrerie de la nature Pami- tie Pemporte en moi fur Parnour. Quand je vous dis que ma Julie m’eft plus chere que vous, vous n’en faites que rire, & cependant rien n’eft plus vrai. Julie le fent fi bien qu’elle eft plus jaloufe pour vous que vous-meme, & que tandis que vous paroidez content, elle trouve toujours que je ne vous aime pas alfez. II y a plus, & je m’attache tellement a tout ce qui lui eft cher, que fon amant & vous, etes a-peu- pres dans mon cceur en meme degre, quoique de differentes manieres. Je n’ai pour lui que de l’amitie, mais elle eft plus vive; je crois fentir un peu d’amour pour vous, mais il eft plus pofe. Quoique tout cela put paroitre alfez equivalent pour troubler la tranquillite d’uiz Q~5 2fo La Nouv, elle jaloux, je ne penfe pas que la v6tre en foit fort alteree. Que les pauvres enfans en font loin , de cette douce tranquillite dont nous ofons jouir j & que notre eontentement a mauvaife grace tan- dis que nos amis font au defefpoir! C’en eft fait, ii faut qu’ils fe quittent; voici finftant peut-etre, de leur eternelle feparation, & la trifteffe que nous leur reprochames le jour du concert etoit peut-etre un preifentiment qu’ils fe voyoient pour la derniere fois. Cependant, votre ami ne fait rien de fon infortune : Dans la fecurite de fon coeur il jouit encore du bonheur qu’il a perdu *, au moment du defefpoir il goute en idee une ombre de felicite; & comme celui qu’enleve un trepas imprevu, le malheureux fbnge a vivre & ne voit pas la mort qui va le faifir. Helas! c’eft de ma main qu’il doit rece- voir ce coup terrible ! O divine amitie ! feule idole de mon coeur! vien I’animer de ta fainte cruaute. Donne-moi le courage d’etre barbare , & de te fervir dignement dans un (i douloureux devoir. Je compte fur vous en cette occafion , & j’y compterois meme quand vous m’aimeriez moins; car je connois votre ame 3 je fais qu’elle n’a pas befoin du zele de I’amour , oil parle celui de l’hu- manite. Il s’agit d’abord d’engager notre ami a venir chez moi demain dans la matinee. Gardez- vous, au-furpius, de l’avertir de rien. Aujour- H e' l o i s e. 2fr d’hui Ton me laifle libre, & j’irai pafler l’apres- midi cbez Julie> tachcz de trouver Milord E- douard, & de venir feul avec lui m’attendre a huit heures, afin de convenir enfemble de ce qu’il faudra faire pour refoudre au depart cet in- fortune , & prevenir fon defefpoir. J’efpere beaucoup de fon courage & de nos foins. J’efpere encore plus de fon amour, La vo- lonte de Julie, Ie danger que courent fa vie & fon honneur font des motifs auxquels il ne refif- tera pas. Quoi qu’il en foit, je vous declare qu’il ne fera point queftion de noce entre nous que Julie ne foit tranquille, & que jamais les larmes de mon ami n’arroferont le nceud qui doit nous unir. Ainfi , Monfieur, s’il eft vrai que vous m’ai- miez, votre interet s’accorde en cette occalion avec votre gcnerofite 5 & ce n’eft pas tellement ici 1’affaire d’autrui, que ce ne foit aufti la votre. f * L E T T R E LXV. De Claire a Julie . JL out eft fait; & malgre fes imprudences, ma Julie eft en furete. Les fecrets de ton coeur font enfevelis dans l’ombre du myftere, tu es encore au fein de ta famille & de ton pays, cherie, ho- noree , jouiffant d’une reputation fans tache , Sc d’une eftime univerfelle. Confidere en fremiflant • Jes dangers que la honte ou l’amour font fait courir en faifant trop ou trop peu. Apprens a ne 2 La Nouvelli vouloir plus concilier des fentimens incompatU Lies , & benis le Ciel, trop aveugle amante ou fille trop craintivc, d’un bonheur qui n’etoit referve qu’a toi. Jc voulois eviter a ton trifle coeur le detail de ee depart fi cruel & ft neceffaire. Tu fas voulu, je l’ai promis , je tiendrai parole avec cette meme franchife qui nous eft commune, & qui ne mit jamais aucun avantage en balance avec la bonne foi. Lis done , chere & deplorable amie; lis puif- qu’il le faut i mais prend courage & tien toi ferme. Toutes les mefures que j’avois prifes & dont je te rendis compte hier ont ete fuivies de point en point. En rentrant chez moi j’y trouvaiM. d’Orbe & Milord Edouard. Je commenqai par declarer au dernier ce que nous favions de Ton heroique ge- iierolite, & lui temoignai combien nous en etions toutes deux penetrees. Enfuite, je leur expofai les puiiTantes raifons que nous avions d’eloigner promptement fon ami, & les difticultes que je prevoyois a Ty refoudre. Milord fentit parfaite- ment tout cela & montra beaucoup de douleur de Eeflet qu’avoit produit fon zele inconfidere. Ils Gonvinrent qu’il etoit important de precipiter le depart de ton ami, & de faiflr un moment de confentement pour prevenir de nouvelles irrefo- lutions & l’arracher au continuel danger du fe- jour. Je voulois charger M. d’Orbe de faire a foil infu les preparatifs convenables 5 mais Milord regardant cette affaire comme la fienne, vou- joit en prendre le foin. II me promit que fa H e' I 0 i S E. chaife feroit prete ce matin a onze heures, ajoutant qu’il l’accompagneroit aufli loin qu’il feroit neceflaire, & propofa de l’emmener d’a- bord fous un autre pretexte pour le determiner plus a loifir. Cet expedient ne me parut pas aflez franc pour nous & pour notre ami, & je ne voulus pas, non plus, l’expofer loin de nous au premier effet d’un defefpoir qui pouvoit plus aifement echapper aux yeux de Milord qu’aux miens. Je n’acceptai pas, par la meme raifon, la propofition qu’il fit de lui parler lui-meme & d’obtenir foil confentement. Je prevoyois que cette negotiation feroit delicate , & }e n’en voulus charger que moi feule, car je connois plus furement les endroits fenfibles de fon cceur, & je fais qu’ii regne toujours entre homines une fechereife qu’une femme fait mieux adoucir. Cependant, je concus que les foins de Milord ne nous feroient pas inutiles pour preparer les chofes. Je vis tout l’eifet que pouvoient pro- duire fur un coeur vertueux les difcours d’un horame fenfible qui croit n’etre qu’un philofo- phe, & quelle chaleur la voix d’nn ami pou¬ voit donner aux raifonnemens d’un fage. J’engageai done Milord Edouard a paifer avec lui la foiree, &, fans rien dire qui eut un rapport dired a fa fituation, de difpofer infen- fiblement foil ame a la fermete ftoique. Vous qui favez fi bien votre Epidete, lui dis-je , voici le cas ou jamais de 1’employer utilement. Difiingvez avec foin les biens apparens des La Nouvelle biens reels j ceux qui font en nous de ceux qui font hors de nous. Dans un moment ou l’epreuve fe prepare au dehors, prouvez-lui qu’on ne reqoit jamais de mal que de foi-me- me, & que le fage fe portant par - tout avcc lui, porte aufli par-tout fon bonheur. Je com- pris a fa reponfe que cette legere ironie, qui ne pouvoit le facher, fuffifoit pour exciter fon zele, & qu’il comptoit fort m’envoyer le lende- main ton ami bien prepare. C’etoit tout ce que j’avois pretendu : car quoiqu’au fond je ne fails pas grand cas , non plus que toi, de toute cette philofophie particuliere •> je fuis perfuadee qu’un honnete homme a toujours quelque Vionte de changer de maximes du foir au matin , & de fe dedire en fon coeur des le lendemain de tout ce que fa raifon lui didoit la veille. M. d’Orbe vouloit etre auili de la partie , & paffer la foiree avec eux, mais je le priai de n’en rien fairej il n’auroit fait que s’ennuyer ou gener l’entretien. L’interet que je prens a lui ne m’empeche pas de voir qu’il n’eft point du vol des deux autres. Ce penfer male des ames fortes , qui leur donne un idiome fi parti¬ cular eft une langue dont ii n’a pas la gram- maire. En les quittant, je fongeai au punch, & craignant les confidences anticipees j’en glif- fai un mot en riant & Milord. Raffurez-vous, me dit-il, je me livre aux habitudes quand je n’y vois aucun danger, mais je ne m’en fuis jamais fait Tefciave j il s’agit ici de l’honneur H E' L O i S E 2^ de Julie, du deftin, peut-etre de la vie, d’un homme & de mon ami. Je boirai du punch felon ma coutume, de peur de donner a Pen- tretien quelque air de preparation; mais ce'punch fera de la limonade, & comme il s’abftient d’en boire, il ne s’en appercevra point. Ne trouves-tu pas, ma chere, qu’on doit etre bien humilie d’avoir contra&e des habitudes qui for- cent a de pareilles precautions ? J’ai pafle la nuit dans de grandes agitations qui n’etoient pas toutes pour ton compte. Les plaifirs innocens de notre premiere jeuneife; la douceur d’une ancienne familiarite ; la focie- te plus reiferree encore depuis une annee en- tre lui & moi par la difficulte qu’il avoit de te voir; tout portoit dans mon ame Pamertume de cette reparation. Je fentois que j’allois per- dre avec la moitie de toi-meme une partie de ma propre exiftence. Je comptots les heures avec inquietude, & voyant poindre le jour, je rfai pas vu naitre fans etfroi celui qui devoit decider de ton fort. J’ai pafle la matinee a me- diter mes difcours & a reflechir fur l’impref- (ion qu’ils pouvoient faire. Enbn , l’heure eft venue & j’ai vu entrer ton ami. Il avoit Pair inquiet, & m’a demande precipitamment de tes nouvelles; car des le lendemain de ta fcene avec ton perc, il avoit fu que tu etois mala- de, & Milord Edouard lui avoit confirme hier que tu n’etois pas fortie de ton lit. Pour evi- ter la-deifus les details, je lui ai ditauiiltdt La Nouvelle que je t’avois laiffee mieux hier au foir, &' j’ai ajoute qu’il en apprendroit dans un mo* ment davantage par le retour de Hanz que je venois de t’envoyer. Ma precaution n’a fervi derien, ilm’a fait cent queftions fur ton etat, & corame elles m’eloignoient de mon objet, j’ai fait des reponfes fuccin&es , & me fuis mi- fe a le queftionner a mon tour. J’ai commence par fonder la fituation de fon efprit. je l’ai trouve grave, methodique , & pret a pefer le fentiment au poids de la raifon. Graces au Ciel, ai-je dit en moi-meme, voila mom fage bien prepare. II ne s’agit plus que de le mettre a l’epreuve. Quoique l’ufage or¬ dinaire foit d’annoncer par degres les trifles nouvelles, la connoilfance que j’ai de fon ima¬ gination fougueufe, qui fur un mot porte tout a l’extreme, m’a determinee a fuivre une rou¬ te contraire, & j’ai mieux aime I’accabler d’a- bord pour lui menager des adoucifTemens, que de multiplier inutilement fes douleurs & les lui donner mille fois pour une. Prenant done un ton plus ferieux & le regardant fixement: mon ami, lui ai-je dit, connoiffez-vous les bornes du courage & de la vertu dans une ame forte, & croyez-vous que renoncer a ce qu’on aime foit un effort au-deffus de l’humanite ? A l’inf- tant il s’eft leve comnie un furieux, puis frap- pant des mains & les portant a fon front ainfi 'jointes, je vous entens, s’eft-il eerie, Julie eft H *' L O i S E> 2^7 left rnorte. Julie eft morte! a-t-il repete d’un ton qui m’a fait fremir : Je le fens a vos foins trom- peurs, a vos vains menagemens, qui ne font que rendre mamort plus lente & plus cruelle. Quoiqu’effrayee d'un mouvement ft fubit, j’en ai bientot devine la caufe, &j’ai d’abord con- qu comment les nouvelles de ta maladie, les moralites de Milord Edouard, le rendez - vous de ce matin, fes queftions eludees, cellcs que je venois de lui faire Pavoient pu jetter dans de faulfes allarmes. Je voyois bien aufti quel parti je pouvois tirer de fon erreur en l’y laif- fant quelques inftans > mais je n’ai pu me re- foudre a cette barbarie. L’idee de la mort de ce qu’on aime eft ft aifreufe , qu’il n’y en a point qui ne /bit douce a lui fubftituer, & je me fuis hatee de proftter de cet avantage. Peut- etre ne la verrez-vous plus, lui ai-je dit> mais eile vit & vous aime. Ah ! ft Julie etoit mor¬ te , Claire auroit- ellequelque chofe a vous di¬ re ? Rendez graces au Ciel qui fauve a votre in¬ fortune des rnaux dont il pourroit vous acca- bler. II etoit ft etonne , ft faift , ft egare , qu’a- pres l’avoir fait rafleoir, j’ai eu le terns de lui detailler par ordre tout ce qu’il falloit qu’il fut, & j’ai fait valoir de mon mieux les procedes de Milord Edouard, afin de faire dans fon coeur honnete quelque diverfion aladouleur, par le charme de la reconnoidance. Voila* moat cher, ai-je pourfuivi, l’etat ac« Tome IV* K, 2-58 La NotrvELLE tuel des chofes. Julie eft au bord de l’abyme , prk. te a s’y voir accabler du deshonneur public , de Tindignation de fa famille, des violences d’un pere emporte , & de fon propre defefpoir. Le dan¬ ger augmente inceifamment: de la main de fon pere ou de la fienne , le poignard a chaque inf. tant de fa vie , eft a deux doigts de fon coeur. II refte un feul moyen de prevenir tous ces maux , & ce moyen depend de vous feul. Le fort de votre amante eft entre vos mains. Voyez ii vous avez le courage de la fauver en vous eloignant d’elle, puifqu’auffi bien il ne lui eft plus permis de vous voir , ou ft vous aimcz mieux etre l’auteur & le temoin de fa perte & de fon opprobre. Apres avoir tout fait pour vous, elle va voir ce que votre coeur peutfaire pour elle. Eft-il etonnant que fa lante fuccombe a fes peines ? Vous etes inquiet de fa vie : fachez que vous en etes farbitre. 11 m’ecoutoit fans m’interrompre ; mais fi-t6t qu’il a compris de quoi il s’agitToit, j’ai vu dif. paroitre ce gefteanime, ce regard furieux, cet air eifraye, mais vif & bouillant, qu’il avoit auparavant. Un voile fombre de trifteffe & de condensation a couvert fon vifage : fon oeil morne & fa contenance effacee anoiiqoient l’abat- tement de fon coeur : A peine avoit-ii la force d’ouvrir la bouche pour me repondre. Il faut partir, m’a-t-il dit d’un ton qu’une autre aurois cru tranquille. He bien , }e partirai. N’ai-je pas aflez vecu? Non, fansdoute, ai-jerepris au£R tt E L 0 l S E. / £6t i il faut vivre pour celle qui vous aime : avez- Vous oublie quefes jours dependent desvotres? II ne falloit done pasles feparer j a-t-il a 1’inltanC ajoute y ellel’a pu & le peut encore. J’ai feint de ile pas entendre ces derniers mots , & je cherchois & le ranimer par quelques efperances auxquelles fon ame denieuroit fermee, quand Hanz eft ren- tre, & m’a rapportede bonnes nouvelles. Dans le moment de joie qu’il en a reflenti* il s’eft eerie: Ah ! qu’elle vive ! qu’elle foit heureufe .... s’il eft poflible. Je ne veux que lui faire mes derniers adieux .... & je pars. Ignorez-vous , ai je dit , qu’il ne lui eft plus permis de vous voir ? Helas ! vos adieux font faits* & vous etes deja fepares ! Votre fort fera moins cruel quand vous ferez plus loin d’elle j vous aurez da moins le plaiffr de l’avoir mile en furete. Fuyez descejour * des ccc inftant 5 craignez qu’un fi grand facrifice ne foit trop tardif; tremblez de caufer encore fa perte' apres vous etre devoue pour elle. Qpoi! m’a-t- il dit avec une efpece de fureur , je partirois fans la revoir ? Quoi! je ne la verrois plus? Non, non, nous perirons tous deux , sHllefaut; la mort, je le fais bien , ne lui fera point dureaveG moi: Mais je la verrai, quoi qu’il arrive; je laif- ferai mon coeur & ma vie a fes pieds, avant de m’arracher a moi-meme. Il n’a pas ete difficile de lui montrer la folic & la cruaute d’uti pared projet. Mais ce * quoi je ne la verrai plus ! qui reve- iioit fans cede d’un toil plus douloureux, fern- & 7, 260 La Nouvelle bloit chercher au moins des confolations pout l’avenir. Pourquoi, lui ai-je dit, vous figurer vos maux pires qu’ils ne font? Pourquoi renon- cer a des efpcrances que Julie elle-meme n’a pas perdues ? Penfez vous qu’elle put fe feparer ainfi de vous , (i elle croyoit que ce fut pour toujours ? Non, monami, vous devez connoitre fon cceur. Vous devez favoir combien elle prefere foil amour a fa vie. Je crains , je crains trop (j’ai ajoute ces mots, je te l’avoue , ) qu’elle lie le prefere bientot a tout. Croyez done qu’elle efpere, puifqu’elle confent a vivre : croyez que les foins que la prudence lui dicte vous regardent plus qu’il ne femble, & qu’elle ne fe refpede pas moins pour vous que pour elle-meme. Alors j’ai tire ta derniere lettre, & lui montrant les tendres efpe- rances de cctte Bile aveuglee qui croit 11’avoir plus d’amour , j’ai ranime les fiennes a cette douce clialeur. Ce peu de lignes fembloit diftiller un baume falutaire fur fa blelfure envenimee. j’ai vu fes regards s’adoucir & fes yeux s’hume&er ; j’ai vu l’attendrilfement fucceder par degres au defefpoir} mais ces derniers mots B touchans, tels que ton coeur les fait dire , nous ne vivrons pas long-terns feparts , l’on fait fondre en larmes. Non Julie , non ma Julie , a-t-il dit en elevant la voix & baifant la lettre, nous ne vivrons pas long-tems fepares ; le Ciel unira nos deftins fur la terre , ou nos coeurs dans le fejour eternel. C’etoit la l’etat ou je l’avois fouhaite. Sa H e' L O i S E. 2 , 6 1 feche & fombre douleur m’inquietoit. Je ne l’aurois pas laifle partir dans cette fituation d’ef- pritj mais fi-tot que je Fai vu pleurer , & que j’ai entendu ton nom cheri fortir de fa bouche avec douceur, je n’ai plus craint pour fa vie; car rien n’elt moins tendre que le defefpoir. Dans cet inftant il a tire de Femotion de fon coeur une obje&ion que je n’avois pas prevue. II m’a parle de l’etat oil tu foupqonnois d’etre, jurant qu’il mourroit plutot mille fois que de t’abandonner a tous les perils qui t’alloient me- nacer. Je n’ai eu garde de lui parler de ton ac¬ cident ; je lui ai dit fimplement que ton attente avoit encore ete trompee , & qu’il n’y avoit plus rien a efperer. Ainfi, m’a-t-il dit enfoupirant, il ne reftera fur la terre aucun monument de mon bonheur; il a dilparu comme un foilge qui n’eut jamais de realite. lime reftoit a executer la derniere partie de ta commiflion, & je n’ai pas cru qu’apres I’union dans laquelle vous avez vecu , il fallut a cela ni preparatif nimyftere. Je n’aurois pas meme evite un peu d’altercation fur ce leger fujet pour elu- der celle qui pouvoit renaitre fur celui de notre entretien. Je lui ai reproche fa negligence dans le foin de fes affaires. Je lui ai dit que tu crai- gnois que de long - terns il ne fiit plus foigneux, Sc qu’en attendant qu’il le devint, tu lui or- donnois de fe conferver pour toi, de pourvoir fnieux a fes befoins, & de fe charger a cet effet R a 262 La Nouyellb du leger fupplement que j’avois a lui remettre de ta part. II 11’a ni paru humilie de cettc propo¬ rtion , ni pretendu en faire unc affaire. II m’s* ditfimplement que tu favois bien que rien ne lui venoit de toi qu’il ne reqftt avec tranfports j mais que ta precaution etoit fuperflue, & qu’une petite maifon qu’il venoit de vendre a Grandfon a refte de fon chetif patrimoine, lui avoit produi^ plus d’argent qu’il n’en avoit poifede de fa vie, P’ailleurs» a.t-il ajoute, j’ai quelques talent dont je puis tirer par-tout des reffources. Je ferai trop heureux de trouver dans leur exercice quel- que diverfion a mes maux 5 & depuis que j’ai vu de plus pres Fufage que Julie fait de fon fu- perfiu, je le regarde pomme le trefor facre de la veuve & de l’orphelin» do.nt Fhumanite ne me permet pas de rien aliener. Je lui ai rappelle foil voyage du Valais , ta lettre & la precifion de tes ordres. Les memes raifons fuhfiftent... Les me- mes! a-t-il interrompu d’un ton d’indignation, peine de man refus etoit de ne la plus voir 5 qu’elle me laiife done refter, & j’accepte. Si j’obeis a pourquoi me punit-elle '( Si je refufe % que me fera-t-elle de pis ? ,.,, Les memes ! repe- toit-il avec impatience. No.tre union commen- coit; elle eft prete a fink ; p.eut-etre vais-je pour* jamais me feparer d’elle \ ii n’y a plus rien de cornmun entr’elle & moi ; nous allons etre etran- gers fun a fautre. II a prononce ces dernier^ qiots qyec up tel ferrerpeqt d§ » ^ ue H L O i S £. 2(5*3 iremble de le voir retomber dans l’etat d’ou j’avois eu tant de peine a le tirer. Vous etes un enfant, ai-je affccte de lui dire d’un air riant; vous avez encore befoin d’un tuteur & je veux etre le votre. Je vais garder ceci, & pour en dif- pofer a propos dans le commerce que nous al- lons avoir enfemble, je veux etre inftruite de toutes vos affaires. Je tachois de detourner ainfi fes idees funeftes par celle d’une correfpondance familiere continuee entre nous , & cette ame fimple qui ne cherchc pour ainfi dire qu’a s’ac- crocher a ce qui t’environne, a pris aifement le change. Nous nous (brumes enfuite ajuftes pour les adreffes de Lettres , & comme ces mefures ne pouvoient que lui etre agreables , j’en ai prolonge le detail jufqu’a l’arrivee deM. d’Orbe, qui m’a fait figne que tout etoit pret. Ton ami a facilement compris de quoi il s’a- gifloit; il a inftamment demande a t’ecrire, mais je me fins gardee de le permettre. Je prevoyois qu’un exces d’attendriffement lui relacheroit trop le coeur, & qu’a peine feroit-il au milieu de fa lettre, qu’il n’y auroit plus moyen de le faire partir. Tous les delais font dangereux, lui ai-je dit; hatez vous d’arriver a la premiere ftation d’ou vous pourrez lui ecrire a votre aife. En difant cela, j’ai fait figne a M. d’Orbe ; je me fuis avancee, & le cceur gros de fanglots , j’ai colle moil vifage fur le flen ; je n’ai plus fu ce qu’il devenoitj les larmes m’offufquoient la R 4 5^4 t A NoUVELtE : vue, ma tete commenqoit a fe perdre, & il etoit terns que mon role finit. Un moment apres je les ai entendu defcen- dre precipitamment. Je fuis fortie fur le pail— lier pour les fuivre des yeux : Ce dernier trait manquoit a mon trouble. J’ai vu Pinfenfe f& jetter a genoux au milieu de Pefcalier , en bai- fer mille fois les marches, & d’Orbe pouvoit a peine Parracher de cette froide pierre qu’ii prclfoit de foil corps,. de la tete & des bras en pouflant de longs gemilfemens. J’ai fenti les miens prets d’eclater malgre vnoi, & Je fuis brufquement rentree, de peur de donner une fcene a toute la maifon. A quelques inftans de-la, M. d’Orbe eft revenu tenant fon mouchoir fur fes yeux. C’en eft fait > m’a-t-il dit, ils font en route. En arrivant chez lui, votre ami a trouve la chaife a la porte » Milord Edouard Py attendo.it auili j il a couru au-devant de lui & le ferrant centre fa poitrine ; Viens j homme in for turn , lui a-t-il dit d’un ton penetre, viens , verfir tes douleurs dans ce cmr qui fame. Viens , tit fentiras peut-etre qu’on fas tout perdu fur la terre , quemd on y re trouve un ami tel que moi. A finftant, il l’a porte d’un bras vigoureux dans la chaife, & ils font partis en fe tenant etroitement embraces, Fin de la premiere Part fa H l' t O i S E. 25f L E T T R E I. * A Julie . J'ai pris & quitte cent fois la plume, j’hefite des le premier mot; je ne fais quel ton je dois prendre ; je ne fais par oil commencer ; & c’eft a Julie que je veux ecrite ! Ah malheureux 1 que, fuis-je devenu? II n’eft done plus ce terns oil mille fentimens delicieux couloient de ma plume comme un intariflable torrent! Ces doux momens de confiance & d’epanchement font paf- fes: Nous ne fommes plus Fun a l’autre, nous ne fommes plus les memes, & je ne fais plus a qui j’ecris. Daignerez-vous recevoir mes Lettres ? vos yeux daigneront-ils les parcourir ? les trou- verez-vous affez refervees , affez circonfpedtes? Oferois-je y garder encore une ancienne fami- Jiarite? Oferois-je y parler d’un amour eteint ou meprife , & ne fuis-je pas plus reculequele premier jour ou je vous ecrivis ? Quelle diffe¬ rence , 6 Ciel, de ces jours ft charmans & ft doux a mon effroyable mifere! Helas ! jecom- jnencois d’exifter & je fuis tombe dans l’anean- tiifement; l’efpoir de vivre animoit mon coeur ; je n’ai plus devant moi que Tim age de la mort, rR 1 k&6 La Nouvelle & trois ans d’intervalle ont ferme le cercle for¬ tune de mes jours. Ah ! que ne les ai-je termi- nes avant de me furvivre a moi - meme ! Que n’ai-je fuivi mes preifentimens apres ces rapi- des inftans de delices, ou je ne voyois plus rien dans la vie qui fut digue d-e la prolonger ! Sans doute, il falloit la borner a ces trois ans’, ou les oter de fa duree; il valoit mieux ne ja¬ mais gouter la felicite , que la gouter & la per- dre. Si j’avois franchi ce fatal intervalle, ft j’avois evite ce premier regard qui me fit une autre ame , je jouirois de ma raifon •, je renv. plirois les devoirs d’un homme, & femerois peut - etre de quelques vertus mon infipidc car- riere. Un moment d’erreur a tout change. Mon ceil ofa contempler ce qu’il ne falloit point voir. Cette vue a produit enfin fon eifet ine¬ vitable. Apres m’etre egare par degres , je ne fuis plus qu’un furieux dont le fens eft aliened un lache efclave fans force & fans courage, qui va trainant dans l’ignominie fa chaine & fon defefpoir. Vains reves d’un efprit qui s’egare ! Defirs faux & trompeurs , defavoues a finftant par le coeur qui les a' formes! Que fert d’imaginer a des maux reels de chimeriques remedes qu’on rejetteroit quand ils nous feroient offerts? Ah? qui jamais connoitraFamour , t’aura vue & pour- ra le croire, qu’il y ait quelque felicite poffible que je voululfe acheter au prix de mes premiers H e' L O i S t, 2.6J Feux? Non, non, que le Ciel garde fes bien- faits & me laiffe, avec ma mifere, le fouvenir de mon bonheur palfe. J’aime mieux les plai- Xirs qui font dans ma memoire & les regrets qui dechirent mon ame, que d’etre a jamais heu- reux fans ma Julie. Viens, image adorec, rem- plir un coeur qui ne vit que par toi: fui - moi dans mon exil, confole-moi dans mes peines * jranime & foutien mon efperance eteinte. Tou- jours ce coeur infortune fera ton fandtuaire in¬ violable , d’ou le fort ni les hommes ne pour- ront jamais t’arracher. Si je fuis mort au bon¬ heur , je ne ie fuis point a Vamour qui m’en rend digne. Cet amour eft invincible comme le charme qui l’a fait naitre. XI eft fonde fur la bafe ine- branlable du merite & des vertus; il ne peut perir dans une ame immortelle> il n’a plus be- foin de l’appui de felperance, 6c le palfe lui donne des forces pour un avenir e tern el. Mais toi, Julie, 6 toi, qui fus aimer une fois! comment ton tendre coeur a - t - il oublie de vivre? Comment ce feu facre s’eft-il eteint dans ton ame pure ? Comment as tu perdu le gout de ces plailirs celeftes que toi feule etois capable de fentir & de rendre ? Tu me chaf. fes fans pitie > tu me bannis avec opprobre; tu me livres a mon defefpoir, & tu ne vois pas, dans l’erreur qui t’egare, qu’en me ren- dant miferable tu t’otes le bonheur de tes jours, Ah! Julie, grois-moijtu chercheras vai- 26*8 La Nouvelle nement un autre coeur ami du tien! Mille t’a- doreront, fans doute 5 le mien feul te favoit aimer. Repond-moi maintenant, Amante abufee ou trompeufe: que font devenus ces projets formes avec tant de myftere ? Ou font ces vaines efpe- rances dont tu leurras fi fouvent ma credule fimplicite? Ou eft cette union fainte & dec¬ ree, doux objet de tant d’ardens foupirs, & dont ta plume & ta bouche flattoient mes voeux ? Helas! fur la foi de tes promeifes j’ofois a£- pirer a ce nom facre d’epoux, & me croyois deja le plus heureux des hommes. Di, cruel- le! ne m’abufois-tu que pour rendre enfm ma douleur plus vive & mon humiliation plus pro- fonde ? Ai-je attire mes malheurs par ma fau- te ? Ai-je manque d’obeiiiance , de docilite, de diferetion? M’as-tu vu deftrer alfez foiblement pour meriter d’etre econduit, ou preferer mes fougueux delirs a tes volontes fupremes ? J’ai tout fait pour te plaire & tu m’abandonnes \ Tu te chargeois de mon bonheur, & tu rn’as per¬ du! Ingrate, rend-moi compte du depot que ) e t’ai confie : rend-moi Gompte de moi- meme, apres avoir egare mon coeur dans cette fupre- me felicite que tu rn’as montree & que tu m’en- leves. Anges du Ciel! j’euffe mepriie votre fort. J’eulfe ete le plus heureux des etres.He¬ las ! je ne fuis plus rien, un inftant m’a tout 6te. J 5 ai paife fans intervalle du xomble des H l' L O 'l S E. 26^ plaifirs aux regrets eternels: je touche encore au bonheur qui m’echappe. .. . j’y touche encore & le perds pour jamais! .... Ah, li je le pou- vois croire! fi les reftes d’une efperance vaine ne foutenoient .... O rochers de Meillerie que mon ceil egare mefure tant de Fois , que ne fervites-vous mon defefpoir ! J’aurois moins regrette la vie, quand je n’en avois pas fenti le prix. L E T T R E IL De Milord Edouard d Claire . N. ous arrivons a Befanqon , & mon premier foin eft dc vous donner des nouvelles de no- tre voyage. II s’eft fait ftnon paifiblement, du moins fans accident, & votre ami eft auiH fain de corps qu’on peut l’etre avec un coeur aufli malade. li voudroit meme affecter a l’exterieur line forte de tranquillite. 11 a honte de fon etat, & fe contraint beaucoup devant moi j mais tout decele fes fecretes agitations , & ft je feins de m’y tromper, c’eft pour le laiifer aux pri¬ ces avec lui-meme , & occuper ainfi une par- tie des Forces de fon ame a reprimer Feffet de Pautre. II fut fort abattu la premiere journee; jela fis courte, voyant que la vitelfe de notre mar- che irritoit fa douieur. II ne me parla point, tyo La NoItvelle ni moi a lui; les confolations indifcrettes ti& font qu’aigrir les violentes afflidions. L’indif- ference & la froideur trouvent aifement des pa¬ roles j mais la triftelfe & le filerice font alors le vrai langage de famine. Je commenqai d’ap- percevoir hier les premieres etincelles de la fu* teur qui va fucceder infailliblement a cette le- targie: a la dinee, a peine y avoit-il un quarfi d’heure que nous etions arrives qu’il m’aborda d’un air d’impatience. Que tardons-nous a par* tir, me dit-il avec un fouris amer, pourquoi reftons-nous un moment fi pres d’elle ? Le foir il affeda de parler beaucoup , fans dire un mot de Julie. II recommenqoit des queftions aux* quelles j’avois repondu dix fois. II voulut fa* voir fi nous etions deja fur terres de France * & puis il demanda (i nous arriverions bientot a Vevai. La premiere chofs qu’ilfaica chaque ftation, e’eft de commencer quelque lettre qu’ii dechire ou chiffonne un moment apres. J’ai fauve du feu deux ou trois de ces brouillons fur lefquels vous pourrez entrevoir l’etat de fon ame. Je crois pourtant qu’il eft parvenu k ecrire une lettre entiere. L’emportement qu’annoncent ces premiers fymptomes eft facile a prevoir; mais je ne fau- rois dire quel en fera l’effet & le termej car cela depend d’une combinaifon du caradere de rhomme, du genre de fa paflion, des circonf. tances qui peuvent naitre, de mille chofes que H e' l o i s e* ijx nulle prudence humaine ne peut determiner. Pour moi, je puis repondre de fes fureurs mais non pas de fon defefpoir , & quoi qu’on fade, tout homme eft toujours maitre de fa vie. Je me flatte, cependant, qu’il refpedera fa perfonne & mes foins ; & je compte moins pour cela fur le zele de 1’amitie qui n’y fera pas epargne, que fur le caradere de fa paflion & fur celui de fa maitreffe. L’ame ne peut gueres s’occuper fortcment & long-terns d’un objet, fans contrader des difpofitions qui s’y rapportent. L’extreme douceur de Julie doit tenfperer facrete du feu qu’elle infpire, & je ne doute pas, non plus, que l’amour d’un homme aufti vif ne lui donne a elle- meme un peu plus d’adivite qu’elle n’en auroit naturel- lenient fans lui. J’ofe compter aufti fur fon coeur; il eft fait pour combattre & vaincre. Un amour pareil au lien n’eft pas tant une foiblelfe qu’une force mal employee. Une flamme ardente & malheu- reufe eft capable d’abforber pour un terns, pour toujours peut-etre une partie de fes facultes, mais elle eft elle - meme une preuve de leur excellence, & du parti qu’il en pourroit tirer pour cultiver la fageife: car la fublime raifon ne fe foutient que par la meme vigueur de fa¬ me qui fait les grandes paftions , & fon ne fert dignement la philofophie qu’avec le meme feu qu’on fent pour une maitrelfe. 27* La Nhveue Soyez-en fure, aimable Claire; je ne m’itu terelfe pas moins que vous au fort de ce cou- pie infortune; non par un fentiment de com- migration qui peut n’etre qu’une foibleife ; mais par la confideration de la juftice & de l’ordre * qui veulent que chacun foit place de la nianiere la plus avantageufe a lui-meme & a la fociete. Ces deux belles ames fortirent rune pour l’autre des mains de la nature; c’eft dans une douce union, c’eft dans le fein du bonheur que , li- bres de deployer leurs forces & d’exercer Jeurs vertus , elles euifent eclaire la terre de leurs exemples. Pourquoi faut - il qu’un infenfe pre- juge vienne changer les directions eternelles, & bouleverfer l’harmonie des etres penfans ? Pourquoi la vanite d’un pere barbare cache-1- elle ainfi la lumiere fous le boilfe au, & fait- elle gemir dans les larmes des coeurs tendres & bien-faifans nes pour effiiyer celles d’autrui ? Le lien conjugal n’eft il pas le plus libre ainli que le plus facre des engagemens ? Oui, toutes les loix qui le genent font injuftes ;tous les peres qui l’ofent former ou rompre font des tyrans. Ce chafte noeud de la nature n’eft foumis ni au pou- voir fouverain ni a l’autorite paternelle , mais a la feule autorite du pere commun qui fait com¬ mander aux coeurs, & qui leur ordonnant de s’unir , les peut contraindre a s’aimer (a). Que ( a ) Il y a des pays ou cetfce convenance des cond* H E / L e i S E* 273 Que fignifie ce facrifice des convenances de la nature aux convenances de l’opinion ? La di- verfite de fortune & d’etat s’eclipfe & fe con- fond dans le mariage , elle ne fait rien au bon- heur; mais celle de cara&ere & d’humeur de- meure, & c’eft: par elle qu’on eft heureux ou malheureux. L’enfant qui n’a de regie que l’a- mour choifit mal; le pere qui n’a de regie que Topinion choifit plus mal encore/ Qu’une fille manque de raifoil, d’experience , pour juger de la fagelTe & des moeurs , un bon pere y doit fuppleer fans doute. Son droitfon devoir meme eft de dire *, ma fille, c’eft un honne- te liomme , ou , c’eft un frippon; c’eft un horn- me de fens, ou, c’eft un foil. Voila les con¬ venances dont il doit connoitre, le jugement de routes les autres appartient a la fille. E11 criant qu’on troubleroit ainfi 1 ’ordre de la fo- ciete , ces tyrans le troublent eux memes. Que le rang fe regie par le-merite, & funion des coeurs par leur clioix, voila le veritable or- dre fociali ceux qui le reglent pax la nailfan- ce ou par les ncheifes font les vrais pertur- tions & de la fortune eft tellement preferee & celle de la nature & des cceuts, qu’ii fuffit que ia premiere ne s’f trouve pas , pour empecher ou rompre les plus heureux manages, fans egard pour l’honneur perdu dcs infortu- nees qui font tous les jours vi&imes de ces odieux preju* ges. On ne fauroit dire a quel point en France , dans ce pays ft galant, les femmes font tyrannifees paries loix, Faut-il s’etonner qu’elles s’en vengent ft cruellement par leurs mcEurs ? Tome IT. S La N o u v e l l e *7 4 bateurs de cet ordre 5 ce font ceux-la qu’il faut decrier ou punir. II eft done de la juftice univerfelle que ces abus foient redreffes j il eft du devoir de Phom- nie de s’oppofer a la violence, de concourir a Pordre, & s’il m’etoit poflible d’unir ces deux amans en depit d’un vieillard fans raifon , ne doutez pas que je n’achevaffe en cela Pou- vrage du ciel, fans m’embaralfer de l’approba- tion des hommes. Vous etes plus heureufe, aimable Claire 5 vous avez un pere qui ne pretend point favoir mieux’ que vous en quoi conftfte votre bon- heur. Ce if eft, peut-etre, ni par de gratides vues de fagefte, ni par une tendreife exceffive qu’il vous rend ainfi maitreffe de votre fort i niais qu’importc la caufe, fi Peifet eft le me- me, & Ci, dans la Jiberte qu’il vous laiffe, Pindolence lui tient lieu de raifon ? Loin d’a- bufer de cette liberte, le choix que vous avez fait a vingt ans auroit Papprobation du plus Pa¬ ge pere. Votre coeur, abforbe par une amine qui n’eut jamais d’egale, a garde peu de pla¬ ce aux feux de Pamour. Vous leur fubftituez tout Ice qui peut y fuppleer dans le mariage: moins amante qu’amie, fi vous n’etes la plus tendre epoufe, vous ferez la plus vertueufe, & cette union qu’a forme la fageffe doit croi- tre avec Page & durer autant qu’elle. IPim- puliion du cceur eft plus aveugle, mais clle H e' L & i S E. eft plus invincible: c’eft le moycn de fe per- dre que de fe mettre dans la neceftite de hii relifter. Heureux ceux que l’amour alfortit com- me auroit fait la raifon, & qui n’ont point d’obftacle a vaincre & de prejuges a combat- tre! Tels feroient nos deux amans fans l’in- jufte reliftance d’un pere entete. Tels malgrs lui pourroient-ils etre encore , li Tun des deux etoit bien confeille. L’exemple de Julie & le votre montrent ega- lement que c’eft aux Epoux feuls a juger s’ils f c’eft celui de Tulie. Telle eft la loi facree de la na- o ture quil n’eft pas perm is a i’liomme d’en- freiudre, qu’il ii’enfrejnt jamais impimement, & que la conlideration des ptats & des rangs ne peu.t abroger qu’il n’en coute des malheurs & des crimes, Quoique l’hiver s’avance & que j’aie a me rendre a Rome, je ne quicterai point l’ami que j’ai fous ma garde , que je ne voie foil ams dans un etat de conliftance fur lequel je puiifc compter. C’eft un depot qui m’eft cher par fon prix, & parce que vous me l’avez confie. Si je ne puis faire qu’il foit heureux, je tacherai de faire au moins qu’il foit fage, & qu’il por- te en homme les rnaux de Fhumanite. J’ai re- folu de paffer ici une quhmine de jours avec S 5 La Nouvelle 275 lui, durant lefquels j’efpere que nous recevrons des nouvelles de Julie & des votres , & que vous m’aiderez toutes deux a mettre quelque appareil fur les bleflures de ce cocur malade, qui ne peut encore ecouter la raifon que par l’organe du fentiment. Je joins ici uiie lettre pour votre amie : ne la confiez, je vous prie, a aucun commiilion- naire , mais remettez-la vous-meme. Ourquoi n’ai - je pu vous voir avant mon depart ? Vous avez craint que je n’expiraife en vous quittant ? cocur pitoyable ! ra/Turez-vous. Je me porte bien . ... je ne foufFre pas .... jo vis encore.... je penfe a vous .... je penfe au terns ou je vous fus cher-j’ai le coeur un peu ferre .... la voiture m’etourdit je me trouve abattu .... je ne pourrai long- terns vous ecrire apjourd’hui. Demain, peut- etre aurai - je plus ;;de force .... ou n’en aurai- je plus befoin .... Ou m’entrainent ces chevaux avec taut de viteirer 3 Ou me conduit avec tant de zele cet FRAGMENS Joints a la Lettre QYecedente. I. PI e' l o i s e." a77 homme qui fe dit moil ami ? Eft-ce loin de toi, Julie? Eft-ce par ton ordre ? Eft-ce en des lieux ou tu n’es pas?./.. Ah fille infen fee! .... Je mefure des yeux le chemin que je parcours fi rapidernent. D’ou viens - je ? oil vais - je ? & pourquoi tant de diligence ? Avez-vous peur , cruels , que je ne coure pas alfez tot a ma perte ? O amide ! 6 amour ! eft-ce la votre ac¬ cord ? font-ce la vos bienfaits ? .... 3 As-tu bien confulte ton coeur, en me chaf- fant avec tant de violence ? As-tu pu , dis, Julie, as-tu pu renoncer pour jamais .... Non aion, ce tendre coeur m’aime je le fais bien. APalgre le fort, malgre lui-meme, il m’aime- ra jufqu’au tombeau _Je le vois, tu t’cs jailTe fuggerer (b) .. .. Quel repentir eternel tu te prepares ! .. .. Helas ! il fera trop tard . . . Quoi, tu pourrois oublier .... quoi, je t’au- rois mal connue! .... Ah ! fonge a toi, fon- ge a moi, fonge a . ... ecoute, il en eft terns encore .... tu rn’as chafle avec barbarie. Je fuis plus vite que le vent_Dis un mot, xm feul mot, & je reviens plus prompt que l’eclair. Dis un mot, & pour jamais nous iommes unis. Nous devons fetre;_nous (b) La fuite montre que ces foupcons tomboient fur Alilord Edouard , & que Claire les a pris pour elfe. s 3 278 La Noutelle le feron's .... Ah! Fair emporte mes plain- tes! _ & ccpcndant je fuis; je Vais vi- vrc & mourir loin d’elle.... vivre loin d’el- le! .... L E T T R E III. Be Milord Edouard a Julie. votre ami. Je crois d’ailleurs qu’il vous ecrit par cet ordinaire. Commencez par fatisfaire la- deffus votre cmpreffement, pour lire enfuite pofement cette lettre; car je vous previens que fon fujet demande toute votre attention. Je connois les hommes : j’ai vecu beaucoup en peu d’annees ; j’ai acquis une grande expe¬ rience a mes depens, & e’eft le chemin des paflions qui m’a conduit a la philofophie. Mais de tout ce que j’ai obferve jufqu ici, je n’ai rien vu de fi extraordinaire que vous & votre amant. Ce n’eft pas que vous ayiez ni Tun ni 1’autre un caractere marque dont on puifle au premier coup - d'oeil alfigner les differences , & il fe pourroit bien que cet embarras de vous dennir vous fit prendre pour des ames commu¬ nes par un obfervateur fuperficiel. Mais e’eft ccla meme qui vous diftingue, qu’il eft impof- fible de vous diftinguer, & que le-s traits du niodcle commun , dont quelqu’un manque tou- H e' L O i S E. 279 }ours a chaque individu, brillent tous egale- ment dans les votres. Ainfi chaque epreuve d’u- ne eftampe a fes defauts particuliers qui lui fervent de caradere, & s’il en vient une qui foit parfaite, quoiqu’on la trouve belle au pre¬ mier coup-d’ceil, il faut la confiderer long-terns pour la reconnoitre. La premiere fois que je vis votre amant, je fus frappe d’un fentiment nouveau , qui n’a fait qu’augmenter de jour en jour, a mefure que la raifon Pa juftifie. A vo¬ tre egard, ce fut toute autre chofe encore, & ce fentiment fut (1 vif que je me trompai lur fa nature. Ce n’etoit pas tant la difference des fexes qui produifoit cette impreflion , qu’un ca¬ radere encore plus marque de perfedioti que le coeur fent, meme independamment de l’a- mour. Je vois bien ce que vous feriez fans vo¬ tre ami; je lie vois pas de meme ce qu’il fe- roit fans vous; beaucoup d’hommes peuvent lui reiTembler , mais il n’y a qu’une Julie au mon- de. A pres un tort que je ne me pardonnerai jamais, votre lettre vint m’eclairer fur mes vrais fentimens. Je connus que je n’etois point jaloux ni par confequent amoureux; je connus que vous etiez trop aimable pour moi; il vous faut les premices d’uite ame, & la mienne ne feroit pas digne de vous. Des ce moment je pris pour votre bonheur mutuel un tendre interet qui ne s’eteindra point. Croyant lever toutes les difficultes, je S 4 2.%o La Nouvelle fis aupres de votre pere une demarche indiferet- te dont le mauvais fucces n’eft qu’une railou de plus pour exciter mon zele. Daignez m’e- couter, & je puis reparer encore tout le mai que je vous ai fait. Sondez bien votre coeur, 6 Julie , & voyez s’il vous eft poflible d’eteindre le feu dont il eftdevore? II fut un terns, peut-etre, oil vous pouviez en arreter le progres, mais fi Julie pu¬ re & chafte a pourtant fuccombe , comment fe relevera-t-elle apres fa chute ? Comment relif- tera-t-elle a Famour vainqueur, & arme de la dangereufe image de tous les plaiftrs paffes ? Jeune amante ne vous en impofez plus, & re- noncez a la confiance qui vous a feduite : vous etes perdue, s’il faut combattre encore: vous ferez avilie & vaincue, & le fentiment de vo¬ tre honte etouffera par degres toutes vos ver- tus. L’amour s’eft infinue trop avant dans la iubftance de votre ame pour que vous puifliez jamais Fen chaffer *, il en reniorce & penetre tous les traits comme une eau forte & corro¬ sive j vous n’en effacerez jamais la profonde impreftion fans effacer a la fois tous les fen- timens exquis que vous recutes de la nature, Sc quand il ne vous reftera plus d’amour, il ne vous reftera plus rien d’eftimable. Qu’avez- vous done maintenant a faire , ne pouvant plus changer Fetat de votre coeur ? Une feule cho- fe, Julie, e’eft de le rendre legitime. Je va*s H e' l o i s e. 2$r voiis propofer pour cela l’unique moycu qui vous refte; probtez - en , tandis qu’il eft terns encore; rendez a [’innocence je me charge auffi de la furete de votre de¬ part, & de veiller avec lui a celle de votre perfonne jufqu’a votre arrivee. La vous pour- rez auffi-t6t vous marier publiquemsnt fans ob- ftacle; car parmi nous une fille nubile n’a nui befoin du confentement d’autrui pour difpofer cfelle-meme. Nos figes loix n’abrogent point celle de la nature, & s’il refulte de cet heu- reux accord quelques inconveniens , ils font beaucoup moindres que ceux qu’il previent. H e' L O i S E. 383 Jai laifle a Vcvai mon Valet de chambre , hom- me de confiance, brave, prudent, & d’une fi-' delite k toute epreuve. Vous pourrez aifement vous concerter avec lui de bouche ou par ecrit a 1’aide de Regianino, fans que ce dernier fache de quoi ii s’agit. Quand il fera terns , nous par- tirons pour vous aller joindre, & vous ne quit- terez la maifon paternelle que fous la conduite de yotre Epoux. Je vous laifle a vos reflexions ; mais je le repete, craignez l’erreur des prejuges & la re¬ duction des fcrupules qui menent fouvent au vice par le chemin. de l’honncur. Je prevois ce qui vous arrivera (i vous rejettez mes of- fres. La tyrannic d’un pere intraitable vous en- trainera dans I’abyme que vous ne connoitrez qu’apres la chute. Votre extreme douceur de- genere quclquefois eu timidite; vous ferez fa- crinee a la chimcre des conditions. II faudra controller un engagement defavoue par le coeur. L’approbation publique fera dementie inceflam- ment par le cri de la confcience ,* vous ferez ho¬ nor ee & meprifable. II vaut mieux etre oubliee & vertueufe. P. S. Dans le doute de votre refolution , je vous ecris a i'infu d qui les remplira pres d’eux, tandis que tu les oublies? Eft-ce en plongeant le poignard dans le fein d’une mere que tu te pre¬ pares a le devenir ? Celle qui deshonore fa fa- mille apprendra-t-elle a fes enfans a fhonorer? Digne objet de 1’aveugle tendreife cfu n pere & d’une mere idolatres, abandonne - les au regret de t’avoir fait naitre; couvre leurs vieux jours de douleur & d’opprobre ..... & jouis, fi tu peux , d’un bonheur acquis a ce prix. Mon Dieu ! que d’horreurs m’environnent ? quitter furtivement fon pays, deshonorer fa fa¬ mille, abandonner a la fois pere, mere, amis, parens, & tobmeme ! & toi, la bien aimee de moncoeur! toi dont a peine des mon enfance, je puis refter eloignee un feul jour; te fuir, te quitter, te perdre, ne te plus voir!. ah non! que jamais ..... que de tourmens de- H e' l o i S E. 287 chirent ta malheureufe amie ! die fent a la fois tous les maux dont elle a le choix, fans qu’aucun des biens qui lui refteront la confo- le. Helas, je m’egare. Tant de combats paf- fent ma force & troublent ma raifon ; je perds a la fois le courage & le fens. Je n’ai plus d’efpoir qu’en toi feule. Ou choills ou laiife moi mourir. I E T T R E V. Reponje. JL es perplexites ne font que trop bien fon- dees, ma chere Julie ; je les ai prevues & n’ai pu les prevenir; je les fens & ne les puis ap- paifer,- & ceque je vois de pire dans ton etat, c’elt que per fonne jig t’en peut tirer que toi- meme. Qiiand il s’agit de prudence, l’amitie vient au fecours d’une ante agitee; s’il iaut drioiQr le bien ou le mal, la paifion qui les meconnoit peut fe taire devant un confeil de- fmtereffe. Mais ici quelque parti que tu pren- nes, la nature l’autorife & le condanme, la rai¬ fon le blame & l’approuve , le devoir fe tait ou s’oppofe a lui-meme; les luites font egaie- ment a craindre de part & d’autre,- tu ne peux ni relier indecife ni bien choifir; tu n’as que des peines a comparer, & ton coeur feul en di le juge. Pour moi, fimportance de lade- 288 La Nouvelle liberation m’epouvante & foil effet nfaftrifte* Quelque fort que tu preferes , il fera toujours peu digne de toi, & ne pouvant ni te montrer un parti qui te convienne, ni te conduire au vrai bonheur, jen’ai pas le courage de decider de ta deftinee. Voici le premier refus que tu recus jamais de ton amie, & je fens bien par ce qu’il me coute que ce fera le dernier; mais je te trahirois en voulant te gouverner dans un cas ou la raifon meme s’impofe lilence, & ou la feule regie 4 fuivre eft d’ecouter ton pro- pre penchant. Ne fois pas injufte envers moi, ma douce- amie, & ne me juge point avant le terns. Je fais qu’il eft des amities circonfpectes, qui, craignant de fe compromettre , refufent des conleils dans les occafions difficiles , 8c dont la referve aug- niente avec le peril des amis. Ah ! tu vas con- noitre fi ce coeur qui t’aime connoit ces timides precautions ! fouif re qu’au lieu de te parler de tes affaires, je te parle un inftant des miennes. N’as-tu jamais remarque , moil Ange , a quel point tout ce qui t’approche s’attache a toi ? Qu’un pere & line mere cheriffent une fille uni¬ que , il n’y a pas , je le fais , de quoi s’en fort etonner ; qu’un jeune homme ardent s’enflammc pour un objet aimable, cela n’eft pas plus ex¬ traordinaire ; mais qu’a l’age mur un homme auffi froid que M. de Wolmar s’attendriffe en te voyant pour la premiere fois de fa vie; que toute H e' L O i S E. 2%6 toute une famille t’idolatre unanimement; que tu fois chere a mon pere, cet homme fi peu fenfible , autant & plus, peut-etre, que fes pro- pres enfans: que les amis , les connoiifances, les domeftiques, les voiftns & toute une ville entiere, t’adorent de concert & prennent a toi le plus tendre interet: Voila, ma chere, un Goncours moins vraifemblable , & qui n’auroit point lieu s’il n’avoit en ta perfonne quelque caufe particuliere. Sais tubien quelle eft cette caufe ? Ce n’eft ni ta beaute , ni ton efprit, ni ta grace, ni ricn de tout ce qu’on entend par le don de plaire: mais c’eft cette ame tendre & cette douceur d’attacliemens qui n’a point d’e- gale ; c’eft le don d’aimer, mon enfant, qui te fait aimer. On peut refifter a tout, hors a la bienveillance , & il n y a point de moyen plus fur d’acquerir Vaftedion des autres que de leur donner la fienne. Mille femmes font plus belles que toi; plufieurs ont autant de graces; toi feu- le as, avec les graces, je ne fais quoi de plus feduifant, qui ne plait pas feulement, mais qui touche, & qui fait voler tous les coeurs au de- vant du tien. On fent que ce tendre coeur ne demande qu’a fe donner, & le doux fentiment qu’il cherche le va chercher a fon tour. Tu .vois , par exemple, avec furprife fin- croyable affe&ion de Milord Edouard pour toil ami; tu vois fon zele pour ton bonheur; tu reqois avec admiration fes offres genereufes: Tome IV. T 290 La No uvells tu les attribues a la feule vertu , & ma Julie de s’attendrir! Erreur, abus , charmante Cou- fine! A Dieu ne plaife que j’extenue les bien- fa its de Milord Edouard, & que je deprife fa grande ame. Mais croi - moi, ce zele , tout pur qu’il eft, feroit moins ardent li dans la raeme circonftance il s’adreffoit a d’autres perfonnes. Ceft ton afcendant invincible & celui de ton ami, qui, fans merae qu’il s’en apperqoive le determined avec tant de force, & lui font fai- re par attacbement ce qu’il croit ne faire que par honnetete. Voila ce qui doit arriver a toutes les ames d’une certaine trenipe j elles transformed pour ainfi dire les autres en elles-memesj elles ont line fphere d’a&ivite dans laquelle rien ne leur refifte: on ne pent les connoitre fans les vou- loirimiter, & de leur fublime elevation elles attirent a elles tout ce qui les environne. Celt pour cela , ma chere, que ni toi ni ton ami ne connoitrez peut-etre jamais les hommes *, car vous les verrez bien plus comme vous les ferez , que comme ils feront d’eux-memes. Vous doflfc nerez le ton a tous ceux qui vivront avec vous ; ils vous fuiront ou vous deviendront fembla- bles, & tout ce que vous aurez vu n’aura peut- etre rien de pared dans le refte du monde. Venons maintenant a moi, Couline j a moi qu’un meme fang, un meme age, & fur-tout une parfaite conformite de gouts & d’humeurs H e' L 0)1 S E. 29 * aVec des temperamens coiitraires unit a toi des l’enfance. Congiunti eran gP alberghi , Ma pin congiunti i cori : Conforme era I'etatc , JV/tf 7 penfier pit conforme. Que penfes-tu qu’ait produit fur celle qui a pafle fa vie avec toi, cette charmante influence qui fe fait fentir a tout ce qui t’approche ? Crois- tu qu’il puiffc ne regner entre nous qu’une union commune ? Mes yeux lie te rendent-ils pas la douce joie que je prends chaque jour dans les tiens en nous abordant? Nelis-tu pas dans mon cceur attendri le plaifir de partager tes pei- nes & de pleurer avec toi ? Puis-je oublier que dans les premiers traulports d’un amour naif- fant, famine ne te fut point importune , & que les murmures de ton amant ne purent t’en- gager a m’eloigner de toi , & a me derober le fpe&acle de ta foibleiTe ? Ce moment fut criti¬ que , ma Julie 5 je fais ce que vaut dans ton coeur modefte le facrifice d’une honte qui n’eft pas reciproque. Jamais je n’euflfe ete ta confi-# dente II j’eulfe ete ton amie a demi, & nos ames fe font trop bien fenties en s’uniffant, pour que lien les puiife deformais feparer. Qu’eft-ce qui rend les amities fi tiedes & fi peu durables entre les femmes, je dis entre cel- les q.ui fauroient aimer ? Ce font les interets de T a 292 La Nouvelle Famour; c’eft Pempire de la beaute; c’eft k jaloufie des conquetes. Or fi rien de tout cela nous eut pu divifer , cette divifion feroit deja faite; mais quand mon coeur feroit moins inep- te a Famour, quand j’ignorerois que nos feux font de nature a ne s’eteindre qu’avec la vie, ton amant eft mon ami, c’eft - fi tu reftes, je refte j j’en ai forme Tmebranlable refolution , je le dois, rien ne m’en peut detourner. Ma fa^- tale indulgence a cauie ta perte ; ton fort doit etre le mien, & puifque irous fumes infepara- bles des I’enfance, 111a Julie, il faut fetre juf. qu’au tombeau. Tu trouveras, je le prevois , beaucoup d’e- tourderie dans ce projet, mais au fond il eft plus fenfe qu’il ne femble, & je n’ai pas les me- £ mes motifs d’irrefolution que toi. Premierement, quant a ma famille , fi je quitte un pere facile, je quitte un pere affez indifferent, qui lailfe faire a fes eiifans tout ce qui leur plait, plus par negligence que par tendrelfe: car tu fais que les affaires de l’Europe l’occupent beaucoup plus que les fiennes , & que fa fi lie lui eft bieii nioins chere que la pragmatique. D’ailleurs, je nefuis pas cojnme toi fille unique , & avec les T 3 294 La Nouvelle enfans qui lui refteront, a peine faura-t-il s’ll lui en manque un. J’abandonne un manage pret a conclure ? Manco-male , ma chere $ c’eft a M. d’Orbe» s’ilm’aime, a s’en confoler. Pour-moi, quoi- que j’eftime ion caradtere, que je ne fois pas fans attachement pour fa perfonne, & que je regrette en lui un fort honnete homme, il ne m’eft rien aupres de ma Julie. Di-moi, mon en¬ fant, Tame a-t-elle un fexe? En verite, je ne le fens guere a la mienne. Je puis avoir des fantaifies , mais fort peu d’amour. Un mari peut m’etre utile, mais il ne fera jamais pouE moi qu’un mari, & de ceux-la, libre encore & paf- fable comme je fuis , j’en puis trouver un par tout le monde. Pren bien garde, CouCine, que quoique je n’helite point, ce n’eft pas a dire que tu ne doives point hefiter, ni que je veuille t’inii- nuer de prendre le parti que je prendrai fi tu pars. La difference eft grande entre nous, & tes devoirs font beaucoup plus rigoureux que les miens. Tu fais encore qu’une affection prefque unique remplit mon coeur , & abforbe fi bien tous les autres fentimens qu’ils y font comme aneantis. Une invincible & douce habitude m’attache a toi des mon enfance ; je n’aime parfaitement que toi feule , & fi j’ai quelques liens a rompre ente fui- vant, je m’encouragerai par ton exemple. Je me dirai, j’imite Julie, & me eroirai juftifiee. H E / t O l S E. 29 S J BILLET. De Julie a Clairt. E t’entends, amie incomparable, & je te re- mercie. Au moins une fois j’aurai fait mon de¬ voir , & lie ferai pas en tout indigne de toi. L E T T R E De Julie a Milord Edouard. v otre Lettre, Milord, me penetre d’at- tendrilfement & d’admiration. L’ami quc vous daignerez proteger n’y fera pas moins fenfible quand i 1 faura tout ce que vous avez voulu faire pour nous. Helas ! il n’y a que les infor¬ tunes qui lentent le prix des ames bienfaifan- tes. Nous ne favons deja qu’a trop de titres tout ce que vaut la votre, & vos vertus he- roiques nous toucheront toujours, mais elles ne nous furprendront plus. Qu’ii me feroit doux d’etre heureufe fous les aufpices d’un ami (i genereux, & de ternr de fes bienfaits le bonheur que la fortune m’a re- fufe ! Mais, Milord , je le vois avec defelpoir, elle trompe vos bons delfeins; mon fort cruel l’emporte fur votre zele, & la douce image des biens que vous m’oiffez ne fert qu’a m’en ren- J 4 2$S La Nouve’lle dre la privation plus fenfible. Vous donnez une retraite agreable & furc a deux amans perfecu- tes; vous y rendez leurs feux legitimes, leur union folemnelie, & je fais que fous votre gar¬ de j’echapperois aifement aux pourfuites d’une famille irritee. Celt beaucoup pour l’amour, eft ce alfez pour la felicite ? Non, ft vous voulez que je fois paifible & contente, donnez- jnoi quelque afyle plus fur encore , oil Ton puifle echapper a la honte & au repentir. Vous allez au-devant de nos befoins, & par unege- neroftte fans exemple, vous vous privez pour notre entretien d’une partie des biens deftines au votre. Plus riche , plus honoree de vos bienfaits que de mon patrimoine, je puis tout recouvrer pres de vous, & vous daignerez me tenir lieu de pere. Ah Milord ! ferai - je digne d’en trouver un , apres avoir abaiidonne celui que m’a donne la nature ? x Voila la fourcedes reproches d’une confcien- ce epouvantee, & des murmures fecrets qui de- chirent mon coeur. II ne s’agit pas de favoir ft j’ai droit de difpofer de moi contre le gre des auteurs de mes jours, mais ft j’en puis difpofer fans les afftiger mortellement, ft je puis les fuir fans les mettre au defefpoir ? Helas ! il vaudroit autant confulter ft j’ai droit de leur oter la vie. Depuis quand la vertu pefe-t-elle ainfi les droits du fang & de la nature ? Depuis quand un coeur feniibie marque-t-il-avec tant de foin les bor- H E / L 0 l S E. 297 lies de la reconnoiflance ? N’eft-ce pas &tre deja coupable que de vouloir aller jufqu’au point ou Ton commence a le devenir , & cherche-t- on II fcrupuleufement le terme de fes devoirs, quand on n’eft point tente de le palfer ? Qui, moi ? J’abandonnerois impitoyablement ceux pat qui je refpire, ceux qui me confervent la vie qu’il m’ont donnee, & me la rendent chere ; ceux qufn’ont d’autre efpoir, d’autre plailir qu’en moi feule ? Un pere prefque fexagenaire ! une mere toujours languiifante! - Moi leur unique enfant, je les laitferois fans ailiftance dans la folitude & les ennuis de la vieilleife, quand il ell terns de leur rendre les tendres foins qu’iis m’ont prodigues ?Je livrerois leurs derniers jours a la honte, aux regrets, aux pleurs ? La ter- reur, le cri de ma conCcience agitee me pein- droierit fans cede moil pere & ma mere expirans fans confolation, & maudiifant la fille ingrate qui les delaiffe & les deshonore ? Non, Mi¬ lord , la vertu que j’abandonnai m’abandonne a foil tour & ne dit plus rien a mon coeur j mais cette idee horrible me parle a fa place , elle me fuivroit pour mon tourment a chaque inftantde mes jours , & me rendroit miferable au fein du bonheur. Enfiu, ft tel eft mon deftin qu’il faille livrer le refte de 111a vie aux remords, celui-la feul eft trop aifreux pour le fupporter; j’aime mieux braver tous les autres. Je ne puis repondre a vos raifons, je fa- T f 298 La Nouvelle voile, je n’ai que trop de penchant a les trou. ver bonnes: mais , Milord, vous n’etes pas ma¬ rie. Ne fentez - vous point qu’il faut etre pere pour avoir droit de confeiller les enfans d’au- trui ? Quant a moi, mon parti eft pris; mes parens me rendront malheureufe, jele fais bienj mais il me fera moins cruel de gemir dans mon infortune que d’avoir caufe la ieur, & je ne de- ferterai jamais la maifon paternelle. Va done, douce chimere d’une ame fenftble, felicite ft charmante & ft deftree, va te perdre dans la nuit des fonges , tu n’auras plus de realite pour moi. Et vous, ami trop genereux , oubliez vos aimables projets, & qu’il n’en refte de trace qu’au fond d’un coeur trop reconnoiflant pour en perdre le fouvenir. Si Texces de nos maux ne decourage point votre grande ame , ft vos ge- nereufes bontes ne font point epuifees , il vous refte dequoi les exercer avec gloire, & celui que vous honorez du titre de votre ami, peut par vos foins meriter de le devenir. Ne jugez pas de lui par l’etat ou vous le voyez.: fon egarement ne vient point de lachete, mais d’un genie ardent & fier qui fe roidit contre la for¬ tune. Il y a fouvent plus de ftupidite que de courage dans une conftance apparente; le vui- gaire ne connoit point de violentes douleurs, & les grandes paftions ne germent gueres chez les hommes foibles. Helas ! il a mis dans la fienne cette energie de fentiment qui caraderife H e' l O X S E. 299 !es ames nobles, & c’eft ce qui fait aujourd’hui ma honte & mon defefpoir. Milord, daignez ie croire, s’il n’etoit qu’un homme ordinaire, Julie n’eut point peri. . Non, non; cette affedlion fecrete qui pre- vint en vous une eftime eclairee me vous a point trompe. II eft digne de tout ce que vous avez fait pour lui fans le bien connoitre; vous ferez plus encore s’il eft poifible, apres l’avoir con- jiu. Oui, foyez fonj confolateur, fon protect teur , fon ami, fon pere, c’eft a la fois pour vous & pour lui que je vous en conjure ; il juf- tifiera votre confiance , il honorera vos bien- faits, il pratiquera vos leqons, il imitera vos vertus , il apprendra de vous la fdgelfe. Ah , Milord! s’ii devient entre vos mains tout ce qu’il peut etre, que vous ferez fierun jour de votre ouvrage! L E T T R E VII. De Julie . JEtT toi aufli , mon doux ami! & toi l’unique efpoir de mon coeur, tu viens le percer encore quand il fe meurt de trifteife! J’etois preparee aux coups de la fortune, de longs prelTentimens me les avoient annonces ; je les aurois fuppor- tes avec patience: mais toi pour qui je les fouf- fre ! ah ceux qui me viennent de toi me font joo La Nouvelle feuls infupportables, & il m’eft affreux de voit aggraver mes peines par celui qui devoit me les rendre cheres! Que de douces confolations je ni’etois promifes qui s’evanouilfent avec ton cou¬ rage ! Combien de fois je me flattai que ta for¬ ce animeroit ma langueur, que toil merite efta- ceroit ma faute, que tes vertus releveroient mon ame abattue ! Combien de fois j’eifuyai mes larmes ameres en me difant, je fouffre pour lui, mais il en eft digne, je fuis coupable , mais il eft vertueux ; mille ennuis m’a/Iiegent, mais fa conftance me foutient, & je trouve au fond de fon cceur le dedommagement de toutes mes pertes ? Vain ePpoir que la premiere epreu- ve a detruit! Ou. eft maintenant cet amour fu- blime qui fait elever tous les fentimens & faire eclater la vertu ? Oil font ces Be res maximes ? Qu’eft devenue cette imitation des grands hom- mes? Ou eft ce philofophe! que le malheur ne peut ebranler, & qui fuccombe au premier ac¬ cident -qui le fepare de fa maitrelfe ? Quel pre- texte excufera deformais ma honte a mes pro- pres yeux , quand je ne vois plus dans celui qui m’a feduite qu’un homme fans courage , amo- li par les plaitirs, qu’un cceur lache abattu par le premier revers , qu’un infenfe qui renonce a laraifon fi-tot qu’il a befoin d’elie ? O Dieu ! dans ce comble d’humiliation devois-je me voirreduite a rougir de mon choix autant que de ma foiblefle ? H e' l o i s i. 301 Regarde a quel point tu t’oublies; ton ame egarec & rampante s’abailfe jufqu’& la cruau- te ? tu m’ofes faire des reproches? tu t’ofes plaindre de moi ? ... . de ta Julie ? .... bar- bare ! ... . comment tes remords n’ont - ils pas retenu ta main? Comment les plus doux temoi- gnages du plus tendre amour qui fut jamais, t’ont-ils lailTe le courage de m’outrager ? Ah! fi tu pouvois douter de mon cccur, que le tien feroit meprifable! .... mais non, tu n’en dou- tes pas, tu fi’en peux douter , j’en puis de£er ta fureur j & dans cet inftant meme ou je hais ton injuftice, tu vois trop bien la fource du premier mouvement de colere que j’eprouvai de ma vie. Peux-tu t’en prendre a moi, il je me fuis per¬ due par une aveugle confiance 5 & limes defo feins n’ont point reufli ? Que tu rougirois de tes duretes fi tu connoiiTois quel efpoir m’avoit feduite, quels projets j’ofai former pour ton bonheur & le mien, & comment ils fe font eva- nouis avec toutes mes efperances! Quelque jour, j’ofe m’en flatter encore, tu pourras en favoir davantage , & tes regrets me vengeront alors de tes reproches. Tu fais la defenfe de mon pere> tu n’ignores pas les difcours pu¬ blics; j’en previs les confluences, je te les fas expofer, tu les fentis comme nous, & pour nous conferver fun a l’autre il fallut nous fou- mettre au fort qui nous feparoit, La N o 1j V e t l e 302 Je t T ai done chafle, comme tu Pofois dire? Mais pour qui Fai-je fait, amant fans delicatef- fe ? Ingfat ! e’eft pour un coeur bien plus hon- nete qu’il ne croit l’etre & qui mourroit mil- lefois plut6t que de me voir avilie. Di- moi, que deviendras - tu quand je ferai livree a Top- probre ? Efperes-tu pouvoir fupporter le fpe&a- cie de mon deshonneur ? Vien cruel, fl tu le crois; vien recevoir le facrifice de ma reputa¬ tion avec autant de courage que je puis te l’of- frir. Vien, ne crains pas d’etre defavoue de Celle a qui tu fus cher. Je fuis prete a decla¬ rer a la face du Ciel & des hommes tout ce que nous avons fenti Fun pour l’autre; je fuis prete a te nomnier hautement mon amant, k ftiourir dans tes bras d’amour & de honte : j’ai- rne mieuar qua le monde entier connoifle ma tendrelfe que de t’en voir douter un moment, & tes reproches me font plus amers que l’ignominie. Finiifons pour jamais ces plaintes mutuelles , je t’en' conjure ,* elles me font infupportables. O Dieu ! comment peut - on fe quereller quand on s’aime, & perdre a fe tourmenter l’un Fau- tre des momens du l’on a li grand befoin de confolation ? Non, mort ami, que fert de fein- dre un meeontentement qui n’eft pas ? Plai- gnons-nous du fort & non de l’amour. Jamais , il ne forma d’union fi parfaite > jamais il n’en forma de plus durable. Nos ames trop bien confondues ne fauroient plus fe feparer , & He' l o x s t* 303 nous ne pouvons plus vivre eloignes Tun de l’autre que comme deux parties dun meme tout. Comment peux-tu done ne fentir que tes peines ? Comment ne fens - tu point eelles de ton amie ? Comment n’entens-tu point dans ton fein fes tendres gemiifemens ? Combien iis font plus douloureux que tes cris ernportes ! Com¬ bien fi tu partageois mes maux ils te feroient plus cruels que les tiens memes ! Tu trouves ton fort deplorable! Confidere celui de ta Julie , & ne pleure que fur elle. Con- iidere dans nos communes infortunes l’ctat de mon fexe & du tien, & juge qui de nous eft le plus a plaindre ? Dans la force des paflions affeder d’etre infenfible 5 en proie a mille pei¬ nes paroitre yoyeufe & contente; avoir l’airfe- rein & fame agitee; dire toujours autrement qu’on ne penfe ,* deguifer tout cs qu’on fent; etre faulfe par devoir , & mentir par modeftie : voila i’etat habituel de toute ftlle de mon age* On pafle ainfi fes beaux jours fous la tyrannie des bienfeances, qu’aggrave enftn celle des pa¬ rens dans un lien mal alforti. Mais on gene en vain nos inclinations, le cceur ne reqoit de loix que de lui- meme; ilechappe arefclavage; il fe donne a fon gre. Sous un joug de fer, que le ciel n’impofe pas, on n’aifervitqu’un corps fans ame: la perfonne & la foi reftent fepare- ment engages, & Ton force au crime une mal- hiureufe vidime, en la forqantde manquer de 304 La Nouvelle part ou d’autre au devoir facre de la fidelite. 11 en eft de plus fages < ah, je le fais ! Elies n’ont point aime ? Qu’elles font heureufes ! Elies re- liftent ? J’ai voulu refifter. Elies font plus ver- tueufes ? Aiment-elles raieux la vertu ? Sans, toi, fans toi feul je faurois toujours aimee. II eft done vrai que je ne l’aime plusj'.tu m’as perdue, & e’eft moi qui te confole ! ... - mais moi que vais - je devenir? .... que les confolations de famine font foibles oil manquent celles de famour ! qui me confolera done dans mes peines? Quel fort affreux j’envifage, moi qui pour avoir vecu dans le crime ne vois plus qu’un nouveau crime dans des noeuds abliorres & peut etre inevitables! Ou trouverai-je aifez de larmes pour pleurer ma faute & mon amant, fi jecede ? ou trouverai - je aifez deforce pour refifter , dans l’abattement oii je fuis ? Je crois deja voir les fureurs d’un pere irrite ! Je crois deja fentir le cri de la nature emouvoir mes en- trailles, ou l’amour gemiffant deebirer mon coeur ! Privee de toi, jc refte fans reifource, fans appui, fans efpoir; le paife nfavilit, le pre- fent m’afflige , favenir m’epouvante. J’ai cru tout faire pour notre bonheur j je n’ai fait que nous rendre plus miferables en nous preparant une feparation plus cruelle. Les vains plailirs ne font plus, les remords demeurent, & la honte qui m’humilie eft fans dedommagement. C’eftamoi, e’eft a moi d’etre foible & mal- heureufe. H E ; L O l S E. 30f heureufe. Lailfe - moi pleurer & fouffrir; mes pleurs ne peuvent non plus tarir que mes fau- tes fe reparer $• & le terns meme qui guerit tout ne m’offre que de nouveaux fujets de larmes: Mais toi qui n’as nulle violence a craindre, que la honte n’avilit point, que rien ne force a deguifer baifement tes fentimens ; toi qui ne fens que l’atteinte du malheur & jouis au moins de tes premieres vertus , comment t’ofes - tu degrader au point de foupirer & gemir comma une femme, & de t’emporter comme un fu- rieux ? N’eft - ce pas aifez du mepris que j’ai merite pour toi, fans l’augmenter en te ren- dant meprifable toi-meme, & fans m’accabler a la fois de mon opprobre & du tien? Rap- pelle done ta fermete, fache fupporter l’infor- tune & fois homme. Sois encore, fi j’ofe le dire , l’amant que Julie a choifi. Ah ! fi je ne fuis plus digne d’animer ton courage , fouviens- toi, du moins, de ce que je fus un jour j me¬ rite que pour toi j’aie celfe de l’etre j ne me def- honore pas deux fois. Non, mon refpe&able ami, ce n’eft; point toi que je reconnois dans cette lettre eflfeminee que je veux a jamais oublier & que je tiens de- ja defavouee par toi-meme. J’efpere , toute avi-. lie, toute confufe que je fuis , j’ofe efperer que moil fouvenir n’infpire point des fentimens fi bas , que mon image regne encore avec plus de gioire dans un coeur que je puis enflammer, & Tome IV, V 3®6 La Nouvelle que je n’aurai point a me reprocher avec ma foiblelTe la lachete de celui qui Pa caufee. Heureux dans ta difgrace, tu trouves le plus precieux dedommagemdnt qui foit connu des ames fenfibles. Le Ciel, dans ton malheur te don- ne un ami, & te lailfe a douter fi ce qu’il te rend ne vaut pas mieux que ce qu’il t’ote. Admire & cheri cet homme trop genereux qui daigne aux depens de fon repos prendre foin de tes jours & de ta raifon. Que tu ferois emu fi tu favois tout ce qu’il a voulu faire pour toi! Mais que fert d’animer ta reconnoiflance en aigrilfant tes douleurs ? Tu n’as pas befoin de favoir a quel paint il t’aime pour connoitre tout ce qu’il vaut, & tu ne peux l’eftimer comme il le meri- te j fans Paimer comme tu le dois. L E T T R E VIII. De Claire. ous avez plus d’amour que de delicateffe, & favez mieux faire des facrifices que les faire valoir. Y penfez-vous d’eerirea Julie fur un ton de reproches dans Petat oil elle eft, & parce que vous fouftrez, faut-il vous en prendre a el- le qui fouffre encore plus ? Je vous l’ai dit mil- le fois, je ne vis de ma vie un amant fi gron- deur que vous > toujours pret a difputer fur tout* Pamour n’eft pour vous qu’un otat de guerre * 'H E f L O i S Ej 367 ou (I quelquefois vous etes docile, c’eft four vous plaindre enfuite de Pa voir ete. Oh ! que de pareils amans font a eraindre & que je m’ef- time heurcufe de n’en avoir jamais voulu que de ceux qu’on peut congedier quand on veut, fans qu’il en coute une larme a perfonne ! Croyez - moi, changez de langage avec Ju¬ lie Ci vous voulez qu’elle vive; e’en eft trop pour elle de fupporter a la fois fa peine & vos mecontentemens. Apprenez une fois a menager ce coeur trop fenfible, vous lui devez les plus tendres confolations *, craignez d’augmenter vos maux a force de vous plaindre ou du moins ne vous en plaignez qu’a moi qui fuis Punique au¬ teur de votre eloignement. Oui, mon Ami, vous avez devine jufte 5 je lui ai fuggere le par¬ ti qu’exigeoit Con honneur en peril, ou plut6t je l’ai forcee a le prendre en exagerant le dan¬ ger ; je vous ai determine vous-meme , & cha- eun a rempli fon devoir. J’ai plus fait encore, je Vai detournee d’accepter les offres de Milord Edouard *, je vous ai empeche d’etre heureux, mais le bonheur de Julie m’eft plus cher que le votre j je favois qu’elle ne pouvoit etre heu- reufe apres avoir livre fes parens a la honte & au defefpoir, & j’ai peine k comprendre par rapport a vous meme quel bonheur vous pour- riez gouter aux depens du lien. Quoi qu’il en foit, voila ma conduite & mes torts, & puifque vous vous plaifez a quereller V 2 ceux qui vous aiment, voila de quoi vous en prendre a moi feule; fi ce n’eft pas cefler d’e¬ tre ingrat, c’eft au moins ceffer d’etre injufte. Pour moi, de quelque maniere que vous en ufiez, je ferai toujours la meme envers vous ; vous me ferez cher tant que Julie vous aimera , & je dirois davantage, s’il etoit poffible. Je ne me repens d’avoir ni favorife ni combattu vo- tre amour. Le pur zele de l’amitie qui m’a tou¬ jours guidee me juftifie egalement dans ce que j'ai fait pour & contre vous , & Cl quelquefois je m’intereflai pour vos feux, plus peut-etre , qu’il ne fembloit me convenir , le temoignage de mon coeur fuffit a mon repos: je ne rou- girai jamais des fervices que j’ai pu rendre a mon amie , & ne me reproche que leur inutilite. Je n’ax pas oublie ce que vous m’avez appris autrefois de la conftance du fagc dans les dif- graces, & je pourrois ce me fembie vous en rappeller a propos quelques maximes *, mais l’ex- emple de Julie m’apprend qu’une bile de mon age eft pour un philofophe du v6tre un aufli mauvais precepteur qu’un dangereux difciple, & il ne me conviendroit pas de donner des lemons a mon maitre. w H E’ L O i' S E. 30^ L E T T R E IX. De Milord Edouard d Julie. Nous l’emportons, charmante Julie; une erreur de notre ami l’a ramene a la raifon. La honte de s’etre mis un moment dans fon tort a diflipe toute fa fureur, & l’a rendu fi doci¬ le que nous en ferons deformais tout ce qu’il nous plaira. Je vois avec plaifir que la faute qu’il fe reproche lui laifle plus de regret que de depit, & je connois qu’il m’aime, en ce qu’il eft humble & confus en ma prefence, mais non pas embarraffe ni contraint. II fent trop bien fon injuftice pour que je m’en fouvienne, & des torts ainfi reconnus font plus d’honneur a celui qui les repare qu’a celui qui les pardonne. J’ai profite de cette revolution & de l’effet qu’elle ap)roduit, pour prendre avec lui quel- ques arrangemens neceifaires, avant de nous ieparer; car je ne puis differer mon depart plus long-terns. Comme je compte revenir l’ete prochain, nous fommes convenus qu’il iroit m’attendre a Paris, & qu’enfuite nous irions enfemble en Angleterre. Londres eft le feul theatre digne des grands talens , & oil leur carriere eft la plus etendue ( c ). Les fiens font (c ) C’eft avoir une etrange prevention pour fon pays; car je n’entends pas dire qu’il y en ait au monde ou gc« V 3 La Nouvelle 310 fuperieurs a bien des egards, & je ne defefpete pas de lui voir faire en peu de terns a l’aide de quelques amis, un chemin digne de fon merite. Je vous expliquerai mes vues plus en detail a mon paiTage aupres de vous. En atten¬ dant vous fentez qu’a force de fucces on peut lever bien des difficultes, & qu’il y a des de- gres de confederation qui peuvent compenfer la naifTance, meme dans l’efprit de votre pe- re. C’eft, ce me femble, le feul expedient qui refte a tenter pour votre bonheur & le lien, puifque le fort & les prejuges vous ont ote tous les autres. J’ai ecrit a Regianino de venit me joindre, pour profiter de lui pendant huit ou dix jours que je pa/Te encore avec notre ami. Sa trif- tefTe eft trop profonde pour laiifer place a beaucoup d’entretien. La mufique remplira les vuides du filence, le laiftera rever, & chan- gera par degres fa douleur en melancolie. J’at- neralement parlant les etrangers foient moins bien re- cus, & trouvent plus d’obftacles a s’avancer qu’en An- gleterre. Par le gout de la Nation ils n’y font favorifes en rien ; par la forme du gouvernement ils n’y fauroient parvenir a rien. Mais convenons auffi que 1’Anglois ne va gueres demander aux autres l’hofpitalite qu’il leur refufe chez lui. Dans quelle Cour hors celle de Lon- dres voit-on ramper lachement ces fiers infulaires ? dans quel pays hors le leur vont-ils chercher a faire fortune? Ils font durs, il eft vrai ; cette durete ne me deplait pas quand elle marche avec la juftice. Je trouve beau qu’ils ne foient qu’Anglois puifqu’ils n’ont pas befoin d’etre hommes. 8 £, H b' l o i 3ir tens cet etat pour le livrer a lui - meme: je n’olerois m’y fier auparavant. Pour Regianino , je veus le rendrai en repalfant, & ne le repren- drai qu’a mon retour d’ltalie, terns ou , fur les progres que vous avez deja faits toutes deux , je juge qu’il ne vous fera plus necelfaire. Quant a prefent, furement il vous elt inutile, & je ne vous prive de rien en vous l’otant pour quelques jours. L E T T R E X- A Claire , OURQ¥OI faut-il que j’ouvre enfin les yeux fur moi ? Que ne les ai-je fermes pour toujours, plutot que de voir ravili/Tement ou je fuis tombe m , plutdt que de me trouver le dernier des hommes, apres en avoir ete le plus for¬ tune ! Aimable & genereufe amie, qui futes fi. fouvent mon refuge, j’ofe encore verfer nn honte & mes peines dans votre coeur compatif- fant > j’ofe encore implorer vos confolations con- tre le fentiment de ma propre indignite ; j’ofe recourir a vous quand jefuis abandonne de moi- meme. Ciei ! comment un homme aufli mepri- fable a-t-il pu jamais etre aime d’elle, ou com¬ ment un feu li divin n’a-t-il point epure mon ame ? Qu’elle doit maintenant rougir de fon choix, celle que je ne fuis plus digne de 110m- V 4 mer ! Qu’ello doit gemir de voir profaner fort image dans un coeur fi rampant & fi bas ! Qu’el- le doit de dedains & de haine a celui qui put Paimer & n’etre qu’un lache ! Connoilfez toutes mes erreurs , charmante Coufine ( d) j connoilfez mon crime & mon repentir s foyez mon Juge & que je meure; ou foyez mon interceffeur, & que l’objet qui fait mon fort daigne encore en etre Farbitre. Je lie vous parlerai point de FeiFet que pro- duifit fur moi cette feparation imprevue je ne vous dirai rien de ma douleur ftupide & de mon infenfe defefpoir : vous n’en jugerez que trop par Fegarement inconcevable ou l’un. ScFautte nfont entraine. Pius je fentois l’horreur de mon etat, moins j’imaginois qu’ii fut pofiible de re- noncer voiontairemeiit a Julies & Famertume de ce fentiment, jointe a Fetonnante generofite de Milord Edouard , me fit naitre des foupqons que je ne me rappellerai jamais fans horreur, & que je ne puis oublier fans ingratitude envers l’ami qui me les pardonne. En rapprochant dans mon delire toutes les circonftances de mon depart, j’y crus recon¬ noitre un delfein premedite, & j’ofai Fattri- buer au plus vertueux des hommes. A peine ce doute affreux me fut-il entre dans Fefprit, que tout me fembla le confirmer. La converfa- Of) A limitation de Julie , il I’appelloit, ma Coufine ; Sc a limitation de Julie , Claire lappelloit, mon a mi. , H e' L O l S 4 . 315 tion de Milord avec le Baron d’Etange3 le ton pcu infinuant que je l’accufois d’y avoir affec¬ ts la querclle qui en dcriva 3 la defenfe de me voir 5 la refolution prife de me faire par- tin la diligence & le fecret des preparatifs 3 l’entretien qu’il eut avec moi la veillej enfin la rapidite avec laquelle je fus plutot enieve qu’emmene 3 tout me fembloit prouver de la part de Milord un projet forme de m’ecarter de Julie, & le retour que je favois qu’il de- voit faire aupres d’elle achevoit felon moi de me deceler le but de fes foins. Je refolus pour- tant de m’eclaircir encore mieux avant d’ecla- ter, Sc dans ce deifein je me bornai a exami¬ ner les chofes avec plus d’attention. Mais tout redoubloit mes ridicules foupqons, & le zele de 1’iiumanite ne lui in/piroit rien d’honnete en ma faveur, dont mon aveugle jaloufie ne ti- rat quelque indice de trahifon. A Befanqon je fus qu’il avoit ecrit a Julie, fans me commu- niquer fa lettre, fans m’en parler. Je me tins alors fuffifamment convaincu , & je n’attendois que la reponfe , dont j’efporois bien le trou- ver mecontent, pour avoir avec lui 1’eGlaircilfe- ment que je meditois. Hier au foir nous rentrames alfez tard, & je fus qu’il y avoit un pacquet venu de Suifle dont il ne me parla point en nous feparant. Je‘"lui lailfai le terns de l’ouvrirj je l’entendis de ma chambre murmurer, en lifant, quelques V f 314 La Nouvelle mots. Je pretai l’oreille attentivement. Ah Ju¬ lie ! difoit-il en phrafes interrompues , j’ai vou- lu vous rendre heureufe.je refpe&e votre vertu.... mais je plains votre erreur.A ces mots & d’autres femblables que je diftin- guai parfaitement, je ne fus plus maitre de moi; je pris mon epee fous mon bras ; j’ouvris, ou plutot j’enfonqai la porte; j’entrai comme un furieux. Non, je ne fouillerai point ce papier ni vos regards des injures que me did a la rage pour le porter a fe battre avec moi fur le champ. O ma Coufme 1 c’eft la fur-tout que je pus reconnoitre V empire de la veritable fageffe , me- me fur les hommes les plus fenfibles, quand ils veulent ecouter fa voix. D’abord il ne put rien comprendre a mes difcours, & il les prit pour un vrai delire : Mais la trahifon dont je Faccufois, les delfeins fecrets que je lui re- prochois, cette lettre de Julie qu’il tenoit en¬ core & dont je lui parlois fans cede , lui firent connoitre enfin lefujet de ma fureur. Il fou- rit; puis il me dit froidement: vous avez perdu la raifon, & je ne me bats point con- tre un infenfe. Ouvrez les yeux, aveugle que vous etes, ajouta-t-il d’un ton plus doux, eft- ce bien moi que vous accufez de vous trahir ? Je fentis dans Faccent de ce difcours je ne fais quoi qui n’etoit pas d’un perfide; le fon de fa voix me remua le cocurj je n’eus pas jette les yeux fur les liens que tous mes foupqons fe 7 bmelV. Pland\e JIT. All? jeune Jiomme.a ton hienfai/ear. H e' L O l S E. 31 f dilfiperent, & je commenqai de Toir avec ef- froi mon extravagance. II s’apperqut a l’inftant de ce changement; il me tendit la main. Vcnez, medit-il, fi vo- tre retour n’eut precede ma juftification , je ne vous auroi6 vu de ma vie. A prefent que vous etes raifonnable , lifez cette lettre , & connoif- fez une fois vos amis. Je voulus refufer de la lire; mais l’afcendant que tant d’avantages lui donnoient fur moi le lui fit exiger d’un ton d’au- torite que , malgre mes ombrages diftipes , mon defir fecret n’appuyoit que trop. Imaginez en quel etat je me trouvai apres cette lecture, qui m’apprit les bienfaits inou'is de celui que j’ofois calomnier avec tant d’in- dignite. Je me precipitai a fes pieds, & le coeur charge d’admiration , de regrets & de honte, je ferrois fes genoux de toutema force, fans pou- voir proferer un feul mot. II recut mon repen- tir comme il avoit requ mes outrages, & n’exi- . gea de moi pour prix du pardon qu’il daigna m’aceorder que de ne m’oppofer jamais au bien qu’il voudroit me faire. Ah ! qu’il fade defor- mais ce qu’il lui plaira ! fon ame fublime eft au - deflus de celles des hommes, & il n’eft pas plus permis de refifter a fes bienfaits qu’a ceux de la divinite. Enfuite il me remit les deux lettres qui s’a- clrelfoient a moi, lefquelles il n’avoit pas vou- ia me donner^avant d’avoir lu la fienne, & d’etre inftruit de la refolution de votre Coufi- ne. Je vis en les lifant quelle amante & quel¬ le amie le Ciel m’a donnees ; je vis combien ll a ra/Temble de fentimens & de vertus au- tour de moi pour rendre rues remords plus amers & ma balfeffe plus meprifable. Dites, qu’el- le eft done cette mortelle unique donfc le moin- dre empire eft dans fa beaute, & qui, fembla- ble aux puiflances eternelles, fe fait egalement adorer & par les biens & par les maux qu’elle fait ? Helas ! elle m’a tout ravi, la cruelle , & je Ten aime davantage : Plus elle me rend malheureux , plus je la trouve parfaite. II fem- ble que tous les tourmens qu’elle me caufe foient pour elle un nouveau merite aupres de moi. Le facrifice qu’elle vient de faire aux fen¬ timens de la nature me defole & m’enchante > il augmente a mes yeux le prix de cclui qu’el¬ le a fait a famour. Non, fon coeurne fait rien refufer qui ne faife valoir ce qu’il accorde. Et vous, digne & charmante Coufine •, vous unique & parfait modele d’amitie , qu’on citera feule entre toutes les femmes, & que les coeurs qui ne reifemblent pas au votre oferont traiter de chimere : ah, ne me parlez plus de philofo- phiel je meprife ce trompeur etalage qui ne confifte qu’en vains difeours; ce fantome qui n’eft qu’une ombre, qui nous excite a menacer de loin les paflions & nous laiffe comrae un faux brave a leur approche. Daignez ne pas m’aban- H e' L 6 jl $ E. 317 dormer a mes egaremens; daignez rendre vos anciennes bontes a cet infortune qui ne les merite plus, mais qui les defire plusardemment & en a plus befoin que jamais > daignez me rap- peller a moi-meme, & que votre douce voix fupplee en ce coeur malade a celle de la raifon. Non, je l’ofe efperer, je ne fuis point tom- be dans un abatement eternel. Je fens ram¬ mer en moi ce feu pur & faint dont j’ai brule; l’exemple de taut de vertus ne fera point perdu pour celui qui en fut Fobjet, qui les aime, les admire, & veut les imiter fans cede. O chere amante dont je dois honorer le choix ! O mes amis dont je veux recouvrer Feftime ! mon ame fe reveille & reprend dans les votres fa force & fa vie. Le chafte amour & famine fu- blime merendront le courage qu’un lache def. efpoir fut pret a nr’dter : les purs fentimens de mon cceur me tiendront lieu de fagelfe; je ferai par vous tout ce que je dois etre, & je vous forcerai d’oublier ma chute, fi je puis m’en re- lever un inftant. Je ne fais , ni ne veux favoir quel fort le Ciel me referve> quel qu’il puiife fctre, je veux me rendre digne de celui dont j’ai jou'i. Cette immortelle image que je porte en moi me fervira d’egide , & rendra mon ame invulnerable aux coups de la fortune. N’ai-je pas aifez vecu pour mon bonheur? C’eft main- tenant pour fa gloire que je dois vivre. Ah ! que ne puis - je etonner le monde de mes vertus 318 La Nouvelle afin qu’on put dire un jour en les admirantj pouvoit-il moins faire ? II fut aime de Julie ! P. S. Des noeuds abhorres & feut-etre inevita¬ bles ! Que fignifient ces mots ? Ils font dans fa lettre. Claire, je m’attends a tout j je fuis refigne, pret a fupporter mon fort. Mais ces mots .... jamais-quoi qu’il arrive je ne partirai d*ic.i que je n’aie eu fexplication de ces mots-la. LETTRE XL Ve Julie . Ml eft done vrai que mon ame n’eft pas fermee au plaiftr , & qu’un fentiment de joie y peut penetrer encore ? Hel as, je croyois depuis ton depart n’etre plus fenftble qu’a la douleur; je croyois ne favoir que fouffrir loin de toi, & je n’imaginois pas meme des confolations a toil abfence. Ta charmante Lettre a ma Coufine eft venue me defabuferje fai lue & baifee avec des larmes d’attendrilfement > elle a repandu la fraicheur d’une douce rofee fur mon coeur fe- clie d’ennuis & fletri de trifteife, & j’ai fenti par la ferenite qui rn’en eft reftee, que tu n’as pas moins d’afeendant de loin que de pres fur les aifedions de ta Julie. H e' l O i S E» 31^ Mon ami! quel charme pour moi, de te voir reprendre cette vigueur de fentiment qui con- vient au courage d’un homme! je t’en eftimerai davantage , & m’en mepriferai moins de 11’avoir pas en tout avili la dignite d’un amour honne- te , ni corrompu deux cceurs a la fois. Je te dirai plus , a prefent que nous pouvons parler Jibrement de nos affaires ; ce qui aggravoit mon defefpoir etoit de voir que le tien nous 6toie la feule reifource qui pouvoit nous refter , dans i’ufage de tes talens. Tu connois maintenant le digne ami que le Ciel t’a donne : ce ne feroit pas trop de ta vie entiere pour meriter fes bien- faits *, ce ne fera jamais affez pour reparer 1’of- fenfe que tu viens de lui faire , & j’efpere que tu n’auras plus befoin d’autre legon pour conte- nir ton imagination fougueufe. C’eft fous les au (pices de cet homme reipedable que tu vas entrer dans le monde j c’eft a l’appui de Ton credit, c’eft guide par fon experience que tu vas tenter de venger le merite oublie, des ri- gueurs de la fortune. Fais pour lui ce que tu ne ferois pas pour toi, tache au moins d’hono- rer fes bontes en ne les rendant pas inutiles. Vois quelle riante perfpe&ive s’offre encore a toi y vois quels fucces tu dois efperer dans une carrie re ou tout ooncourt a favorifer ton zele. Le Ciel t’a prodigue fes dons j ton heureux na- turel cultive par ton gout t’a doue de tous les talens 5 a moins de vingt>quatre ans tu joins les $23 La Novvelle graces de ton age a la maturite qui dedommage plus tard du progres des ans> Irutto fertile in fu 7 giovmil fore. L’etude n’a point emoulTe ta vivacite , ni ap- pefanti ta perfonne : la fade galanterie n’a point retreci ton efprit, ni hebete ta raifon. L’ar- dent amour en t’infpirant tous les fentimens fublimes dont il eft le pere t’a donne cette elevation d’idees & ce gout exquis qui en font infeparables. A fa douce chaleur, j’ai vu ton ame deployer fes brillantes facultes , comme une fleur s’ouvre aux rayons du foleil: tu as a la fois tout ce qui mene a la fortune & tout ce qui la fait meprifer. II ne te manquoit pour obtenir les honneurs du monde que d’y dai- gner pretendre, & j’efpere qu’un objet plus cher a ton cceur te donnera pour eux le zele dont ils ne font pas dignes. O mon doux ami, tu vas t’eloigner de moi? ..... O mon bien-aime , tu vas fuir ta Julie ? .11 le faut •, il faut nous feparer ft nous voulons nous revoir beureux un jour, & PefFet des foins que tu vas prendre eft notre dernier efpoir. PuiiTe une ft chere idee t’animer, te confoler durant cette amere & longue fepara- tion! puifle-t-elle te donner cette ardeur qui furmonte les obftacles Sc dompte la fortune! Helas ! le monde & les affaires feront pour toi des diftra&ions continuelles, & feront une utile 32t H E / L O i S E* tttile diver (ion aux peines de l’abfence. Mais je vais refter abandonnee a moi feule ou li- vree aux perfections, & tout me forcera de te regretter fans celfe* Heureufe au moins ft de vaines allarmes n’aggravoient mes tourmens reels, & fi avec mes propres maux je ne fen-i tois encore en moi tous ceux auxquels tu vas t’expofer ! Je fremis en foiigeant aux dangers de mille efpeces que vont courir ta vie & tes moeurs. Je prends en toi toute la confiance qu’un horn- me peut infpirer *, mais puifque le fort nous fepare , ah’ mon ami, pourquoi n’es-tu qu’un homme? Que de confeils te feroient ileceffai- res dans ce monde inconnu ou tu vas t’enga- ger ! Cen’eflpasa moi, jeune, fans experien¬ ce j & qui ai moins d’etude & de reflexion que toi, qu’il appartient de te donner la-deifus des avis > c’eft un foin que je laiffe a Milord Edouard. Je me borne a te recommander deux chofes , par- ce qu’elles tiennent plus au fentiment qu’a Inex¬ perience , & que fi je connois peu le monde , je crois bien connoitre ton coeur: N’abandonna jamais la vertu, & n’oublie jamais ta Julie. Je ne te rappellerai point tous ces argumens fubtils que tu m’as toi-meme appris a meprifer, qui rempliffent tant de livres & n’ont jamais fait un honnete homme. Ah! ces trifles rai- fonneurs! quels doux raviffimens leurs cceurs Tome IV. X 3,22 La Nouvelle n’ont jamais fentis ni donnes ! Laifle, mofi ami, ces vains moralities, & rentre au fond de ton ame; c’eft la que tu retrouveras tou- jours la fource de ce feu facre qui nous ernbra- fa tant de fois de l’amour des fublimes vertus $ c’eft la que tu verras ce fimulacre eternel du vrai beau dont la contemplation nous anime d’un faint enthoufiafme , & que nos paflions fouillent fans ceife fans pouvoir jamais l’effa- cer (e). Souviens-toi des larmes delicieufes qui couloient de nos yeux, des palpitations qui fuifoquoient nos coeurs agites , des tranfports qui nous elevoient au deffus de nous memes , au recit de ces vies heroiques qui rendent 1© vice inexcufable & font l’honneur de Phumani- te. Veux-tu, favoir iaquelle eft vraiment deli- rable, de Ja fortune ou de la vertu ? Songe a celle que le coeur prefere quand fon choix eft impartial. Songe ou l’interet nous porte en li- fant Phiftoire. T’avifas - tu jamais de deftrer les trefors de Crefus, ni la gloire de Cefar , ni le pouvoir de Neron, ni les plaifirs-d’Elioga- bale ? Pourquoi, s’ils etoient heureux, tes defirs ne te mettoient-ils pas a leur place ? C’eft qu’ils ne Petoient point & tu le fentois bien $ c’eft qu’ils etoient vils & meprifables, & qu’un rae- (e) La veritable philofophie des Amans eft celle de Platon; durant le charme ils n’en ont jamais d’aufre. Un homme emu ne peut quitter ce philofophe j un lec«. teur froid ne pent le fouffrir. H E f L OlSE 323 «hant heureux ne fait envie a perfonne. Quels hommes contemplois- tu done avec le plus de plaifir? Defquels adorois-tu les exemples 'i Aux- quels aurois-tu mieux aime reflembler ? Char- me inconcevable de labeaute qui ne perit point! e’etoit l’Athenien buvant la Cigue , e’etoit Bru¬ tus mourant pour fon pays, e’etoit Regulus au milieu des tourmens , e’etoit Caton dechi- rant fes entrailles, e’etoient tous ces vertueux infortunes qui te faifoient envie , & tu fentois au fond de ton coeur la felicite reelle que cou- vroient leurs maux apparens. Ne crois pas que ce fentiment lut particulier a toi feul j il eft celui de tous les hommes, & fouvent meme en depit d’eux. Ce divin modele que chacun de nous porte avec lui nous enchante malgre que nous en ayons ; fi-tot que la pailion nous per- niet de le voir, nous lui voulons relfembler , & fi le plus mechant des hommes pouvoit etre nn autre que lui-meme , i\ voudroit etre un liomme de bien. Pardonne-moi ces tranfports, mon aimaible ami; tu fais qu’ils me viennent de toi, & e’eft a Pamour dont je les tiens a te les rendre. Je lie veux point t’enfeigner ici tes propres maxi- mes , mais t’en faire un moment l’application, pour voir ce qu’elles ont a ton ufage: car void le terns de pratiquer tes propres leqons, & de montrer comment on execute ce que tu fais dire. S’il n’eft pas queftion d’etre un Cat©*! X 2 iS4 I> A N O U V E L L E ni un Regulus, chacuri pourtant doit aimer fon pays, etre integre & courageux * tenir fa foi, meme aux depens de fa vie. Les vertus privees font fouvent d’autant plus fublimes qu’el- les n’afpirent point a Papprobation d’autrui, mais feulement au bon temoignage de foi-meme, & la confcience du jufte lui tient lieu des louan- ges de l’univers. Tu fentiras done que la gran¬ deur de Phomme appartient a tous les etats, & que nul ne peut etre heureux s’il ne jouit de fa pro- pre eftime ; ear ii la veritable jouiffance de fa¬ me eft dans la contemplation du beau , comment lc mechant peut - il Painier dans autrui fans etre force de fe hair lui - meme ? Je ne crains pas que les fens & les plaifirs groffiers te corrompent. Ils font des pieges peu dangereux pour un cceur fenfible, & il lui en faut de plus delicats : Mais je crains les maxi- mes & les leqons du monde; je crains cette for¬ ce terrible que doit avoir l’excmple univerfel & continuel du vice *, je crains les fophiftnes adroits dont ilfe colore j je crains, enfin , que ton coeur meme ne t’en impofe, & ne te rende moins difficile fur les moyens d’acquerir une conftde- ration que tu faurois dedaigner fi notre union n’en pouvoit etre le fruit. Je t’avertis , mon ami, de ces dangers j ta fageffe fera le refte ; car e’eft beaucoup pour s’en garantir que d’avoir fii les prevoir. Je n’a- jouterai qu’une reflexion qui Pemporte a mon H e' L O i s E. $2? % avis fur la faulfe raifon du vice , fur les fie- res erreurs des infenfes , & qui doit fuffire pour diriger au bieti la vie de Phomme fagej C’eft que la fource du bonheur n’eft toute en- tiere ni dans Pobjet delire hi dans le coeur qui le polfede, mais dans le rapport de Pun & de F autre , & que, comme tous les objets de nos delirs ne font pas propres a produire la felicite , tous les etats du coeur ne font pas propres a la fentir. Si Fame la plus pure ne fuffit pas feule a fon propre bonheur , il eft plus fur encore que routes les delices de la terre ne fauroient faire celui d’un coeur deprave ; car il y a des deux cotes une preparation necef. faire, un certain concours dont refulte ce pre- cieux fentiment recherche de tout etre fenll- ble , &toujours ignore du faux fage, qui s’ar- rete au plailir du moment, faute de connoitre un bonheur durable. Que ferviroit done d’ac- querir un de ces avantages aux depens de l’au- tre, de gagner au dehors pour perdre encore plus au dedans, & de fe procurer les moyens d’etre heureux en perdant Fart de les employer ? Ne vaut^il pas mieux encore, li Fon ne peut avoir qu’un des deux, facrifier celui que le fort peut nous rendre a celui qu’on ne recou- vre point quand on Fa perdu ? Qui le doit mieux favoir que moi, qui n’ai fait qu’empoi- fonner les douceurs de ma vie en penfant y mettre le comble ? Lailfe done dire les me- X 3 32 $ La NouvellK # chans qui montrent leur fortune & cachent leut coeur, & fois fur que s’il eft un feul exemple du bonheur fur la terre , il fe trouve dans un homme de bien. Tu requs du Ciel cet heureux penchant a tout ce qui eft bon & honnete; n’e- coute que tes propres defirs, lie fuis que tes in¬ clinations naturelles ; fonge fur-tout a nos pre¬ mieres amours. Tant que ces momens purs & delicieux reviendront a ta memo'ire, il n’eft pas poflible que tu cefles d’aimer ce qui te les ren- dit fi doux , que le charme du beau moral s’ef- face dans ton ame , ni que tu veuilles jamais obtenir ta Julie par des moyens indignes de toi. Comment jouir d’un bien dont on auroit perdu le gout ? Non , pour pouvoir poffeder ce qu’on aime, il faut garder le meme coeur qui l’a aime. Me void a mon fecond point, car commo tu vois je n’ai pas oublie mon metier. Mon ami, Ton peut fans amour avoir les fentimens fublimes d’une ame forte: rnais un amour tel que le notre raniroe & la foutient tant qu’il brule; fi-tot qu’il s’eteint elle tombe en lan- gueur, & un coeur ufe n’eft plus propre a rien. Di-moi, que ferions - nous fi nous n’aimions plus ? Eh | ne vaudroit - il pas niieux celfer d’etre que d’exifter fans rien fentir, & pour- rois - tu te refoudre a trainer fur la terre l’infi- pide vie d’un homme ordinaire , apres avoir goute tous les traiifports qui peuvent ravk H e' L O i S E. 327 une ame humaine? Tu vas habiter de grandes villes, 011 ta figure & ton age encore plus qug ton merite tendront mille embuches a ta fide- lite. L’inlinuante coquetterie affe&era le langa- ge de la tendreiTe , & te plaira fans t’abufer ; tu ne chercheras point l’amour , mais les plaL firs ; tu les gouteras fepares de lui & ne les pourras reconnoitre. Je ne fais li tu retrouve- ras ailleurs le coeur de Julie , mais je te defie de jamais retrouver aupres d’une autre ce que tu fentis aupres d’elle. L’epuifement de ton ame t’annoncera le fort que je t’ai predit j la trifteffe & fennui t’accableront au fein des amu- femens frivoles. Le fouvenir de nos premie¬ res amours te pourfuivra malgre toi. Mon image cent fois plus belle que je ne fus jamais vien- dra tout-a-coup te furprendre. A l’inftant le voile du degout couvrira tous tes plai/irs, & mille regrets amers naitront dans ton coeur.* Mon bien aime , mon doux ami! ah , fi jamais tu m’oublies ... Helas je ne ferai qu’en mou- rir> mais toi tu vivras vil & malheureux , & je mourrai trop vengee. Ne Toublies done jamais , cette Julie qui fut a toi, & dont le coeur ne fera point a d’autres. Je ne puis rien te dire de plus dans la depen- dance ou le Ciel m’a placee: Mais apres t’avoir recommande la fidelite, il eft jufte de te laifler de la mienne le feul gage qui foit en mon pou- voir. J’ai confulte, non mes devoirs, mon ef. X 4 $2$ La NouvpiiLg prit egare ne les connpit plus , mais mon coeur \ derniere regie de qui n'en fauroit plus fuivrej {k voipi le refultat de fes infpirations. Je neit’e-, pouferai jamais fans le confentement de mon pere, mais je n’en epouferai jamais un autre fans ton confentement. Je t’en donne ma paro¬ le, elle me fera fagree quoi qu’il arrive, & il ji’y a point de force humaine qui puilfe m’y faire manquer* Sois done fans inquietude fur ce que je puis devenir en ton abfence. Va, mon amiable ami, chercher fo.us les aulpices du ten- dre amour un fort digne de le couronner. Ma deftinee eft dans tes mains autant qu’il a depen-, du de moi de I’y mettre a & jamais elle ne chan- gera que de ton aveu, L E T T R E XII. * ' T v - A Julie. O Qual fiatnma di gloria , donore l Scorrer fento per tutte le vene ,, Alma grande parlando con te ! Julie, lailfe-moi refpirer. Tu fais bouillon^ ner mon fang; tu me fais treflliillir, tu me fais palpiter. Ta lettre brule comme ton coeur du faint amour de la vertu , & tu portes au fond du mien fon ardeur celefte. Mais pourquoi tant d’exhortations ou il ne falloit que des ordres ? jprois que ft je m’oublie au point d’avoir befoi# H e' l o i s e: 32$ de raifons pour bien faire, au moins ce n’eft pas de ta part, ta feule volonte me fuffit. Igno- res-tu que je ferai toujours ce qu’il te plaira, Sc que je ferois le mal meme avant de pou\»ir te defobeir. Oui, j’aurois brule le Capitole fi tu me l’ayois commande, parce que je t’aime plus que routes chofes ; mais fais-tu bien pour- quoi je t’aime ainli ? Ah ! fille incomparable * c’eft parce que tu ne peux rien vouloir que d’honnete, & que Pamour de la vertu rend plus invincible celui que j’ai pour tes charmes. Je pars, encourage par l’engagement que tu viens de prendre & dont tu pouvois t’epargner le detour *, car promettre de n’etre a perfonne fens mon confentement, n’eft-ce pas promettre de n’etre qu’a moi ? Pour moi, je le dis plus librement, & je t’en donne aujourd’hui ma foi d'homme de bien qui ne fera point violee : J’i- gnore dans la carriere oil je vais m’eflayer pour te complaire a quel fort la fortune m’appelle 5 mais jamais les noeuds de Pamour ni de l’hi- men ne m’uniront a d’autres qu’a Julie d’Etan- ge j je ne vis, je nexifte que pour elle , & mourrai libre ou fon epoux. Adieu 5 Pheure preiTe & je pars a Pinftant, 33 ° La Nouvilii L E T T R E XIII. A Julie. J^’arrivai hier au foir a Paris , & celui qui ne pouvoit vivre fepare de toi par deux rues en eft maintenant a plus de cent lieues. O Julie ! plain - moi» plain ton malheureux ami* Quand mon fang en longs ruifleaux auroit tra¬ ce cette route immenfe, elle m’eut paru moins longue, & je n’aurois pas fenti defaillir mon ame avec plus de langueur. Ah 1 fi du moins je connojifois le moment qui doit nous rejoindre ainfi que fefpace qui nous fepare, je compen- ferois l’eloignement des lieux par le progres du terns, je compterois dans chaque jour ote de ma vie les pas qui m’auroient rapproche de toi! Mais cette carriere de douleurs eft couver- te des tenebres de Tavenir: Le terme qui doit la borner fe derobe a mes foibles yeux. O doute ! 6 fupplice! Mon coeur inquiet te cher- che & ne trouve rien. Le foleil fe leve & ne me rend plus l’efpoir de te voir j il fe couche & je ne t’ai point vue : mes jours vuides de plaifir & de joie s’ecoulent dans une longue liuit. J’ai beau vouloir ranimer en moi l’efpe- rance eteinte , elle ne m’oifre qu’une reifource incertaine & des confolations fufpedes. Chere & tendre amie de mon coeur, helas! a quels H e' l e i s E. 33r smaux faut-il m'attendre, s’ils doivent egaler moil bonheur paife ? Que cette tridefTe ne t’alarme pas , je t’en conjure, elle eft l’effet paflager de la folitudc & des reflexions du voyage. Ne crains point le retour de mes premieres foibleffes ; mon coeur eft dans ta main, ma Julie, & puifque tu le foutiens, il ne fe laiflera plus abattre. Une des confolantes idees qui font le fruit de ta derniere lettre eft que je me trouve a pre¬ sent porte par une double force, & quand l’a- mour auroit aneanti la mienne je ne laiiferois pas d’y gagner encore •, car le courage qui me vient de toi me foutient beaucoup mieux que je n’aurois pu me foutenir moi-meme. Je fuis coavaincu qu’il n’eft pas bon que l’homme foit feul. Lcs a mes humaines veulent etre accou- plees pour valoir tout leur prix, & la force unie des amis, comme celle des lames d’un ai- mant artificiel, eft incomparablement plus gran¬ de que la fomme de leurs forces particulieres. Divine amitie, c’eft - la ton triomphe ! Mais qu’eft - ce que la feule amitie aupres de cette union parfaite qui joint a l’energie de Famitie des liens cent fois plusfacres? Ou font-ils ces hommes grolfiers qui ne prennent les tranfports de Famour que pour une fievre des fens, pour un defir de la nature avilie ? Qu’ils viennent, qu’ils obfervent , qu’ils fen tent ce qui fe paife au fond de mon coeur , qu’ils voient un aniant La No u v e l l b malheureux eloigne de ce qu’il aime, incertaiii dele revoir jamais, fans efpoir de recouvrer fa felicite perdue > mais pourtant anime de ces feux immortels qu’il prit dans tes yeux & qu’onfc nourri tes fentimens fublimes , pret a braver la fortune , a foulfrir fes revers , a fe voir me- me prive de toi, & a faire des vertus que tu lui as infpirees le digne ornement de cette em- preinte adorable qui ne s’etfacera jamais de foil ame. Julie, eh! qu’aurois-je ete fans toi? La froide raifon m’eut eclaire , peut - etre ; tiede admirateur du bien, je l’aurois du moins aime dans autrui. Je feral plus*, je faural le prati- quer avec zele, & penetre de tes fages leqons, je ferai dire un jour a eeux qui nous auront connus : 6 quels hommes nous ferionstous, (i le monde etoit plein de Julies & de coeurs qui les fuffent aimer l En meditant en route fur ta derniere lettre j*ai refolu de raffembler en un recueil toutes eelles que tu m’as ecrites, maintenant que je ne puis plus recevoir tes avis de bouche. Quoi- qu’il n’y en ait pas une que je ne fache par coeur, & bien par coeur, tu peux m’en croire j’aime pourtant a les relire fans celfe , ne fut-ce que pour revoir les traits de cette main cherie qui feule peut faire mon bonheur. Mais infenlL blement le papier s’ufe, & avant qu’elles foienfc ' dechirees je veux les copier toutes dans un li- vre blanc que je viens de choiiir expres pour H e' l o i s e. 333 «ela. II eft aflez gros, mais je fonge a Pavenir, & j’efpere ne pas mourir aflez jeune pour me borner a ce volume. Je define les foirees a cet- te occupation charmante , & j’avancerai lente- ment pour la prolonger. Ce precieux recueil ne me quittera de mes jours 5 il fera mon manuel dans le monde ou je vais entrer; il fera pour moi le contrepoifon des maximes qu’on y ref. pireil me confolera dans mes maux ; il pre- viendra ou corrigera mes fautes j il m’inftruira durant ma jeunefle, il m’edifiera dans tous les terns, & ce feront a mon avis les premieres let- tres d’amour dont on aura tire cet ufage. Quant a la derniere que j’ai prefentement fous les yeux; toute belle qu’elle me paroit, j’y trouve pourtant un article a retrancher. Ju- gement deja fort etrange 5 mais ce qui doit P£- tre encore plus, c’eft que cet article eft preci- fement celui qui te regarde, & je te reproche d’avoir meme fonge a Pecrire. Que me paries tu de fidelite , de conftance ‘i Autrefois tu con- noiflois mieux mon amour & ton pouvoir. Ah Julie ! infpires-tu des fentimens periflables, 8c quand je ne t’aurois rien promis, pourrois-je cefler jamais d'etre a toi ? Non, non, c’eft du premier regard de tes yeux , du premier mot de ta bouche, du premier tranfport de mon coeur que s’alluma dans lui cette flamme eternelle que rien ne peut plus eteindre. Net’euflai-je yue que ce premier inftant, e’en etoit deja fait, 334 La Nouvelle il etoit trop tard pour pouvoir jamais t’oublier. Et je t’oublierois maintenant ? Maintenant qu’en- ivre de mon bonheur pafle, fon feul fouvenir fuffit pour me le rendre encore? Maintenant qu’opprelfe du poids de tes charmes, je ne ref- pire qu’en eux ? Maintenant que ma premiere ame eft difparue, & que je fuis anime de celle que tu m’as donnee ? Maintenant, 6 Julie , que je me depite contre moi, de t’exprimer fi mal tout ce que je fens ? Ah! que toutes les beau- tes de l’univers tentent de me feduire ! en eft-il d’autres que la tienne a mes yeux? Que tout confpire a Farracher de mon coeur; qu’on le perce, qu’on le dechire, qu’on brife ce hdele miroir de Julie, fa pure image ne ceifera de briller jufques dans le dernier fragment ; rien n’eft capable de l’y detruire. Non , la fupreme puilfance elle-meme ne fauroit ailer jufques-la ; elle peut aneantir mon ame, mais non pas faire qu’elle exifte & ceffe de t’adorer. Milord Edouard s’eft charge de te rendte compte a fon palTage de ce qui me regarde & de fes projets en ma faveur : mais je crains qu’il ne s’acquitte mal de cette promelfe par rapport a fes arrangemens prefens. Apprends qu’il ofe abu- fer du droit que lui donnent fur moi fes bien- faits , pour les etendre au dela meme de la bien- feance. Je me vois, par une penfion qu’il n’a pas tenu a lui de rendre irrevocable , en etac de faire une figure fort au deflus de ma naiiTan- H fi' L O i S E. 33f ce , & c’eft peut-etre ce que je ferai force de faire a Londres pour fuivre fes vues. Pour ici ou nulle affaire ne m’attache, je continuerai de vivre a ma maniere , & ne ferai point tente d’employer en vaines depenfes Fexcedent de mon entretien. Tu me Fas appris , ma Julie, les premiers befoins ou du moins les plus fend- bles font ceux d’un coeur bienFaifant , & tant que quelqu’un .manque du necelfaire , quel hon- nete hommeadu fuperflu? L E T T R E XIV. A Julie. s^’entre avec une fecrette horreur dans ce vafte defert du monde. Ce cahos ne m’offre qu’une folitude affreufe, ou regne un morne filence. Mon ame a la prelfe cherche a s’y repan- dre & fe trouve par-tout reiferree. Je ne fuis jamais moins feul que quand je fuis feul , difoit un ancien; moi, je ne fuis feul que dans la foule., ou je ne puis etre ni k toi ni aux autres, Mon coeur voudroit parler , il fent qu’il n’eft point ecoute, il voudroit repondre ; on ne lui dit rien qui puilfe aller jufqu’a lui. Je n’entends point la langue du pays, & perfonne ici n’en- tend la mienne. Ce n’eft pas qu’on ne me falfe beaucou d’ac- eueil, d’amities, de prevenances, & que mills 33^ L A N O U V E L L E foins officieux n’y femblent voler au devant de moi. Mais c’eft precifement de quoi je me plains. Le moyen d’etre aufli-tot l’ami de quel- qu’un qu’on n’a jamais vu ? L’honnete interet de Phumanite, Pepanchement fimple & touchant d’une ame franche, ont un langage bien diffe¬ rent des fauffes demonftrations de la politeffe * & des dehors trompeurs que Pufage du monde exige. J’ai grand peur que celui qui des la pre¬ miere vue me traite comme un ami de vingt ans, ne me traitat au bout de vingt a ns comme un inconnu, (i j’avois quelque important fervice a lui demander j & quand je vois dfes hommes fi diftipes prendre un interet fi tendre a tant de gens , je prefumerois volontiers qu’ils n’enpren- nent a performe> Il y a pourtant de la realite a tout cela ; car le Franqois eft naturellement bon, ouvert hof* pitalier , bienfaifant; mais il y a aufti mille ma- meres de parler qu’il ne faut pas prendre a la lettre , mille offres apparentes , qui ne font fai- tes que pour etre refufees, mille efpeces de pie- ges que la politeffe tend a la bonne - foi rufti- que. Je n’entendis jamais tant dire , comptez fur moi dans Poccafion > difpofez de mon credit, de ma bourfe , de ma maifon , de mon equipa¬ ge. Si tout cela etoit ftncere & pris au mot, il n’y auroit pas de Peuple moins attache a la pro- priete , la communaute des biens feroit ici pref- que etablie, le plus riche offrant fans ceffe, & le H e / l o i s E. 337 le plus pauvre acceptant toujours, tout fe met- troit naturellement de niveau, & Sparte meme eut eu des partages moins egaux qu’ils ne fe- roient a Paris. Au lieu de cela, e’eft peut - etro la ville du monde ou les fortunes font le plus inegales, & ou regnent a la fois la plus fomp- tueufe opulence & la plus deplorable mifere. II rfen faut pas davaptage pour comprendre ce que iignifient cette apparente commiferation qui fem- ble toujours aller au devant des befoins d'au- trui, & cette^faeiie tendrefle de cocur qui con- tracle en un moment des amities cternelles. Au lieu de tous ces fentimens lufpeds & de cette confrance trompeufe , veux-je chercher des lumieres & de l’inftrudion? C’en eft ici l’aima- ble fource , Sc Pon eft d’abord enchante du fa- voir Sc de ia raifon qu’on trouve dans les en~ tredens , non feu lenient des favans & des gens de lettres , mais des homines de tous les etats 8 c meme des femmes ; le ton de la converfa- tion y eft coulant & naturel 5 il n’eft ni* pefant lii frivole 5 il eft favant fans pedanterie , gai fans tumulte, poli fans affedation , galant fans fadeur, badin fans equivoques. Ce lie font ni des diifertations ni des eprgrammesj on y rai- fonne fans argufnenter j on y plaifante fans jeux de mots 5 on y alfocie avec art Pefprit Sc la rai¬ fon , les maximes & les fail lies, iafatyre aigue 9 Padroite ftatterie Sc la morale auftere. On y par- le de tout pour que chacun ait quelque chofe a Tome IF. Y 338 La Ngftelli dire ,• 'on if approfondit point les queftions, de peur d’ennuyer, on les propofe comme en paf- fant, on les traite avec rapidite , la precifion Hiene a Felegance ; chacun dit fon avis & l’ap- puie en peu de mots; nui n’attaque avec cha- leur celui d’autrui, mil ne defend opiniatrement le lien ; on difcute pour s’eclairer, on s’arrete avant la difpute; chacun s’inftruit, chacun s’a- mufe, tous s’en vont contens , & le fage meme peut rapporter de ces entretiens des fujets di¬ gues d’etre medites en lilence. Mais au fond que penfes-tu qu’on apprenne :dans ces conventions fi charmantes ? A juger fainement des chafes du monde ? a bien ufer de la fociete, a connoitre au moins les gens avec qui Fon vit ? Rien de tout cela, ma Julie. On y apprend a plaider avec art la caufe du men- fonge , a ebranler a force de p hilofophie tous les ptincipes de la vertu, a colorer de fophif- mes fubtils fes paflious & fes prejuges, & a don- ner a l’erreur un certain tour a la mode felon les maximes du jour. II n’elf point neeeflaire de connoitre le cara&ere des gens , mais feulement leurs interets, pour deviner a-peu-pres ce qu’ils diront de ehaque chofe. Quand un hommepar- le, c’eft, pour ainfi dire, fon habit & non pas lui qui a un fentiment, & il en changera fans facon tout aulfi fouvent que d’etat. Donnez-lui tour a tour une longue perruque , un habit d’or- donnance & line croix pe&orale j vous Fentett- H e' t o i $ 339 tlrez fucceffivement precher avec le m&me zele les loix, le defpotifme, & Tinquifition. II y a une raifon commune pour la robe, une autre pour la finance, une autre pour Tepee. Chacune prouve tres-bien que les deux autres font mau- vaifes, confequence facile a tirer pouf les trois* Ainfi nul ne dit jamais ce qu’il penfe, mais ce qu’il lui convient de faire penfer a autrui * & le zele apparent de la verite n’effc jamais en eux que le mafque de Tinteret. Vous croiriez que les gens ifoles qui vivent dans Tindependance ont au moins un efprit k eux •, point du tout •, autres machines qui ne penfent point * & qu’on fait penfer par relforts. On n’a qu’a s’informer de leurs focietes , de leurs coteries, de leurs amis, des femmes qu’ils; voient, des auteurs qu’ils connoilfent: la-delfus on peut d’avance etablir leur fentiment futuc fur un livre pret a paroitre & qu’ils n’ont point lu , fur une piece prete a jouer & qu’ils n’onc point vue , fur ■ tel ou tel auteur qu’ils ne con* noiflent point, fur tel ou tel fyfteme dont ils n’ont aucune idee. Et comme la pendule ne fe monte ordinairement que pour vingt-quatre lieu- res , tous Ces gens - la s’en vont chaque foir ap-» prendre dans leurs focietes ce qu’ils penferont le lendemain. II y a ainfi un petit nombre d’hommes & de femmes qui penfent pour tons les autres & pour lefquels tous les autres patient & agiifent, Sc Y % La Novvelle comme chacun fonge a fon interet, performs au bien commun , & que les interets particuliers font toujours oppofes entr’eux , c’eft un choc perpetuel de. brigues & de cabales } un flux & reflux de prejuges , d’opinions contraires , ou les plus eohaulfes animes par les autres ne fa- vent prefque jamais de quoi it ell queftion. Cha- que coterie a fes regies , fes jugemens , fes prin- cipes qui ne font point admis ailleurs. L’hon- nete homme d’une maifon eft un frippon dans la maifon voiline. Le bon, le mauvais, le beau, le laid, la verite ,1a vertu, n’ont qu’une exiften- Q€ locale & circonfcrite. Quiconque aime a fe repandre -& frequente plufieurs focietes, doit etre plus flexible qu’Aicibiade , changer de princi- pes comme d’alfemblees , modifier fon efprit, pour\ainfi dire, a chaque pas, & mefurer fes maximes a la toife. II faut qu’a chaque vifite il quitte en entrant Ion ame , s'il en a une; qu’il en prenne une autre aux couleurs de la mai¬ fon, comme un laquais prend un habit de li- vree, qu’il la pofe de meme en fortant & repren- ne s’il veut la fienne jufqu’a nouvel echange. ., II y a plus ; c’eft que chacun fe met fans cefle en contradidiou avec lui-meme, finis qu’on s’avife de le trouver mauvais. On a des prin- cipes pour la converfation & d’autres pour la pra¬ tique ; leur oppofition ne fcandalife perfonne, & fon eft convenu qu’ilsme fe reflembleroient point entr’eux. On n’exige pas pieme d’un H e' l o i s t. 34T Auteur , fur - tout d’un moralifte , qu’il parle comme fes livres , ni qu’il agilfe corame il parle. Ses ecrits, fes difcours, fa conduite, fbi?Ftrois chofes toutes differentes , qu’il n’eft point obli¬ ge de concilier. En un mot, tout eft abfurde & rien lie choque , parce qu’on y eft accou- tume , & il y a meme a cette inconfequence une forte de bon air dont bien des gens fe font honneur. Eli elfet, quoique tous prechent avec zele les maximes de leur profeftlon, tous fe piquent d’avoir le ton d’un autre. Le Ro¬ bin prend l’air cavalier * le financier fait le Seigneur •, l’Eveque a le propos galant j l’hom- nie de cour parle de philofophie ; l’homme d’E- tat de bel - efprit ; il n’y a pas jufqu’au ilm- ple artifan qui ne pouvant prendre un autre ton que le lien fe met en noir les dimanches, pour avoir 1’air d’un homme de Palais. Les militaires feuls , dedaignant tcus les autres etats , gardent fans facon le ton du leur , & font in- fupportables de bonne foi. Ce n’eft pas que M. de Muralt n’eut raifon quand il donnoit la preference a leur fociete; mais ce qui etoit vrai de fon terns ne l’eft plus aujourd’hui. Le progres de la litterature a change en mieux le ton general; les militaires feuls n’en out point voulu changer, & le leur, qui etoit le meil- leur auparavant, eft enfin devenu le pire (/). (f) Ce jugement, vrai ou faux , ne pent s’entendre que des Subalternes, de ceux qui ne vivent pas a La Nouvell-e Ainfi les hommes a qui Ton parle nc font point ceux avec qui Ton converfe leurs fen- timens ne partent point de leur coeur , leurs Jumieres ne font point dans leur efprit, leurs difcours ne reprefentent point leurs penfees , on n’apperqoit d’eux que leur figure, & Ton eft dans une alfemblee a - peu - pres comme de- vant un tableau mouvant, ou le fpeclateur pai- fible eft le feul etre mu par lui-meme. Telle eft Tidee que je me fuis formee de la grande fociete fur celle que j’ai vue a Paris. Cette idee eft peut-etre plus relative a ma fitua- tion particuliere qu’au veritable etat des cho- fes, & fe reformera fans doute fur de nouvel- les lumieres. D’ailleurs , je ne frequente que ies focietes ou les amis de Milord Edouard m’ont introduit, & je fuis convaincu qu’ii faut defcendre dans d’autres etats pour connoitre les veritables moeurs d’un pays , car celles des riches font prefque par - tout les memes. Je ta- cherai de m’eclaircir mieux dans la fuite, En attendant, juge fi j’ai raifon d’appeller cette foule un defert, & de m’eifrayer d’une folitu- de ou je ne trouve qu’une vaine apparence de fentimens & de verite qui change a chaque inf- tant & fe detruit elle-meme, ou je n’appercois Paris : car tout ce qu’ii y a d’illuftre dans le Royaume eft au fervice y & la Cour meme eft toute militaire. Mais il y a une grande difference , pour les manieres que l’on contra&e, entre faire campagne en terns de guerre , & paffer fa vie dans des garnifons. H e' l © i « e, 343 que larves & fantomes qui frappent foeil un mo¬ ment, & difparoiifent aulli-tot qu’on les veut fai- fir. Jufqu’ici j’ai vu beaucoup de mafques j quand verrai-je des vifages d'hommes ? ■ ” IETTRE XV. De Julie. "C3*ui , mon ami, nous ferons unis malgre notre eloignement 5 nous ferons heureux en depit du fort. C’eft l’union des coeurs qui fait leur veritable felicite *, leur attra&ion ne con- noit point la loi des diftances, & les notres fe toucheroierit aux deux bouts du monde. Je trouve, corame toi, que les amans ont mill* moyens d’adoucir le fentiment de l’abfence , & de fe rapprocher en un moment. Quclquefois meme on fe voit plus fouvent encore que quand ©n fe voyoit tons les jours *, car li-tot qu’un des deux eft feul , a l’inftant tous deux font enfem- ble. Si tu goutes ce plailir tous les foirs, j* le goute cent foislejour; je vis plus folitaire; je fuis environnee de tes veftiges , & je ne faurois fixer les yeux fur les objets qui m’entourent, ians te voir tout autour de moi. Qui canto dolcemente , e qui s'ajjifc: Qui fi Yholfe , e qui riUnne il pqjfo ; Qui co ’ begli occhi mi trafife il core: Qiii dijje unci par old , e qui forrife. Y 4 $44 La Nouvelle Mais toi, fais-tu t’arreter a ces fituations pai- fibles ? fuis - tu goiiter un amour tranquille &' pur, qui pktie au coenr fans emouvoir les fens , & tes regrets font-ils aujourd’hui plus fages que res defirs ne Pecoient autrefois ? Le ton de ta premiere lettre me fait trembler. Je redoute ces emportemens trompeurs , d’autant plus dan- gereux que rimagination qui les excite n’a point de bornes , & je crains que tu n’outrages ta Julie a force de l’aimer. All ! tu ne fens pas, non, ton coeur peu delicat ne fent pas com- bien l’amour s’oifenre d’un vain hommages tu ne fonges ni que ta vie eft a raoi , ni qu’on court fouvent a la mort en croyant fervir la nature. Homme fenfuel, ne fauras - tu jamais aimer ? Rappelle-toi, rappelle-toi ce fentiment fi calme & li deux que tu conn us une fois, & que tu decrivis d’un ton fi touchant & fi ten- dre. S’il eft le plus delicicux qu’ait jamais fa- voure l’amour heureux , il eft le feul permis aux amans fepares , & quand on fa tpu goiiter un moment , on n’en doit plus regrettter d’autrc. Je me fouviens des reflexions que nous fai- fions en lifant ton Plutarque , fur un gout de¬ prave qui outrage la nature. Quand fes trifles plaifirs n’auroient que de n’etre pas partages , e’en feroit aflez , difions-nous , pour les rendre infipides & meprifables. Appliquons la meme idee aux erreurs d’une imagination trop active, die ne leur conviendra pas moins. Malheureux J H e' l o I s £. 34? tie quoi jouis-tu quand tu es feul a jouir ? Ces voluptes folitaires font des voluptes inortes. O amour ! lcs tiennes font vives, c’eft l’union des ames qui les anime, & le plaifir qu’on donne a ce qu’on aime fait valoir celui qu’il nous rend. Dis-moi, je te prie, mon cher ami, en quel¬ le langue ou plutot en quel jargon eft la rela¬ tion de ta derniere lettre? Ne feroit - ce point la par hafard du bel - efprit ? Si tu as deffein de t’en fervir fouvent avec moi, tu devrois bien m’en envoyer le dictionnaire. Qifeft-ce, je te prie , que le fentiment de l’habit d’un homrae ? Qu’une ame qu’on prend comme un habit de livree ? Que des maximes qu’il faut mefurer a la toife , que veux-tu qu’une pauvre SuidefTe entende a ces fublimes figures ? Au lieu de prendre comme les autres des ames aux couleurs des maifons, ne voudrois-tu point deja donner a ton efprit la teinte de celui du pays ? Prends garde , mon bon ami, j’ai peur qu’elle n’aille pas bien fur ce fond - la. A ton avis les traslaii du cavalier Marin dont tu t’es fi fouvent moque , approcherent- ils jamais de ces metaphores , & [fi l’on peut faire opiner l’habit d’un homme dans une lettre, pourquoi ne feroit - on pas fuer le feu ( g ) dans un fonnet ? ( (] ) Sudate . o fochi , a preparar metallL Vers d’un fonnet du cavalier Marin. Yf 546 La Nouvelljs Obferver en trois femaines toutes les focietes d’une grande ville j ailigner le caradtere des pro- pos qu’on y tient , y diftinguer exactement lc vrai du faux, le reel de l’apparent, & ce qu’on y die de ce qu’on y penfe , voila ce qu’on ac- cufe les Franqois de faire quelquefois chez les autres peuples, mais ce qu’un etranger ne',doit point faire chez eux ; car ils valent bien la peine d’etre etudies pofement. Je n’approuve pas non plus qu’on dife du mal du pays ou l’on vit & oil Ton eft bien traite : j’aimerois mieux qu’on fe laiffat tromper par les appa- rences , que de motalifer aux depens de ces J h6- tes. Enfin, je tiens pour fufpedt tout obferva- teur qui fe pique d’efprit : je crains toujours que fans y fonger il ne facrifie la verite des chofes a l’eclat des penfees & ne fade jouer fa phrafe aux depens de la juftice. Tu ne I’ignore-s pas, mon ami, l’eiprit, dit notre Muralt , eft la manie des Francois; je te trouve aufti du penchant a la meme manie, avec cette difference qu’elle a chez eux de la grace , & que de tous les pe-uples du monde, e’eft a nous qu’elle lied le moins. 11 y a de la re¬ cherche & du jeu dans plufteurs de tes lettres. Je ne parle point de ce tour vif & de ces ex- prellions animees qu’infpire la force du fenti- ment j je parle de cette gentilleffe de ftyle qui n’etant point naturelle ne vient d’elle - mime a perfonne, & marque la pretention de celui qui LaJi onte ef les remorcls ven< amour ou Eraae ■v-'- \ J H e' l o i s E- ?47 s’en fert. Eh Dieu ! des pretentions avec ce qu’on aime ! n’eft - ce pas plutot dans l’objet aime qu’on les doit placer, & n’eft-on pas glo- rieux foi-meme de tout le merite qu’il a de plus que nous ? Non , fi Ton anime les con¬ ventions indiiferentes de quelques faillies qui paffent comme des traits ce n’eft point entre deux amans que ce langage eft de faifon , & le jargon fleuri de la galanterie eft beaucoup plus eloigne du fentiment que le ton plus fim- ple qu’on puifle prendre. J’en appelle a toi- meme. L’efprit eut - il jamais -le terns de fe montrer dans nos tete-a-tetes , & (i le charme d’un entretien paffionne l’ecartfc & l’empeche de paroitre, comment des lettres que l’abfen- ce remplit toujours d’un peu d’amertume, & oil le cocur parle avec plus d’attendridernent le pourroient-ellesfupporter? Qiioique toute gran¬ de paftion foit ferieufe , & que i’exceftive joie elle - meme arrache des pleurs plutot que des ris , je ne veux pas pour cela que Earnout foit toujours trifte ; mais je veux que fa gaiete foit iimple , fans orncment, fans art, nue comme iui i en un mot, qu’elle brille de fes propres graces , & non de la parure du bel - efprit. L’Infeparable , dans la chambre de laquelle je t’ecris cette lettre, pretend que j’etois en la eommencant dans cet etat d’enjouement que l’a¬ mour infpire ou tolere 3 mais je ne fais ce qu’il git devem?. A mefure que j’avanqois, une cer- 348 La Nouvelle taine langueur s’emparoit de mon ame, & me lailfoit a peine la force de t’ecrire les injures que la mauvaife a voulu t’adreffer : car il eft bon de t’avertir que la critique de ta critique eft bien plus de fa faqon que de la mienne j elle rn’en a dide fur - tout le premier article en riant comme une folle , & fans me permettre d’y rien changer. Elle dit que c’eft pour t’ap- prendre a manquer de refped au Marini qu’elle protege & que tu plaifantes. Mais fais - tu bien ce qui nous met toutes deux de fi bonne humeur ? Ceft fon prochain mariage. Le contrat fut pafle bier au foir , & le jour eft pris de lundi en huit. Si jamais amour fut gai , c’eft affurement le lien ; on ne vit de la vie une fille fi bouffonnement amou- reufe. Ce bon M. d’Orbe , a qui de fon cote la tete en tourne , eft enchante dun a ccueil fi folatre. Moins difficile que tu n’etois autre¬ fois , il fe prete avec plaiftr a la plaifanterie , & prend pour un chef-d’oeuvre de l’amour Part d'egayer fa maitretTe. Pour elle, on a beau la precher , lui reprefenter la bienfeance, lui di¬ re que fi pres du terme elle doit prendre un maintien plus ferieux, plus grave , & faire un peu mieux les honneurs de l’etat qu’elie eft pre¬ te a quitter. Elle traite tout cela de fottes fima- grees , elle foutient en face a M. d’Orbe, que le jour de la ceremonie elle fera de la meil- leure humeur du monde , & qu’on ne fauroit H e' L O i S E. 342 aller trop gaiement a la noce. Mais la petite diflimulee ne dit pas tout; je lui ai trouve ce matin les yeux rouges ; & je parie bien que les pleurs de la nuit paient les ris de la jour- nee. Elle va former de nouvelles chaines qui relacheront les doux liens de famine ; elle va commencer une maniere de vivre diiferente de celle qui lui fut chere; elle etoit contente & tranquille, elle va courir les hafards auxquels le meilleur mariage expofe , & quoi qu’elle en dife, comme une eau pure & calme commen¬ ce a fe troubler aux approches de l’orage > foil cceur timide & chafte ne voit point fans quel- que alar me le procliain changement de fon fort. O mon ami , qu’ils font heureux ! Ils s’ai- ment; ils vont s’epoufer; ils jouiront de leur amour fans obftacles , fans craintes, fans re- mords ! Adieu , adieu , je n’en puis dire davan- tage. P. S. Nous n’avons vu Milord Edouard qu’un moment, tant il etoit preife de continuer fa route. Le coeur plein de ce que nous lui de- vons , je voulois lui montrer mes fentimens & les tiens > nrais j’en ai eu une efpece de honte. En verite, c’eft faire injure a un hom- me comme lui, de le remercier de rien. La. NouvellE 3fo L E T T R E XYL A Julie* u E les paflions impetueufes rendetit leg hommes enfans ! Qifun amour forcene fe nour- rit aifement de chimeres * & qu’il eft aife de don- xier le change a des defirs extremes par les plus frivoles objets ! J’ai reeu ta lettre avec les me- mes tranfports que m’auroit caufe ta prefence, & dans Pemportement de ma joie, un vain pa¬ pier me tenoitlieu de toi. XJn des plus grands maux de Pabfence, & le feul auquel la raifon ne peut rien $ c’eft Pinquietude fur Petat aduel de ce qu’on aime. Sa fante , fa vie , fon re¬ pos, foil amour * tout echappe a qui craint de tout perdre; on n’eft pas plus far du prefent que de Pavenir, & tons les accidens polUbles fe realifent fans cede dans Pefprit d’un amant qui les reroute. Enftn je refpire , je vis, tu te portes bien, tu m’aimes , ou plutot il y a dix jours que tout cela etoit vrai ; mais qui me repondra d’aujourd’hui ? Oabfence , 6 tour- ment ! 6 bizarre & funefte etat, ou Ton ne peut jouir que du moment paffe , & oir le pre- Lent if eft point encore ! Qiiand tu ne m’aurois pas parle de Plnfepara- ble , faurois reconnu fa malice dans la critique de ma relation, & fa rancune dans Papoiogie ff E / L O l S E. 3? I da Marini j mais s’il m’etoit permis de faire la mienne, je ne refterois pas fans replique. Premierement, ma Coniine > ( car c’eft a elle qu’il fant repondre. ) quant au ilyle , j’ai pris celui de la chofe j j’ai tache de vous donner a la fois l’idee & l’exemple du ton des converfa- tions a la mode , & fuivant un ancien precepte , je vous ai ecrit a-peu pres commc on parle en certaines focietes. D’ailleurs, ce n’effc pas l’u- fage des figures, mais leur choix que je blame dans le cavalier Marin. Pour peu qu’on ait de chaleur dans l’efprit, on a beroin de metapho- res & d’expreflions figurees pour fe faire enten¬ dre. Vos lettres memes en font pleines fans que vous y fongiex , & je foutiens qu’il n’y a qu’un geometre & un fot , qui puifient parler fans figu¬ res. En effet, un meme jugement n’eft-il pas fufceptible de cent degres de force ? £t com¬ ment determiner celui de ces degres qu’il doiu avoir , finon par le tour qu’on lui donne ? Mes propres phrafes me font rire, je l’avoue , & je les trouve abfurdes , graces au foin que vous avez pris de les ifoler ; mais laijfez-les ou je les ai miles , vous les trouverez claires & mem* «nergiques. Si ces yeux eveilles , que vous fa- vez fi bien faire parler, etoient fepares fun de Pautre , & de votre vifage •, Coufine , que pen- fez vous qu’ils diroient avec tout leur feu ? Ma foi, rie.il du tout; pas meme a M. d’Orbe. La premiere chofe qui fe prefente a obfer- La Nouvelle 9W ver dans un pays ou Foil arrive , n’efl- ce pas le ton general de la fociete ? He bien, c’eft aufli la premiere obfervation que j’ai faite dans celui-ci, & je vous ai parle de ce qu’on dit a Paris & non pas de ce qu’on y fait. Si j’ai re- marque du contrafte entre les difcours , les fentimens, & les a&ions des honnetes gens, c’eft que ce contrafte faute aux yeux au pre¬ mier inftant. Quand je vois les memes hom- mes changer de maximes felon les coteries , Mo- liniftes dans Pune, Janfeniftes dans Pautre, vils couttifans clrez un Miniftre, frondeurs mu- tins chez un mecontent i quand je vois un hom- me dore decrier le luxe, un financier les im- pots , un prelat le dereglement; quand j’entends une femme de la cour parler de modeftie, un grand Seigneur de vertu, un auteur de fimpli- cite, un abbe de religion, & que ces abfurdites lie choquent perfonne , ne dois - je pas con- clure a Pindant qu’on ne fe foucie pas plus id d’entendre la verite que de la dire , & que loin de vouloir perfuader les autres quand on leur parle, on ne cherche pas meme a leur faire pen- fer qu’on croit ce qu’on leur dit ? Mais c’eft aiTez plaifanter avec la Coufine. Je laiife un ton qui nous eft etranger a tous trois , & j’efpere que tu ne me verras pas plus prendre le gout de la fatyre que celui du bel- efprit. C’eft a toi, Julie, qu’il faut a prefent repondre $ \ H e' l o i s e. 3^3 repondre ,* car je fais diftinguer la critique ba- dine, des reproches ferieux. Je ne conqois pas comment vous avez pu prendre toutes deux le change fur mon objet- Ce ne font point les Franqois que je me fuis propofe d’obferver: Car li le caradere des na¬ tions ne peut fe determiner que par leurs dif¬ ferences , comment moi qui n’en connois en¬ core aucune autre, entreprendrois - je de peiu- dre celle - ci ‘i Je ne ferois pas , non plus , fi. mal adroit que de choilir la Capitale pour le lieu de mes obfervations. }q n’ignore pas que les Capitales different moins entre eiles que les Peuples, & que les caraderes nadonaux sy effacent & confondent en grande partie , tant a caufe de l’influence commune des Cours qui fe reifemblent,toutes, que par felfet commun d’unc fociete nombreufe & refferree , qui ell le meme a-peu-pres fur tous les hommes, & l’emporte a la fin fur le caradere originel. Si je voulois etudier un peuple , c’eft dans les provinces reculees ou les habitans ont en¬ core leurs inclinations naturelles , que j’irois les obferver. Je parcourrois lentement & avec loin plulieurs de ces provinces , les plus eloignees les unes des autres ; toutes les differences que j’obferverois entfelles me donneroient le ge¬ nie particular de chacune; tout ce qu’elles au- roient de commun, & que n’auroienc pas les autres peuples , formeroient le genie national, Tome IV, Z La Nouville & ce gui fe trouveroit par-tout, appartiendroit en general a Fhomme. Mais je n’ai ni ce vaf- te projet ni Fexperience neceflaire pour le fui- vre. Mon objet eft de connoitre Fhomme, & ma methode de Fetudier dans fes diverfes re¬ lations. Je ne Fai vu jufqu’ici qu’en petites fo- eietes, epars & preFque ifole fur la terre. Je vais maintenant le confiderer entaffe par multitudes dans les memes lieux, & je commencerai a ju- ger par-la des vrais effets de la Societe ; car s’ii eft conftant qu’elle rende les hommes meilleurs, plus elle eft nombreufe & rapprochee , mieux ils doivent valoir , & les moeurs , par exemple , feront beaucoup plus pures a Paris que dans le Valais ; que ft Ton trouvoit le contraire, il fau- droit tirer une confequence oppofee. Cette methode pourroit, j’en conviens, me mener encore a 1 a connoiffhnce des Peuples , mais par une voie ft longue & ft detournee que je ne ferois peut - etre de ma vie en etat de prononcer fur aucun d’eux. II faut que je com¬ mence par tout obferver dans le premier ou je me trouve; que j’affigne enfuite les differen¬ ces , a mefure que je parcourrai les autres pays ; que je compare la France a chacun d’eux, comme on decrit Folivier fur un faule ou le palmier fur un fapin, & que j’attende ajuger du premier peuple obferve que j’aie obferve tous les autres. Veuilles done, ma ch^rmante precheufe, dif- H e' L O i S E. J tinguer ici l’obfervation philofophique de la fatyre nationale. Ce ne font point les Parifiens que j’etudie, mais les habitans d’une grande ville , & je ne fais ft ce que j’en vois ne convient pas a Rome & a Londres tout aufli bien qu’a Paris. Les regies de la morale ne dependent point des ufages des Peuples ; ainfi malgre les prejuges dominans je fens fort bien ce qui eft mal en foi j mais ce mal 3 j’ignore s’il faut l’at- tribuer au Francois ou a l’homme, &c s’il eft 1’ouvrage de la coutume ou de la nature. Le tableau du vice otfenfe en tous \ieux un ocil impartial, & I’on n’eft pas plus blamable de le reprendre dans un pays ou il regne , quoiqu’on y foit, que de relever les defauts de l’huma- nite, quoiqu’on vive avec les hommes. Ne fuis- je pas a predent moi-meme un habitant de Paris ? Peut-etre fans le favoir ai-je deja contribue pour ma part au defordre que j’y remarque ; peut-etre un trop long fejour y corromproit - il ma vo- lonte meme *> peut-etre au bout d’un an ne fe- rois- je plus qu’un bourgeois , li pour etre digne de toi je ne gardois l’ame d’un homme libre & les moeurs d’un Citoyen. Lailfe-moi done te peindre fans contrainte des objets auxqueis je rougilfe de relfembler , & m’animer au pur zele de la verite par le tableau de la flatterie & du monfonge. Si j’etois le maitre de mes occupations & de mon fort a je faurois 5 n’en doute pas, choiiir Z 2, 3 <>6 La Novvelle d’autres fujets de Lettres , & tu n’etois pas me- contente de celles que je t’ecrivois de Meillerie & du Valais : nrais , chere amie , pour avoir la force de fupporter le fracas du monde ou )e fuis contraint de vivre , ii faut bien au moins que :je me confole a te le decrire, & que Pidee de preparer des relations nfexcite a en chercher les iiijets. Autrement le decouragement va m’attein- dre a chaque pas, & { U faudra que j’abandon- ne tout fi tu ne veux rien voir avec moi. Pen- •fe que pour vivre d’une maniere fi peu con- forme a mon gout je fais un effort qui n’eft pas indigne de fa caufe& pour juger quels foins jne peuvent meneratoi, fouffre que je tepar- le quelquefois des maximes qu’il faut connoitre &:des obdacies qu’il faut furmonter. Malgre malenteur, malgre mes diftradions inevitables, moil recueil etoit fini quand ta let- tre elt arrivee heureufement pour le prolonger, & j’admire en le voyant li court combien de cbofes ton cocur m’a fu dire en fi peu d’efpace. Non, }e foutiens qu’il n’y a point de ledure audi delicieufe, meme pour qui ne te connoi- troifc pas , s’il avoit une arae femblable aux no¬ tices : Mais comment ne te pas connoitre en li- ijint tes lettres? Comment preter un ton fi tou- cliant & des fentimens 11 tendres a une autre figure que la tienne ? A chaque phrafe ne voit- cui pas le doux regard de tes yeux ? A chaque mot n’entend-ou pas ta voix charm ante ? Quel- H e' l o x s e. 357 le autre que Julie a jamais aime, penfe , par- le, agi, ecrit comme elle ? Ne fois done pas furprife ft tes lettres qui te peignent ft bien font quelquefois fur ton idolatre amant le meme ef- fet que ta prefence. En les relifant je perds la raifon , ma tete s’egare dans un delire conti- nuel, un feu devorant me confume, mon fang s’allume & petille, une fureur me fait treffaillir. Je crois te voir, te toucher, te preifer contre mon fein*_objet adore, fille enchanterefle, fource de delice & de volupte, comment en te voyant ne pas voir les houris faites pour les bienheureux ? .... all vien ! .... je la fens ... elle nfechappe, & je n’embraffe qu’une ombre .... il eft vrai, chere Amie , tu es trop belle Sc tu fus trop tendre pour mon foible coeur ; il ne peut oublier ni ta beaute ni tes careifes ,■ tes charmes triomphent de fabfence , ils me pour- fuivent par-tout, ils-me font craindre la folitu- de, & e’eft le comble de ma mifere de n’ofer m’occuper toujours de toi. Ils feront done unis malgre les obftacles , ou plutot ils le font au moment que j’ecris. Aima- bles & dignes Epoux ! Puilfe le Ciel les combler des biens que meritent leur fage & paifible amour, l’innocence de leurs moeurs j fhonnetete de leurs ames ! Puifle-t-il leur donner ce bon- lieur precieux dont il eft ft avare eilvers les cceurs faits pour le gouter ! Qu’ils feront heu- reux, sil leur accorde, helas, tout ce qu’il nous Z 3 3?8 La Nouvbllb 6te ! Mais pourtant ne fens-tu pas quelque forte de confolation dans nos maux ? Ne fens-tu pas que l'exces de notre mifere n’eft point non plus fans dedommagement , & que s’ils ont des plai¬ ns dont nous fommes prives, nous en avons aulli qu’ils ne peuvent connoitre ? Oui, ma dou¬ ce amie , malgre Fabfence, les privations, les alarmes, malgre le defefpoir meme, les puilfans elancemens de deux coeurs Fun vers Fautre ont toujours une volupte fecrette ignoree’des ames tranquilles. C/eft un des miracles de Famour de nous faire trouver du plailir a fouffrir; & nous regarderions comme le pire des malheurs tin etat d’indiiference & d’oubli qui nous ote- roit tout le fentiment de nos peines. Plaignons done notre fort, 6 Julie ! mais n’envions celui deperfonne. II riy a point f peut-etre, a tout prendre, d’exiftence preferable a la notre, & comme la divinite tire tout fon bonheur d ’elle- meme, les coeurs qu’echauffe un feu celefte, trouvent dans leurs propres fentimens une forte de jouiifance pure & delicieufe, independante de la fortune & du relfe de Funlvers. L E T T R E XVII. A Julie. JfXsiFlN me voila tout-a-fait dans le torrent. Mon recueil fini, j’ai commence de frequenter les fpe&acles & de fouper en ville. Je pafie ma journee entiere dans le monde, je prete mes oreilles & mes yeux a tout ce qui les frappe, & n’appercevant rien qui te reflemble je me re- cueille au milieu du bruit & converfe en fecret avec toi. Ce n’eft pas que cette vie bruyante & tumultueufe n’ait aulfi quelque forte d’afc. traits , & que la prodigieufe diverfite d’objets n’offre de certains agremens a de nouveaux de¬ barques j mais pour les fentir ii faut avoir le coeur vuide & l’efprit frivole j l’amour & la raifon fem- blent s’unir pour m’en degouter : comme tout n’eft que value apparence & que tout change a chaque inftant, je n’ai le terns d’etre emu de rien , ni celui de rien examiner. Ainfi je commence a voir les difficultes de Fetude du monde , & je lie dais pas meme quel¬ le place ii faut occuper pour le bien connoitre. Le philofophe en eft trop loin, l’homme du monde en eft trop pres. L’un voit trop pour pouvoir reflechir, l’autre trop peu pour juger du tableau total. Chaque objet qui frappe le phi¬ lofophe , il le conlidere a part, & n’en pou- vant difcerner ni les liaifons ni les rapports avec -d’autres objets qui font hors de fa portee, ft ne le voit jamais a fa place & n’en fent ni la raifon ni les vrais effets. L’homme du monde voit tout & n’a le terns de penfer a rien. La mobilite des objets ne lui permet que de les ap- percevoir & non de les obferver ,• ils s’effacent Z 4 3 60 L A N O U V ELLS mutuellement avec rapidite , & 11 ne lui rede du tout que des impreiiions confufes qui reflem- blent au cahos. On ne peut pas , non plus, voir & mediter alternativement, parce que le fpe&acle exige une continuite d’attention , qui interrompt la re¬ flexion. Un homme qui voudroit divifer foil tenis par intervalles entre le monde & la folitu- de, toujours agite dans fa retraite & toujours etranger dans le monde, ne feroit bien nulle part. II n’y auroit d’autre moyen que de parta- ger fa vie entiere en deux grands efpaces , fun pour voir , l’autre pour reflecliir: Mais cela me- me eft prefque impoftible > car la raifon n’eft pas un meuble qu’on pofe & qu’on reprenne a foil gre, & quiconque a pu vivre dix ans fans pen- fer, ne penfera de fa vie. Je trouve aufti que c’eft une folie de vouloir etudier le monde en limple fpedlateur. Celui qui ne pretend qu’obferver n’obferve rien , par¬ ce qu’etant inutile dans les affaires & importun dans les plaiftrs, il n’-eft admis nulle part. On ne voit agir les autres qu’autant qu’on agit foi- meme , dans l’ecole du monde comme dans cel- le de l’amour , il faut commencer par pratiquer ce qu’on veut apprendre. Quel parti prendrai - je done, moi etranger qui ne puis avoir aucune affaire en ce pays, & que la difference de religion empecheroit feule cfy pouvoir afpirer a rien ? Je fuis reduit a H e' L O i S E. %6t m’abailfer pour m’inftruire, & ne pouvant ja¬ mais etre un homme utile , a tacher de me ren- dre un homme amufant. Je m’exerce autant qu’il eft poiiible a devenir poll fans fautfete, com- plaifant fans baifeife , & a prendre fi bien ce qu’il y a de bon dans la fociete que j’y puilfe etre fouffert fans en adopter les vices. Tout homme oiiif qui veut voir le monde doit au moins eu prendre les manieres jufqu’a certain point *, car de quel droit exigeroit-on d’etre admis parmi des gens a qui l’on n’eft bon a rien, & a qui 1’on n’auroit pas l’art de plaire? Mais auffi quand il a trouve cet art on ne lui en demande pas davantage, fur-tout s’ii eft etranger. II peut fe difpenfer de prendre part aux cabales, aux intrigues , aux demeles 5 s’il fe comporte hon- jietement envers chacun, s’il ne donne a certai- nes femmes ni excluGon ni preference , s’il gar¬ de le fecret de chaque fociete ou il eft requ , s’il n’etale point les ridicules d’une maifon dans une autre, s’il evite les confidences , s’il fe re- fufe aux tracafferies, s’il garde par tout une certaine dignite, il pourra voir paifiblement le monde , conferver fes mocurs, fa probite , fa franchife meme, pourvu qu’elle vienne d’un ef- prit de liberte & non d’un efprit de parti. Voila cequej’ai tache de faire par favis de quelques gens eclaires que j’ai choilis pour guides parmi les connoiifances que m’a donne Milord Edouard* J’ai done commence d’etre admis dans des fo- Z f 3 62 La Nouvelle cietes moins nombreufes & plus choifies. Je ne m’etois trouve jufqu’a prefent qu’a des dines re¬ gies ou Ton ne voit de femme que la maitrefle de la maifon, ou tous les defoeuvres de Paris font requs pour peu qu’on les connoifle , ou cha- cun paie comme il peut fon dine en efprit ou en flatterie, & dont le ton bruyant & confus nc dif- fere pas beaucoup de celui des tables d’auberges. Je fuis maintenant initie a des myfteres plus fecrets. J’aflifte a des foupes pries ou la porte eft fermee a tout furvenant & ou l’on eft fur de ne trouver que des gens qui conviennent tous , finon les uns aux autres , au moins a ceux qui les reqoivent. Cell la que les femmes s’obfer- vent moins, Sc qu’on peut commencer a les etudierj c’eft la que regnent plus paifiblement des propos plus fins & plus fatyriques ; c’eft la qu’au lieu des nouvelles publiques , des fpeda* cles, des promotions, des morts , des manages dont on a parlele matin, onpafle difcretement en revue les anecdotes de Paris, qu’on devoile tous les evenemens fecrets de la chronique fcan- daleufe, qu’on rend le bien & le mal egalement plaifans & ridicules, Sc que peignant avec art Sc felon l’interet particular les caraderes des perfonnages , chaque interlocuteur fans y penfer peint encore beaucoup mieux le lien ; c’eft la qu’un refte de circonfpedion fait inventer de- vant les laquais un certain langage entortille, fous lequel feignant de rendre la fatyre plus ob- H E r L O 1 S E. fcure on la rend feulement plus amere; c’eft la, cn un mot, qu’on pretexte de faire moins de mal, mais en dfet pour l’enfoncer plus avant. Cependant a confiderer ces propos felon nos idces , on auroit tort de les appeller fatyriques; cards font bien plus railleurs que mordans, & tombent moins fur le vice que fur le ridicule. En general la fatyre a peu de cours dans les grandes villes, oil ce qui n’eft que nval eft ft fim- ple que ce n’eft pas la peine d’en parler. Que refte-t-il a blamer ou la vertu n’eft; plus efti- mce , & de quoi mediroit-on quand on ne trou- ve plus de mal a rien ? A Paris fur-tout ou l’ori ne faifit les chofes que par le cote plaifant , tout ce qui doit allumer la colere & Findigna- tion eft toujours mal requ s’il n’eft mis en chan- fon ou en epigramme. Les joiies femmes n’ai- ment point a fe facher j aufli ne fefachent- elles de rien j elles aiment a rire & comme il n’y a pas le mot pour rire au crime, les fripons font d’honnetes gens comme tout le monde j mais malheur a qui preteleflanc au ridicule , fa cauf- tique empreinte eft ineflfacable; il ne dechire pas feulement les mceurs, la vertu , il marque jufqu’au vice meme; il fait calomnier les me¬ dians. Mais revenons a nos foupes. Ce qui m’a le plus frappe dans ces focietes d’elite , c’eft de voir fix perfonnes choiftes ex- pres pour s’entretenir agreablement enfemble, & parmi lefquelles regnent meme le plus fou- La Nouvelle 9*4 vent des liaifons fecretes, ne pouvoir refter tine heure entr’elles fix , fans y faire interve- nir la moitie de Paris, comme ii ieurs coeurs n’avoient rien a fe dire & qifiil n’y eiit la per- fonne qui meritat de les interefler. Te fou- vient-il, ma Julie, comment en foupant chez ta Coufine ou chez toi, nous favions, en de¬ pit de la contrainte , & du my ft ere, faire tom- ber Pentretien fur des fujets qui euflent du rap¬ port a nous , & comment a chaque reflexion touchante, a chaque allulion fubtile , un regard plus vif qu’un eclair, un foupir plutot devine qu’apperqu, en portoit le douxfentiment d’un cceur a fautre. Si la converfation fe tourne par hafard fur les convives , e’eft communement dans un cer¬ tain jargon de fociete do nt il faut avoir la clef pour Pen tend re. A l’aide de ce ehifixe , on fe fait reciproquement & felon le gout du terns mille mauvaifes plaifanteries, duranr lefquel- les le plus fot n’eft pas celui qui brille le moins , tandis qu’un tiers mal inftruit eft reduit a l’ennui & au filence, ou a rire de ce qu’il n’entend point. Voiia, hors le tete-a-tete qui m’eft & me fera toujours inconnu , tout ce qu’il y a de tendre & d’aifedtueux dans les liaifons de ce pays. Au milieu de tout cela qu’un homme de poids avance un propos grave ou agite une queftion ferieufe, aufti-tot. fattention commune fe fixe a ce nouvel objet > homines, femmes , vieil- H e' L O x S E, 36"f lards , jeunes gens, tout fe prete a le confide- rer par toutes fes faces, & l’on eft etonne du fens & de la raifon qui fortent comtne a l’envi de toutes ces tetes folatres ( h ). Un point de morale ne feroit pas mieux difcute dans une fociete de philofophes que dans celle d’une jo- lie femme de Paris ; les conclufions y feroient meme fouvent moins feveres; car le philofophe qui veut agir comme il parle , y regarde a deux fois; mais ici oil toute la morale eft un pur verbiage, on peut etre auftere fans confequen- ce , & Ton ne feroit pas fache , pour rabattre un peu l’orgueil philofophique, de mettre la vertu li haut que le fage meme n’y put attein- dre. Au refte, hommes & femmes, tous inf- truits par Pexperience du monde & fur-tout par leur con fcience , fe reunident pour penfer de leu r efpece au if ma l qu’il eft pollible , toujours philofophant triftement, toujours degradant par vanite la nature humaine , toujours chercbant dans quelque vice la caufe de tout ce qui fe fait de bien, toujours d’apres leur propre coeur me- difant du coeur de Phomme. ( h ) Pourvu , toutefois , qu’une plaifanterie impre. vue ne vienne pas deranger cette gravite ; car alors eha- cun rencheric ; tout part a l’inttant, & ii n’y a plus moyen de reprendre le ton ferieux. je me rappelle un certain paquet de giinblettes qui troubla fi plaifamment une re- prefentation de la foite. Les acteurs deranges n’etoient que des animaux ; mais que de chofes font g-imblettes pour beaucoup d’hommes l On fait qui Fontenelle a Voulu peindre dans l’iiiitoire des Tyrin'tiens. La Nouvelle Malgre cette avilifTante doctrine, un des fu- jets favoris de ces paifibles entretiens c’eft le fentiment; mot par lequel il ne faut pas en- tend re un epanchement alfe&ueux dans le fein de Pamour ou de 1’amitie ; cela feroit d’une fa- deur a mourir. C’eft le fentiment mis en £ran- des maximes generates & quinteffencie par tout ce que la metaphyfique a de plus fubtil. Je puis dire n’avoir de ma vie oui tant parler du fenti¬ ment, ni fi peu compris ce qu’on en difoit* Ce font des rafinemeus inconcevables. O Ju¬ lie , nos coeurs groffiers n’ont jamais rien fu de toutes ces belles maximes, & j’ai peur qu’il n’en foit du fentiment cliez les gens du monde comme d’Homere chez les Pedans , qui lui for- gent mille beautes chimeriques , faute d’apper- cevoir les veritables. I Is depenfent ainli tout leur fentiment en e/prit, & il s’en exhale tant dans le difcours qu’il n’en refte plus pour la pratique. Heureufement, la bienfeance y fup- plee, & Von fait par ufage a-peu-pres les me- mes chofes qu’on feroit par fenfibilite > du moins tant qu’il n’en coute que des formules & quelques genes palfageres, qu’on s’impofe pour faire bien parler de foi; car quand les facrifices vont jufqu’a gener trop long-terns ou a couter trop cher , adieu le fentiment; la bien¬ feance n’en exige pas jusques-la.' A cela pres, on ne fauroit croire a quel point tout eft com- •pafle , mefure, pefe 3 dans ee qu’ils appellent H e' l o S s e. 36"7 des prooedesj tout ce qui n’eft plus dans les fentimens, ils Pont mis en regie, & tout eft regie parmi eux. Ce peuple imitateur feroit plein d’originaux qu’il feroit impoflible d’enrien favoir; car nul homme n’ofe etre lui - meme. Il faut faire commc les autres ,* c’eft la premiere maxime de la fageife du pays. Cela fe fait , cela ne fe fait pas. Voila la decifion fupreme. Cette apparente regularite donne aux ufages communs Fair du monde le pluscomique, me¬ me dans les chofes les plus ferieufes. On fait a point nomme quand il faut envoyer favoir des nouvelles , quand il faut fe faire ecrire , c’eft-a- dire , faire une vifite qu’on ne fait pas ; quand il faut la faire foi-meme, quand il eft permis d’etre chez foi, quand on doit n’y pas etre quoiqu’on y foit; quelles offres fun doit fai¬ re j quelles offres 1’autre doit rejetter,* quel degre de triftelfe on doit prendre a telle ou tel¬ le mort (0 9 combien de terns on doit pleu- rer a la campagne; le jour ou l’on peut reve- nir fe confoler a la ville l’heure & la minute ou l’affli&ion permet de donner le bal ou dul¬ ler au fpe&acle. Tout le monde y fait a la ( r) S’affliger a la mort de quelqu’un eft un fentiment d’humanite' & un temoignage de bon naturel , mais non pas un devoir de vertu, ce quelqu’un fut-il meme notre Pere. Quiconque en pareil cas n’a point d’affli&ion dans le coeur u’en doit point montrer au dehors ; car il eft beaucoup plus eflentiel de fuir la fauifete, que de s’affer- vir aux bienfeances. $68 La Nouvelle fois la meme chofe dans la meme circonftance ; Tout va par terns comnie les mouvemens d’un regiment en bataille: Vous diriez que ce font autant de marionettes clouees fur la meme plan- che o u tirees par le meme fil. Or comme il n’eft pas poilible que tous ces gens qui font exadement la meme chofe foient exadement affedes de meme, il eft dair qu’il faut les penetrer par d’autres moyens pour les connoitrc; il eft clair que tout ce jargon n’eft qu’un vain formulaire & fert moins a juger des moeurs, que du ton qui regne a Paris. On apprend ainfi les propos qu’on y tient, mais rien de ce qui peut fervir a les apprecier. J'en dis autant de la plupart des ecrits nouveaux ; j’en dis autant de la Scene meme qui .depuis Moliere eft bien plus un lieu ou fe debitent de jo lies con variations , que la rep refen tation de la vie civile. Il y a ici trois theatres , fur deux defquels on reprefente des Etres chimeriques, favoir fur l’un des Arlequins, des Pantalons , des Scaramouches j fur fautre des Dieux , des Diables des Sorciers. Sur le troifteme on re¬ prefente ces pieces immortelles dont la lecture- nous FaiToit tant de plailir, & d’autres plus nou- velles qui paroiffent de terns en terns fur la fcene. Plufteurs de ces pieces font tragiques mais peu touchantes, & ft Pony trouve quel- ques fentimens naturels & quelque vrai rapport au cocur humain* elles iPoftreut aucune forte 4 ' . „ . . ■ ■ t d’inftrudioa H E f L O i S E. * 369 ’d'inftru&ion fur les moeurs pardculieres du peu- pie qu’elles amufent.'" L’inftitution de la tragedie avoit che2 fes in- Venteurs un-fondement de religion qui fuffifoic pour fautorifer. D’ailleurs > elle oifroit aux Grecs un fpeclacle inftru&if & agreable dans les malheurs des Perfes leurs ennemis, dans les cri¬ mes & les folies des* Rois dont ce peuple s’etoic delivre. Qu’on reprefente a Berne , a Zurich a la Haye l’ancienne tyrannie de la maifon d’Au- triche, i’amour de la patrie & de la liberte nous rendra ces pieces intereflantes *, mais qu’on me dife de quel uiage font ici les tragedies de Cor¬ neille , & ce qu’importe au peuple de Paris Pompee ou Sertorius ? Les tragedies Grecques rouloient fur des evenemens reels ou reputes tels par les fpecftateurs, & fondes fur des tra¬ ditions hiftoriques. Mais que fait une damme he- roique & pure dans fame des grands ? Ne di- roit - on pas que les combats de l’amour & de la vertu leur donnent fouvent de mauvaifes nuits 3 & que le coeur a beaucoup a faire dans les ma- riages des Rois ? Juge de la vraifemblance & de l’utilite de tant de pieces s qui roulent toutes fur ce chimerique fujet ! Quant a la comedie, il eft certain qu’elie doit reprefenter au naturel les moeurs du peu¬ ple pour lequel elle eft faite, afin qu’il s’y cor- rige de fes vices & de fes defauts, comme on ©te devant un myroir les taches de fon vifage. Towe IV, A a 37° La Nouvellb Terence & Plaute fe tromperent dans leur ok jet 5 mais avant eux Ariftophane & Menandrc avoient expofe aux Atheniens lcs moeurs Athe nieniies, & depuis, le feul Moliere peignitplus naivement encore celles des Francois du fiecle dernier a leurs propres yeux. Le tableau a change ; mais il n’eft plus revenu de peintre. Maintenant on copie au theatre les converfations d’une centaine de maifons de Paris. Hors de ce- la, on n’y apprend rien des moeurs des Fran¬ cois. II y a dans cette grande villc cincj ou fix cents mille ames dont il n’eft jamais queftion fur la fcene. Moliere ola peindre des bourgeois & des artifans auffi bien que des Marquis> So- crate faifoit parler des cochers, menuifiers, cordonniers, magons. Mais les Auteurs d’au- jourd’hui qui font des gens d’un autre air, fe croiroient deshonores s’ils favoient ce qui fe paffe au comptoir d’un marchand ou dans la boutique d’un ouvrier * il ne leur faut que des interlocuteurs illuftres, & ils cherchent dans le rang de leurs perfonnages l’elevation qu’ils ne . .peuvent tirer de leur genie. Les fpe les pieces de Raci¬ ne & de Moliere(^) exceptees, 1 e je eft pref- (k) 11 ne faut point affocier en ceci Moliere a Racine; car le premier eft , com me tous les autres, plein de ma¬ ximes & de fentences , fur-tout dans fes pieces en vers : mais eta Racine tout eft fentiment, ii a fu faire parlez H E L O i S t. 375 que auffi fcrupuleufement banni de la Scene Franqoife que des ecrits de Port - Royal, & les paffions humaines auffi modeftes que l’humilite Chretienne n’y parlent jamais que par on. II y a encore une certaine dignite manieree dans le gefte & dans le propos, qui ne permet jamais a la paffion de parler exadement fon langage ni a Pauteur de revetir fon perfonnage & de fe tranlporter an lieu de la fcene, mais le tient toujours enchaine fur le theatre & fousles yeux des fpedateurs. Auffi les fituations les plus vi- ves ne lui font-elles jamais oublier un bel ar¬ rangement de phrafes ni des attitudes elegantes; & fi le defefpoir lui plonge un poignard dans le coeur, non content d’obferver la decence en tombant comme Polixene, il ne tombe point, la decence le maintient debout apres fa mort, Sc tous ceux qui viennent d’expirer s’en retour- nent l’inftant d’apres fur leurs jambes. Tout cela vient de ce que le Francois ne cherche point fur la fcene le naturel & 1’illu- fion, & n’y veut que de l’efprit & des penfees il fait cas de l’agrement & non de Pimitation , & ne fe foucie pas d’etre feduit pourvu qu’on Pa- mufe. Perfonne ne va au fpedacle pour le plai- iir du fpedacle , mais pour voir l’alfemblee, pour en etre vu, pour ramaifer de quoi four- nir au eaquet apres la piece, & l’on ne fonge ehacun pour foi, & e’eft en cela qu’il eft vraimenfc uni¬ que parmi les auteurs dramatiques de fa nation. Au 3 374 La Nouvelle a ce qu’on voit que pour favoir ce qu’on en dira. L’adeur pour eux eft toujours Pacteur, jamais le perfonnage qu’il reprefente. Cet homme qui parle en maitre du monde n’eft point Augufte, c’eft Baron, la veuve de Pompee eft Adrienne, Alzire eft M lle . Gauflin, & ce fier Sauvage eft Grandval. Les comediens de leur cote negligent entierement l’illufion dont ils voient que per¬ forate ne fe foucie. Ils placent les Heros de Pan- tiquite entre fix rangs de jeunes Parifiens j ils calquent les modes franqoifes fur l’habit romain ; •on voit Cornelie en pleurs avec deux doigts de rouge , Caton poudre au blanc , & Brutus en panier. Tout cela ne choque perfonne & ne fait rien au fucces des pieces ; comme on ne voit que Pacteur dans le perfonnage , on ne voit, non plus, que Pauteur dans le drame, & fi le coftunie eft neglige cel a fe pardonne aifement; car on fait bien que Corneille n’etoit pas tailleur ni Crebillon perruquier. Ainfi, de quelque fens qu’on envifage les cbofes, tout n’eft ici que babil, jargon, pro- pos fans confequence. Sur la fcene comme dans le monde on a beau ecouter ce qui fe dit, on n’apprend rien de ce qui fe fait, & qu’a-t-on befoin de Papprendre ? fitot qu’un homme a parle, s’informe-1-on de fa conduite, n’a-t-il pas tout fait, n’eft-il pas juge ? L’honnete hom¬ me d’ici n’eft point celui qui fait de bonnes actions , mais celui qui dit de belies chofes, H E ; L O i 5 E* 377 & un feul propos inconfidere, l&che fans re¬ flexion , peut faire a celui qui le tienc un tort Irreparable que n’effaceroient pas quarante ans d’integrite. En un mot, bien que les oeuvres des homrnes ne reflemblent guere a leurs dif. cours, je vois qu’on ne les peint que par leurs difcours fans egard a leurs oeuvres ; je .vois auffi que dans une grande ville la fociete paroit plus douce, plus facile, plus fure memo que parmi des gens moins etudies; mais les hom- mes y font-ils en effet plus humain , plus mo¬ derns , plus juftes ? Je n’en fais rien. Ce ne font encore la que des. apparences , & fous ces dehors ft ouverts & (1 agreables les coeurs font peut-etre plus caches, plus enfonces en dedans que les notres. Etranger, ifole, fans affaires, fans liaifons, fans plailirs & ne voulant rn’en rapporter qu’a moi, le moyen de pouvoir pro- noncer ? Cependant je commence a fentir fivreffe ou cette vie agitee & tumulteufe plonge ceux qui la menent , & je tombe dans un etourdiffement femblable a celui d’un homme aux yeux duquel on fait paifer rapidement une multitude d’ob- jets. Aucun de ceux qui frappent n’attache moil coeur, mais tous enfemble en troublent & fuf- pendent les affedions , au point d’en oublier quelques inftans ce que je fuis & a qui je fuis. Chaque jour en fortant de chez moi j’enferme nies fentimens fous la clef, pour. en prendre A a 4 37^ La Nouvelle d’autres qui fe preterit aux frivoles objets qui m’attendent. Infenliblement je juge & raifonne commc j’entends juger & raifonner tout lemon- de. Si quelquefois j’effaie de fecouer les pre- juges & de voir les chofes comme elles font, a rinftant je fuis ecrafe d’un Gertain verbiage qui reffemble beaucoup a du raifonnement. Oil me prouve avec evidence qu’il n’y a que le de- mi- philofophe qui regarde a la realite des cho¬ fes 5 que le vrai fage lie les confide re que par les apparences ; qu’il doit prendre les prejuges pour principes, les bienfeances pour.loix , & que la plus fublime fageffe conftfte & vivre comme les foux- Force de Gbanger ainfi l’ordre de mes affec¬ tions morales j force de donner un prix a des chimeres , & d’lmpofer filence a la nature & a la raifon, je vois ainli defigurer ce divin mo- dele que je porte au dedans de moi , & qui fervoit a la fois d’objet a mes delirs, & de re¬ gie a mes a&ions , je flotte de caprice en caprice, & mes gouts etant fans ceffe affervis a l’opinion, je ne puis etre fur un feul jour de ce que j’aime- jai le lendemain. Confus, humilie , confterne , de fentir de¬ grader en moi la nature de l’homme, & de me voir ravale fi bas de cette grandeur interieure ou nos coeurs enflammes s’elevoient reciproque- mcnt, je reviens le foir penetre d’une fecrette accable d’un degout mortel, & le coeur H e' l o i s e. 377 vuide & gonfle comme un ballon rempH d’air. O amour ! 6 purs fentimens que je tiens de lui !. . . avec quel charme je rentre en moi- meme ! avec quel tranfport j’y retrouve en¬ core mes premieres affections & ma premiere dignite ? Combien je m’applaudis d’y revoir briller dans tout fon eclat l’image de la vertu, d’y contempler la tienne , 6 Julie , affife fur un trone de gloire & dilfipant d’un fouffle tous ces preftigesj ! Je fens refpirer mon ame op- preffee, je crois avoir recouvre mon exiftence & ma vie, & je reprends avec mon amour tous les fentimens fublimes qui le rendent digne de fon objet. L E T T R E XVIII. De Julie . E viens , mon bon ami, de jouir d’un des plus doux fpe&acles qui puiffent jamais char¬ mer mes yeux. La plus fage, la plus aimable des filles elf enfin devenue la plus digne & la meilleure des femmes. L'honnete homme dont elle a comble les voeux, plein d’eftime & d’a- mour pour elle , ne refpire que pour la che- rir, fadorer» la rendre heureufe , & je goute le charme inexprimable d'etre temoin du bon- heur de mon amie, c’eft-a-dire de le partager. Tu n’y feras pas moins feidible, j’en fuis bien Aa 5 37S La Nouvelle fiire, toi qu’elle aima toujours fi tendrement,' toi qui lui fus cher prefque des Ton enfance , &aqui rant de bienfaits Font du rendre encore plus chere. Oui , tous les fentimens qu’elle eprouve fe font fentir a nos coeurs comme au lien. S’ils lont des plaifirs pour elle, ils font pour nous des confolations, & tel eft le prix de 1’amitie qui nous joint , que la felicite d’un des trois fufHt pour adoucir les maux des deux autres. v / Ne nous diflimulons pas, pourtant, que cette amie incomparable va nous echapper en par- tie. La voila dans un nouvel ordre de chofes, la voila fujette a de nouveaux engagemens, a de nouveaux devoirs, & fori coeur qui n’etoit qu’a nous fe doit maintenant a d’autres affec¬ tions auxquelles i 1 faut que 1’amitie cede le pre¬ mier rang. II y a plus , mon ami nous devons de notre part devenir plus fcrupuleux fur les te- moignages de fon zele •, nous ne devons pas feu- lement confulter fon attachement pour nous , & le befoin que nous avons d’elle, mais ce qui convient a fon nouvel etat , & ce qui peut agreer ou deplaire a fon mari. Nous n’avons pas befoin de chercher ce qu’exigeroit en pared cas la vertu ; les loix feules de 1’amitie fuftifent. Celui qui pour foil interet particulier pourroit eompromettre un ami meriteroit il d’en avoir ? Quand elle etoit fille, elle etoit libre, elle n’a- voit a repondre de fes demarches qu’a elle-meme, H e' l O i S E. 379 & Phonnetete de fes intentions fuffifoit pour k juftifier a fes propres yeux. Elle nous regar- doit comme deux epoux deftines Tun a Fautre , & fon coeur fenlible & pur alliant la plus charts pudeur pour elle-meme ala plus tendre com- paflion pour fa coupablc amie , elle couvroifc ma faute fans la partager : mais a prefent, tout eft change ,• elle doit compte de fa conduits a un autre j elle ti’a pas feulement engage fa foi, elle a aliene fa liberte. Depofitaire en meme terns de l’honneur de deux perfonnes , il ne lui fufftt pas d’etre honnete, il faut encore qu’elle foit honoree j il ne lui fuffit pas de ne rien faire que de bien , il faut encore qu’elle ne falfe rieu qui ne foit approuve. Une femme vertueufe ne doit pas feulement meriter l’eftime de fon mari mais 1’obtenir ,■ s’il la blame, elle eft blamable ; & fut- elle innocente , elle a tort ft-tot qu’elle eft foup^onnee ; car les apparences memes font au nombre de fes devoirs. Je ne vois pas clairement ft toutes ces rai- fons font bonnes *, tu en feras le juge; mais un certain fentiment interieur m’avertit qu’il n’eft pas bien que ma Couftne continue d’etre ma confidente , rii qu’elle me le dife la premiere. Je me fuis fouvent trouvee en faute fur mes rai- fonnemens , jamais fur les mouvemens fecrets qui me les infpirent, & cela fait que j’ai plus de confiance a mon inftindl qu’a ma raifon. Sur ce principe j’ai deja pris un pretexte pour 380 La Nouvelle retirer tes lettres, que la crainte d’une furprife me faifoit tenir chez elle. Elle me les a rcndues avec un ferrement de coeur que le mien m’a fait appercevoir, & qui m’a trop con firm e que favois fait ce qu’il falloit faire. Nous n’avons point eu duplication , mais nos regards en tenoient lieu , elle m’a embraffee en pleurant ; nous fentions fans nous rien dire combien le ten- dre langage de l’amitie a peu befoin du fecours des paroles. A l’egard de l’adreffe a fubftituer a la fie li¬ ne , j’avois fonge d’abord a celle de Fanchoii Anet , & c’eft bien la vole la plus fure que nous pourrions choifir; mais fi cette jeune fem¬ me eft dans un rang plus bas que ma ‘Coufine, eft - ce une raifon d’avoir moins d’egard pour elle en ce qui conce rue 1’honnetete ? N’eft - il pas a craindre au contraire , que des fentimens moins eleves ne lui rendent mon exemple plus dangereux, que ce qui n’etoit pour l’une que i’effort d’une amitie fublime ne foit pour l’au- tre un commencement de corruption, & qu’en abufant de fa reconnoilfance je ne force la ver- tu meme a fervir d’inftrument au vice ? Ah! n’eft-ce pas aifez pour moi d’etre coupable fans me donner des complices , & fans aggraver mes fautes du poids de celles d’autrui ? N’y pen- fons point, mon ami; j’ai imagine un autr« expedient beaucoup moins fur , a la verite» mais aufli moins reprehenflble , en ce qu’il ne H e' l o 1 s i. 381 compromct perfonne & ne nous donne aucun confident ; c’eft de nfecrire fous un nom en Pair, comme par exemple , M. du Bofquet, & de mettre line enveloppe adreflee a Regianino que j’aurai foin de prevenir. Amfi Regianino lui- meme ne faura rien ; il n’aura tout au plus que des foupqons qu’il n’oferoit verifier , car Milord Edouard de qui depend fa fortune m’a repondu de lui. Tandis que notre correfpondance conti - nuera par cette voie, je verrai fi fon peut re- prendre celle qui nous fervit durant le voyage de Valais, ou quelqu’autre qui foit permanente & fure. Quand je ne connoitrois pas l’etat de ton coeur , je m’appercevrois , par fhumeur qui re- gne dans tes relations, que la vie que tu menes n’eft pas de ton gout. Les lettres de M. de Mu- ralt dont on s’eft plaint en Franee etoient moins feveres que les tiennes; comme un enfant qui fe depite contre fes maitres, tu te venges d'e¬ tre oblige d’etudier le monde, fur les premiers qui te l’apprennent. Ce qui me furprend le plus eft que la chofe qui commence par te revolter eft celle qui previent tous les etrangers, favoir l’accueil des Francois & le ton general de leur fociete , quoique de ton propre aveu tu doi- ves perfonnellement t’en louer. Je n’ai pas ou¬ tlie la diftimftion de Paris en particular & d’u- ne grande ville en general j mais je vois qu’i- gnorant ce qui convient a Pun ou a l’autre , tu 382 La Nouvelle fais ta critique a bon compte, avant de favoit ft c’eft une medifance ou une obfervation. Quoi qu’il en foit, j’aime la Nation Francoife, & ee n’eft pas m’obliger que d’en mal parler. Je dois aux bons livres qui nous viennent d’elle la plu- part des inftru&ions que nous avons prifes en- femble. Si notre pays n’eft plus barbare , a qui en avons - nous l’obligation ? Les deux plus grands, les deux plus vertueux des modernes, Catinat, Fenelon, etoient tous deux Francois. Henri IV, le Roi que j’aime, le bonRoi, l’e- toit. Si la France n’eft pas le pays des hom- mes libres , elle eft celui des hommes vrais, & cette liberte vaut bien l’autre auxyeux du fage. Horpitaliers , prote&eurs de l’etranger , les Fran¬ cois lui palTent meme la verite qui les blefle , & l’on fe feroit lapider a Londres ft Ton y ofoitr dire des Anglois la moitie du mal que les Fran- qois lai/Fent dire d’eux a Paris. Mon pere, qui a pafle fa vie en France ne parle qu’avec trans¬ port de ce bon & aimable peuple. S’il y a verle fon fang au fervice du Prince , le Prince ne l’a point oublie dans fa retraite , & l’honore encore de fes bienfaits ; ainli je me regarde comme interelfee a la gloire d’un pays ou moil pere a trouve la fienne. Mon ami, ft chaque peuple a fes bornes & fes mauvaifes qualites, honore au moins la verite quiloue, aulfi-bien que la verite qui blame. Je te dirai plus 5 pourquoi perdrois«tu es H E f L 0 l $ E 383 vifites oifives lc terns qui te refte & paffer aux lieux ou tu es? Paris eft-il moins que Londre$ le theatre des talens, & les etrangers y font- ils moins aifement leur chemin ? Crois-moi, tous les Anglois ne font pas des Lords Edouards , & tous les Franqois ne relfemblent pas a c.es beaux difeurs qui te deplaifent li fort. Tente , eifaie, fais quelques epreuves, ne fut-ce que pour ap* profondir les moeurs, & juger a l’oeuvre ces gens qui parlent fi bien. Le pere de ma Coufi- ne dit que tu connois la conftitution de l’em- pire & les interets des Princes. Milord Edouard trouve auffi. que tu n’a pas mal etudie les prin- cipes de la politique & les divers fyftemes de gouvernement. J’ai dans la tete que le pays du rnonde ou le merite eft le plus honore eft celui qui te convient le mieux, & que tu n’as befoin que d’etre connu pour etre employe. Quant a la religion, pourquoi la tienne te nuiroit-elle plus qu’a un autre? La raifon n’eft-elle pas le pr4fervatif de l’intolerance & du fanatifme ? Eft * on plus bigot en France qu’en Allemagne ? & qui t’empecheroit de pouvoir faire a Paris le meme chemin que M. de St. Saphorin a fait a Vienne ? Si tu confideres le but, les plus prompts eifak ne doivent - ils pas accelerer les fucces ? Si tu compares les inoyens, n’eft-il pas plus honnete encore de s’avancer par fes talens que par fes amis ? fi tu fonges ... ah! cette 384 La Nouvelle mer !... un plus long trajet.... j’aimerois miens l’Angleterre, fi Paris etoit au dela. A propos de cette grande ville , oferois - }& relever une aife&ation que je remarque dans tes iettres ? Toi qui me pariois des Valaifanes avec tant de plaifir, pourquoi ne me dis-tu rien des Parifiennes ? Ces femmes galantes & celebres valent-elles moins la peine d’etre depeintes que quelques montagnardes fimples & groilieres ? Crains-tu peut-etre deme donner de i’inquietude par le tableau des plus feduifantes perfonnes de 1’uni vers ? Defabufe-toi, mon ami j ce que tu peux faire de pis pour mon repos eft de ne me point parler d’elles, & quoi que tu m’en puiffes dire, ton filence a leur egardm’eftbeau- coup plus fufped que tes eloges. Je ferois bien aife auili d’avoir un petit mot fur i’opera de Paris dont on die id des merveil- les*, car enfin la mufique peut etre mauvaife, 8c le fpedacle avoir fes beautes i s’il n’en a pas, e’eft un fujet pour ta medifance , & du moins tu n’of- fenferas perfonne. Je ne fais fi e’eft la peine de te dire qu’a l’occafion. de la noce ii m’eft encore venu ces jours palTes deux epoufeurs comme par rendez¬ vous. L’un d’Yverdun, gita-nt , chaffant de cha¬ teau en chateau; Pautre du pays Allemand par ]e coche de Berne. -Le premier eft une maniere tie petit - maitre , parlant aflez refolument pour faire trouver fes reparties fpirituelies a ceux qui h £ f L 0 l H 28f qul n’en ecoutent que le ton. L’autre eft un grand nigaud timide, non cte cette aimable ti- midite qui vient de crainte de deplaire, mais de Pembarras d’un fot qui ne fai't que dire, & du mal-aife d’un liberdn qui ne fe Pent pas a fa place aupres d’une honnete filie. Sachant tres- pofitivement les intentions de mon pere au fu- jet de ces deux Meflieurs, j’ufe avec plaifir de la liberte qu’il me lailfe de les traiter a ma fan- taifie, & je ne crois pas que cette fantailie laifo fe durer Iong-tems celle qui les amene. Je les hais d’ofer attaquer un coeur ou tu regnes, fans armes pour te le difputer •, s’ils en avoicnt, je les hairois davantage encore, mais ou les pren- droient-ils, eux , & d’autres, & tout l’uni- vers ? Non , non, fois tranquille j mon aima¬ ble ami. Quand je retrouverois un merite egal au tien , quand il fe prefenteroit un autre toi- meme , encore le premier venu feroit-il le feul ecoute. Ne t’inquiete done point de ces deux efpeces dont je daigne a peine te parler. Quel plaillr j’aurois a leur mefurer deux dofes de de¬ gout Ci parfaitement egales qu’ils priifent la re- folution de partir enfemble corame ils font Ve¬ nus , & que je pufle t’apprendre a la fdis le de¬ part de tons deux! M. de Croiuas vien£ de nous donner une refutation des Epitres de Pope que j’ai lue avec ennui. Je nefaispas, auvrai, lequel des deux auteurs a raifon : mais je fais bien que fe iivre Tome IV. Bb 386 La N o u v e l l k .de M. de Crouzas lie fera jamais faire une bonne action, & qu’il 11’y a rien de bon qu’on ne foit tente de faire en quittant celui de Pope. Je n’ai point, pour moi , d’autre maniere de juger de mes ledtures que de fonder les difpo- fitions ou elies lailfent mon ame , & j’imagine a peine quelle forte de bonte peut avoir un li- vre qui ne porte point fes lecteurs au bien (/). Adieu, mon trop cher Ami, je ne voudrois pas finir fi-tot j mais on m’attend , on m’appelle. Je te quitte a regret, car je fuis gaie & j’aime a partager avec toi mes plailirs 5 ce qui les ani- me & les redouble eft que ma mere fe trouve mieux depuis quelques jours *, elle s’eft fentie aifez de force pour allifter au mariage , & fer- vir de mere a fa niece, ou piutot a fa fecon- de fille. La pauvre Claire en a pleure de joie. Juge de moi, qui meritalnt fi peu de la conferver tremble toujours de la perdre. En verite elle fait les honneurs de la fete avec autant de grace que dans fa plus par fake fante •, il femble meme qu’un refte de langueur rende fa naive politelfe encore plus touchante. Non, jamais cette incomparable mere ne fut (i bonne, fi charmante, li digne d’etre adoree ! . . . . Sais- tu qu’elle a demande plufieurs fois de tes nou- velles a M. d’Orbe ? Quoiqu’elle ne me parle r (J) Si le ledeur approuve cette regie, & qu’il s’en ferve pour juger ce recueil , l’editeur n’appellera pas de fon jugement. H E r L O i s E* point de toi, je n’ignore pas qu’elle t’aime, & que fi jamais elle etoit ecoutee, ton bonheut & le mien feroit fon premier onvrage. Ah! fi ton coeur fait etre fenfible, qu’ii a befoiii de l’etre , & qu’ii a de dettes a payer ! , 4B| • . f . i t. (» 'OCl / i i V p * f * t L £ T T R E XIX. A Julie. , iens, ma Julie, gronde-nioi, querelle-moi, bats-moi; je fouffrirai tout, mais je n’en conti- liuerai pas moins a te dire ce que je penfe. Qui fera le depofitaire de tous mes fentimens, ii ce n’eft toi qui les eclaires, & avec qui moil coeur fe permettroit-il de parler, fi tu refufois de l’entendre ? Quand je te rends compte de jnes obfervations & de mes jugemens, c’eft pouf que tu les corriges, non pour que tu les ap- prouves, & plus je puis commettre d’erreurs, plus je dois me preffer de t’eti inftruire Si je blame les abus qui me frappent dans cette grande ville, je ne m’en excuferai point fur ce que je t’en parle en confidence j car je ne dis jamais rien d’un tiers que je ne fois pret a lui dire en face , & dans tout ce que je t’ecris des Parifien?, je ne fais que repeter ce que je leur dis tous les jours a eux-memes. Ils ne m’en favent point mauvais gre; ils conviennent de beaucoup de chofes. Ils fe plaignoient de notre B b 3 L A N O U V E L L M 388 Muralt, je le crois bien; on voit, on fent combien il les hait, jufques dans les eloges qu’il leur donne, & je fuis bien trompe fi. meme dans ma critique on n’appercoit le con- traire. L’eftime & la reconnoiflance que m’inf- pirent leurs bontes ne font qu’augmenter ma francbife, elle peut n’etre pas inutile a quetques- uns , & t a la maniere dont tous fupportent la verite dans ma bouche, j’ofe croire que nous fommes dignes , eux de Pentendre , & moidela dire. C’eft en cela, ma Julie, que la verite qui blame eft plus honorable que la verite qui loue, car la louange ne fert qu’a corrompre ceux qui la goutent & les plus indignes en font toujours les plus affames ; mais la cenfure eft utile & le merite feul fait la fupporter, Je te le dis du fond de mon coeur , j’honore le Fran¬ cois comme le feul peupie qui aime veritable- ment les hommes & qui foit bienfaifant par ca- ra&ere mais c’eft pour cela meme que j’en fuis moins difpofe a lui accorder cette admira¬ tion generale a laquelle il pretend meme pour les defauts qu’il avoue. Si les Francois n’a- voient point de vertus > je n’en dirois rien ; s’ils n’avoient point de vices ils ne feroient pas hom¬ mes : Ils ont trop de ^ cotes louables pour etre toujours loues. Quant aux tentatives dont tu me paries, el- les me font impraticables , parce qu’il faudroit employer pour les faire des moyens qui ne me. B f/ i o i 1 s e/ lonviennent pas & que tu m’as interdits toi- meme. L’aufterite republicaine n’eft pas de mife cn ce pays il y faut des vertus plus flexi- bles, & qui fachent mieux fe plier aux inte- rets des amis ou des protedleurs. Le tnerite eft honore, j’en conviens; mais ici les talens qui menent a la reputation ne font point ceux qui menent a la fortune, & quand j’aurois le malheur dc pofleder ces derniers, Julie fe re- foudroit-elle a devenir la femme d’un parvenu? En Angleterre c’eft toute autre chofe, & quoi- queles moeurs y vaillent peut-etre encore moins qu’en France, cela n’empeche pas qu’on n’y puiffe parvenir par des chemitis plus honnetes, parce que le peuple ayant plus de part au gou- vernement, l’eftime publique y eft un plus grand moyen de credit. Tu n’ignores pas que le pro¬ jet de Milord Edouard eft d’employer cette voie en ma faveur, & le mien de juftifier fon zele, Le lieu de la terre ou je fuis le plus loin de toi eft celui ou je ne puis rien fairs qui m’en rapproche. O Julie ! s’il eft difficile d’obtenir ta main, il l’eft bien plus, de la meriter, & yoila la noble tache que l’amour m’impofe. Tu m’otes d’une grande peine en me don- :hant de meilleures nouvelles de ta mere. Je t’en voyois deja fi inquiete avant mon depart que je n’ofai te dire ce que j’en penfoisj mais je la trouvois maigrie , changee, & j© redoutois quelque maladie dangereufe. Conferve-la-moi> Bb i parce qu’elle m’eft chere > parce que motl coeuB Thoiiore, parce que fes bontes font moq uni- que elperance , & fur-tout patce qu’elle eft me¬ re He ma Julie. .■ ; rn ; . 3 . Je te dirai fur les-fdeux epoufeurs que je n’aime point ce mot 5 meme par plaifanterie, Du refte, le ton dont tu me paries d’eux m’em- peche de les craindre, & je ne hais plus ce,s in-, fortunes, puifque tu crois les hair. Mais j’ad- mire ta fimplicite de penfer connoitre la haine. Ne vois-tu pas que c’eft l’amour depite que tu prends pour elle '( Ainfi murmure la blanche co-^ lombe dont on pourfuitlebien-aipte, Va Julie, va fille incomparable, quand tu pjaurras baiu quelque chofe, je pourrai celfer de t’aimer. P. S. Queftion je te plains d’etre obfedec par ces, deux importuns ! Pour Pamour. de tei-meme$ hate-toi de les renvoyer. L E T T R E XX. . De Julie. , K Uir>rrt r) o n ami, j’ai remis a M. d’Orbe un pa- quet qu’il s’eft charge de t’envoyer a l’adrelfe; de Mi Silveftre chez qui tu pourras le retirer; mais jet’avertis d’attendre pour l’ouvrir que tu fois feul & dans ta chambre. Tu trouveras dans ce paquet un petit meuble k ton ufage. . > H e' l o l s e.T 39r C r eft une efpece d’amulette que les amans. portent volontiers. La maniere de s’en fervir eft bizarre. II faut la contempler tous les ma¬ tins im quart d’heure jufqu’a ce qu’on fe fente penetre d’un certain attendrilfernent. Alors on fapplique fur fes yeux, fur fa bouche, & fur fbn coeur ; cela fert, dit - on , de prefervatif durant la journee contre le mauvais air du pays galant. On attribue encore a ces fortes de ta- lifmans une vertu eledrique tres - fmguliere , mais qui n’agit qu’entre les amans fideles. C’eft de communiquer a l’un fimpreflion des baifers de fautre a plus de cent lieues de la. Je ne ga- l'antis pas le fucces de l 1 experience, je faisTeu- lement qu’il ne tient qu’a toi de la faire. Tranquillite-toi fur les deux Galans ou pre- tendans.r, ou comme tu voudras les appeller, car daormais le nom ne fait plus rien a la chofe. Ils font partis: qu’ils aillent en paix *, de- puis que je ne les vois plus, je ne les hais plus. L E T T R E XXL A Julie. •JL u fas voulu, Julie, il faut done te les depeindre , ces aimables PariHennes ? orgueil- leufe ? cet hommage manquoit a tes charmes. Avec toute fca feinte jaloulie, avec ta modef- tie & ton amour, je vois plus de vanite que B b 4 f H e l er i s fi.’ Leur parure eft plus recherchee que magnifi- que; il y regne plus d'elegance que de richefle. La rapidity des modes qui vieillit tout d’uiie anneea l’autre, lq. proprete qui leur fait aimer i'-phaftger fouvent d’ajuftement les prefervent d’une fomptuofit^ ridicule ; elles n’en depenfent pas, rnoins , mais leurd^penfe eft mieux enten- due *, au lieu d’habits rap4s & fuperbes comme e» Italic, c on voit ici des habits plus fimples & toujours frais. Les deux fexes ont a cct egard la meoie moderation ,• la meme dclicateife, & ee^ gout me fait grand plaifir: J’aime fort a ne ■$oir ni galons ni taches. 11 n’y a point de peu- ple, excepte le notre, oules femmes fur-tout por¬ tent-moins de dorure. On voit les memes etof- fes dans tous- les etats, & Ton auroit peine a diftinguer une DuchelTc d’une bourgcoife, fi h premiere n’avoir Tart de trouver des diftincftions que cl’autre n’oferoit imiter. Or- eeci femble avoir fa difficulte car quelque mode qu’on pren- ne a la Cour , cette mode eft fuivie a l’inftant a la ville , & il n’en eft pas des Bourgeoifes de Paris comme des provinciales & des (krangeres, qui r he font jamais qu’ada mode qui n’eft plus. Il n’en eft pas, encore, comme dans les au- ttes pays 011 les plus grands etant auffi les plus riches, leurs femmes fe diftinguent par un lu¬ xe que les autres ne peuvent egaler. Si les fem¬ mes de la Cour prenoient ici cette voie, elle fe- roient bientot eifacees par celles des Financiers. 39 ^ La N o u v e l l t Qu’ont-elles done fait ? Elies ont choi/i deft moyens plus lurs, plus adroits , & qui marquent plus de reflexion. Elies favent que des idees de pudeur & de modeftie font profondement gra- vees dans 1’efprit du peuple. C’effc - la ce qui leur a fuggere des modes inimitables. Elies ont. vu que le peuple avoit en horreur le rouge t qu’il s’obftine a nommer groffierement du fard ; dies fe font applique quatre doigts, non de- fard, mais de rouge , ear le mot change , la chofe n’eft plus la meme. Elies ont vu qu’une gorge decouverte eft en fcandale au public eU les ont largement echancre leurs corps. Elies ont vu .... oh bien des chofes, que ma Julie, toute Demoifelle qu’elle eft ne verra furement jamais! Elies ont mis dans leurs manieres le me-., me elprit qui dirige leur ajuftement. Cette pu-, deur charmante, qui diftingue, honore, Sc ein- bellit ton fexe leur a paru vile & roturiere ; el - les out anime leur gefte & leur propos d’una, noble impudence, Sc il n’y a point d’honnete homme a qui leur regard allure ne falfe bailfer les yeux. C’eft ainli que celfant d’etre femmes, de peur d’etre confondues avec les autres fern*, mes, elles preferent leur rang a leur fexe, & imi- tent les filles de joie, afin de n’etre pas imitees, J’ignore jufqu’ou va cette imitation de leur part, mais je fais qu’elles n’ont pu tout-a-fait, eviter celle qu’elles vouloient prevenir. Quant au rouge Sc aux corps echancres, ils ont fait M s' L 0 l S E* 3.97 tout le ptfogres qu’ils pouvoient faii;e. Les femmes de la ville ont mieux aime renoncer a leurs couleurs naturelles & aux charmes que pou- voit leurpreter Yamorofo penjier des amans, que de refter mifes comme des Bourgeoifes, & fi cet exemple n’a point gagne les moindres etats , c’eft qu’une femme a pied dans un pareil equi¬ page n’eft pas trop en furet£ contre les inful- tes de la populace. Ces infulte$ font le cri de la pudeur revoltee, & dans cette occafion com- me en beaucoup d’autres, la brutalite du peu- ple, plus honnete que la bienfeance des gens polish retient peut-etre ici cent mille femmes dans les bornes de la modeftie; c’eft precife- ment ce qu’ont pretendu les adroites inventri- ces de ces modes. Quant au maintien foldatefque & au ton gre¬ nadier, il frappe moins, attendu qu’il eft plus univerfel, & il n’eft guerc fenfible qu’aux nou- veaux debarques. Depuis le fauxbourg S. Ger¬ main jufqu’aux halles , il y a peu de femmes k Paris dont l’abord, le regard, ne foit d’une hardiefle a deconcerter quiconque n’a rien vu de femblable en fon pays j & de la furprife ou jettent ces nouvelles manieres nait cet air gau¬ che qu’on reproche aux etrangers. C’eft enco¬ re pis fi-tot qu’elles ouvrent la bouche. Ce n’eft point la voix douce & mignarde de nos Vaudoifes. C’eft un certain accent dur, aigre, 3S>8 La N o ¥ v t l t e interrogattf, inlperieux, moqueur, & plus fott que celui d’un homme. S’il refte dans leur ton quelque grace de leur fexe , leur maniere intre- pide & curieufe de fixer les gens acheve de re¬ clip fer. II femble qu’elles fe plaifent a jouir de l’embarras qu’elles donnent a ceux qui les voient pour la premiere fois j mais il eft a croire que cet embarras leur plairoit moins fi elles en de- meloient mieux la caufe. Cependant, foit prevention de ma part en faveur de la beaute, foit inftinct de la fiennc a fe faire valoir, les belles femmes me paroif- fent en general un peu plus modeftes , & je trouve plus de decence dans leur maintien. Cette referve ne leur coute guere, elles fentent bien leurs avantages , elles favent qu’elles n’ont pas befoin d’agaceries pour attirer. Peut - etre aufti que l’impudence eft plus fenlible & cho- quante jointe a la laideur, & il eft fur qu’on eouvriroit plutot de fouftlets que de baifers un laid vifage effronte, au lieu qu’avec la modef- tie il peut exciter une tenure companion qui mene quelquefois a l’amour. Mais quoiqu’en general on remarque ici quelque chofe de plus doux dans le maintien des jolies perfonnes, il y a encore tant de minauderies dans leurs ma- nieres, & elles font toujours fi vifiblement oc¬ cupies d’elles - memes, qu’on n’eft jamais expo- fe dans ce pays a la tentation qu’avoit quelque- , H e’ l o i s e.' 399 foisM. de Muralt aupres des Angloifes 9 de dire a une femme qu’elle eft belle pour avoir le plailir de le lui apprendre. La gaiete naturelle k la nation, ni le delir d’imiter les grands airs ne font pas les feules caufes de cette liberte de propos & de maintien qu’on remarque ici dans les femmes. Elle pa- roit avoir une racine plus profonde dans les moeurs, par le melange indifcret & continue! des deux fexes, qui fait contracler a chacun d’eux fair, le langage , & les manieres de fau¬ tre. Nos Suilfelfes aiment alfez a fe raiTembler entre elles (w) j elles y vivent dans une douce familiarite , & quoiqu’apparemment elles ne haif- fent pas le commerce des hommes, il eft cer¬ tain que la prefence de ceux-ci jette une forte de contrainte dans cette petite gynecocratie, A Paris, c’eft tout le contraire; les femmes n’ai- ment a vivre qifavec les hommes, elles ne font a leur aife qu’avec eux. Dans chaque fo- ciete la maitreffe de la maifon eft prefque tou- jours feule au milieu d’un cercle d’hommes. On a peine a concevoir d’ou tant d’hommes peuvent fe repandre par-tout * mais Paris eft plein d’avanturiers & de celibataires qui paifent leur vie a courir de maifon en maifon, & les hommes femblent comme les efpeces fe multi- ( n) Tout cela eft fort change. Far les circonfiances, ,ees lettres ne femblent eCrites que depuis quelque ving- tairie d’annees. Aux moeurs, au ftyle , on les croiroic de i’autre liecle. 4 oo La N © u v e l i t plier par la circulation. C’eft done la qu’uns femme apprend a parler, agir & penfer comme eux, & eux comrne elle. C’eft la qu’unique ob- jet deleurs petites galanteries, elle jouitpaifi- blement de ces infultans hommages auxquels on lie daigne pas meme donner un air de bonne foi. Qu’importe ? ferieufement ou par plaifan- terie, on s’occupe d’elle & c’eft tout ce qu’ellfe veut. Qu’une autre femme furvienne, a l’inftant le ton de ceremonie fuccede a la familiarite, ies grands airs commencent, Vattention des hommes fe partage, & Ton fe tient mutuellement dans une fecrete gene dont on ne fort plus qu’en fe feparant. Les femmes de Paris aiment a voir les fpec- tacles, c’eft-a-dire a y etre vues; mais leur embarras chaque fois qu’elles y veulent aller eft de trouver une compagne ; car l’ufage ne per- met a aucune femme d’y aller feule en grande loge, pas meme avec foil mari, pas meme avec un autre homme. On ne fauroit dire com- bien dans ce pays ft fociable ces parties font difftciles a former ; de dix qu’on en projette * il en manque neufj le deftr d’aller au fpedtacle les fait Her, l’ennui d’y aller enfemble les fait rompre. Je crois que les femmes pourroient abroger aifement cet ufage inepte; car ou eft la raifon de ne pouvoir fe montrer feule en pu¬ blic? Mais c’eft peut-etre ce defaut de raifon qui le conferve. II eft bon de tourner autant qu’on $|u\)ri pent les bienfeances fur des chofes oil il feroit inutile d’en manquen Que gagneroit une femme au droit d’ailer fans compagne k TOpera ? Ne vaut-il pas mieux referver ee droit pour re- cevoir en particulier fes amis ? II eft fur que mille liaifons fecrettes doivent btre le fruit de leur maniere de vivre eparfes St ifolees parmi tant d’hommes. Tout le monde en convient aujourd’hui, & l’experience a de- truit l’abfurde maxime de vainere les tentations en les multipliant. On lie dit done plus que cefc ufage eft plus honnete, mais qu’il eft plus agreable , & e’eft ce que je ne crois pas plus vrai; car quel amour peut regner oil la pudeuc eft en derilion * & quel charme peut avoir une vie privee a la fois d’amour & d’honnetete ? Aufti comme le grand fleau de tous ces gens 0. diflipes eft l’ennui*, les femmes fe ioucient-ei- les moins d’etre aimees qu’amufees , la galante- rie & les foins valent mieux que famour aupres d’elles , & pourvu qu’on foit aifidu , peu leur importe qu’on foit paflionne. Les mots rnemes d’amour & d’amant font banuis del’intime fo- ciete des deux fexes & releguss avec ceux dc chaine & d ejliutime dans les Romans qu’on ne lit plus. II femble que tout fordre des fen time ns na- turels foit ici renverfe. Le coeur n’y forme au- cune chaine* il n’eft point permis aux files d’en avoir un. Ce droit eft referve aux feules fern- Tome IV, C c 402 L A N 0 U V E L I E mes mariees } & n’exclut du choix perfonne qu£ leurs maris. II vaudroit mieux qu’une mere eut vingt amans que fa fille un feul. L’adultere n’y fevolte point, on n’y trouve rien de contraire a la bienfeance, les Romans les plus decens, ceux que tout le monde lit pour s’inftruire en font pleins, & le defordre n’eft plus blamable, Ii-t6t qu’il eil joint a Pinjfidelite. O Julie! Tel¬ le femme qui n’a pas craint de fouiller cent fois lelit conjugal oferoit d’une bouche impure ac- cufer nos chaftes amours , & condamner f union de deuxcmurs fmceres quine furent jamais man- quer defoi. On diroit que le manage n’eft pas a Paris de la meme nature que par-tout ailleurs. C’eft un| facrement, a ce qu’ils pretendent, & ce facrement n’a pas la force des moindres contracts civils : il femble n’etre que l’accord de deux per fonnes libres qui convieiment de de- meurer enfemble, de porter le meme nom, de reconnoitre les memes enfans •, mais qui n’ont, au furplus , aucune forte de droit Tune fur l’au- tre 5 & un mari qui s’aviferoit de contr6ler ici la mauvaife conduite de fa femme n’exciteroit pas moins de murmures que celui qui fouifri- roit chez nous le defordre publib^de la lienne. Les femmes , de leur cote, n’ufent pas de ri- gueur envers leurs maris , & 1’on ne voit pas en¬ core qu’elles les faffent punir d’imiter leurs in- fidelites. Au relle , comment attendre de part cu d’autre' un eifet plus honnete d’un lien ou Iff E' t O I S E» 403 le cceur n’a point ete confulte? Qui lfepoufe que la fortune ou l’etat ; ne doit rien a la per- lonne, L’arfiour meme, Pamour a perdu fes droits & n’eft pas moins denature que le manage. Si les Epoux font iei des garqons & des filles qui demeurent enfembje pour vivre avec plus de li- Iberte * les amans font des gens indiffcrens qui fe voient par amufement* par air 4 par habitu¬ de , ou pour le befoin du moment. Le eceur 11’a que faire a ces liaifons , on n 5 y confulte que la commodite & certaines convenances exte- tieures. C’eft, fi V on veut* fe coiinoitre, vi- Vre enfemble , s’arranger , fe voir , moins en¬ core s’il eft poffible. Une liaifon de galanterie dure un peu plus qu’une vifitej c’eft un recueil de jolis entretiens & de jolies Lettres pleines de portraits, de maximes , de philofophie 4 8 t de bel-efprit. A regard du phylique il n’exige pas tant de myllere ; on a tres- fenfement trou- Ve qu’il falloit regler fur Pmftant des deftrs la facilite de les fatisfaire > la premiere venue , le premier venu, famant ou un autre, un horn- me eft toujours un homme, tous font prefque egalement bons, & il y a du moins a cela de la confequence, car pourquoi feroit - on plus fidele a Pamant qu’au mari ? Et puis a certain age tous les hommes font a - peu - pres le meme homme, toutes les femmes la meme femme; Routes ces poupees fortent de chez la meme C c Z 404 L a N o it r e l l i marchande de modes , & il n’y a guere d’autri choix a faire que ce qui tombe le plus commo- dement foils la main. Comme je ne fais rien de ceci par moi - meme, on m’en a parle fur un ton fi extraordinaire -qu’il ne m’a pas ete poilible de bien entendre cequ’on m’en a dit. Tout ce que j’en ai conqu, c’eft que chez la plupart dcs femmes l’amanfc eft comme un des gens de la maifon: s’il ne fait pas fon devoir , on le congedie & Ton en prend un autre ; s’il trouve mieux ailleurs ou s’entiuie du metier, il quitte & Ton en prend un autre. Il y a, dit-on, des femmes aifesr capricieufes pour effayer meme du maitre de la maifon, car enfin, c’eft encore une efpece d’homme. Cette fantaifte ne dure pas; quand elle eft palfee on le chalfe & Ton en prend un autre, s’il s’obftine, on le garde & fon en prend un autre. Mais , difois - je a celui qui m’expliquoit ces etranges tifages , comment une femme vit - elle enfuite aVec tous ces autres - la , qui ont ainft pris on recu leur conge? Bon! reprit-ii, elle n’y vit point. On ne fe voit plus; on ne fe connoit plus. Si jamais la fantaiiie prenoit de renouer , on auroit une nouveile cqnnoiflance a faire, & ce feroit beaucoup qu’on fe louvitit de s’etre vus. Je vous entends, lui dis-je j mais j’ai beau reduire ces exagerations, je ne con- qois pas comment apres une union li tendre M e' £ o i s e: 40^ m peut fe voir dc fang-froid ; comment le coeur ne palpite pas au nom de ce qu’on a une fois •aime; comment on ne treffaillit pas a fa ren¬ contre ! vous me faites rire, interrompit - il , avec vos treflaillemens! vous voudriez done que nos femmes ne fiffent autre chofe que tombed en fyncope? Supprime une partie de ce tableau trop char¬ ge , fans doute place Julie a cote du refte , & fouviens-toi de mon coeur j je n’ai rien de plus a te dire. __ II faut cependant l’avouer *, plulieurs de ces imprefllons defagreables s’effacent par l’habitu- de. Si le mal fe prefente avant le bien, il ne l’empeche pas de fe montrer a fon tour 5 les charmes de Pefprit & du naturel font valoir ceux de la perfonne. La premiere repugnance vain- cue devient bientot un fentiment contraire. C’eft fautre point de vue du tableau , & la juf- tice ne permet pas de ne Pexpofer que par le cote defavantageux. * C’eft le premier inconvenient des grandes villes que les hommes y deviennent autres que ce qu’ils font, & que la fociete leur donne , pour ainfi dire , un etre different du leur. Ce- la eft vrai, fur-tout a fegard des femmes , qui tirent des regards d’autrui la feule exiftence dont elles fe foucient. En abordant une Dame dans une affemblee, au lieu d’une parifieune que vous croyez voir, vous ne voyez qu’un Cc 3 406 L a N o u v e l l i ilmulacre de la mode. Sa hauteur, fon ampleuri fa demarche , fa taille, fa gorge, fes couleurs., fon air, fon regard , fes propos , fes manieres, rien de tout cela n’eft a elle, & fi vous la voyiez dans fon etat naturel, vous ne pourriea la reconnoitre. Or cet echange eft rarement fa¬ vorable a celles qui le font, & en general i\ n’y a guere a gagner h. tout ce qu’on fubftituq a la nature. Mais on ne 1’efface jamais entiere- jnent; elle s’echappe toujours par quelque en- droit, & c’eft dans une certaine adrelfe a la faifir que confifte Tart d’obferver, Cet art n’eft pas difficile vis-a-vis des femmes de ce pays 5 car comme elles ont plus de naturel qu’elles no croient en avoir, pour peu qu’on les frequents affidument, pour peu qu’on les detache de cetto eternelle reprefentation qui leur plait ft fort a on les voit bientqt comme elles font, & c’eft ulors que toute l’averfion qu’elles ont d’abord jnfpiree fe change en eftime & en amitie. Voila ce que j’eus occafton d’obferver la ffi- maine derniere dans une partie de campagne ou quelques femmes nous avoient alfez etourdiment invites , moi & quelques autres nouveaux de- barques , fans trop s’ailurer que nous leur con- Vernons, ou peut-etrs pour avoir le plaifir d’y lire de nous a leur aife. Cela ne manqua pa.a d’arriver le premier jour. Elies nous accablerent d’abord de traits plaifans & ft ns qui tomban.l toujours fans rejaillir epuiferqntbicntpt leur gay* H E* L O i S E. 40? quois. Alors elles s’executerent de bonne gra¬ ce, & ne pouvantnous amener a leur ton , el¬ les furent reduites a prendre le notre. Je ne fais 11 elles fe trouverent bien de cet echange, pour moi je m’en trouvai a merveilles; je vis avec furprife que je m’eclairois plus avec elles que je n’aurois {ait avec beaucoup d’hommes. Leur efprit ornoit b bien le bon fens que je regrettois ce qu’elles en avoient mis a le defigu- rer, & je deplorois , en jugeant mieux des fem- rnes de ce pays , que taut d’aitnables psrfonnes ne manquairent de raifon que parce qu’elles ne vouloient pas en avoir. Je vis auffi. que les gra¬ ces familieres & naturelles effaqoient infeniible- ment les airs appretes de la ville ; car fans y longer on prend des manieres alfortilfantes aux chofes qu ’011 dit, & il n’y a pas moyen de met- tre a des difcours fenfes les grimaces de la co- quetterie. Je les trouvai plus jolies depuis qu’el¬ les ne cherchoient plus tant a 1’etre, & je fen- tis qu’elles n’avoient befoin pour plaire que de ne fe pas deguifer. j’ofai foupconner fur ce fondement que Paris, ce pretendu liege di* gout, eft peut - etre le lieu du monde ou il y en a le moins , puifque tous les foins qu’on y prend pour plaire defigurent la veritable beaute. Nous reftames ainli quatre ou cinq jours en- femble, contens les uns des autres & de nous- memes. Au lieu de palfer en revue Paris & fes folies, nous l’oubliames, Tout notre foin fe C c 4 4-oS L a N o ir r e i r « bornoit a jouir entre nous d’une fociete agrea* ble & douce. Nous n’eumes befoin ni de faty* res ni de plaifanteries pour nous mettre de bon¬ ne humeur, & nos ris n’eto ient pas de railleris niais de gaiete, com me ceux de ta Coufine. Une autre chofe ach eva de me faire chan¬ ger d’avis fur leur compte. Souvent au milieu de nos entreti ens les plus anirnes, on venoifc dire un mot a foreille de la maitreffe de la mai- fon. Elle fortoit , alloit s’enfermer pour ecri- xe , & lie rentroit de long-tems. II etoit aifd d’attribuer ces eclipfes a quelque correfpondan- ce _de coeur, ou de celles qu’on appelle ainO. Une autre femme en glifla legerement un mot qui fut aifez mal recu $ ce qui me fitjuger que ii l 5 abfente manquoit d’amans, elle avoit au moins des amis. Cepencl ant la curiofite m’ayant don- ne quelque attention , quelle fut ma furprife en apprenant que ces pretend us grifons de Paris etoient des payfans de la paroiffe , qui venoient dans leurs calamltes implorer la protedion de leur Dame! fun furcharge de tallies a la de- charge d’un plus riche ; l’autre enrole dans la jmilice fans egard pour foil age & pour fes en- fans ( 0 ) ; fautre ecrafe d’un puilfant voifin par yn proces injufte $ l’autrq xuine par la grele s • “ > (o) Qti a yu cela d^ns Fautr? guerre ; piais npn dan$ Cglle-ci , que je faehe. On epargne les homines tnaries^ foil en fait alnfi rnariot beaqcpup. ft H e' £ c’eft la premiere fok que cela m’eft arrive le matin pour mes a£» faires > je ne m’eii fers merae qu’a regret l’a-* pres-midi pour quelques vifites; car j’ai deux jambes fort bonnes, dont je ferois bien fachs qu’un peu plus d’aifance dans ma fortune me fit negliger l’ufage* j’etois fort embarralfe dans moil fiacre avec mon* paquet-j je ne voulois l’ouvrir quo chez moi, c’etoit tonordre. D’ailleurs une forte de volupte qui me laifTe oublier la commodite dans les chofes communes, me la fait recherGber avec foin dans les vrais plaifirs. Je n’y puis fouf- frir aucune forte de diftra&ion, & je veux avoir du terns & mes aifes pour favourer tout ce qui me vient de toi. Je tenois done ce paquefc avec une inquiete curiofite dont je n’etois pas le maitre ; je m’dfbrqois de palper a travel's les enveloppes ce qu’il pouvoit contenir, & l’on eut dit qu’il me briiloit les mains a voir les mouvemens continuels qu'il faifoit de l’une a i’autre. Ce n’elt pas qu’a fon volume, a fon poids, au ton de ta lettre, je n’eufle quelque foupcon de la verite > mais le moyen de conce- ■voir comment tu pouvois avoir trouve fartifte & l’occafion? Voila ce que je ne concois pas encore $ e’eit un miracle de l’amour j plus il pafle ■ H e' L 0 i s E ,' 417 paffe ma raifon , plus il enchante moil coeur , & Pun des plaiftrs qu’il me donne eft celui de n’y rien comprendre. J’arrive enfin, je vole, je m’enferme dans ma chambre, jem’aflieds hors d’haleine , jepor- te une main tremblante fur le cachet. O pre¬ miere influence du talifman ! j’ai fenti palpiter mon coeur a chaque papier que j’otois , & je me fuis bientot trouve tellement oppreife , que j’ai etc force de refpirer un moment fur la der- niere enveloppe.. .. Julie!.. .. O ma Julie i _le voile eft dechire ... je te vois . .. je vois tes divins attraits ! Ma bouche & mon coeur leur rendent le premier hommage, rnes genoux flechiifent .... charmes adores , encore une fois vous aurez enchante mes yeux. Qu’il eft prompt, qu’il eft puilfant, le magique diet de ces traits cheris! Non , il ne faut point comme tu pre¬ tends un quart-d’heure pour le fentir; une mi¬ nute , un inftant fuffit pour arracher de mon fein mille ardens foupirs , & me rappeller avec ton image celle de mon bonheur pafle. Pour- quoi faut-il que la joie de pofleder un ft pre- cieux trefor foit melee d’une ft cruelle arnertu- me ? Avec quelle violence il me rappelle des terns qui ne font plus ! Je crois en le voyant tc revoir encore; je crois meretrouver a ces mo- mens delicieux dont le fouvenir fait maintenant le malheur de ma vie , & que le Ciel m’a don- nes & ravis dans fa colere ! Helas , un inftant Tome IV, D d me defabufe; toute la douieur de rabfence fc ranime & s’aigrit en m’otant Perreur qui Pa fuf- pcndue, & je fuis comme ces malheureux dont on n’interrompt les tourmens que pour les leur rendre plus fenfibles. Dieux ! quels torrens de flammes mes avides regards puifent dans cct objet inattendu ! 6 comme il ranime au fond de mon cceurtous les mouvemens impetueux que ta pre¬ fence y faifoit naitre 1 6 Julie , s’il etoit vrai qu’il put tranfmettre a tes fens le delire & Pil- lulion des miens.Mais pourquoi lie le fe- roit-il pas? Pourquoi des imprellions que fame porte avec tant d’a&ivite n’iroient-elles pas aui- ii loin qu’elle ? Ah , chore amante ! ou que tu fois , quoi que tu falfes au moment ou j’ecris cette lettre , au moment ou ton portrait reqoit tout ce que ton idolatre amant adrelfe a ta perfonne , ne fens- tu pas ton charmant vilage inonde des pleurs de l’amour & de la trifteife ? Ne fens-tu pas tes yeux, tes joues , ta bouche , ton fein , prefles, comprimes , accables de mes ardens baifers ? Ne te fens-tu pas embrafer toute entiere du feu de mes levres brulantes !... Ciel, qu’entends- je ? Qiielqu’un vient.... Ah fer- rons , cachons mon trefor_un importun ! Maudit foit le cruel qui vient troubler des tranf. ports fi doux !.. .. PuiiTe-t-il ne jamais aimer...* ou vlvre loin de ce qu’il aime! H e' L Q i S E. L E T T R £ XXIII. Madeline d' Crbs. ’est a vous , charraante Coufine , qu’il faut rendre compte de l’Opera; carbien que vous ne m’en parliez point dans vos lettres, & que Julie vous ait garde le fecret, je vois d’ou lui vient cette curiofite. J’y fus une fois pour con- tenter la mienne , j’y fuis retourne pour vous deux autres fois. Tenez m’en quitte je vous prie, apres cette lettre. J’y puis retourner encore, y bailler , y fouffrir, y perir pour votre fervice; mai-s y refter eveille & attentif, cela ne m’eft pas pofiible. Avant de vous dire ce que je penfe de ce fa- meux theatre, que je vous rende compte de ce qu’on en dit ici; le jugement des connoiiTeurs pourra redreffer le mien fi je m’abufe. L’Opera de Paris paiTe a Paris pour le fpec- tacT'e le plus pompeux, le plus voluptueux, le plus admirable qu’inventa jamais l’art humain* C’eft, dit-on , le plus fuperbe monument de la magnificence de Louis XIV. II n’eft pas fi libre a chacun que vous le penfez de dire foa avis fur ce grave fujet. Ici l’on peut difputer de tout, hors de la mufique & de l’opera , il y a du danger a manquer de difiimulation fur cs feul pofiit * la Mufique Franqoife fe maintient D d&| r420 La Nouymlle par line inquifition tres-fevere, & la premiere cliofe qu’011 infinue par forme de lecon a tous les etrangers qui viennent dans ce pays, c’eft que tons les etrangers conviennent qu’il 11’y a rien de li beau dans le refte du monde que PO- pera de Paris. En effet , la verite eft que les plus difcrets s’en taifent, & n’ofeut en lire qu’en- tr’eux. II faut "convenir pourtant qu’on y reprefente a grands fraix, non feulement toutes les mer- veilles de la nature, mais beaucoup d’autres merveilles bien plus grandes, que perfonne n’a jamais vues, & furement Pope a vouludefigner ce bizarre theatre par celui oil il dit qu’on voit pele-mele des Dieux, des lutins, des monftres, des Rois, des bergers, des fees, de la fureur , de la joie, un feu, une gigue, une bataille, & 1111 bal. Cet aflemblage (i magnifique & li bien or- donne eft regarde comme s’il contenoit en ef- fet toutes les chofes qu'il reprefente. En voyant paroitre un temple on eft faift d’un faint ref- ped, & pour peu que la Deelfe en foit jolie, le parterre eft a moitie paien. On n’eft pas fi difficile ici qu’a la Comedie Franqoife. Ces niemes fpedateurs qui ne peuvent revetir un comcdien de foil perfonnage , ne peuvent a Popera feparer un adeur du lien. II femble que les efprits fe roidiifent contre une illufion raifonnable, & ne s’y pretent qu’autant qu’eile H e ; l o i s e. 42 r ell abfurde & groftiere; ou peut-etre que des Dieux leur coutent moins a concevoir que des Heros. Jupiter etant d’une autre nature que nous, on en peut penfer ce qu’on veut 5 mais Caton etoit un homme, & combien d’hommes ont le droit de croire que Caton ait pu exifter? L’opera n’eft done point iei comme ailleurs une troupe de gens payes pour fe don net 1 en fpedtacle au public; ce font, il eft vrai, des 1 ' gens que le public paie & qui fe donnent en lpe&acle ; mais tout cela change de nature, at- tendu que e’eft une Academie Royale de mufi- que, une efpece de Cour fouveraine qui juge fans appel dans fa propre caufe & ne fe pique pas autrement de juftice nide fidelite (g). Voila, Coufine, comment dans certains pays Pelfence des chofes tient aux mots, & comment des noms honnetes fufHfent pour honorer ce qui feft le moins. Les membres de cette noble Academie ne derogent point. En revanche, ils font excom- munies, ce qui eft precifement [le contraire de Pufage des autres pays; mais peut-etre, ayant eu le choix , aiment - ils mieux etre nobles & damnes, que roturiers & benis. J’ai vu fur le theatre un chevalier moderne aufii her de fon metier qu’autrefois Pin for tun© Laberius fut hu- (q) Dit en mot? plus ouverts , cela n’en feroit que plus vrai ; mais ici je fuis partie , & je dois me tairfc. Par-tout ou Ton eft moins foumis aux loix qu’aux horn- pies , on doitfavoir endurer l’injuftice. Pd 3 422 L a NvO (V V E L L E rnilie du ften (y ), quoiqu’il le fit pat force & lie recitat que fes propres opvrages. Aufli Pancien. Laberius ne put-.il reprendre fa place au cirque parmi les chevaliers Romains, tandis que le nou¬ veau en trouve tous les jours une fur les bancs de la Comedie Franqoife parmi la premiere nobleife du pays , & jamais on n’entendit parler a Rome avec tant de refpeeft de la majefte du Peuple Ro- main qu’on parle a Paris de la majefte de fopera, Voilace que j’ai pu recueillir des difeours d’au~ trui fur ce brillant fpetftacle j que je vous dife k prefent ce que j’y ai vu moi-meme. Figurez - vous une game large d’un.e quin- zaine de pieds } & longue a proportion \ cette gaine eft; le theatre. Aux deux cotes, on pla- ( r ) Force par le Tyran de monter fur le theatre, il de- plora fon'fort par des vers tres-touchans, & tres-capables d’allumer l’indignation de tout honnete homme contre ce Cefar fi yante. t Apres avoir , dit-il, vc'cufoixante arts avec honneur, fai quitte ce matin mon foyer chevalier Romain , fy rentrerai ce foir vil Hijh ion. Helas , f ai vc’cu trop c^un jour. 0 fortune ! s'ilfalLoit me dishono¬ rer unefois , que ne ni y for^ois-tu quand lajeuneffe & la vigueur me laijfoicnt au moins une figure agre'able: mais maintenant quel trifie objet viens-jc expofer aux rebuts du peuple Romain ? une voix cteinte , un corps' infir me , un cadavre , un fcpulcre animej quin'a plus rien de moi que mon norm Le prologue enti-er qu’il re- cita dans cette occafion, Finjuftice que lui fit Cefar pi¬ que de la noble liberte avec laquelle il vengeoitfon hon- neur fiitri, 1’afFront qu’il recut au cirque, la bafTeffe qu’eut Ciceron d’infulter a fon opprobe, la reponfe fine R r . piquante que lui fit Laberius ; tout cela nous a ete conferve par Macrobe , & e’eft a mon gre le morceau le plus curieux & k plus intereflant de route la compi. laiton* * M e'- L 0 i S E. 423 ee par intervalles des feuilles de paravent, fur lefquelles font groflierement peints les objcts que la fcene doit reprefenter. Le fond eft un grand rideau peint tie meme » & prefque tou- jours peree qu dechire, ce qui reprefente des gouffres dans la terre ou des trous dans le Giel , feloipla perfpe&ive. Chaque perfonne qui palfe derriere le theatre .& touche le rideau , produit exi Pe.branlant unefortede tremblement de terre affez plaifant a voir. Le Ciel eft repre¬ fente par certaines guenilles bleuatres , fufpen- dues a des batons ou a des cordes , Comme Pe- tendage d’une blanchifleufe. Le foleil, car on Vy voit quelquefois , eft un flambeau dans une lanterne. Les chars des Dieux & des Deefles font compofes de quatre folives encadrees & fufpendues a une groife corde en forme d’eft carpolette; entre ces folives eft une planche e-n travers , fur laquelle le Dieu s’allied , & fur le devant pend un morceau de groife toile bar- bouillee , qui fert de nuage a ce magnifique char. On voit vers le bas de la machine Piliu- mination de deux ou trois chandelles puantes & mal mouchees, qui, tandis que le perfon- nage fe dcmene & crie en branlant dans fon efcarpolette, Penfument tout a fon aife. Encens digne de la divinite. Comme les chars font la partie la plus confi- derable des machines de Popera , fur celle- la vous pouvez juger des autres. La mer agitee Dd 4 424 La No vvelle eft compofee dc longues lanternes angulaires ds toile ou de carton bleu , qu’on enfile a des broches paralleled& qu’on fait tourner par des poliqons. Le tonnerre eft une lourde char- Tette qu’on promene fur le ceintre, & qui n’eft pas le moins touchanfe inftrument de cette agrea- ble mufique. Les eclairs fe font avec des pin- eees de poix - refine qu’on projette fur un flam¬ beau ; la foudre eft un petard au bout d’une fufee. Le theatre eft garni de petites trapes quar- rces qui s’ouvrant au befoin annoncent que les Demons vont fortir de la cave. Quand ils doi- vent s’elever dans les airs , on leur fubftitue adroitement de petits Demons de toile brune empareillee , ou quelquefois de vrais ramoneurs qui branlent en fair fufpendus a des cordes , jufqu’a ce qu’ils fe perdent majeftueufement dans les guenilles dont j’ai parle. Mais ce qu’il y a de reellement tragique , c’eft quand les cordes font mal conduites ou viennent a rom- pre; car aiors les Efprits infernaux & les Dieux immortels tombent, s’eftropient, fe tuent quel¬ quefois. Ajoutez a tout cela les monftres qui rendent certaines fcenes fort pathetiques ; tels que des dragons , des lezards 3 des tortues , des crocodiles , de gros crapauds qui fe pro- menent d’un air menaqant fur le theatre, & font voir a l’opera les tentations de St. Antoi- fi?, Chacune de ces figures eft animee par uu H e' l o i s e; 42f lourdaut de Savoyard, qui n’a pas l’efprit de faire la bete. Voila , ma Coufine, en quoi confide a peu- pres l’augufte appareil de Popera, autant que j’ai pu Pobferver du parterre a Paide de ma lorgnette ; car il ne faut pas vous imaginer que ces moyens foient fort caches & produi- fent un eftet impofant; je ne vous dis en ceci que ce que j’ai appercu de moi - meme , & ce que peut appercevoir comme moi tout fpeda- teur non preoccupe. On allure pourtant qu’il y a une prodigieufe quantite de machines em¬ ployees a faire mouvoir tout cela j on m’a of- fert plufieurs fois de me les montrer; mais je n’ai jamais ete curieux de voir comment on fait de petites chofes avec de grands efforts. Le nombre des gens occupes au fervice de Popera eft inconcevable. L’orcheftre & les choeurs compofent enfemble pres de cent per- fonnes *, il y a des multitudes de danfeurs , tous les roles font doubles & triples (j) i c’eft-a-dire , qu’il y a toujours un ou deux adeurs fubalter- * nes , prets a remplacer l’adeur principal , & payes pour ne rien faire jufqu’a ce qu’il lui plai- fe de ne rien faire a fon tour, ce qui ne tarde jamais beaucoup d’arriver. Apres quelques re- prefentations, les premiers adeurs , qui font (x) On ne fait ce que c’eft que des doubles en Italie; le public ne les fouffriroit pas ; aulfi le fpedacle eft-il a beaucoup raeilleur marche : il en couteroit trop pour die inal fervi. Ddf 42£ La N o v v e l l e d’importans perfonnages, n’honorent plus le public de leur prefence ; ils abandonnent la pla¬ ce a leurs fubftituts, & aux fubftituts de leurs fubftituts. On reqoit toujours le meme argent a la porte mais on ne donne plus le meme fpedaele.- Chacun prend Ton billet com me a une loterie, fans favoir quel lot il aura , & quel qu’il foit perlonne n’oferoit fe plaindre j car, afin que vous le fachiez-, les nobles membres de cette Academie ne doivent aucuii refped au public, c’eft le public qui leur eii doit. Je ne vous parlerai point de cette mufique ; vous la connoiiTez. Mais ce dont vous ne fau- riez avoir d’idee , ce font les cris atfreux, les longs mugilTemens dont retentit] le theatre du- rant la reprefentation. On voit les adrices prefque en convulfion , arracher avec violen¬ ce cqs glaphTemens de leurs poulmons , les poings fermes contre la poitrine, la tete en ar- riere, le vifage enflanime , les vaifleaux gon- fles, Teftomac pantelant > on ne faitlequel eft le plus defagreablement affede de fceil ou de l’oreille; leurs efforts font autant fbuffrir ceux qui les regardent, que leurs chants ceux qui les ecoutent, & ce qu’il y a de plus inconce- vable eft que ces hurlemens font prefque la feule chofe quapplaudiffent les fpedateurs. A leurs battemens de mains on les prendroit pour det fourds charmes de faifir par-ci par-la auel- ques fons perqans, & qui veulent engager les H e' l o i s Fi 427 a&eurs a les redoubler. Pour moi ,« je fuis perfuade qu’on applaudit les cris d’une a&rice a l’opera comme les tours de force d’un bate- leur a la foire : la fenfation en eft deplaifante & peniblc ,* on fouffre tandis qn’ils durent, mais on eft ft aife de les voir finir fans acci¬ dent , qu’on en marque volontier fa joie. Con- cevez que cette maniere de chanter eft em¬ ployee pour exprimer ce que Quinault a ja¬ mais dit de plus galant & de plus tendre. Ima- ginez les Mufes, les graces , les amours, Ve¬ nus nieme s’exprimant avec cette delicatelfe, & jugez de Teffet ! Pour les Diables , palfe en¬ core , cette mufique a quelque chofe d’infernal qui ne leur mellied pas. Aulli les magies , les evocations , & toutes les fetes du Sabat font- elles toujours ce qu’on admite le plus a l’Opera Francois. A ces beaux fons , aulli juftes qu’ils font doux , fe mauient tres-dignement ceux de l’or- cheftre. Figurez - vous un charivari fans fin d’inftrumens fans melodie , un ronron trainant & perpetuel de balfes j chofe la pluslugubre, la plus alfommante que j’aie entendue de ma vie , & que je n’ai jamais pu fupporter une demi-heure fans gagner un violent mal de te- te. Tout cela forme line efpece de pfalmodie a laquelle il ny a pour l’ordinaire ni chant ni mefure. Mais quand par hafard il fe trouve quelque air un peu faudllant, e’eft un trepi- / 428 La N o v v e l l e gnement univerfel; vous entendez tout le par¬ terre en mouvement fuivre a grand-peine & a grand bruit un certain homme de l’orcheftre (t). Charmes de fentir un moment cette ca¬ dence qu’ils fentent ft peu , ils fe tourmentent l’oreille , la voix, les bras , les pieds & tout le corps pour courir apres la mefure ( u ) tou- jours pretea leur echapper, au lieu que l’Alle- ittand & l’ltalien qui en font intimement affec- tes la fentent & la fuivent fans aucun effort, & n’ont jamais befoin de la battre. Du moins Regianino m’a-t-il fouvent dit que dans les opera d’ltalie ou elle eft ft fenftble & ft vive on n’entend, on ne voit jamais dans V orclieftte ni parmi les fpedlateurs le moindre mouvement qui la marque. Mais tout annonce en ce pays la durete de l’organe muftcal; les voix y font rudes & fans douceur, les inflexions apres & fortes , les foils forces & trainans ; nul'e ca¬ dence , nul accent melodieux dans les airs du peuple : les iiift rumens militaires, les fifres de l’infanterie, les trompettes de la cavalerie, tous les cors , tous les haubois , les chanteurs des rues, les violons des guinguettes , tout cela eft d’un faux a choqer l’oreille la moins delicate. Tous les talens ne font pas donnes aux memes hommes, & en general le Francois paroit etre (t) Le bucheron. (u~) Je trouve qu’on n’a pas mal compare les airs le* gers de la Mufique Francoife a la courfe d’une vache qui galoppe , ou d’une oie grafle qui veut voter. H e' lo i s e; 429 de tous les peuples de l’Europe celui qui a le moins d’aptitude a la mufiquej Milord Edouard pretend que les Anglois en ont aufli peu ; mais la difference eft que ceux-ci le favent & lie s’en foucient guere , au lieu que les Franqois renon- ceroient a mille juftes droits , & pafferoient eon- damnation fur toute autre chofe , plutot que de convenir qu’ils ne font pas les premiers mufi- ciens du monde. II y en a meme qui regarde- roient volontiers la mufique a Paris comme une affaire d’Etat, peut-etre parce que e’en fut une a Sparte de couper deux cordes a la lyre de Ti- mothee : a cela vous fentez qu’on n’a rien a dire. Quoi qu’il en foit, l’opera de Paris pourroit etre line fort belle inftitution politique, qu’il n’en plai- roit pas davantage aux gens de gout. Revenons a ma defeription. Les ballets, dont i! me refte a vous parler, font la partie la plus brillante de cet opera, & confideres feparement , ils font un fpedacle agreable , magnifique & vraiment theatral j mais ils fervent comme partie conftitutive de la pie¬ ce, & e’eft en cette qualite qu’il les faut con- fiderer. Vous connoiffez les opera de Quinault; vous favez comment les divertiifemens y font employes ; e’eft a peu-pres de meme, ou enco¬ re pis , chez fes fucceffeurs. Dans chaque ade l’adion eft ordinairement occupee au moment le plus intereffant par une fete qu’on donne aux adeurs affis , & que le parterre voit debout. II 430 La No v v e l l e arrive dela que les perfonnages de la piece font abfolument oublies, ou bien que les fpe&ateurs regardent les adleurs qui regardent autre chofe. La maniere d’amener ces fetes eft fimple. Si le Prince eft joyeux, on prend part a fa joie, & l’on danfe : s’il eft trifle, on veut Pegayer , & l’on danfe. J’ignore fi c’eft la mode a la Cour de donnerle balaux Rois quand ils font de mau- vaife humeur: ce que je fais par rapport a ceux- ci, c’eft qu’on ne peut trop admirer leur conf- tance ftoique a voir des Gavotcs ou ecoute r des chanfons , tandis qu’on decide quelquefois derriere le theatre de leur couronne ou de leur fort. Mais il y a bien d’autres fujets de danfes ; les plus graves adions de la vie fe font en dan- fant. Les Pretres danfent, les foldats danfent, iesDieux danfent, les Diables danfent, on dan¬ fe jufques dans les enterremens, & tout danfe a propos de tout. La danfe eft done le quatrieme des beaux afts employes dans la conftitution de la feene lyrique : mais les trois autres concourent a l’i- mitation i & celui-la , qivimite - t - il ? Rien. II eft done hors d’oeuvre quand il n’eft employe que comme danfe ; car que font des menuets „ des rigaudons, des chaconnesdans une tra- gedie ? Je dis plus, il n’y feroit pas moins de¬ place s’il imitoit quelque chofe; parce que de toutes les unites, il n’y en a point de plus in- dilpenfable que celle du langage) & un opera H if L 0 i s E. 431 od Pa&ion fe pafleroit moitie en chant, moitie cn danfe , feroit plus ridicule encore que ce- lui ou Ton parleroit moitie francois , moitie italien. Non contens d’introduire la danfe comme par- tie eirentielle de la fcene lyrique , ils fe font meme eflforces d’en faire quelquefois le fujct principal , & ils ont des opera appelles Bal¬ lets qui rempliflent fi mal leur titre, que la danfe n’y eft pas morns deplacee que dans tous les autres. La plupart de ces ballets forment autant de fujets fepares que d’acles , & ces fu- jets font lies entr’eux par de certaines rela¬ tions metaphyliques, dont le fpectateur ne fe douteroit jamais fi fauteur n’avoit foin de fen avertir dans un prologue. Les laifons , les ages, les fens , les elemens; je demande quel rapport ont tous ces titres a la danfe, & ce qu’ils peu- vent olfrir en ce genre a fimagination ? Quel- ques-uns meme font puremsnt allegoriques, com¬ me le Carnaval & la folie, & ce font les plus infupportables de tous ; parce qu’avec beaucoup d’efprit & de fmeife, ils n’ont ni fentimens ni tableaux, ni fituations, ni chaleur, ni in- *eret, ni rieti de tout ce qui peut dormer pri- fe a la muiique, flatter le coeur, & nourrirfil- lufion. Dans ces pretendus ballets Pa&ion fe pafle toujours en chant, la danfe interrompt toujours fadiion on ne s’y trouve que par oc- eafion & n’imite rien. Tout ce qu’ii arrive , La No uvelle 432 c’cft que ces ballets ayant encore moins cTiti^ teret que les tragedies, cette interruption y eft moins remarquee : s’ils etoient moins froids , on en feroit plus choque; mais un defaut couvre i’autre, & Part des auteurs pour empecher que la danfe ne laiTe eft de faire enforte que la piece ennuie. Ceci me mene infenftblement a des recher- ches fur la veritable conftitution du drame ly- rique, trop etendues pour entrer dans cette let- tre & qui me jetteroient loin de mon fujet 5 j’en ai Fait une petite diflertation a part que vous trouverez ci-jointe, & dont vous pourrez caufer avec Regianino. II me refte a vous dire fur l’Opera Franqois que le plus grand defaut que j’y crois remarquer eft un faux gout de ma¬ gnificence , par lequel on a voulu mettre en representation le merveilleux, qui n’etant fait que pour etre imagine, eft auili bien place dans un poeme epique que ridiculement fur un thea¬ tre. J’aurois eu peine a croire, ft je ne favors vu, qu’il fe trouvat des artiftes affez imbecil- les pour vouloir imiter le char du Soleil , & des fpe&ateurs affez enfans pour aller voir cette imitation. La Bruyere ne concevoit pas com¬ ment un fpedacle aufli fuperbe que f opera pou- voit Pennuyer a ft grands fraix. Je le conqois bien moi qui ne fuis pas un La Bruyere , & je foutiens que pour tout homme qui n’eft pas depourvudu gout des beaux arts, la Mufique Franqoile H b' l o i s £- 433 Franqoife, la danfe & le merveiileux meles en« femble feront toujours de l’Opera de Paris le plus ennuyeux fpe&acle qui puifle exifter. Apres tout, peut-etre n’en faut-il pas aux Franqois de plus parfaits , au moins quant a 1’execution ; non qu’ils ne foient tres-en etat de connoitre la bonne ; mais parce qu’en ceci le mal les amufe plus que le bien. Ils aiment mieux rail- ler qu’applaudir; le plaifir de la critique les de- dommage de l’ennui du fpe&acle, & il leur eft plus agreable de s’en moquer quand ils n’y font plus, que de s’y plaire tandis qu’ils y font, L E T T R E XIV, De Julie , ui, oui, je Is vois bien ; l’heureufe Julie t’eft toujours chere. Ce meme feu qui brilloit jadis dans tes yeux , fe fait fentir dans ta der- niere lettre j j’y retrouve toute l’ardeur qui m’a- nime, & la mienne s’en irrite encore. Oui 4 mon ami, le fort a beau nous feparer, pref- Tons nos coeurs l’un contre l’autre, confervona par la communication leur chaleur naturelle contre le froid de l’abfence & du defefpoir, 8c que tout ce qui devroit relacher notre attache- m.ent ne ferve qu’a le reflerrer fans cede. Mais admire ma fimplicite j depuis que fai requ cette Lettre, j’eprouve quelque chafe ds$ Tome IV . £ e 434 La N o v v e l l e charmans effets don t elle parle , & ce badinage du Talirman, quoiqu’invente par moi - meme , ne laiiTc pas de me feduire & de me paroitre ime verite. Cent fois le jour quand je fuis feule un trelfaillement me faifit comme ii je te fentois pres de moi. Je m’imagine que tu tiens mon portrait, & je fuis ft folle que je crois fentir Vimpreffron des careffes que tu lui fais 8c des baifers que tu lui donnes: ma bouche croit les recevoir, mon tendre coeur croit les go uter. O douces illu lions! 6 chimeres, dernieres resour¬ ces des malheureux! Ah, s’il fe peut, tenez- nous lieu de realite? Vous etes quelque cliofe encore a ceux pour qui le bonheur n’eft plus rien. Quant a la maniere dont je m’y fuis prife pour avoir ce portrait, c’eft bien un foin de Famour : mais crois que s’il etoit vrai qu’il fit des miracles, ce n’eft pas celui - la qu’il au- roit choifi. Void le mot de l’enigme. Nous eu- mes il y a quelque terns ici un peintre en mi¬ niature venant d’ltalie > il avoit des lettres de Milord Edouard ; qui peut-etre en les lui don- nant avoit en vue ce qui eft arrive. M. d’Orbe voulut profiter de cette occafion pour avoir le portrait de ma Couline; je voulus 1’avoir auffi. Elle & ma Mere voulurent avoir le mien, & a ma priere le peintre en fit fecretement une feconde copie. Enfuite fans m’embarralfer de co¬ pie ni d’original, je cheifis fubtilement le plus H / l o i s e. 43^ reifemblant des trois pour te 1’envoyer. C’eft une fripponnerie dont je ne me fuis pas fait un grand fcrupule ; car un peu de reffemblance de plus ou de moins n’importe guere a ma Mere & a ma Coufine j mais les hommages que tu ren- drois a une autre figure que la mienne feroient une efpece d’infidelite d’autant plus dangereufe que mon portrait feroit mieux que moi, & je ne veux point, comme que ce foit , que tu prennes du gout pour des charmes que je n’ai pas. Au refte, il n’a pas dependu de moi d’etre un peu plus foigneufement vetue ; mais on ne m’a pas ecoutee , & mon pere lui- meme a voulu que le portrait demeurat tel qu’il eft. Je te prie, au moins, de croire qu’excep- te la coeffurej cet ajuftement n’a point ete pris fur le mien , que Ie peintre a tout fait de fa grace, & qu’il a orne ma perfonqe des ouvra-* ges de fon imagination. L E T T R E XXY, A Julie. S* l faut, chere Julie, que je te parle encore de ton portrait 5 non plus dans ce premkr en- chantement auquel tu fus Ci fenfible; mais au contraire avec le regret d’un homme abufe par un faux efpoir, & que rien ne peut dedommager de ce qu’il a perdu. Ton portrait a de la grace E e 2 43 6 L A A O U YELL £ & de la beaute , meme de la tienne ; il eft after, reftemblant &peintparun habile homme, mais pour en etre content j il faudroit ne te pas con- 11 oitre. La premiere chofe que je loi reproche eft de te reffembler & de n’etre pas toi, d’avoir ta fi¬ gure & d’etre infenfible. Vainement le peintre a cru rendre exaclement tes yeux & tes traits il n’a point rendu ce doux fentiment qui les vi- vifie ; & fans lequel , tout charmans qu’ils font ils ne feroient rien. C’eft dans ton coeur, ma Julie, qu’eft le fard de ton vifage & celui-la ne s’imite point. Ceci tient, je l’avoue , a finfuf- fifance de fart j mais c’eft au moins la faute de Partifte de n’avoir pas ete exad en tout ce qui dependoit de lui. Par exemple, il a place la racine des cheveux trop loin des tempes , ce qui donne au front un contour moins agreable & moins de finelfe au regard. Il a oublie les rameaux de pourpre que font en cet endroit deux ou trois petites veines fous la peau, a- peu-pres eomme dans ces fieurs d’iris que nous confiderions un jour au jarditi de Clarens. Le colons des joues eft trop pres des yeux, & ne fe fond pas delicieufement en couleur de rofe vers le bas du vifage comrae fur le modele. On diroit que c’eft du rouge artificiel plaque comme le carmin des femmes de ce pays. Ce defaut n’eft pas peu de chofe , car il te rend Pceil moiiis doux & fair plus hardi. H e' l a i s Ei- 437 Mais, dis-moi, qu’a-t-il fait de ces nichees d’amours qui fe cachent aux deux coins de ta bouche , & que dans mes jours fortunes j’ofois rechauffer quelquefois de la mienne ? II n’a point donne leur grace a ces coins, il n’a pas mis a cette bouche ce tour agreable & ferieux qui change tout-a-coup a ton moindre fourire, & porte au coeur je ne fais quel enchantement in- connu, je ne fais quel foudain ravilfement que rien ne peut exprimer. II eft vrai que ton por¬ trait ne peut; palfer du ferieux au fourite. Ah* c’eft precifement de quoi je me plains: pour pouvoir exprimer tous tes charmes; il faudroit te peindre dans tous les inftans de ta vie. Palfons au peintre d’avoir omis quelques beau- tes; mais en quoi il n’a pas fait moins de tort a ton vifage, c’eft d’avoir omis les defauts. Ii n’a point fait cette tache imperceptible que tu as fous I’oeil droit, ni celle qui eft au cou du cote gauche. Il n’a point mis .... 6 Dieu , cet homme etoit-il de bronze? . . .. Il a oublie la petite cicatrice qui t’eft reftee fous la levre. Il t’a fait les cheveux & les fourcils de la meme couleur, ce qui n’eft pas: Les fourcils font plus chatains, & les cheveux plus cendres. Bionda tejia , occhi azurri, e bruno cigliq. a Il a fait le bas du vifage exacftement ovale, II n’a pas remarque cette legere finuofite qui feparant le menton des ioues, rend leur con- E e 3 438 La Nouvellb tour moins regulier & plus gracieux. Voila les defauts les plus fenfibles, il eii a omis beau, coup cfautres, & je lui en, fais fort mauvais gre j car ce n’eft pas feulement de tes beau tes que je fuis amoureux , mais de toi toute entiere telle que tu es. Si tu ne veux pas que le pin- ceau te prete rien, moi je ne veux pas qu’il t’ote rien, & mon coeur fe foucie auffi peu des attraits que tu n’as pas , qu’il eft jaloux de ce qui tient leur place. Quant a rajuftement, je le paflerai d’autant moins que , paree ou negligee, je t’ai toujours vue mife avec beaucoup plus de gout que tu ne l’es dans ton portrait. La coeffure eft trop char¬ gee j on me dira qu’il n’y a que des fleurs : He- bien ces fleurs font de trop. Te fouviens-tu de ce bal ou tu portois ton habit a la Valaifane , 8c ou ta Co uflne die que je danfois enphilofo- phe ? Tu n’avois pour toute coefture q u’une longue treffe de tes cheveux roulee autour de ta tete & rattachee avec une aiguille d’or , a la maniere des Villageoifes de Berne. Non , le Soleil orne de tous fes rayons n’a pas l’eclat dont tu frappois les yeux & les coeurs , 8c fure- ment quiconque te vit ce jour-la ne t’oubliera de fa vie. C’eft ainll, ma Julie, que tu dois etro coefFee; c’eft for de tes cheveux qui doit pa- rer ton vifage, 8c non cette rofe qui les cache 8c que ton teint fletrit. Dis a la Couline, car je reconnois fes foins & fon choix, que ces H je' l o i s E. 439 fleurs dont elle a couvert & profane ta cheve- lure, ne font pas de meilleur gout qne celles qu’elle recueille dans VAdone , & qu’on pent leur palfer de fuppleer a la beaute, mais non de la cacher. A l’egard du bufte, il eft ftngulier qu’un amant foit la-delfus plus fevere qu’un pere, mais en eftet je ne t’y trouve pas vetue avec alfez de foin. Le portrait de Julie doit etre modefte comme elle. Amour! ces fecrets n’appartien- nent qu’a toi. Tu dis que le peintre a tout tire de fon imagination. Je le crois, je le crois! Ah ! s’il eut appercu le moindre de ces char- mes voiles, fes yeux 1’euifent devore, mais fa main n’eut point tente de les peindre j pourquoi faut-il que fon art tcmeraire ait tente de les imaginer ? Ce n’eft pas feulement un defaut de bienfeance, je foutiens que c’eft encore un de¬ faut de gout. Oui, ton vifage eft trop chafte pour fupporter le defordre de ton fein ; on voit que l’un de ces deux objets doit empecher l’au- tre de paroitrej il n’y a que le delire de l’a- mour qui puiffe les accorder , & quand fa main ardente ofe devoiler celui que la pudeur couvre, rivrcife & le trouble de tes yeux dit alors que tu l’oublies & non que tu l’expofes. Voila la critique qu’une attention continuelle m’a fait faire de ton portrait. J’ai conqu la-deft fus le deflein de le reformer felon mes idees, E e 4 44 ° La. Nouvelle Je les ai co'mniuniquees a un Peintre habile, & fur ce qu’ii a deja fait, j’efpere te voir bientot plus femblable a toi - meme. De peur de gdter le portrait nous elfayons les change- mens fur une copie que je lui en ai fait fai- re, & ii lie les tranfporte fur loriginal que quand nous fommes bien furs de leur effet. Quoique je define aifez mediocrement, cet ar- tifte ne peut fe laifer d’admirer la fubtilite de mes obfervations > il ne comprendpas cpmbien celui qui me les di&e eft un maitre plus fa- vant que lui. Je. lui parois auffi quelquefois fort bifarre: il dit que je fuis le premier amant qui s’avife de cacher des objets qu’on n’expofe ja¬ mais affez au gre des autres, & quand je lui, reponds que c’eft pour mieux te voir toute en- tiere que je t’habille avec tant de foin, il me rcgarde comnie un fou. Ah ! que ton portrait feroit bien plus touchant, fi je pouvois inven¬ ter des moyens d’y montrer ton ante avec ton vifage, & d’y peindre a la fois ta modeftie & tes attraits! je te jure, ma Julie, qu’ils ga- gneront beaucoup a cette reforme. On n*y voyoit que ceux qu’avoit fuppofe le peintre, & le fpe&ateur emu les fuppofera tels qu’ils font* Je ne fais quel enchantement fecrefc regne dans ta perfonne ; mais tout ce qui la touche fern- ble y partieiper; il ne faut qu’appercevoir un coin de ta robe pour adorer cells qui la porter H e' l o i s e. 44r On fent, en regardant ton ajuftement, que c’eft par - tout le voile des graces qui couvre la beaute : & le gout de ta modefte parure fern- ble annoncer au coeur tous les charmes qu’elle recele. L E T T R E . XXVI." A Julie . ulie ! 6 Julie ! 6 toi qu’un terns j’ofois ap- peller mienne, & dont je profane aujourd’hui le nom! la plume echappe a ma main tremblan- te j mes larmes inondent le papier j j’ai peine a former les premiers traits d’une lettre qu’il ne falloit jamais ecrire 5 je ne puis ni me taire ni parler! Viens, honorable & chere image 5 viens epurer & raiFermir un coeur avili par la honte & brife par le repentir. Soutiens mon courage qui s’eteint j donne a mes remords la force d’a- vouer le crime involontaire que ton abfence m’a laiffee commettre. Que tu vas avoir de mepris pour un coupa- ble, mais bien moins que je n’en ai moi-meme! Qiielque objet que j’aille etre a tes yeux, je le fuis cent fois plus aux miens propres; car en me voyant tel que je fuis, ce qui m’humilie le plus encore, c’eft de te voir, de te fentir au fond de mon coeur dans un lieu deformais Cl peu digne detoi, & defonger que le fouvenir E e f 442 La Nouvelle des plus vrais plaiiirs de V amour n’a pu garan- tir mes fens d’un piege fans appas, & d’un crime fans charmes. Tel eft l’exces de ma confufion qu’en recou- rant a ta clemence, je crains meme de fouil- ler tes regards fur ces lignes par Paveu de mon forfait. Pardonne, ame pure & chafte, un re- cit que j’epargnerois a ta modeftie s’il n’etoit un moyen d’expier mes egaremens; je fuis in- digne de tes bontes, je le fais; je fuis vil, bas , meprifable; mais au moins je ne ferai ni faux ni trompeur } & j’aime mieux que tu m’o- tes toil coeur & la vie que de t’abufer un feul moment. De peur d’etre tente de cbercher des excufes qui ne me rendroient que plus crimi- nel, je me bornerai a te faire un detail exadl de ce qui m’eft arrive. II fera aufli iincere que mon regret j c’eft tout ce que je me per- mettrai de dire en ma faveur. j’avois fait connoiifance avee quelques Offi- ciers aux gardes , & autres jeunes gens de nos compatriotes , auxquels je trouvois un merite naturel, que j’avois regret de voir gater par Pimitation de je ne fais quels faux airs qui ne font pas faits pour eux Ils fe moquoient a leur tour de me voir conferver dans Paris la fimpli- cite des antiques moeurs Helvetiques. Ils pri- rent mes maximes & mes tnanieres pour des le- qons indire&es dont ils furent choques, & re- folurent de me faire changer de ton a quelque H e' l o i s e. 443 prix que ce fut. Apres plufieurs tentatives qui ne rcuilirent point, ils en firent une mieux concertee qui n’eut que trop de fucces. Hier matin, ils vinrenc me propofer d’aller fouper chez la femme d’un Colonel qu’ils me nomme- rent, & qui fur le bruit de ma fagelfe , avoit, difoient-ils, envie de faire connoilfance avec moi. Alfez fot pour dormer dans ce perfifflage , je leur reprefentai qu’il feroit mieux d’aller pre- mierement lui faire vilite , mais ils fe moque- rent de mon fcrupule, me difant que la fran- chife Suilfe ne comportoit pas tant de faqon & que ces manieres ceremonieufes ne ferviroient qu’a lui donner mauvaife opinion de moi. A neuf heures nous nous rendimes done chez la Dame. Elle vint nous recevoir fur Tefcalier; ce que je n’avois encore obferve nulle part. En entrant je vis a des bras de cheminee de vieil- les bougies qu’on venoit d’allumer , & par-tout un certain air d’appret qui ne me pint point. La maitreife de la maifon me parut jolie , quoi- qu’un peu pafleej d’autres femmes a-peu-pres du meme age , & d’une feublable figure etoient avec elle ; leur parure alfez brillante , avoit plus d’eclat que de gout; mais j’ai deja remarqu© que e’eft un point fur lequel on ne peut guere juger en ce pays de l’etat d’une femme. Les premiers complimens fe palferent a-peu- pres comme par-tout; Pufage du monde apprend a les abreger, ou ales tourner vers i’enjoue- 444 La Nouvelle ment avant qu’ils ennuyent. II n’en fut pas tout-a-fait de meme fi-tdt que la converfation devint generate & ferieufe. Je crus trouver a ces Dames un air contraint & gene , comme (1 ce ton ne leur eut pas ete familier , & pour la premiere fois depuis que j’etois a Paris, je vis des femmes embarradees a foutenir un entre- tien raifonnable. Pour trouver une matiere ai- fee, elles fe jetterent fur leurs alFaires de fa- mille , & comme je n’en connoidois pas une, chacune dit de la fienne ce qu’elle voulut. Ja¬ mais j*e n’avois tant oui parler de M. le Colonel; ce qui m’etonnoit dans un pays ou l’ufage eft d’appeller les gens par leur nom plus que par leurs titres, & oil ceux qui ont celui - la en por¬ tent ordinairement d’autres. Cette faude dignite fit bientot place a des manieres plus naturelles. On fe mit a caufer tout bas , & reprenant fans y penfer un ton de familiarite peu decente, on cliuchetoit, on fou- rioit en me regardant, tandis que la Dame de la maifon me queftionnoit fur l’etat de mon coeur d’un certain ton refolu qui n’etoit guere propre a le gagner. On fervit, & la liberte de la table qui femble confondre tons les etats, niais qui met chacun a fa place fans qu’ii y fonge, acheva de m’apprendre en quel lieu j’e¬ tois. II etoit trop tard pour m’en dedire. Ti- rantdoncma furete de ma repugnance, jecon- facrai cette foiree a ma fon&ion d’obfervatepr, H i' l o ji s i. 445 & refolus d'employer a connoitre cet ordre de femmes, la feule occafion que j’en aurois de ma vie. Je tirai peu de fruit de mes remar¬ ques ’ 3 elles avoient fi peu d’idee de leur etat prefent, (i peu de prevoyance pour Pavenir, & hors du jargon de leur metier, elles etoient fi ftupides a tous egards, que le mepris effa- qa bientot la pitie que j’avois d’abord d’elles. En parlant du plaifir meme, je vis qu’elles etoient incapables d’en relfentir. Elies me pa- rurent d’une violente avidite pour tout ce qui pouvoit tenter leur avarice : A cela pres , je n’entendis fortir de leur bouche aucun mot qui partit du coeur. J’admirai comment d’honnetes gens pouvoient fupporter une fociete fi degou- tante. C’eut ete leur impofer une peine cruel- le a mon avis, que de les condamner au genre de vie qu’ils choififToient eux-memes. Cependant le foupe fe prolongeoit & deve** tioit bruyant. Au defaut de l’amour, le vim echauffoit les convives. Les difcours n’etoient pas tendres, mais deshonnetes , & les femmes tachoient d’exciter par le defordre de leur ajuf- tement les defirs qui Pauroient du caufer. D’abord , tout cela ne fit fur moi qu’un effet contraire, & tous leurs efforts pour me feduire ne fervoient qu’a me rebuter. Douce pudeur! difois-je en moi-meme, lupreme volupte de i’amour j que de charmes perd une femme , au moment qu’elle renonce a toi! combien» fi eL 44*5 La Nouvelle les connoiffoient ton empire elles mettroient de foins a te conferver, finon par honnetete, da moins par coquetterie ! Mais on ne joue point la pudeur. II n’y a pas d’artifice plus ridicule que celui qui la veut imiter. Quelle differen¬ ce , penfois-je encore , de la groffiere impu¬ dence de ces creatures & de leurs equivoques licentieufes a ces regards timides & paffion- nes , a ces propos pleins de modeftie, de gra¬ ce, & de fentiment, dont .... je n’ofois ache- ver j je rougiffois de ces indignes comparai- fons . ... je me reprochois comme autant de crimes les charmans fouvenirs qui me pour- fuivoient malgre moi. . .. En quels lieux ofois- je penfer a celle.... Helas! ne pouvant ecar- ter de mon coeur une trop chere image, je m’efforcois de la voiler. Le bruit , les propos que j’entendois, les objets qui frappoient mes yeux m’echaufferent infenfiblement; mes deux voifines ne ceffoient de me faire des agaceries qui furent enfin pouf- fees trop loin pour me laiffer de fang froid. Je fentis que ma tete s’embarraffoit j j’avois tou- jours bu mon vin fort trempe, j’y mis plus d’eau encore, & enfin je m’avifai de la boire pure. Alors feulement je m’apperqus que cet- te eau pretendue eroit du vin blanc, & que j’avois ete trompe tout Le long du repas. Je ne fis point des plaintes qui ne m’auroient at¬ tire que des railleries; je celfai de boire. Ii H e l © i s E. 447 a’etoit plus terns; le mal ctoit fait. L’ivrefle ne tarda pas a m’oter le peu de‘ connoiflance qui me reftoit. Je fus furpris, en revenant a moi, de me trouver dans un cabinet recule, entre les bras d’une de ces creatures, & j’eus au meme inftant le defefpoir de me fentir auflx coupable que je pouvois l’etre. J’ai fini ce recit affreux ; qu’il ne fouille plus tes regards ni ma memoire. O toi dont j’attends mon jugement, j’implore ta rigueur s je la merite. Quel que foit mon chatiment 5 i 1 me fera moins cruel que le fouvcnir de mon, crime. L E T T R E XXVIL Reponfe. ^^^.assurez - vous fur la crainte de m’avoir irritee. Votre lettre m’a donne plus de dou- leur que de colere. Ce n’eft pas moi, c’eft vous que vous avez oifenfe par un defordre auquel le coeur n’eut point de part. Je ifen fuis que plus afftigee. J’aimerois mieux vous voir m’ou- trager que vous avilir , & le mal que vous vous faites eft le feul que je ne puis vous par- donner. A ne regarder que la faute dont vous rou- giifez, vous vous trouvez bien plus coupable 445 La Nouvelle que vous ne fetes; je lie vois guere eii cette occafion que de l’imprudence a vous reprocher. Mais ceci vient de plus loin & tient a une plus profonde racine que vous n’appercevez pas , & qu’il Jaut que famitie vous decouvre. Votre premiere erreur eft d’avoir pris une mauvaife route en entrant dans le monde; plus vous avancez, plus vous vous egarez , & je vois en fremiftant que vous etes perdu fi vous ne re- venez fur vos pas* Vous vous laiftez conduire infenfiblement dans le piege que j’a vois craint. Les goftieres amorces du vice ne pouvoieut d’a- bord vous feduire , mais la mauvaife compagnie a commence par abufer votre raifon pour cor- rompre votre vertu , & fait deja fur vos moeurs le premier eftai de fes maximes. Quoique vous ne m’ayiez rien dit en parti- culier des habitudes que vous vous etes faites a Paris 5 il eft aife de juger de vos focietes par vos lettres, & de ceux qui vous montrent les objets par votre maniere de les voir. Je nervous ai point cache combien J’etois peu contente de vos relations 5 vous avez continue fur le meme ton , & mon deplailir n’a fait qu*augmenter. En verite Ton prendroit ces lettres pour les farcaf- mes d’une petit-maitre, plutot que pour les rela¬ tions d’un philofophe , & l’on a peine a les croire de la meme main que celles que vous mecriviez autrefois. Quoi! vous penfez etu- dier K e' t 0 i s e. 449 dier les homines daiis les petites manieres de quelques coteries de precieufes ou de gens de- foeuvr^s, & ce vernis exteirieur & changeaiit qui devoit a peine frapper vos yeux , fait le fond de toutes vos remarques ! Etcit-ce la peine de rev cueillir avec tant de foin des ufages & deg bien- feances qui n’exifteront plus dans dix ans d’ici, tandis que les reflbrts kernels du coeur humain , le jeu fecret Sc durable des palHons echappent a vos recherches ? Prencns votre lettre fur les femmes , qu’y trouverai-ja qui puiffe nfappreii- dre a les Connoitre ? Quelque defcriptkm de leur parure, dont tout le monde eft inftruit 5 quelques obfetvations rnalignes fur leur maniere de fe mettre & de fe prefertter, quelque idee du defordre d’un petit nombre, injuftement gd- neralifee; comme ii tous les fentimeils ho uni¬ tes etoient eteints a Paris, & que toutes les femmes y allaftent en carrofle & aux premieres loges. M’avez-vous rien dit qui m’inftruife fo~ lidement de leurs gouts , de leurs maximes, de leur vrai cara&ere, & n’eft-il pas bieti etraiige qu’en pailant des femmes d’un pays , un horn- me fage ait oublie ce qui regarde les foins do- meftiques 8 c feducation des eiifans*? La feule chofe qui femble £tre de vous dans toute cette Lettre > c’eft ]e plaifir avec lequel vous louez leur bon natural & qui fait honneur aU V 6 tre» Encore n’avez Vous fait eii cela que tendre ju£ tice au fexe en general* & dans quel pays du Tome XV, F f La Nouvelle nionde la douceur & la com migration ne fon£- elles pas l’aimable partage des femmes ? Quelle difference de tableau fi vous m’eufliefc peint ce que vous aviez vu plutot que ce qu’on vous avoit dit, ou du moins , que vous n’euf. fiez confulte que des gens fenfes! Faut-il qu* vous, qui avez tant pris de foins a conferver votre jugement, alliez le perdre comme de pro- pos delibere dans le commerce d’une jeuneffe ineonfideree , qui ne- cherche dans la fociete des fages qu’a les feduire & non pas a les imi- ter. Vous regardez a de fauffes convenances d’a- gequine vous vontpoint, & vous oubliez cel- les de lumieres & de raifon qui vous font eflen- tielles. Malgre tout votre emportement vous etes le plus facile des hommes, & malgre la maturite de votre efprit, vous vous laiffez telle- ipeiit conduire par ceux avec qui vous vivez, que vous ne fauriez frequenter des gens de vo¬ tre age fans en defcendre & redevenir enfant, jyinii vous vous degradez en penfant vous affor- tir, &; c’eff vous mettre au deffous de vous- xneme, que ne pas choifir des amis plus fa¬ ges que vous. Je ne vous reproche point d’avoir ete con¬ duit, faqs le favoir dans une maifon deshonnete j mai? je vous reproche d’y avoir ete conduit par de jeunes, Qfficiers que vous ne devie2 pas con- noitre , ou du moins auxquels vous ne deviez pas laiffer dinger vos amufemens. Quant au pro- H e' t o i s 2* 4^1 Jet de les ramener a vos principes, j’y trouve plus de zele que de prudence; fi vous etes trop ferieux pour etre leur camarade * vous etes trop jeune pour etre leur Mentor, & vous ne devez vous meler de reformer autrui que quand vous rfaurez plus rien a faire en vous-nteme. Une feconde faute plus grave encore & beau- coup moins pardonnable > eft d’avoir pu pafteir volontairement la foiree dans un lieu ft peu di- gne de vous, & de n’avoir pas fui des le pre¬ mier inftant ou vous avez connu dans quelle maifon vous etiez* Vos excufes la-delfus font pitoyablcs. ll ctoit trop tard pour s'en dediref comme s’il y avoit quelque efpece de bienfeance en de pareils lieux, ou que la bienfeance dut jamais l’emporter fur la vertu , & qu’il fut jamais trop tard pour s’empecher de mal faire ! Quant a la fecurite que vous tiriez de votre repugnan¬ ce , je n’en dirai rien > l’evenement vous a mon- tre combien elle etoit fondee. Parlez plus fran- chement a celle qui fait lire dans votre coeur; c’eft la honte qui vous retint. Vous craignites qu’on lie fe moquat de vous en fortant: Un moment de huee vous fit peur, & vous aima- tes mieux vous expofer au remords qu’a la raille- rie. Savez~vous bien quelle maxime vous fuivi- tes en cette occafion ? Celle qui la premiere in- troduit le vice dans urte ame bien nee , etouffe la voix de la confcience par la clanieur publique , 8c jreprime Paudace de bien faire par la crainte d« Ff 3 La Noun l l i 4f? blame. Tel vainoroit les tentations qui fu©2 combe aux mauvais exemple9 5 tel rougit d’etre modefte & devient effronte parhonte, & cette mauvaife honte corrompt plus de occurs honne- tes que les mauvaifes inclinations. Voila fur- tout de quoi vous avez a preferver le votre ; car quoi que vous faffiez , la crainte du ridicule que vous meprifez vous domine pourtant malgrc vous. Vous braveriez plutot cent perils qu’uns raillerie , & Ton ne vit jamais tant de timidite jointe a une ame auffi intrepide. Sans vous etaler contre ce defaut des pre- ceptes de morale que vous favez mieux que moi, je me contenterai de vous propofer un moyen pour vous en garantir, plus facile & plus fur, peut-etre, que tous les raifonnemens de la phi- lofophie. C’eft de faire dans votre efprit une lc- gere tranfpofition de terns , & d’anticiper fur l’a- venir de quelques minutes. Si dans ce malheu- reux foupe vous vous fuffiez fortihe Gontrff un inftant de moquerie de la part des convives, par i’idee de l’etat ou votre ame alloit etre ft- tot que vous feriez dans la rue j ft vous vous fuffiez reprefente le contentement inteticur d’echapper aux pieges du vice , 1 ’avantage de prendre d’a- bord cette habitude de vaincre qui en facilite le pouvoir, le plailir que vous eut donne la confcience de votre vidoire , celui de me la de- crire, celui que j’en aurois rcqu moi meme i eft- ii croyable que tteut eela ne l’eut pas empor- H B r L & i s E, 4^3 te fur une repugnance d’un iliftant, a laquelle vous n’eufliez jamais cede ii vous en aviez envi¬ sage les fuites? Encore, qu’eft-ce que cette re¬ pugnance, qui met un prix aux railleries de gens dont l’eftime n’en peut avoir aucun ? Infail- liblement cette reflexion vous eut fauve pour un moment de mauvaife honte une honte beaucoup plus jufte, plus durable, les regrets , le dan¬ ger , & pour ne vous rien diflimuler, votre amie eut verfe quelques larmes de moins. Vous voulutes, dites-vous, mettre a profit cette foiree pour votre fonction d’obfervateur ? Quel foin! Quel emploi! que vos excufes me Font rougir de vous ! Ne ferez-vous point auffi curieux d’obferver un jour les voleurs dans leurs cavernes, & de voir comment ils s’y prennent pour devalifer les palfans ? Ignorez-vous qu’il y a des objets fi odieux qu’il n’eft pas meme permis a 1’homme d’honneur de les voir, & que l’indignation de la vertu ne peut fupporter le fpe&acle du vice ? Le fage obferve le defor- dre public qu’il ne peut arreter > ii l’obferve, Sc montre fur fon vifage attrifte la douleur qu’il lui caufe; mais quant aux defordres particu- lieurs, il s’y oppofe ou detourne lesyeux, de peur qu’ils ne s’autorifent de fa prefence, D’ail- leurs, etoit-il befoin de voir de pareilles focie- tes pour juger de ce qui s’y palfe & des difcours qu’on y tient ? Pour moi, fur leur feul objet plus que fur le pen que vous m’en avez dit, je Ff a 4T4 La Nouvelle devine aifement tout le refte , & Pidee des plai* firs qu’on y trouve, me fait comioitre aflez les gens qui les cherchent. Je lie fais fi votre commode pliilofophie adop-^ te deja les maximes qu’on dit etablies dans les grandes villes pour tolerer de femblables lieux * niais j’efpere au moins que vous n’etes. pas da ceux qui fe meprifent aflez pour s’en permettre fufage, fous pretexte de je ne fais quelle chi- merique neceflite qui n’eft connue que des gens de mauvaife vie i comme fi les deux fexes etoient fur ce point de natures differentes, 8$ que dans Pabfence ou le celibat, il fallut a l’hon- nete homme des reflources dont Phonnete fem¬ me n’a pas befoin, Si cette erreur ne vous mene pas chez des proftituees , j’ai bien peu? qu’elle ne continue a vous egarer vous - me- me, Ah J fi vorus voulez etre meprifablc , foyez- le au moins fans pretexte, & n’ajoutez poing le menfonge a la crapule. Tous ces pretendus befoins n'ont point leur fource dans la nature * mais dans la volontaire depravation des fens. Les illusions memes de Pamour fe purifient dans un coeur chafle, & ne corrompent qu’un cccur deja corrompu. Au contraire la purete fe fou- tient par elle-meme; les defirs toujours repri¬ mes s’accoutument k ne plus renaxtre, & les tentations ne fe muitiplient que par Phabitude d’y fuccomber, L’amitie m’a fait furmonteE d§i}£ fcis ma repugnancy a waiter nn pared fn* H e' L 0 i S E. 4Vf jet, celle-ci fera la derniere ; car a quel titre ef. pererois-je obtenir de vous ce que vous aurez refufe a fhonnetete, a l’amour , & a la raifon. Je reviens au point important par lequel j’ai commence cette lettre. A vingt - un ans vous m’ecriviez du Valais des defcriptions graves & judicieufes; a vingt-cinq vous m’envoyez de Paris des colifichets de lettres, ou le fens & la raifon font par-tout (aerifies a un certain tour plaifant, fort eloigne de votre cara&ere. Je ne fais comment vous avez fait; mais depuis que vous vivez dans le fejour des talcns, les votres paroiifent diminues; vous aviez gagne: chez les payfans, & vous perdez parmi les beaux-efprits. Ce n’eft pas la faute du pays ou vous vivez , mais des connoidances que vous y avez faites; car il n’y a rien qui demande tant de choix que le melange de 1’excellent & dn pire. Si vous voulez etudier le monde, fre- quentez les gens fenfes qui le coanoiffent par une longue experience & de pailibles obferva- tions, non de jeunes etourdis qui n’en voient que la fuperficie, & des ridicules qu’ils font eux-memes. Paris eft plein de fa vans accoutu- mes a reflechir , Sc a qui ce grand theatre eti olfre tous les jours le fujet. Vous ne me ferez point croire que ces hommes graves & ftudieux vont courant comme vous de maifon en maifon, de coterie en coterie, pour amufer les femmes & les jeunes gens, Sc mettre toute la philofo- F f 4 phie en babil. Jls onfe trop de dignite pour aviU lir aind leur etat, proftituer leurs talens 8 % ioutenir par leur exemple des moeurs qu’ils de-. vroient corriger. Quand la plupart le feroient, fureinent plulieurs ne le font point, & c’eft $eux-la que vous devez rechercher. N’eft r il pas fingulier encore que vous don- piez vous T meme dans le defaut que vous repro- ehez aux modernes auteurs comiques, que Paris ne foit plein, pour vous que de gens de condi¬ tion ,• que ceux de votre etat foient les feuls dont vous ne parliez point; comnie li les vains pvejuges de la noblelfe ne vous coutoient pas silez cher pour les hair, & que vous cruffiez vous degrader en frequentant d’honnetes bour¬ geois , qui font peut-etre l’ordre le plus ref. peciable du Pays ou vous etes ? Vous avcz beau vous excufer fur les connoiiTances de Mi¬ lord Edouard : avec celles - la vous en euiliez bientpt fait d’autres dans un ordre inferieur. Tarit de gens v-eulent monter, qu’ii eft toujours aife de defcendre , & de votre prapreaveu c’eft le feul mayen de connoitre les veritables moeurs d’un peuple que d’etudier fa vie privee dans les etats les plus nombreux > car s’arreter aux gens qui reprefentent toujours , c’eft ne voir que des Comediens. Je voudrois que votre euriofite allat plus loin encore. Pourqupi dans un.e Ville li riche Je has peuple eft - ii ft miferable ? tapdis. cju.s la l 8 Ej * H ?' L 0 4f7 jnifere extreme eft fi rare parmi nous ou l’on lie voit point dp millionnaires ? Cette queftion, ce me femble, eft bien digne de vos recherches ; mais ce n’eft pas chez les gens avec qui vous vivez que vous devez vous attendre a la refou- dre. C’eft dans les appartemens dores qu’un ecolier va prendre les airs du monde; mais le fage en apprend les myfteres dans la chaumierc du pauvre. C’eft la qu’on voit fenliblement les obfcures manoeuvres du vi fon utilite eft trop loin de moi pour me 1 toucher beaucoup, & fes lumieres font trop fublimes pour frapper vivement mes yeux. Obligee d’aimer le gouvernement fous lequel le del m’a fait naitre, je me fouci© peu de favoir s’ii en eft de meilleurs. De quoi me H l o i s i. 4 6* ferviroit de les connoitre , avec fi peu de pouvoir pour les etablir * & pourquoi con- trifterois - je moti anle a confiderer de fi grands maux ou je ne peux rien, tant que j’en vois d’autres autour de moi qu’il m’efl permis de foulager? Mais je vous aime; & Pinteret que je ne prends pas aux fujets, je le prends a 1*Auteur qui les traite. Je re- cueille avec une tendre admiration toutes les preuves de votre genie, & fiere d*un meritc i i digne de mon coeur, je ne demande a Pamour qu’autant d’efprit qu’il m’en faut pour fentir le v6tre. Ne me refufez done pas le plaifir de connoitre & d’aimer tout ce que vous faites de bien. Voulez-vous me donner Phumiliation de croire que fi le Ciel uniiToit nos deftinees, vous ne jugeriez pas votre eompagne digne de penfer avec vous ? LaNouvelle PJe'loise* L £ T T R £ XXVlIL out eft perdu { Tout eft d£couvert ! Je ne trouve plus tes lettres dans le lieu ou je les avois cachees. Elies y etoient encore hier au foir, Elies n’ont pu etre enlevees que d’au- jourd’hui. Ma mere feule peut les avoir fur- prifeSi Si mon pere les voit 5 c’eft fait de ma vie! Eh , que ferviroit qu’il ne les vit pas * s T il faut reiidncer .. .. Ah Dieu! ma mere m’eii- voic appellen Oil fuir ? Comment foutenk fes regards ? Que ^ie puis - je me cacher au fein de la terre ! * *., Tout mon corps tremble , & je fuis hors d’etat de faire un pas . ... la hon- te j rhumiliation s les cuifans reproches j’ai tout merite , je fupportetai tout. Mais la. douleur , les larrnes d’une mere eploree .... 6 mon coeur* quels dechiremens! .... Elle m’at- tend; je ne puis tarder davantage .... elle voudra favoir .... il faudra tout dire.... Re- gianino fera congedie. Ne m’ecris plus jufqu’a nouvel, avis .. *. qui fait ft jamais ... . je pour- rois * *. * quoi, mentir ? ... Mentir a ma me¬ re ... * Ah 5 s’il faut nous fauver par le men- fonge, adieu , nous fommes perdus! De Julie . Fin de la feconde Partie .