COLLECTION c o 2vi :lj£ t j£ D E S m U V R E s D E Jo Jo ROUS SEAU, avec Figures cn taille- douce. NOUVELLE EDITION, Soigncufement revue £? corrigc'c. gpfe- -.._ ■ - ‘toME CINQUIEME. .-. :i-M K A r « la conobbe il monio , mentreSfy tebbe: $ ConobilP io ch’ a pianger qui rimafi. ijj. Petrakc. A NEUCHATEL, De l’lmprimerie de Samuel Fauche, Libraire du Roi. ■ .iiL i . fr M. DCC.LXXV, MUlogv JULIE, 0 u LA NOUVELLE H £ L O I S E. Lettres de deux Amans , Habitans d’une petite Ville au pied des Alpes; RE C UEILLIES ET I’UBLIE'ES PAR J. J. ROUSSEAU. TROISIEME PARTI E. RE CU E I'L jb'je: S POUR LA NOUVELLE HELOiSE.' JLa A plupart de ces Sujets font detail- les pour Jes faire entendre , bea ucoup plus qu’ils ne peuvent 1’etre dans l’execution: car pour rendre heureufement un deffein , l’Artifte ne doit pas le voir tel qu’il fera fur fon papier, mals tel qu’il elt dans la nature. Le crayon ne dillingue pas une blonde d’une brune , mais l’imaginatioti qui le guide doit les diftinguer. Le bu¬ rin marque mal les clairs & les ombres, li le Graveur n’imagine auffi les couleurs. De meme dans les figures en mouvement il faut voir ce qui precede & ce qui fuit, & donner au terns de Paction une certaine latitude ; fans quoi l’on ne faifira jamais bien Punite du moment qu’il faut expri- a 3 Vi Estampes mer. L’habilete de 1’Artifte confifte a faire imaginer au Spedateur beaucoup de chofes qui ne font pas fur la planchey- & cela depend d’un heureux choixde circonf- tances, dont cedes qu’il rend font fuppo- fer cedes qu’il ne rend pas. On ne fauroit done entrer dans un . trop grand detail quand on veut expofer des Sujets d’Eftam- pes, & qu’on eft abfolument ignorant dans l’art. Au refte, il eft aife de com- prendre que ceci n’avoit pas e'te ecrit pour le Public; mais en donnant feparement les eftampes, on a cru devoir y joindre l’explication. Quatre ou cinq perfonnages reviennent dans toutes les planches , & en compofent a-peu-pres toutes les figures. II faudroit tacher de les diftinguer par leur air & par le gout de leur vetement, en forte qu’on les recommit toujours. i. Julie eft la Figure principale. Blon¬ de , une phyfionomie douce, tendre, mo- defte , enchantereffe. Des graces natu- redes fans la moindre affedation : une ele¬ gante fimplicite, meme un peu de negli¬ gence dans fon vetement, mais qui lui fied mieux qu’un air plus arrange: peu ? O U R L A J tr L I E. VII tfornemens, toujours du gout, la gorge couverte en fille modefte, & non pas en devote. 2. Claire ou la Coufine. Uue brune piquante; l’air plus fin, plus eveille , plus gai; d’une parure un peu plus ornee, & vifant prefqu’a la coquetterie; mais tou¬ jours pourtant de la modeftie & de la bienfeance. Jamais de panier ni a l’une ni a l’autre. 3. S. Preux ou l’ami. Un jeune hom- me d’une figure ordinaire; rien de diftin- gue, feulement une pjiyfionomie fenfible & intereflante. L’habillement tres - fimple: une contenance aflez timide, meme un peu embarrafte de fa perfonne quand il eft de fang-froid; mais bouillant & emporte dans la paffion. 4. Le Baron d’Etange ou le pere : il ne paroit qu’une fois , & l’on dira com¬ ment il doit etre. Milord Edouard ou PAnglois. Un air de grandeur qui vient de l’ame plus que du rang ; l’empreinte du courage & de la vertu , mais un peu de rudefte & d’aprete a 4 Vi Tt £ S T A M P E s dans Ies traits. Un maintien grave & rtot- que fous lequel il cache avec peine line ex¬ treme fenfibilite. La parure a L’Angloife, & d’un grand Seigneur fans fafte. S’il etoit pofhble d’ajouter a tout cela le port un peu fpadaffin, il n’y auroit pas de mal. 6 . M. de ’Wolmar, le rnari de Julie. Un air froid & pofe. Rien de faux ni de contraint; peu de gefte , beaucoup d’ef- prit, l’ceil affez fin; etudiant les gens fans affectation. Tels doivent etre a-peu-pres lescarac- teres des Figures. Je paffe aux fujets des Planches. fe 0 V R L A J U LI E; PREMIERE E S T A M P E. Tome IV. Far tie I. Lettre XIV. page ^7. JEil E lieu de la Scene eft un bofquet. Julie vient de donner a fon ami un baifer cofi faporito , qu’elle en tombe dans une efpece de defaillan- ee. On la voit dans un etat de langueur fe pan- eher, fe laifler couler fur les bras de fa Coufi- ne, & celle - ci la recevoir avec un empreife- ment qui ne l’empeche pas de fourire en regar¬ dant du coin de l’oeil fon ami. Le jeune homme a les deux bras etendus vers Julie •, de l’un il vient de Vembraffer, & l’autre s’avance pour la foutenir: fon chapeau eft a terre. Un ravif- fement, un traniport tres - vif de plaiftr & d’a- larmes doit regner dans fon gefte & fur fon vi- fage. Julie doit fe pamer & non s’evanouir. Tout le tableau doit refpirer une ivrelfe de vo- lupte qu’une certaine modcftie rende encore plus touchante. Inscription de la i re . Planche, Le premier baifer de l’amour. a f X Estampu DEUXIEME ESTAMPE, TomeIV. Fardel. LettreLX. page 223. JE2E lieu de la Scene eft une chambre fort iimple. Cinq perfonnages rempliifent I’Eftampe. Milord Edouard fans epee, & appuye fur une canne, fe met a genoux devant l’Ami, qui eft affis a cote d’une table fur laquelle font fon epee & fon chapeau , avec un livre plus pres de lui. La pofture humble de l’Anglois ne doit rien avoir de honteux ni de timide ■, au contraire, il regne fur fon vifage une fierte fans arrogance , une hauteur de courage •, non pour braver celui devant lequel il s’humilie, mais a caufe de l’honneur qu’il fe rend a lui-meme de faire une belle a&ion par un motif de juftice & non de crainte. L’ami, furpris, trouble de voir l’An¬ glois a fes pieds, cherche a le relever avec beaucoup d’inquietude & un air tres - confus. Les trois Spe&ateurs , tous en epee , marquent l’etonnement & l’admiration, chacun par une at¬ titude differente. L’efprit de ce fujet eft que le perfonnage qui eft a genoux imprime du refpeft aux autres., & qu’ils femblent tous a genoux devant lui. Inscription de la 2'. Flanche. L’heroifme de la valeur. t O V K L A J U X I E. XI TROISIEME ESTAM'PE. Tome IV. Tartie II. Lettre X. pcfge. 314. JEaZ lieu eft une chambre de cabaret, don( la porte ouverte, donne dans une autre cham¬ bre. Sur une table, aupres du feu, devantla- que[le eft aflis Milord Edouard en robe de chambre, font deux bougies, quelques lettres ouvertes, & un paquet encore ferme. Edouard tient de la main droite une lettre qu’il. baiffe de furprife, en voyant entrer le jeune homme. Celui - ci encore habille , a le chapeau enfonce fur les yeux, tient fon epee d’une main , & de l’autre , montre a l’Anglois d’un air emporte & menaqant la fienne, qui eft fur un fauteuil a c6- te de lui. L’Anglois fait de la main gauche un gefte de dedain froid & marque. II regarde en meme terns l’etourdi d’un air de compaflion pro- prc a le faire rentrer en lui-meme ; & l’on doit remarquer en effet dans fon attitude que ce re¬ gard commence a le decontenancer. Inscription de la 3c. Tlanche. Ah jeune Homme! a ton Bienfaiteur 3fir EsTAMPKs Q_U A TRIE ME ESTAMPE. Tome IV. Partie II. Lettri XXVI. page 447. A- Scene eft dans la rue devant une mai- fon de mauvaife apparence. Pres de la porte ou- verte, un laquais eelaire avec deux flambeaux de table. Un fiacre eft a quelques pas de - la > Je cocher tieqt la portiere ouverte, & un jeune homme s’avance pour y rnonter. Ce jeune horn- me eft S. Preux fortant d’un lieu de debauche dans une attitude qui marque le remords , la trifi. tefle & I’abattement. Une des habitantes de cette maifon l’a reconduit jufques dans la rue ; & dans fes adieux on voit la joie , l’impudence, & Pair d’une perfonne qui fe felicite d’avoir triomphe de lui. Accable de douleur & de honte il ne fait pas meme attention a elle. Aux fenetres font de jeunes Officiers avec deux ou trois compagnes de celle qui eft en bas. Us battent des mains & applau- diflent d’un air railleur en voyant pafler le jeune homme qui ne les regarde ni ne les ecoute. II doit regner une immodeftie dans le maintien des fem¬ mes & uri defordre dans leur ajuftement, qui ne laifle pas douter un moment de ce qu’eiles font, & qui' fafle mieux fortir la triftefle du principal per- fonnage. Inscription de la 4c. Planche. La honte & les remords vengent l’amour outrage. POUR LA jULIE. Xlll C I N Q_U I E M E ESTAMPE, Tome V. Partie III. Lettre XIV. page 44, &JL A Scene fe paffe de nuit, & reprefente la chambre de Julie, dans le defordre ou eft ordi- nairement celle d’une perfonne malade. Julie eft dans fon lit avec la petite verole,- elle a le tranlport. Ses rideaux fermes, etoient entre-ou- verts pour le palfage de fon bras, qui eft en dehors; mais fentant baifer fa main , de l’autre elle ouvre brufquement le rideau, & reconnoiC- fant fon ami, elle paroit furprife , agitee , tranf- portee de joie , & prete a s’elancer vers lui. L’a- niant, a genoux pres du lit, tient la main de Ju¬ lie, qu’il vient de iaifir, & la baife avec un em- portement de douleur & d’amour dans lequel on voit, non feulement qu’il ne craint pas la com¬ munication du venin , mais qu’il la defire. A 1’inE. tant Claire, un bougeoir a la main , remarquant le mouvement de Julie, prend le jeune homme par le bras, & l’arrachant du lieu ou il eft, I’en- traine hors dela chambre. Une femme de cham- bre, un.peuagee, s’avance en meme terns au chevet de Julie pour la retenir. II faut qu’on re- marque dans tous les perfonnages une action tres- vive, & bien prife dans 1’unite du moment. Inscription de la s e - Blanche. L’inoculation de l’amour. XIV Estampes SIXIEME ESTAMPE. Tom V. Partie III. Lettre XVIII. page 70. JEtf A. Scene fe pafle dans la chambre du Ba¬ ron d’Etange, perede Julie. Julie eft aflife, & pres de fa chaife eft un fauteuii vuide : fon pe- re qui l’occupoit eft k genoux devant elle, Jui ferrant les mains , verfant des larmes , & dans line attitude fuppliante & pathetique. Le trou¬ ble, l’agitation, la douleur font dans les yeux de Julie. On voit, a un certain air de Iaftitu- de , qu’elle a fait tons fes efforts pour relever fon pere ou fe degager •, mais n’en pouvant ve- nir a bout, elle Iaill’e pancher fa tete fur le dos de fa chaife, comme une perfonne prete a fe trouver mal; tandis que fes deux mains en avant portent oticore fur les bras de fon pere. Le Baron doit avoir une phyfionomie venera¬ ble, une chevelure blanche, le port militaire, &, quoique fuppliant, quelque chofe de noble & de fier dans le maintien. Inscription de la 6*. Plattche. La force paternelle. jour la Julie. xy SEPTIEME ESTAMPE. Tome V. Par tie IV. Lettre VI. page 190. fcene fe pafle dans l’avenue d’une mai- fon de campagne , quelques pas au-dela de la grille, devant laquelle on voit en dehors une chaife arretee, une malle derriere , & un pof- tillon. Comme l’ordonnance de cette eftampe eft tres-fimple , & demande pourtant une grande expreffion, il la faut expliquer. L’ami de Julie revient d’uu voyage de long cours & quoique le mari fache qu’avant fon manage cet ami a ete anrant favorife , il prend une telle confiance dans la verru de tous deux, qu’il invite lui-meme le jeune homme a venir dans fa maifon. Le moment de fon arrivee eft le fujet de 1 ’eftampe. Julie vient de l’embralfer, & le prenant par la main le prefente a fon mari, qui s’avance pour l’embralfer a fon tour. M. de "Wolmar, naturellement froid & pofe , doit avoir fair ouvert, prefque riant, un regard fe- rein qui invite a la confiance. Le jeune homme en habit de voyage, s’ap- proche avec un air de refped dan$ lequel on de- mele , a la verite , un peu de contrainte & de confufion, mais non pas une gene penible ni un embarras fufpecl. Pour Julie, on voit fur fon vifage & dans fon maintien un caradterc -XVI Estampes d’iiinocence & de candeur qui raoatre en cet inftant toute la purete dc foil ame. Elle doit re- garder fon mari avec une alfurance modefte oil fe peignent rattendrilTement & la reconnoilfanc# que lui donne un fi grand temoignage d’eftime , & le fentiment qu’eile en eft digne. Inscription de la 7 e . ’Blanche. La confiance des belles ames. HUITIEME ¥ o u r la Julie xvii HUITIEME ESTAMPE. Tome V. Far tie IV. Lettre XVII. page f. JEi E payfage eft ici ce qui demande le plus d’exa&itude. Je lie puis mieux le reprefenter qu’en tran/crivant le paifage ou il eft decrit. Nous y arrivtimes apres une demi- heure de tnarche, par quelques fender s ombrages & tortueux qui montoient infenfiblement entre let rockers, & iiavo'mit rien de plus incommode que la longueur du ckemin. Ce lieu folitaire formoit un riduit fau~ vage ef defect , phin de ces fortes de beautis qui tie ' touchent que les antes fenfibles , & paroijjent horribles aux autres. Un torrent forme par la font e des neiges , rouloit d cent pas de nous line eau. bourbeufe, & charrioit avec fracas du limon , du fable & des pierres. Derritre nous , une chaine de roches inaccejfibles fiparoit Vefplanade ok nous etions de cette par tie des Alpes qu'on nomine les Glacieres, parce que d'inormes fommets de glace qui s'accroijfent inceffamment , les couvrent depuis le commencement du monde. Des forets de noirs fapins nous ombrageoient trifiement a droite ; un grand bois de chenes etoit d gauche au deld du tor. rent j &, prefque a pic au dejfous de nous , cette immenfe plaine d’eau que le lac forme au fein des montagnes nous feparoit des riches cotes du Fays- de- Vaud, dont le fpe&acle etoit couronnl par hi ti¬ me du majefiueux Jura. Tome V, fe XVIII Estampes All milieu de ces grands & fuperbes objets , le petit terrain ok nous etions etaloit let charmes dlun fejour riant & champetre. Qitelques ruijfeaux fil~ troient a travers les rochers , & roitloient fur la verdure en filets de cryfial. Qitelques arbres frui - tiers fauvages enracines dans les hauteurs pen - choient lews tetes fur les notres. La terre hutnide etoit couverte dlherbe & de fieurs. En comparand tin ft doux rednit aux objets qui Penvironnoient , il fembloit que ce lieu defert dkt etre Pafyle de deux amans echappes feuls au bouleverfement de la nature. II faut ajouter a cette defcription que deux quartiers de rochers tombes du haut & pouvant fervir de table & de fiege, doivent etre prefque au bord de l’efplanade; que dans la perfpedlive des cotes du Pays-de-Vaud qu’on voit dans l’e- loignement, on diftingue fur le rivage des vil- les de diftance en diftance, & qu’il eft necelfai- re au moins qu’on en apperqoive une vis-a-vis de l’efplanade ci-delfus decrite. C’eft fur cette efplanade que font Julie & fon Ami; les deux feuls perfonnages de l’Eftampe. L’Arni pofant une main fur l’un des deux quar¬ tiers lui montre de l’autre main & d’un peu loin des caracteres graves fur les rochers des envi¬ rons. II lui parle en meme terns avec feu; on Jit dans les yeux de Julie l’attendriifement que lui caufent fes difcours & les objets qu'il lui rappelle; mais on y lit auifi que la vertu pre- ip o v r l a Julie; xitf fide, & ne craint rien de ces dangereux fou. venirs. II y a une intervalle de dix ans entre la pre¬ miere Eftampe & celle - ci, & dans cet iqter- valle Julie eft devenue femme & mere; mais il eft dit qu’etant fille , elle laiifoit dans foil ajuftement un peu de negligence qui la rendoit plus touchante; & qu’etant femme elle fe pa- roit avec plus de foin. C’eft ainfi qu’elle doit etre dans la Planche feptieme: mais dans celle- «i, elle eft fans parure, & en robe du matin. Inscription de la % e . Planche. Les monumens des anciennes amours.' b % XX - E S T A M P E a NE.U_VI.EME ESTAMPE. Tome VI. PartieV. Lettfe III. page 62. U.v Sallon : fept figures. Au fond vers la gauche une table a the couverte de trois taffes, la thetiere, le pot a lucre , &c. Autour de la table font, dans le fond & en face, M. de Wolnrar, ii fa droite en tournant, l’Atni tenant la gazette; en forte que l’un & Pautre voient tout qe qui fe qui pafle dans la chambre. A droite aulfi daiis le fond ; Madame de Wolmar affife tenant de la broderie; fa f'emme- de-chambre affife a cote d’elle & faifant de la dentelle; fon oreiller eft appuye fur une chaife plus petite. Cette femme-de-chambre, la memo dont il eft parle ci - apres, Planche onzieme, eft plus jeune que celle de la Planche fixieme. Sur le devant, a fept ou huit pas des uns & des autres, eft une autre petite table couver¬ te d’un livre d’Eftampes que parcourent deux petits garcons. L’aine, tout occupe des figu¬ res, les rnontre au cadet mais celui-ci comp- te furtivement des onchets qu’il tient fous la ta¬ ble caches par un des cotes du livre. Une peti¬ te fille de huit ans, leur ainee, s’eft levee de la chaife qui eft devant la femme-de-chambre, & s’avance leftement fur la pointe des pieds vers les deux garqons. Elle parle d’un petit ton d'autorite, en tfiontrant de loin la figure da toxjR la Julie. xxi livre, & tenant un ouvrage a l’aiguille de l’au- tre main. Madame de Wolmar doit paroitre avoir fnf- pendu fon travail pour comtempler le manege des enfans: les hommes one de meme fufpendu leur le&ure pour comtempler a la fois Madame de Wolmar & les trois enfans. La femme-de- chambre eft a fon ouvrage. Un air fort occupe dans les enfans; un air de contemplation reveufe & doucb darn les trois fpe&ateurs. La mere fur-tout doit paroitre dans one extafe delicieufe. - 1 Inscription de la 9 e. 1‘lanche. La matinee a l’Angloife, t.T t; ■■■ b 3 XXII E S T A M P E S DIXIEME ESTAMPE Tome VI. Tartie V. Lettre IX. page if7« u hJ.E chambre de cabaret. Le moment; vers la'fin de lanuit. Le crepufcule commence a montrer quelques objets ; mais 1’obJfcurite permet a peine qu’on les diftingue. L’ami qu’im reve penible vient d’agiter s’eft jette a; bas de foil lit, & a pris fa robe-de- chambre a la hate. II erre avec un air d’effroi , cherchant a ecarter de la main des objets fantaL. tiques dont il paroit epouvante. II tatonne pour trouver la porte. La noirceur de 1’eftampe , Pat— titude expreffive du perfonnage , fon vifage ef~ fare doivenV faire un eftet lugubre & donner aux regardans une impreflion de terreur. Inscription de la ioe. Blanche. Ou veux-tu fuir ? Le Phantdme eft dans ton cceur. pour la Julie: xxih ONZIEME ESTAMPE. Tome VI. Pay tie VI. Lettre II. page 201. i A Scene eft dans un fallen. Vers la chc- minee , ou il y a du feu , eft une table de jeu a laquelle font, contre le mur, M. de Wolmar qu’on voit en face, & vis-a-vis, S. Preux, dont on voit le corps de profd, parce que fa chaife eft un peu derangee; mais dont on lie voit la tete que par derriere, parce qu’il la re- tourne vers M. de Wolmar. Par terre eft un echiquier renverfe dont les pieces font eparl'es. Claire, d’un air moitie rail- leur , prefente au jeune homme la joue, pour y appliquer un foufflet ou un baifer, a foil choix, en punition du coup qu’elle vient de fai- re. Ce coup eft indique par une raquette qu’elle tient pendante d’une main, tandis qu’elle avance l’autre main fur le bras du jeune homme pour lui faire retourner la tete qu’il baiife & qu’il de- tourne d’un air boudeur. Pour que le coup ait pu fe faire fans grand fracas, il faut un de ces petits echiquiers de maroquin qui fe ferment comme des livres, & le reprefenter a moitie ouvert contre un des pieds de la table. Sur le devant eft une autre perfonne qu’on recommit, au tablier, pour la femme-de-cham- bre; a cote d’elle eft fa raquette fur une chai¬ fe. Elle tient d’une main le volant eleve, & b 4 SXlf E S T A M P E S de l’autre elle fait femblant d’en raccommoder les plumes; mais elle regarde a travers en fou- riant, la fcenc qui fe pafle vers la cheminee. M. de Wolmar un bras pafle fur le dos de la chaife, comme pour contempler plus commo- dement, fait figne du doigt a la femme-de- chambre de ne pas troubler la fcene par un eclat de rire. Inscription de la ik. Blanche. Claire, Claire! Les enfans chantent la nuit quand ils ont peur. Pour la Julie. xxv DOUZIEMEESTAMPE. Tome VI. Fartie VI. Let tv e IX. page. 301. HP AL. Oute la famille alia hier diner a Chillon. Monfieur le Baron, qui alloit en Savoie pafler quelques jours au Chateau de Blonay, partit apres le dine. On l’accompagna quelques pas; puis on fe promena le long de la digue. Ma¬ dame d’Orbe & Madame la Baillive marchoienfc devant avec Monfieur. Madame fuivoit, te¬ nant d’une main Henriette & de l’autre Mar- cellin. J’etois derriere avec Paine. Monfei- gneur le Baillif, qui s’etoit arrete pour parler a quelqu’un, vint rejoindre la compagnie & offrir le bras a Madame. Pour le prendre elle me renvoie Marcellin j il court a moi, j’ac- cours a lui; en courant l’enfant fait un faux pas, le pied lui manque, il tombe dans l’eau. Je pomTe un cri percant; Madame fe retour- ne , voit tomber fon fils , part corame un trait, Sc s’elance apres lui.... Ah 1 miferable que n’en fis - je autant! que n’y fuis-je reftee! .... Helas! jeretenois Pai¬ ne qui vouloit fauter apres fa mere.... elle fe debattoit en ferrant 1’autre entre fes bras.... on ri’avoit la ni gens ni bateau , il fallut du terns pour les retirer .... l’enfant eft remis, mais la mere.... le faififtemetit, la chute, l’e- jxxvj E S T A M P E s tat ou elle etoit.... qui fait mieux que moi combien cette chute eft dangereufe | .... elle refta tres-long-tems fans connoilfance. A peine l’eut - elle reprife qu’elle demanda fon fils_ avec quels tranfports de joie elle l’embraifa ! je la crus fauvee; mais fa vivacite ne dura qu’un moment; elle voulut etre ramenee ici; durant la route elle s’eft trouvee mal plufieurs fois. Sor quelques ordres qu’elle m’a donnes je vois qu’elle ne croit pas en revenir. Je fuis trop malheureufe, elle n’en reviendra pas. Madame d’Orbe eft plus changce qu’elle. Tout le monde eft dans une agitation.... Je fuis la plus tranquille de toute la maifon . ... de quoi m’inquieterois - je ?_ Ma bonne maitrelfe ! Ah fi je vous perds, je n’aurai plus befoin de perfonne.... Oh mon cher Monfieur, que le bon Dieu vous foutienne dans cette epreuve.... Adieu. ... le Medecin fort de la chambre. Je cours au devant de lui.... s’il nous donne quelque bonne efperance, je vous le marquerai. Si je ne dis rien. touJ l a Julie, xxvii TREIZIEME ESTAMPE. Tome VI. Tar tie VI. Lettre XI. page. 360. V N E chambre a coucher dans laquelle on remarque de l’elegance , mais fimple & fans luxej des pots de fieurs fur la cheminee. Les rideaux du lit font a moitie ouverts & rattaches. Julie, morte, y paroit habillee & meme paree. II y a du peuple dans la chambre, hommes & femmes, les plus proches du lit font agenoux, les autres debout, quelqucs - uns joignant les mains Tous regardent le corps d’un air touche mais attentif; comme cherchant encore quelque figne de vie. Claire eft debout aupres du lit, le vifage eleve vers le Ciel, & les yeux en pleurs. Elle eft dans l’attitude de quelqu’un qui parle avec vehemence. Elle tient des deux mains un riche voile en broderie , qu’elle vient de baifer, & dont elle va couvrir la face de fon amie. On diftingue au pied du lit M. de Weimar debout dans I’attitude d’un homme trifte & meme inquiet, maistoujours grave &modere. Dans cette derniere Eftampe la figure de Claire tenant le voile eft importante & difficile a rendre. L’habillement franqois ne laiife pas aifez de decence a la negligence & au derange¬ ment. Je me reprefente une robe a peigner ties - fimple, arretee avec une epingle fur la xxviii Es-tamhs pour la Julie; poitrine, & pour eviter Fair mefquin , flottanfi & trainant un peu plus qu’une robe ordinaire. Un fichu tout uni noue fur la gorge avec peu de foin; une boucle ou touffe de cheveux echap- pee de la coeffure & pendante fur l’epaule. En- fin, un defbrdre dans toute la perfonne qui pei- gne la profonde affliction fans malproprete, & qui foit touchant, non rifible. Dans tout autre terns, Claire n’eft que jolie; mais il faut que fes larmes la rendent belle , & fur - tout que la vehemence de la douleur foit relevee par une noblelfe d’attitude qui ajoute au pathetique. Cette Plcmche eft fans INSCRIPTION. L E T T R E S DE DEUX AMASS, HABITANS PUNE PETITE VILLE AU PIED DES ALPES. TROISIEME PARTIE. L E T T R E 1. De Madame A Orbe. "^S^Ue de maux vous caufez a ceux qui vous aivuent! Que de pleurs vous avez deja fait cou- ler dans une famille infortunee dont vous feul tcoublez le repos! Craignez d’ajouter le deuil a nos larmes: craignez que ia mort d’une mere affligee ne foit le dernier effet du poifon que vous verfez dans le coeur de fa fille, & qu’un amour defordonne ne devienne enfin pour vous- meme la fource d’un remords eternel. L’amitie m’a fait fupporter vos erreurs tant qu’une om¬ bre d’efpoir pouvoit les nourrir : mais comment tolerer une vaine conftance que Phonneur & la raifon condamnent, & qui ne pouvant plus cau- fer que des malheurs & des peines ne merite que le nom d’obftination ? Vous favez de qu’elle maniere le fecret de vos feux, derobe fi long - terns aux foupcons de ma tante, lui fut devoiie par vos lettres. Quel- Tome V. A » LaNouvelle que fenfible que foit un tel coup a cette mere tendre & vertueufe; moins irritee contre vous que contre elle-meme, elle ne s’en prend qu’i fon aveugle negligence} elle deplore fa fatale jllulion} fa plus cruelle peine eft d’avoir pu trop eftimer fa fille, & fa douleur eft pour Julie un chatiment cent fois pire que fes reproches. L’accablement de cette pauvre Coufine ne fauroit s’imaginer. II faut le voir pour le com- prendre. Son coeur femble etoufte par l’afflic- tion, & l’exces des fentimens qui l’oppreffent lui donne un air de ftupidite plus eifrayante que des cris aigus. Elle fe tient jour & nuit a ge- noux au chevet de fa mere , l’air morne , I’ccil fixe en terre, gardant un profond filence} la fervant avec plus d’attention & de vivacite que jamais j puis retombant a l’inftant dans un etat d’aneantiffement qui la feroit prendre pour une autre perfonne. II eft tres-clair que c’eft la mala- die de la mere qui foutient les forces de la fille, & fi l’ardeur de la fervir n’animoit fon zele} fes yeux eteints, fa paleur, fon extreme abattement me feroient craindre qu’elle n’eiit grand befoin pour elle-meme de tous les foins qu’elle lui rend. Ma tante s’en apperqoit aufli, & je vois a l’in-. quietude avec laquelle elle me recommande en particulier la fame de fa fille, combien le coeur combat de part & d’autre contre la gene qu’elle s’impofent, & combien on doit vous hair de troubler une union ft charmante. M t f i 6 1 s ®. 3 Cette contrainte augmente encore par le foiti de la derobCr aux yeiix d’un pete emporte au- quel une mere tremblante pour les jours de la fide veut cacher ce dangereux fecret. On fe fait tine loi de gardet en fa pretence faridenne fa- tniliarite j niais fi la tendreife maternelle pro- fite avee plaifir de ce pretexts ; une fille eonfu- fe n’ofe livrer fon cocur a des cardies qu’elle croit feirites & qui lui font d’autant plus cruel- les qu’elles lui feroient douces , li elle ofoit y Compter. En recevant cedes de fon pere * elle regarde fa mere d’un air fi tendre & fi humilie, qu’on voit fon coeur lui dire par fes yeuX ; ah que ne fuis-'je digne encore d’en recevoir autanfe de vous ! Mad e . d’Etange m’aprife plufieurs foisa part, & j’ai connu facilement , a la douceur de fes re- primandes & au tcfn dont elle m’a parle de vous * que Julie a fait de grands efforts pour Calmer envers nous fa trop jufte indignation , & qu’elle h’a rien epargne pour noils jultifier 1’un & l’au- tre a fes ddpehs. Yos lettres ntemes portent avec le caractere d’un amour exceffif une forte d’excufe qui ne lui a pas cchappe ; elle vous re- proche rrioiris 1’abus de fa confiance qu’at elle- meme fa fimplicite a vous l’aGcorder. Elle vous eftime alfez pour croire qu’aucun autre homme h votre place n’eiit mieiix refifte que vous j elle S’en prend de vos fames a la vertu menie. Elle' Conqoit maintenant, dit-elle , ce que c’eft qu’«- A 4 4 La Nouvelle ne probite trop vantee qui n’empeche point urt honnete homme amoureux de corrompre , s’il pent, une fille Cage , & de deshonorer fans feru- pule toute une famille pour fatisfaire un mo¬ ment de fureur. Mais que fert de revenir fur le paffe ? II s’agit de cacher fous un voile etemel cet odieux myllere , d’en eifacer, s’il fe peut , jufqu’au moindre veftige , & de feconder la bon- te du eiel qui n’en a point laiffe de temoignage fenfible. Le fecret eft concentre entre fix per- fonnes fiires. Le repos de tout ce que vous avez aime, les jours d’une mere au defefpoir, l’honneur d’une maifon refpedtable , votre pro- pre vertu , tout depend de vous encore •, tout vous preferit votre devoir j vouspouvez reparer le mal que vous avez fait; vous pouvez vous rendre digne de Julie & juftifier fa faute en re- nonqant a elle j & (i votre coenr ne m’a point trompe, il n’y a plus que la grandeur d’un tel facrifice qui puilfe repondre a celle de i’amour qui l’exige. Fondee fur l’eftime que j’eus tou- jours pour vos fentimens, & fur ee que la plus tendre union qui fut jamais lui doit ajouter da force , j’ai prornis en votre nom tout ce que vous devez tenir ; ofez me dementir fi J’ai trop prefume de vous, ou foyez aujourd’hui ce que vous devez etre. II faut immoler votre maitreffe ou votre amour fun a I’autre, & vous montrer lepluslache ou le plus vertueux des hommes. Cette mere infortunee a voulu vous ecrire* H E f L 0 i s E.' f elle avoit meme commence. O Dieu, que de coups de poignards vous euflent porte fes plain- tes ameres ! Que les touchans reproches vous euflent dechire le cceur ! Que fes humbles prie- res vous euflent perietre de honte! J’ai mis en pieces cette lettre accablante que vous n’eufliez jamais fupportee : je nai pu fouflrir ce comble d’horrcur de voir une mere humiliee devant le feducteur de fa fille: vous etes digne au moins qu’on n’emploie pas avec vous de pareils moyens, faits pour flechir des monftres &.pour faire mou- rir de douleur un homme fenlible. Si c’etoit ici le premier effort que l’amour vous eut demande , je pourrois douter du fuc- ces & balancer fur l’eftime qui vous eft due : mais le facrifice que vous avez Fait a l’honneur de Julie en quittant ce'pays m’eft garant de ce- lui que vous allez faire a fon repos en rompant un commerce inutile. Les premiers a&es de ver- tu font toujours les plus penibles, & vous ne perdez point le prix d’un effort qui vous a tant coute , en vous obftinant a foutenir une vaine correfpondance dont les rifques font terribles pour votre amante, les dedommagemens nuls pourtous les deux, & qui ne fait queprolonger fans fruit les tourmens de l’un & del’autre. N’en doutez plus, cette Julie qui vous fut ft chere ne doit rien etre a celui qu’elle a tant aime; vous vous diflimulez en vain vos malheurs; vous la perdites au moment que vous vous feparates A 3 6 La N.ouvell? d’elle. Ou plutot le Ciel vous l’avoit otee, me avant qu’elle fe donnat a vous ; car fon pere la promit des fon re tour , & vous favez trop que la parole de' cet homme inflexible eft irre¬ vocable. De quelque maniere que vous vous comportiez , Pinvincible fort s’oppofe a vos vceux , & vous ne la poifederez jamais. L’uni- que choix qui vous refte a faire eft de la pre- cipiter dans un abyme de malheurs & d’oppro- bres , ou d’honorer en pile ce que vous avex adore, & de lui rendre, au lieu du bonheur perdu, lafagefle, lapaix,la furete du moins, dont vos fatales liaifons la privent. Que vous feriez attrifte, qu» vous vous con- fumeriez en regrets, fi vous pouviez contem- pler l’etat acftuel de cette malheureufe amie, & ravililTement ou la reduit le remords & la hon- %e ! Que fon luftre eft terni! que fes graces, font languiflantes 5 que tous fes fentimens ft. chamrans & fi doux fe fondent triftement dans le feul qui les abforbe ! L’amitie meme en eft attiedie ; a peine partage-t-elle encore le plai- ftr que je goute a la voir, & fon cceur malade ne fait plus rien fentir que i’amour & la dou- feur. Helas, qu’eft devenu ce caractere aimans & fenfible , ce gout fi pur des chofes honnetes, pet interet fi tendre aux peines & aux plaifirs d’autrui? Elie eft encore, je l’avoue, douce, geuereufe, campatiflante; Paimahle hahitude de bien fajre ne faurpit s’efl&cer en elie 5 mais cp H e' L O i S E. 9 n’eft plus qu’une habitude aveugie, un gout fans reflexion. Elle fait toutes les memes chofes , mais elle ne les fait plus avec le meme zele ; ces fen- timens fublimes fe font affoiblis, cette flamme divine s’eft amortie , cet ange n’eft plus qu’une femme ordinaire. Ah ! quelle ante vousavez 6tee a la vertu ! LETTRE II. A Madame d'Etange. HPE'ne'tre 1 ’ d’une douleur qui doit .durer au- tant que moi, je me jette a vos pieds, Mada¬ me , non pour vous marquer un repentir qui ne depend pas de mon coeur, mais pour expief un crime involontaire eu renonqant a tout ce qui pouvoit faire la douceur de ma vie. Com- me jamais fentimens humains tfapprocherent de ceux que m’infpira votre adorable fille , il n’y eut jamais de facrifice egal a celui que je viens faire a la plus refpedable des meres ; mais Julie m’a trop appris comment il fautimmoler le bon- heur au devoir; elle m’en a trop courageufe- ment donne l’exemple, pour qu’au moins une fois je ne fache pas l’imiter. Si mon fang fuffi- foit pour guerir vos peines , je le verferois en lilence & me plaindrois de ne vous donner qu’u¬ ne fi foible preuve de mon zele : mais brifer le plus doux, le plus pur, le plus facre lien qui A 4 $ La N o u y u t b jamais ait uni deux occurs , ah ! c’eil un effort! que i’univers entier ne m’eut pas fait fairq, & qu’il n’appartqnoit qu’a vous d’obtenir! Oui , je promets de vivre loin d’elle aufll long-tems que vous l’exigerez ; je m’abftiendrai de la voir & de lui ecrire ; j’en jure par vos jours precieux , fi necellaires a la confervatiop des liens. Je me foumets , nori fans eifroi , mais fans murmure a tout ceque vous daignere* ordonner d’elle & de moi. Je dirai beaucoup plus encore ; fon bonheur peut me confolec de ma mifere , & je mourrai content ft vous- Ipi donnez un epoux digne d’elle. Ah ! qu’on le trouve! & qu’il m’ofe dire, je faurai mieux J’aimer que to.i ! Madame, il aurq vainement tout ce qui me manque; s’il n’a mon coeur ii n’auia lien pour Julie: mais je n’ai que ce coeur hoimete & tendre. Helas ! je n’ai rien non plus. L’amour qui rqgproche rout n’eleve point la per-, forme ; il n’ejeve que les fentimens, Ah ! li j’eulfe ofe n’ecouter que les miens pour vous, combien de fois en vous parlant ma bouche efts prononce le deux nom de mere ? Daignez vous confier a K des fermens qui ne feront point yams , & a un homme qui n’eff point trompeur. Si je pus un jour abufer de vo-, tre eftime, je m'abuiai le premier moi - meme, |Vlpn coeur fans experience ne connut le danger quo quand il n'etoit plus terns de fuir, & je n’a-, •yois point encore appris de yqtrq fille cep ar| 9 H e' L O i s E. cruel de vaincre I’amour par lui-meme, qu’elle m’a depuis 11 bien enfeigne, Banniifez vos crain- tes, je vous en conjure, Y a-t-il quelqu’un au monde a qui fon repos, fa felicite , fon honneur fiient plus chers qu’a moi? Non, ma parole & mon poeur vous font garants de l’engagement que je prenls au nom de mon illuftrc ami com- me au mien. Nulle indifcrecion ne fera com- mife, foyez-en furp , & je rendrai le dernier fou pir fans qu’on fache quelle dculeur terming ines jours. Calmez done celle qui vous confume & dont la mienne s’aigrit encore : elfuyez des pleurs qui m’arrachent fame , retabliflez votre fante ; rendez a la plus tendre Blip qui fut ja¬ mais, le bonheur auquel elle a renonce pour vous; foye? yous-meme heureufe par elle ; vi- vez , enfin, pour lui faire aimer la vie. Ah ! .malgre les erreurs de l’amour , etre mere de Ju¬ lie eft encore un fort alfez beau pour fe feliciter de yivre ! I E T T R E III, A Madame d'Orbi. En lui envoy ant la pricldente, ^Jf^ENEZ, cruelle, voila ma reponf?. En la lifant, fondez en larmes li vous connoilfez mon cceur & 11 le votre eft lenlible encore; mais fur- A f 10 La Nouvelle tout, ne m’accablez plus de cette eftime impi- toyable que vous me vendez fi cher, & dont vous faites le tourment de ma vie. Votre main barbare a done ofe les rompre, ces doux noeuds formes fous vos yeux prefque des l’enfance, & que votre amitie fembloit par- tager avec tant de plaifir ? Je fuis done auffi malheureux que vous le voulez & que je puis l’etre. Ab ! connoilfez - vous tout le mal que vous faites ? fentez-vous bien que vous m’arra- chez fame , que ce que vous m’6tez elf fans de- dommagement, & qu’il vaut mieux cent fois mou- rir que ne plus vivre I’un pour I’autre ? Que me parlez-vous du bonheur de Julie? Enpcut-il fetre fans le contentement du coeur? Que me par¬ lez-vous du danger de fa mere ? Ah ! qu’elf - c© que la vie d’une mere, la mienne, .la votre , la fienne meme, qu’eft-ce que l’exiftence du mon- de entier aupres du fentiment delicieux qui nous unifloit ? Infenfee & farouche vertu ! j’obeis a ta voix fansmerite; je t’abhorrp en faifant tout pour toi. Q3.1 e font tes vaines confolations con- tre les vives douleurs de Fame ? Va, trifte ido- le des malheureux , tu ne fais qu’augmenter leur mifere, en leur otant les relfources que la for¬ tune leur laiile. J’obeirai pourtant , oui, cruel- le, j’obeirai: je deviendrai , s’il fe peut, in- fenfible & feroce comme vous. J’oublierai tout ce qui me fut cher au monde. Je ne veux plus entendre ni prononcer le nom de Julie ni le v6- H e' L O 1 S E.’ II tre. Je ne veux plus m’en rappeller Pinfuppor- table fouvenir. Un depit, une rage inflexible m’aigrit contre tant de revers. Une dure opinia- trete me tiendra lieu de courage : il m’en a trop coute d’etre fenfible; il vaut mieux renoncer & l’humanite. L E T T R E IV. De Madame d'Orbe. Ous rn’avez ecrit une lettre defolante; mais il y a tant d’amour & de vertu dans votre con- duite, qu’elie efface Pamertume de vos plain- tes : vous etes trop genereux pour qu’on ait le courage de vous quereller. Quelque empor- tement qu’on lailfe paroitre, quand on fait ain- li s’immoler a ce qu’on aime, on merite plus de louanges que de reproches, & malgre vos injures , vous ne me futes jamais li cher que de- puis que je connois fi bien tout ce que vous valez. Rendez graces a cette vertu que vous croyez hair, & qui fait plus pour vous que votre amour raeme. Il n’y a pas jufqu’a ma tante que vous n’ayiez feduite par un facrifice dont elle Pent tout le prix. Elle n’a pu lire votre lettre fans attendriifement ; elle a mfeme eu la foi- blelfe de la laifler voir a fa Elle, & l’effort qu’a fait la pauvre Julie pour conteuir a cette is La Nouvelle ledure fes foupirs & fes pleurs l’a fait tombsF evanouie. Cette tendre mere , que vos lettres avoient deja puiffamment emue , commence a connoi- tre par tout ce qu’elle voit ‘combien vos deux coeurs font hors de la regie commune, & com¬ bien votre amour porte un caradere naturel defympathie que le terns ni les efforts humains ne fauroient effacer. Elle qui a fi grand be- foin de confolation confoleroit volontiers fa fiUe li la bienfeance ne la retenoit, & je la vois trop pres d’en devenir la conhdente pour qu’elle ne me pardonne pas de l’avoir ete. Elle s’echappa hier jufqu’a dire en fa prefence , un peu indifcrettement, peut - etre. Ah s’il ne de- pendoit que de moi .... qu’oiqu’elle fe re¬ tint & n’achevat pas , je vis au baifer ardent que Julie imprimoit fur fa main qu’elle ne l’a- voit que trop entendue. Je fais meme qu’elle a voulu plufieurs fois parler a fon inflexible epouxi mais, foit danger d’expofer fa fille aux fureurs d’un pere irrite, foit crainte pour ell*- meme, fa timidite l’a toujours retenue ; & fon affoiblilfement, fes maux, augmentent fl fen- fiblement, que j’ai peur de la voir hors d’etat d’executer fa refolution avant qu’elle 1’ait bien formce. Quoi qu’il en foit, malgre les fautes dont vous etes caufe, cette honnetete de cceurqui fe fait fentir dans votre amour mutuel lui si H e' i o i s e. 13 clonne une telle opinion de vous qu’elle fe fie n la parole de tous deux fuf 1’interrUption de votre correfpondance & qu’elle n’a pris aucune precaution pour veiller de plus pres fur fa fille } effedivement, fi Julie ne repondoit pas a fa confiance, elle ne feroit plus digue de fes foins, & il faudroit vous etoufter l’un & l’autre, fi vous etiez capables de tromper encore la meil- leure des meres , & d’ubufer de l’eftime qu’elle a pour vous. Je ne chercbe point a rallumer dans votre coeur une efperance que je n’ai pas moi- meme ; rnais je veux vous montrer , comme il eft vrai, que le parti le plus honnete eft aufli le plus fage, & que s’il peut refter quelque reifource a votre amour, elle eft dans le facrifice que 1’hoil- neur & la raifon vous impofent. Mere, pa¬ rens, amis , tout eft maintenant pour vous, hors un pere qu’on gagnera par cette voie, ou que rien ne fauroit gagner. Quelque impreca¬ tion qu’ait pu vous dider un moment dedefef- poir, vous nous avez prouve cent fois qu’il n’eft point de route plus fure pour after au bon- heur que celle de la vertu. Si l’on y parvient, il eft plus pur , plus folide & plus doux par elle ; fi on le manque , elle feule peut en dedommager. Reprenez done courage, foyez encore vous- meme. Si j’ai bien connu votre cceur, la ma- niere la plus cruelle pour vous de perdre Julie feroit d’etre inriigne de l’obtenir. H La N o ti v n t e t E f T R E V. De Julie. JSiLle n’eft plus. Mes yeux ont vu fermfer les Hens pour jamais; rria bouche a reeu foil dernier foupir; moti ndm fut le dernier mot qu’elle prononqa; fon dernier regard fut tour- ne fut moi. Non, ce ft’etoit pas la vie qu’elld fembloit quitter; j’avois troppeu fu la lui ren- dre chere. C’etoit a moi feule qu’elle s’arra- choin Elle me Voyoit fans guide & fans efpe- ranee , aecablec de mes malheurs & de mes fau* tes : mourir ne fut lien pour elle, & fon coeur n’a gemi que d’abandonner fa file dans cet etat. Elle n’eut que trop raifon. Qu’avoit- elle a regretter fur la terre ? Qu’eft- ce qui pou- Voit ici bas valoir a fes yeux le prix immortel de fa patience & de fes vertus qui l’attendoit dans le Ciel? Que lui reftoit-il a faire au mon- de , finon d’y pleurer mon approbre ? Arne pu¬ re & chafte, digne' epoufe, & mere incompa¬ rable , tu vis maintenant au fejour de la gloire & de la felicite; tu vis; & moi * livree au re- pentir & au defefpoir * privee a jamais de tes foins, de tes confeils, de tes douces carefTes, }e fuis morte au bonheur, a la paix , d finno- cence ; je ne fens plus que ta perte; je ne vois plus que ma bonte; rna vie n’eft plus que pek H e' t O i S *. I? lie & douleur. Ma mere, ma tendre mere, helas! je fuis bien plus morte que toi! Mon Dieu ! quel tranfport egare une infortu- hee & lui fait oublier fes refolutions ? Ou viens- je verfer mes pleurs & poulfer mes gemiiTemens ? C’eft le cruel qui les a caufes que j’en rends le depofitaire ! C’eft avec celui qui fait les mal- heurs de ma vie que j’ofe les deplorer ! Oui, oui, barbare, partagez les tourmens que vous me faites fouifrir. Vous par qui je plongcai le couteau dans le fein materncl, gemiffez des maux qui me viennent de vous, & fentez avec moi l’horreur d’un parricide qui fut votre ou» Vrage. A quels yeux olerois - je paroitre aufli meprifable que je le fuis ? Devant qui m’avili- rois-je au gre de mes rcmords ? Quel autre que le complice de mon crime pourroit alTez les eonnoitrei' C’eft mon plus infupportable fuppli- ce de n’etre accufee que par mon cceur, & de voir attribuer au bon naturel les larmes impu- res qu’un cuifant repentir m’arrache. Je vis, je vis en fremiffant la douleur empoifonner , lif¬ ter les derniers jours de ma trifte mere. En vain fa pitie pour moi l’empecha d’en conve- nir; en vain elle affedoit d’attribuer le pro- gres de fou mal a la caufe qui l’avoit produit 5 en vain ma Coufine gagnee a tenu le meme lan- gage. Rien n’a pu tromper mon coeur dechire de regret, & pour mon tourment eternel je garde- La $OtfVELLfe rai jufqu’au tombeaU t’affreufe idee d’avoir abrege la vie de ceile a qui je la dois. O vouS que le Ciel fufcita dans fa colere pour me rendre malheureufe & coupablc, pouf la derniere fois recevez dans votre feirt des larniesdont vous etes l’auteur. Je ne viens plus j comme autrefois, partager avec vous des peineS qui doivent nous &tre communes. Ce font les foupirs d’un dernier adieu qui s’echappent maf- gre moi. C’en eft fait; 1’empire de l’arnour eft 6teint dans une ame livree au feul defefpoin Je confacre le l'efte de mes jours a pleurer la tneilleure des meres; je faurai lui facrifier des fentimens qui lui out coute la vie; je fcrois trop heureufe qu’il m’en coutat affez de les vain* ere , pour expier tout ce qu’il s lui out fa it fouifrir. Ah ! fi foil efprit immortel penetre au fond de rrton Poeur , il fait bieil que la vidi- me que je lui facrifie n’eft pas tout - a - fait in* digne d’elle ! Partagez uii effort que vous m’a* vez rendu neceffaire. S’il vous refte quelque ref. pect pour la memoire d’un nceud fi chef & fl funefte, c’efl: par lui que je vous conjure de me fuir k jamais , dene plus m’ecrire, de ne plus aigrir mes remords, de me laiifer cublier , s’il fe peut, ce que nous fumes Tun a l’autre. Que mes yeux ne vous voient plus ; que je n’en- tende plus prononcer votre jnom : que votre fouvenir ne vienne plus agiter men Gceur. J’o- fe H e' L O i S E. 17 fe parler encore au nom d’un amour qui rte doit plus etre ; a tant de fujets de douleur n’ajoutez pas celui de voir fon dernier vocu meprife. Adieu done pourladerniere fois, unique & chcr... Ah! fille infenfee.... adieu pour jamais. L E T T R E VI. A Madame d' Orbe. w JLuNfin le voile eft dechire j cette longue it- lulion s’eft evanouie; cet cfpoir ft doux s’eft eteint; il ne me refte pour aliment d’une flam- rae eternelle qu’un fouvenir amer & delicieux qui foutient ma vie & nourrit mes tourmens du vain fentiment d’un bonheur qui n’eft plus. Eft-il done vrai que j’ai goute la felicite fu- premer' fuis-je bien le meme etre qui fut heu- reux un jour ? Qui peut fentir ce que je fouftre n’eft-il pas ne pour toujours fouftrir ? Qui put jouir des biens que j’ai perdus , peut-il les per- dre & vivre encore, & des fentimens ft contrai- res peuvent-ils germer dans un meme coeur ? Jours de plaifir & de gloire , non, vous n’e- tiez pas d’un mortel ! vous etiez trop beaux pour devoir etre perilfables. Une douce exta- fe abforboit toute votre duree, & la ralfembloit en un point comme celle de l’eternite. II n’y avoit pour moi ni pafle ni avenir-, & je goii- tois a la fois les delices de mille ftecles, He- Tome V. B La Nouvelle las! vous avez difparu comrae un eclair ! Cette eternite de bonheur ne fut qu’un inftant de ma vie. Le terns a repris fa lenteur dans les mo- mens de mon defefpoir, & l’ennni mefure par longues annees le refte infortune de mes jours. Pour achever de me les rendre infupporta- bles, plus les afflictions m’accablent, plus tout ce qui m’etoit cher femble fe detacher de moi. Madame , il fe peut que vous m’aimiez encore; mais d’autres foins vous appellent, d’autres de¬ voirs vous occupent. Mes plaintes que vous ecoutiez avec interet font maintenant indifcret- tes. Julie! Julie elle-meme fe decourage & m’a- bandonne. Les trifles remords ont chaffe l’a- mour. Tout eft change pour moi: mon coeur feul eft toujours le meme, & mon fort en eft plus affreux. ^ Mais qu’importe ce que je fuis & ce que je dois etre { Julie fouffre, eft-il terns de fonger a moi? Ah ! ce font fes peines qui rendent les miennes plus ameres. Oui, j’aimerois mieux qu’elle ceflat de m’aimer & qu’elle fut heureu- le_Ceffer de m’aimer!-l’efpere-t-elle ?... Jamais, jamais. Elle a beau me defendre de la voir & de lui ecrire. Ce n’eft pas le tour- ment qu’elle s’ote ; helas ! c’eft le confolateur ! La perte d’une tendre mere la doit-elle priver d’un plus tendre ami ? Croit-elle foulager fes maux en les multipliant? O amour! eft-ce a tes depens qu’on peut venger la nature? H e' L O i S E. Non , non; c’eft en vain qu’elle pretend m’oit- blier. Son tendre coeur pourra-t-il fe fepareC du mien ? Ne le retiens-je pas en depit d’elle ? Oublie-t-on des fentimens tels que nous les avons eprouves, & peut-on s’en fouvenir fans les eprouver encore? L’amour vainqueur fit le malheur de fa vie ; l’amour vaincu ne la rendra que plus a plaindre. Elle paffera fes jours dans ladouleur, tourmentee a la fois de vains re¬ grets & de vains defirs , fans pouvoir jamais contenter ni l’amour ni la vertu. Ne croyez pas pourtant qu’en plaignant fes erreurs je me difpenfe de les refpedter. Apres tant de facrifices , il eft trop tard pour appren- dre a defobeir. Puifqu’elle commande , il fuf- £t; elle n’entendra plus parler de moi. JugeZ fi mon fort eft affreux ? Mon plus grand de- fefpoir n’eft pas de renoncer a elle. Ah ! c’eft: dans foil coeur que font mes douleursles plus vives , & je fuis plus malheureux de fon infor¬ tune quede la mienne. Vous qu’elle aime plus que toute chofe , & qui feule, apres moi, la Javez dignetnent aimer > Claire , airnable Clai¬ re, vous etes l’unique bien qui lui refte. 11 eft alfez precieux pour lui rendre fupportable la perte de tous les autres. Dedommagez-la des confolations qui lui font otees & de celles qu’el¬ le refufe ; qu’une fainte amitie fupplee a la fois aupres d’elle a la tendreife d’une mere, a cella d’un amantj aux charnies de tous les feiitimenc B a 20 La Nouvelle qui devoient la rendre heureufe. Qu’elle le foitf s’il eft pofllble , a quelque prix que ce puifle etre. Qu’elle recouvre la paix & le repos dont j© 1’aiprivee ; jefentirai moins les tourmens qu’el¬ le m’a laiiles. Puifque je ne fuis plus rien a mes propres yeux, puifque c’eft mon fort de palfer maviea mourir pour elle j qu’elle mere- garde comme n’etant plus, j’y confens fi cette idee la rend plus tranquille. Puifle-t-elle retrou- ver pres de vous ces premieres vertus, foil pre¬ mier bonheur!. Puiife-t-elle etre encore par vos foins tout ce qu’elle eut ete fans moi! Helas! elle etoit fille, & n’a plus de mere ! Voila la perte qui ne fe repare point & dont on ne fe confole jamais quand on a pu fe la reprocher. Sa confidence agitee lui redemande cette mere tendre & cherie, & dans une dou- leur fi cruelle l’horrible remord fe joint a fon affliction. O Julie, ce fentiment affreux devoit- il etre connu de toi ? Vous qui futes temoin de la maladie & des derniers momens de cette mere infortunee; je vous fupplie, je vous conjure, dites-moi ce que j’en dois croire. Dechirez- moi le coeur fi je fuis coupable. Si la douleur; de nos fautes l’a fait defcendre au tombeau , nous fommes deux monftres indignes de vivre ; c’eft un crime de fonger a des liens fi funeftes, e’en eft un de voir le jour. Non , j’ofe le croire , un feu fi pur n’a point produit de fi noirs effets. L’amour nous infpira des fentimens trop nobles H e' t o i s E. sr pour en tirer les forfaits des antes denaturees! Le del, le del feroit-il injufte, & celle qui fut immoler fon bonheur aux auteurs de fes jours meritoit-ellc de leur coiiter la vie? L E T T R E VII. Reponfe. Omment pourroit - on vous aimer moms en vous eftimant chaque jour davantage ? Com¬ ment perdrois - je mes andens fentimens pour vous tandis que vous en meritez chaque jour de nouveaux? Non, mon cher & digne ami; tout ce que nous fumes les uns aux autres des notre premiere jeunefle, nous le ferons le ref- te de nos jours, & fi notre mutuel attache- ment n’augmente plus, c’eft qu’il ne peut plus augmenter. Toute la difference eft que je vous aimois comrae mon frere, & qu 5 a prefent je vous aime comme mon enfant; car quoique nous foyions toutes deux plus jeunes que vous & meme vos difciples , je vous regarde un pea comme le notre. En nous apprenant a penfer , vous avez appris de nous a etre fenfible, & quoi qu’en dife votre Philofophe Anglois, cet- te education vaut bien Tautre; ft c’eft la rai- fon qui fait l’homme’* c’*cft le fentiment qui le conduit. Savez-vous pourquoi je parois avoir change B 3 2 i La Nouvelle de conduite envers vous? Ce n’eft pas, croyez- jnoi, que mon coeur nc foit toujours le menie ; c’eft que votre etat e(t change. Je favorifai vos feux tant qu’il leur reftoit un rayon d’efpe- xan.ce. Depuis qu’en vous obftinant d’afpirer a Ju¬ lie, vousne pouvez plus que la rendre malheu- reufe, ce feroit vous nuire que de vous com- plaire. J’aime mieux vous favoir moins a plain- dre, & vous rendre plus mecontent. Quail d le bonheur commun devient impollible , chercher le lien dans celui de ce qu’on aime , n’eft-ce pas tout ce qui refte a faire a l’amour fans efpoir ? Vous faites plus que fentir cela, mon gene- reux ami; vous l’executez dans le plus doulou. reux facrifice qu’ait jamais fait un amant .fidele. En renoncant a Julie, vous achetez foil repos aux depens du votre, & c’eft a vous que vous renoncez pour elie. J’ofe a peine vous dire les bizarres idees qui me viennent la-delfus.; mais elles font confolan- tes , & cela m’enhardit. Premierement , je crois que le veritable amour a cet a vantage aulft bien que la vertu , qu’il dedommage de tout ce qu’on luifacrifie, & qu’on jouit en quelque forte des privations qu’on s’impofe par le fentiment me¬ ins de ce qu’il en coute & du motif qui nous y porte. Vous vous temoignerez que Julie a cte qimee de vous eomme elle meritoit de Petre, & vous Pen aimerez davantage, & vous en fe- X?2 plus heureux. Cet amour-propre exquis qui H E r I O i S E." 23 fait payer toutes les vertus penibles melera fon charme a celui de l’amour. Vous vous direz, je fais aimer, avec un plaifir plus durable & plus delicat que vous n’en gouteriez a dire, je pof- fede ce que j’aime. Car celui - ci s’ufe a force d’en jouir, mais l’autre demeure toujours , & vous en jouiriez encore, quand meme vous n’ai- meriez plus. Outre cela , s’il eft vrai, comme Julie & vous me l’avez tant dit, que l’amour foit le plus delicieux fentiment qui puiffe entrer dans le cceur humain, tout ce qui le prolonge & le fixe , meme au prix de mille douleurs , eft en¬ core un bien. Si l’amour eft un defir qui s’irrite par les obftacles comme vous le difiez encore, il n’eft pas bon qu’il foit content; il vaut mieux qu’il dure & foit malheureux que de s’cteindre au fein des plaifirs. Vos feux, je 1’avoue, ont foutenu l’epreuve de la polfellion, celle du terns , celle de l’abfence & des peines de toute efpece; ils ont vaincu tous les obftacles hors le plus puiffant de tous, qui eft de n’en avoir plus a vaincre, & de fe nourrir uniquement d’eux-me- mes. L’univers n’a jamais vu de paflion foute- nir cette epreuve , quel droit avez-vous d’efpc- rer que la votre l’eut foutenue '{ Le terns eut joint au degout d’une longue polfeffion le pro- gres de l’age 8c le dedin de la beaute} il fem- ble fe fixer en votre faveur par votre feparation; vous ferez toujours l’un pour l’autre a la fieur 24 La Nouvelle desatis; vous vous verrez fans celfe tels que vous vous vites en vous quittant, & vos cocurs unis jufqu’au tombeau prolongeront dans line il- lulion charmante votre jeunefle avec vos amours. Si vous n’eulliez point ete heureux, une infurmontable inquietude pourroit vous tour- menter; votre coeur regretteroit en foupirant les biens dont il etoit digne ; votre ardente imagi¬ nation vous demanderoit fans ceife ceux que vous n’auriez pas obtenus. Mais famour n’a point de delices dont il lie vous ait comble, & pour parler comme vous, vous avez epuife du- rant une annee les plaifirs d’une vie entiere. Souvenez - vous de cette Lettre fi paffionnee, ecrite le lendemain d’un rcndez-vous temeraire. Je l’ai lue avec une emotion qui m'etoit incon- nue: on n’y voit pas l’etat permanent d’une air.e attendrie; mais le dernier delire d’un coeur brulant d’amour & ivre de volupte. Vous jugea- tes vous - rneme qu’on eprouvoit point de pa- reils tranfports deux fois en la vie , & qu’il fal- loit mourir apres les avoir fentis. Mon ami, ce fut-la le comble, & quoi que la fortune & l’amour eulfent fait pour vous, vos feux & vo¬ tre bonheur ne pouvoient plus que decliner. Cet inftant fut aulii le commencement de vos difgraces, & votre amante vous fut otee au mo¬ ment que vous n’aviez plus de fentimens nou- veaux a gouter aupres d’elle; comme fi le fort eut voulu garantir votre coeur d’un epuifement H 1 o i S E. 2? inevitable, & vous laiffer dans le fouvenir de vos plaifirs paffes un plaifir plus doux que tous ceux dont vous pourriez jouir encore. Confolez - vous done de la perte d’un bien qui vous eut toujours echappe & vous eut ravi de plus celui qui vous refte. Le bonheur & l’a- mour fe feroient evanouis a la fois : vous avez au inoins conferve le fentiment; on n’eft point fans plailirs quand on aime encore. L’image de l’amour eteint eifraie plus un cceur tendre que celle de l’amour malheureux, & le degout de ce qu’on polfede eft un etat cent fois pire que le regret de ce qu’on a perdu. Si les reproches que ma defolee Couline fe fait fur la inort de fa mere etoient fondes, ce cruel fouvenir empoifonneroit, jel’avoue, ce¬ lui de vos amours, & une li funefte idee de- vroit a jamais les eteindre; mais n’en croyez pas fes douleurs, elles la trompent j ou plu- tot, le c’nimerique motif dont elle aime a les accroitre n’eft qu’un pretexte pour en juftifier l’exces. Cette arae tendre craint toujours de ne pas s’affiiger alfez , & e’eft une forte de plaifir pour elle d’ajouter au fentiment de fes peines tout ce qui peut les aigrir. Elle s’en impofe, foyez-en fur.; eile n’eft pas fiticere avec elle- meme. Ah! fi elle croyoit bien fincerement avoir abrege les jours de fa mere, fon coeur en pourroit - il fupporter l’afffeux remord '{ Non , non s mon ami; elle ne la pleureroit pas, elle B f *6 La Nouvelle l’auroit fuivie. La maladie de Made. d’Etangff eft bien connue ; c’etoit une hydropifie de poi- trine dont elle ne pouvoit revenir, & l’on de- fefperoit de fa vie avant mime qu’elle eut de- couvert votre correfpondance. Ce fut un vio¬ lent chagrin pour elle; mais que de plaifirs re- parerent le mal qu’il pouvoit lui faire ! Qu’il fut confolant pour cette tendre mere de voir, en gemiiTant des fautes de fa fille, par com- bien de vertus elles etoient rachetees, & d’etre forcee d’admirer fon ame en pleurant fa foi- blelfe ! Qu’il lui fut doux de fentir combien elle en etoit cherie! Quel zele infatigable ! Quels foins continuels ! Quel afliduite fans relache ! Quel defefpoir de l’avoir affligee ! Que de re¬ grets , que de larmes, que de touchantes caref- fes, quelle inepuifable fenfibilite ! C’etoit dans les yeux de la fille qu’on lifoit tout ce que fouf- froit la mere; c’etoit elle qui la fervoit les jours, qui la veilloit les nuits; c’etoit de fa main qu’elle recevoit tons les fecours : vous eulliez cru voir une autre Julie ; fa delicatelfe naturelle avoit difparu , elle etoit forte & robufte, les foins les plus penibles ne lui coutoient rien, & fon ame fembloit lui donner un nouveau corps: Elle faifoit tout & paroilfoit ne rien laire 5 elle etoit par-tout & ne bougeoit d’aupres d’elle. On la trouvoit fans celfe a genoux devant fon lit, la bouche collee fur fa main, gemilfant ou de fa faute ou du mal de fa mere, & confondant ces H e' L 0 i S E. 27 deux fentimens pour s’en affliger davantage. Je n’ai vu perfonne entrer les derniers jours dans la ehambre de ma tante fans etre emu jufqu’aux larmes du plus attendrilfant de tous les fpedta- cles. On voyoit 1’efFort que faifoient ces deux coeurs pour fe reunir plus etroitement au moment d’unefunefte reparation. On voyoit que le feul regret de fe quitter occupoit la mere & la fille, & que vivre ou mourir n’eiit etc rien pour elles fi elles avoient pu refter ou partir enfemble. Bien loin d’adopter les noires idees de Ju¬ lie , foyez fur que tout ce qu’on peut efperer des fecours huinains & des confolations du cocur a concouru de fa part a retarder le progres de la maladie de fa mere, & qu’infailliblement fa tendreife & fes foins nous Font conferees plus long-terns que nous n’eufiions pu faire fans elle. Ma tante elle-meme m’a dit cent fois que fes derniers jours etoient les plus doux momens de fa vie, & que le bonheur de fa fille etoit la feule chofe qui manquoit au Hen. S’il faut attribuer fa perte au chagrin , ce chagrin vient de plus loin , & c’eft a fon epoux feul qu’ilfaut s’en prendre. Long-terns inconftant & volage il prodigua les feux de fa jeunelfe a mil- le objets moins dignes de plaire que fa vertueu- •fe compagne ; & quand l’age le lui cut ramene, jl conferva pres d’elle cette rudelfe inflexible dont les maris infideles on accoutume d’aggra- ver leurs torts. Ma pauvre Confine s’en ell ref- 28 La Nouvelle fentie. Un vain entetement de noblefle & cette roideur de cara&ere aue rien n’amolit ont fait vcs maiheurs & les liens. Sa mere qui eut tou- jours du penchant pour vous, & qui penetra fon amour quand il etoit trop tard pour 1’eteindre , porta long-tems en fecret la douleur dene pou- voir vaincre le gout de fa Bile ni l’obftination de fon epoux, & d’etre la premiere caufe d’un mal qu’elle ne pouvoit plus guerir. Qtiand vos lettres furprifes lui eurent appris jufqu’ou vous aviez abufe de fa confiance, elle craignit de tout perdre en voulant tout fauver, & d'expofer les jours de fa fille pour retablir fon honneur. El¬ le fonda plufieurs fois fon mari fans fucces. El¬ le voulut plufieurs fois hafarder une confidence cntiere & lui montrer toute Fetendue de foil de¬ voir , la frayeur & fa timidite la retinrent tou- jours. Elle hefita tant qu’elle put parler; lorf- qu’elle voulut il n’etoit plus tems •> les forces lui manquerent; elle mourut avec le fatal fe¬ cret , & moi qui connois l’humeur de cet hom- me fevere fans favoir jufqu’ou les fentimens de la nature auroient pu la temperer , je refpire, en voyant au moins les jours de Julie en furete. Elle n’ignore rien de tout cela; mais vous dirai-je ce que je penfe de fes remords appa- rens ? L’amour eft plus ingenieux qu’elle. Pe- netree du regret de fa mere , elle voudroit vous oublier, & malgre qu’elle en ait il trouble fa confcience pour la forcer de penfer a vous. 11 H e' L O i S E. 29 Veut que fes pleurs aient du rapport a ce qu’elle airae. Elle n’oferoit plus de s’en occuper direc- tement, il la force de s’en occuper encore , au moins par Ton repentir. II l’abufe avec tant d’art qu’elle aime mieux fouffrir davantage & que vous entriez dans le fujet de fes peines. Votre coeur n’entend pas , peut - etre, ces detours du lien ; mais ils 11’en font pas moins naturels; car vo¬ tre amour a tous deux quoiqu’egal en force n’effc pas femblable en effets. Le votre eft bouillant & vif, le fien eft doux & tendre: vos fentimens s’exhalent au dehors avec vehemence , les liens retournent fur elle-meme, & penetrant la fubf- tance de fon ame l’alterent & la changent in- fenliblement. L’amour anime & foutient votre coeur, il alfailfe & abat le lien j tous les refforts en font relaches , fa force eft nulle, fon cou¬ rage eft eteint, fa vertu n’eft plus rien. Tant d’hero'iques facultes ne font pas aneanties mais fufpendues : un moment de crife peut leur ren- dre toute leur vigueur ou les effacer fans re¬ tour. Si elle fait encore un pas vers le decou- ragement, elle eft perdue ; mais li cette ame excellente fe releve un inftant , elle fera plus grande, plus forte, plus vertueufe que jamais , & il ne fera plus queftion de rechute. Croyez-, moi, mon aimabie ami, dans cet etat perilleux fachez refpeder ce que vous aimates. Tout ce qui lui vient de vous , fut-ce contre vous me- pe, ne lui peut etre que mortel. Si vous vous jo La Nouvelle obflinez aupres d’elle , vous pourrez triompher aifement; mais vous croirez en vain poifeder la meme Julie, vous ne la retrouverez plus. L E T T R E VIII. De Milord Edouard. iF’Avois acquis des droits fur ton coeur ; tu m’etois neceflaire, & j’etois pret a t’aller join- dre. Que t’importent mes droits, mes befoins , moil empreflement ? Je fuis oublie de toi; tu ne daignes plus m’ecrire. J’apprends ta vie fo- litaire & farouche •, je penetre tes deifeins fe- crets. Tu t’ennuies de vivre. Meurs done, jeune infenfe, meurs , hom- me a la fois feroce & lache: mais faclie en mourant que tu lailfes dans fame d’un honnete homme a qui tu fus cher, la douleur de n’avoir fervi qu’un ingrat. L E T T R E IX. Reponfe. Enez , Milord; je croyois ne pouvoir plus gouter de plailir fur la terre: mais nous nous reverrons. II n’eft pas vrai que vous puilliez me confondre avec les ingrats : votre coeur n’eft pas fait pour en trouver, ni le mien pour l’etre. H e' L O i S E." 3T BILLET. De Julie. JLl eft terns de renoncer aux erreurs de la jeunefle & d’abandonner un trompeur efpoir. Je lie ferai jamais a vous. Rendez - moi done la liberte que je vous ai engagee , & dont mon pere veut difpofer; ou mettez le comble a mes nialheurs, par un refus qui nous perdra tous deux fans vous etre d’aucun ufage. Julie d Etange. L E T T R E X. Du Baron d'Etange. Dans laquelle etoit le precedent Billet. ’ I l peut refter dans fame d’uir fuborneur quelque fentiment d’honneur & d’humanite , re- pondez a ce billet d’une malheureufe dont vous avez corrompu le coeur , & # qui ne feroit plus , ft j’ofois foupqonner qu’elle eut porte plus loin l’oubli d’elle - meme. Je m’etonnerai peu que la meme philofophie qui lui apprit a fe jetter a la tfete du premier venu, lui apprenne en¬ core a defobeir a fon pere. Penfez-y cepen- dant. J’aime a prendre en toute occafion les 32 La Nouvelle voies de la douceur & de l’honnetete quancf j’efpere qu’elles peuvent fuffire; mais fi j’en veux bien ufer avec vous , ne croyez pas que j’ignore comment fe venge Phonneur d’un Gentil- homme , offenfe par un homme qui ne l’eft pas. t E T T R E XL Reponfe. JS1parg.nez - vous j Monfieur, des menaces vaines qui ne m’eifraient point, & d’injuftes reproches qui ne peuvent m’humilier. Sachez qu’entre deux perfonnes de meme age il n’y a d’autre fuborneur que Pamour, & qu’il ne vous appartiendra jamais d’avilir un homme que vo- tre fille honora de fon eftime. Quel facrifice ofez - vous m’impofer & a quel titre Pexigez - vous ? Eft-ce a Pauteur de tous mes maux qu’il faut immoler mon dernier ef. poir ? Je veux refpecter le pere de Julie; mais qu’il daigne etre le mien s’il faut que j’appren- ne a lui obeir. Non, non, Monfieur, quel- que opinion que vpus ayiez de nos precedes, ils ne m’obligent point a renoncer pour vous a des droits il chers & fi bien merites de mon ccnur. Vous faites le malheur de ma vie : je ne vous dois que de la haine, & vous n’avez rien a pretendre de moi. Julie a parle ; voila mon confentement. Ah! qu’elle foit toujours obeie! Un H e' l o S s e 33 tin autre la pofledera; mais j’en ferai plus di- gne d’elle. Si votre fille eut daigne me confulter fur les bornes de votre autorite, ne doutez - pas que je ne lui eulfe appris a refifter a vos pre¬ tentions injuftes. Quel que foit 1’empire dont vous abufez, nies droits font plus facres que les votres; la chaine qui nous lie eft la borne du pouvoir paternel, meme devant les tribu- naux humains, & quand vous ofez reclamer la nature, c’elt vous feul qui bravez fes loix. N’alleguez pas, non plus, cet honneur li bizarre & fi delicat que vous parlez de venger j nul ne l’offenfe que vous - meme. Refpe&ez le choix de Julie & votre honneur eft en iurete > car mon coeur vous honore malgre vos outra¬ ges , & malgre les niaximes gothiques 1’alliance d’un honnete homme n’en deshonora jamais uu autre. Si ma prefomption vous oifenfe, atta- qjaez ma vie, je ne la defendrai jamais contre vous; au furplus, je me foucie fort peu de fa¬ vour en quei confifte l’honneur d’un gentilhom- me; mais quantacelui d’un homme de bien, il m’appartient, je fais le defendre, & le confer- verai pur & Ians tache jufqu’au dernier foupir. Allez', pere barbare & peu digne d’un nom fi doux , meditez d’alfreux parricides, tandis qu’une fille tendre & foumife immole fon bon- heur a vos prejugcs. Vos regrets me venge- ront un jour des maux que vous me faites, Tome y, C 34 La Nouvelle vous fentirez trop tard que votre haine aveugfe & denaturee ne vous fut pas moins funefte qu’& moi. Je ferai malheureux , fans doute; mais fi jamais la voix du fang s’eleve au fond de vo- tre coeur, combien vous le ferez plus encore d’avoir facrifie a des chimeres l’unique fruit de vos entrailles ; unique au monde en beau- tes cn merite , en vertus , & pour qui le Ciel prodigue de fes dons , n’oublia rien qu’un meil- leur pere! BILLET. Indus dans la precidente lettre. Je rends a Julie d’Etange le droit de dilpofer d’elle - meme , & de donner ia main fans con- fulter fon coeur. S. G. LETTRE XII. De Julit. E voulois vous decrire la fcene qui vient de fe paffer, & qui a produit le billet que vous avez du recevoirj mais mon pere a pris fes mefures fi juites qu’elle n’a fini qu’un moment avant le depart du courrier. Sa lettre eft fans doute arrivee a terns a la poftej il n’en peut H e' t o 1 s e. 3 f fctre de meme de celle - ci; votre refolution fe. jra prife & votre reponfe partie avant qu’elle nous parvienne; ainli tout detail feroit defor- iuais inutile. J’ai fait mon devoir; vous ferez le votre : niais le fort nous accable, l’honneur nous trahit; nous ferons fepares a jamais, & pour comble d’horrcur, je vais pafler dans les .... Helas ! j’ai pu vivre dans les tiens ! O de¬ voir, a quoi fers-tu ? O providence !_II faut gemir & fe taire. La plume echappe de ma main. J’etois in- commodee depuis quelques jours ; l’entretien de ce matin m’a prodigieufement agitee .... la te- te & le coeur me font mal .... je me fens de- faillir-le Ciel auroit - il pitie de mes peines ? -Je ne puis me foutenir .... je fuis forcee a me mettre au lit, & me confole dans 1’efpoir de n’en point relever. Adieu, mes uniques amours. Adieu, pour la derniere fois , cher & tendre ami de Julie. Ah ! li je ne dois plus vivre pour toi, n’ai-je pas deja cefle de vivre ? L E T T R E XIII. De Julie a Made, d’ Orbe. Ml eft done vrai, chere & cruelle amie, que tu me rappelles a la vie & a mes douleurs? J’ai vu Pinftant heureux ou j’allois rejoindre la plus tendre des meres i tes foins inhumains- 36 La Nouvelle m’ont enchainee pour la pleurer plus long-terns? & quand le defir de la fuivre m’arrache a la terre, le regret de te quitter m’y retient. Si je me confole de vivre, c’eft par l’efpoir de n’a- voir pas echappe toute entiere a la mort. 11s ne font plus, ces agremens de mon vifage que mon coeur a payes fi cher: La maladie dont je fors m’en a delivree. Cette heureule perte ra- lentira l’ardeur grofliere d’un homme aiTez de- pourvu de delicatefle pour m’ofer epoufer fans mon aveu. Ne trouvant plus en’ moi ce qui lui plut, il fe fouciera peu du refte. Sans man- quer de parole a monpere, fans otfenfer l’ami dont il tient la vie , je faurai rebuter cet im- portun : ma bouche gardera le lilence, mais * mon afpect parlera pour moi. Sou degout me garantira de la tyrannie, & ll me trouveratrop laide pour daigner me rendre malheureufe. Ah, chere Coulitie ! Tu connus un cceur plus conftant & plus tendre , qui ne fe fut pas ainfi rebute. Son gout ne fe bornoit pas aux traits & a la figure > c’etoit moi qu’il aimoit & non pas mon vifage : C’etoit par tout notre etre que nous etions unis l’un a l’autre, & tant que Julie eut ete la meme, la beaute pouvoit fuir, l’amour fiit toujours demeure. Cependant il a pu confentir ... l’ingrat !-il l’a du , puif- que j’ai pu l’exiger. Qui eft - ce qui retient par leur parole ceux qui veulent retirer leur coeur ? Ai-je done voulu retirer le mien 'i... l’ai-je fait?.. H E f L O 1 S E« 3^ t) Dieu ! faut-il que tout me rappelle inceflam- ment un terns qui rieft plus, & des feux qui ne doivent plus etre? J’ai beau vouloir arracher de mon coeur cette image cherie; je l’y fens trop fortement attachee; je le dechire fans le degager, & mes efforts pour en eifacer un ii doux fouvenir ne font que l’y graver davantage. Oferai - je te dire un delire de ma fievre, qui, loin de s’eteindre avec elle me tourmente encore plus depuis ma guerifon? Oui, connois & plains l’egarement d’efprit de ta malheureufe amie, & rends graces au Ciel d’avoir preferve ton coeur de l’horrible paffion qui le donne. Dans un des momens ou j’etois le plus mal, je crus du- rant l’ardeur du redoublement, voir a c6te de mon lit cet infortune; non tel qu’il charmoit jadis mes regards durant le court bonheur de ma vie i mais pale, defait, mal en ordre, & le defefpoir dans les yeux. II etoit a genoux ; il prit une de mes mains , & fans fe degouter de l’etat oil elle etoit, fans craindre la communi¬ cation d’un venin fi terrible , il la couvroit de baifers & de larmes. A fon afped j’eprouvai cette vive & dclicieufe emotion que me don- noit quelquefois fa prefence inattendue. Je vou- lus m’elancer vers lui; on me retint; tu l’arrachas de ma prefence, & ce qui me toucha le plus vi- vement, ce furent fes gemiffemens que je crus entendre a mefiire qu’il s’eloignoit. Je ne puis te reprefenter 1’efFet etonnant C 3 $g La NotrvELLE que ce reve aproduit fur rnoi. Ma fievre a etc longue & violentcj j’ai perdu la connoiflance durant plufieurs jours; j’ai fouvent reve a lui dans mes tranfports; mais aucun de ces reves n’a laifle dans mon imagination des impreffions aufli profondes que celJe de ce dernier. Elle eft telle qu’il m’eft impoflible de l’eftaccr de ma memoire & de mes fens. A chaque minute , k chaque inftant il me femble le voir dans la meme attitude ; fon air, fon habillement, fon gefte, fon trifte regard frappent encore mes yeux : je crois fentir fes levres fe preffer fur ma main je la fens mouiller de fes larmes: les fons de fa voix plaintive me font treffail- lir; je le vois entrainer loin de moi j je fais ef¬ fort pour le retenir encore: tout me retrace une fcene iinaginaire avec plus de force que les eve- nemens qui me font reellement arrives. J’ai long-terns hefite a te faire cette confi¬ dence ; la honte m’empeche de te la faire de feouche ; mais mon agitation loin de fe calmer, ne fait qu’augmencer de jour en jour, & je ne puis plus refifter au befoin de t’avouer ma fo- lie. Ah ! qu’elle s’empare de moi toute entiere. Que ne puis - je achever de perdre ainli la rai- fon; puifque le peu qui m’en refte ne fert plus qu’a me tourmenter! Je reviens a mon reve. Ma Coufine, raille- moi, 11 tu veux , de ma fimplicite j mais il y a dans cette vifion je ne fais quoi de myfterieux H e' l 6 I s ei 33 qui la diftingue du delire ordinaire. Eft-ce un preflentiment de la raort du meilleur des hom¬ ines? Eft-ce un avertiflement qu’il n’eft deja plus ? Le Ciel daigne-t-il me guider au moins une fois, & m’invite-t-il a fuivre celui qu’il me fit aimer ? Helas! l’ordre de mourir fera pour moi le premier de fes bienfaits. J’ai beau me rappeller tous ces vains dif- cours dont la philofophie amufe les gens qui ne fentent rien; ils ne m’en impofent plus, & je fens que je les meprife. On ne voit point les efprits , je le veux croire : mais deux ames 11 etroitement unies ne fauroient-elles avoir en- tr’elles une communication immediate , indepen- dante du corps & des fens ? L’impreffion di- rede que Pune reqoit de Pautre ne peut - elle pas la tranfmettre au cerveau, & recevoir de l ui par contre - coup les fenfations qu’elle lui a donnees ? .... pauvre Julie, que d’extravagan- ces ! Que les pallions nous rendent credules: & qu’un coeur vivement touche fe detache avec peine des erreurs memes qu’il appcrqoit! L E T T R E XIV* Keponfe. *^LH! fille trop malheureufe & trop fenfible, n’es-tu done nee que pour fouffrir ? Je vou- drois en vain t’epargner des douleurs; tufem- C 4 4o L A N..0 U V E L I £ bles les chercher fans ceffe 4 & ton afcendariC eft plus fort que tous mes foins. A tant de vrais fujets de peines n’ajoute pas au moins des chimeres ; & puifque ma difcretion t’eft plus nuifible qu’utile, fors d’une erreur qui te tour- mente > peut-etre la trifte verite te fera-t-elle encore moins cruelle. Apprends done que ton reve n’eft point un reve; que ce n’eft point 1’ombre de ton ami que t?u as vue, mais fa per- fonne; -& que cette touchante feene incelfam- ment prefente a ton imagination s’eft palfee reel- lement dans ta chambre le fur-lendemain du jour ou tu fus le plus mal. La veille , je t’avois quittee aifez tard, & M. d’Orbe qui voulut me relever aupres de toi cette nuit-la etoit pret a fortir, quand tout-a- coup nous vimes entrer brufquement & fe pre- cipiter a nos pieds ce pauvre malheureux dans tn etatafaire pitie. II avoit pris la pofte a la reception de ta derniere Lettre. Courant jour & nuit il fit la route en trois jours, & ne s’ar- reta qu’a la derniere pofte en attendant la nuit four entrer en ville. Je te favoue a ma hon- te, je fus nloins prompte que M. d’Orbe a lui fauter au eou : fans favoir encore la raifon de fon voyage, j’en prevoyois la confequence. Tant de fouvenirs amers, ton danger , le fien , Je defordre oil je le voyois, tout empoifonnoit tine fi douce furprife j & j’etois trop faifie pour lui faire beaucoup de careifes. Je fembraflai H e' l o S s i. 41? pourtant avec un ferrement de coeur qu’il par- tageoit & qui fe fit fentir reciproquement par de muettes etreintes , plus eloquentes que les cris & les pleurs. Sou premier mot fut; que fait-elle ? Ah ! que fait - elk ? Donnez - moi la vie on la mort. Je compris alors qu’il etoit inftruit de tamaladie, & croyant qu’il n’en ignoroit pas non plus l’efpece, j’en parlai fans autre pre¬ caution que d’extenuer le danger. Si-tot qu’il fut que c’etoit la petite verole il fit un cri & fe trouva mal. La fatigue & l’infomnie jointe a l’inquietude d’efprit l’avoient jej:tc dans un tel abattement qu’on fut long - terns a le faire reve- nir. A. peine pouvoit-il parler j on le fit coucher. Vaincu par la nature , il dormit douze heu- res de fuite , mais avec tant d’agitation qu’un pareil fommeil devoit plus epuifer que reparer fes forces. Le lendemain, nouvel embarras ; il vouloit te voir abfolument. Je lui oppofai le danger de te caufer une revolution; il offrit d’atteiidre qu’il n’y eut plus de rifque; mais fon fejour meme en etoit un terrible ; j’eflayai de ie lui faire fentir. Il me coupa durement la pa¬ role. Gardez votre barbare eloquence, me dit- il d’un ton d’indignation: c’eft trop l’exercer a ma ruine. N’elperez pas me chalfer encore comme vous fites a nion exil. Je viendrois cent fois du bout du monde pour la voir un feu! inftant: mais je jure par l’auteur de mon etre, ajouta-t-il impetueufement, que je ne parti- c y 4® La Nouveile rai point d’ici fans l’avoir vue. Eprouvons tine fois fi je vous rendrai pitoyable, ou 11 vous me rendrez parjure. Son parti etoit pris. M. d’Orbe fut d’avis de cbercher les moyens de le fatisfaire, pour le pouvoir renvoyer avant que fon retour fut decouvert: car il n’etoit connu dans la maifon que du feul Hanz dont j’etois fure , & nous 1’avions appelle devant nos gens d’un autre nom que le lien (a). Je lui promis qu’il te verroit la nuit fuivante, a condition qu’il ne refteroit qu’un inftant, qu’il ne te parleroit point, & qu’il repartiroit le lendemain avant le jour. J’en exigeai fa parole; alors je fus tran- quille, je lailfai mon mari avec lui, & je re-, tournai pres de toi. Je te trouvai fenfiblement mieux, l’eruption etoit achevee; le medecin me rendit le coura¬ ge & l’efpoir. Je me concertai d’avance avec Babi, & le redoublement, quoique moindre, t’ayant encore embarraffe la tete, je pris ce terns pour ecarter tout le monde & faire dire k mon mari d’amener fon hote , jugeant qu’avant la fin de l’acces tu ferois tnoins en etat de le reconnoitre. Nous eumes toutes les peines du monde a renvoyer ton defole pere qui chaque nuit s’obftinoit a vouloir refter. Enfin, je lui dis en colere qu’il n’epargneroit la peine de (a) On voit dans la quatrieme partie que ce nom fubf- titue etoit celui de SC. Preux. H e' i o i $ e. 43 perfonne, que j’etois egalement refolue a veiU ler, & qu’ii favoit bien, tout pere qu’il etoit, que fa tendrelfe n’etoit pas plus vigilante que la mienne. II partit a regret; nous reftames feules. M. d’Orbe arriva fur les onze heures, & me dit qu’il avoit laiife ton ami dans la rue; je l’allai chercher. Je le pris par la main ; il trembloit comme lafeuille. En paifant dans l’an- tichambre les forces lui manquerent; ilrefpiroit avec peine , & fut contraint de s’alfeoir. Alors demelant quelques objets a la foible lueur d’une lumiere eloignee, oui, dit-il avec un profond foupir, je reconnois les memes lieux. Une fois en ma vie je les ai traverfes .... a la meme heure.... avec le meme myftere-... j’etois tremblant comme aujourd’hui.... le coeur me palpitoit de meme .... 6 temeraire ! j’etois mortel, & j’olois gouter.... que vais-je voir maintenant dans ee meme afyle oil tout refpiroit la volupte dont mon ame etoit enivree ? Dans ce meme objet qui faifoit & partageoit mes tranf- ports ? L’iniage du trepas, un appareil de douleur, la vertu malheureufe, & la beaute mourante ! Chere Coufine , j’epargne a ton pauvre coeur le detail de cette attendriifante fcene. II te vit, & fe tut: il l’avoit promis ; mais quel II- lence ? Il fe jetta a genoux; il baifoit tes ri- deaux en fanglotant; il elevoit les mains & les yeuxj il poulfoit de iburds gemidemens; il 44 L a N o u v e l l e • avoit peine a contentir fa douleur & fes cris- Sans le voir, tu fortis machinalement une de tes mains; il s’en faifit avec une efpece de fu- reur, les baifers de feu qu’ii appliquoit fur cet- te main malade t’eveillerent mieux que le bruit & la voix de tout ce qui t’environnoit: je vis que tu L’avois reconnu , & malgre fa refiftance & fes plaintes, je I’arrachai de la chambre a l’inftant, efperant eluder I’idee d’une fi cour* te apparition par le pretexte du delire. Mais voyant enfuite que tu ne m’en difois rien, je crus que tu l’avois oubliee, je defendis a Babi de t’en parler & je fais qu’elle m’a tenu parole. Vaine prudence que I’amour a deconcertee , & qui n’a fait que lailfer fermenter un fouvenir qu’ii n’eft plus terns d’effacer ! II partit comme il l’avoit promis, & je lui fis jurer qu’ii ne s’arreteroit pas au voifinage. Mais, ma chere, ce n’eft pas tout •, il faut achever de te dire ce qu’auffi bien tu ne pourrois ignorer long - terns. Milord Edouard pafla deux jours apres j il fe prelfa pour 1’atteindre; il le joignit a Dijon, & le trouva malade. L’infor- tune avoit gagne la petite verole. Il m’avoit cache qu’ii ne l’avoit point eue , & je te l’avois mene fans precaution. Ne pouvant guerir ton mal, il le voulut partager. En me rappellant la maniere dont il baifoit ta main, je ne puis douter qu’ii ne fe foit inocule volontairement. On ne pouvoit etre plus mal prepare} mais PUmcke. V- iLi noculafion clelamottr. H e' L O i S E. 4? t’etoit l’inoculation de l’amour, elle fut heu- reufe. Ce pere de la vie Pa confervec au plus tendre amant qui fut jamais, il eft gueri, & fui- vant la derniere lettre de Milord Edouard ils doivent etre adtuellement repartis pour Paris. Voila, trop aimabie Coufine, de quoi bannir les terreurs funebres qui t’allarmoient fans fu- jet. Depuis long - terns tu as renonce a la per- fonne de ton ami, & fa vie eft en furete. Ne fonge done qu’a conferver la tienne & a t’ac- quitter de bonne grace du facrifice que ton coeur a prornis a l’amour paternel. Cede enfin d’etre le jouet d’un vain efpoir & de te repaitre de chi- meres. Tu te preffes beaucoup d’etre here de ta laideur; fois plus humble, crois-moi, tu n’as encore que trop de fujet de l’etre. Tu as elfuye une cruelle atteinte , mais ton vifage a ete epar- gne. Ce que tu prends pour des cicatrices ne font que des rougeurs qui feront bientdt effacees. Je fus plus maltraitee que cela , & cependant tu vois que je ne fuis pas trop mal encore. Mon ange, tu refteras jo ie en depit de toi, & l’in- difterent Wolmar que trois ans d’abfence n’ont pu guerir d’un amour conqu dans huit jours , s’en guerira -1 - il en te voyant a toute heure ? O ft ta feule resource eft de deplaire , que ton fort eft defefpere! La Nouvelle 4 * L E T T R E XV. .De Julie. *r* eft trop, e’en eft trop. Ami, tu as vaincu. Je ne fuis point a l’epreuve de tant d’amour; ma refiftance eft epuifee. J’ai fait ufage de toutes mes forces, raa confcience m’en rend le confolant temoignage. Que le Ciel ne me demande point compte de plus qu’il ne m’a donne. Ce trifle cocur que tu achetas tant de fois & qui couta ft cher au tien t’appartient fans referve ; il fut a toi du premier moment ou mes yeux te virent; il te reftera jufqu’a mon der¬ nier foupir. Tu l’as trop bien merite pour le perdre, & je fuis lalfe de fervir aux depens de la juftice une chimerique vertu. Oui, tendre & genereux amant, ta Julie fe- ra toujours tienne, elle t’aimera toujours : il le faut, je le veux , je le dois. Je te rends l’empire que l’amour t’a donne j il ne te fera plus ote. C’eft en vain qu’une voix menfonge- re murmure au fond de mon ame j elle ne m’a- bufera plus. Que font les vains devoirs qu’elle m’oppofe contre ceux d’aimer a jamais ce que le Ciel m’a fait aimer ? Le plus facre de tous n’eft- il pas envers toi ? N’eft - ce pas a toi feul que j’ai tout promis ? Le premier voeu de mon cocur ne fut il pas de ne t’oublier jafnais, & ton in- H e' l o is e. 47 violable fidelite n’eft-elle pas im nouveau lien pour la mienne ? Ah! dans le tranfport d’a- mour qui me rend a toi, mon feul regret eft d’avoir combattu des fentimens li chers & legi¬ times. Nature, 6 douce nature, reprends tous tes droits! j’abjure les barbares vertus qui t’a- neantiflent. Les penchans que tu m’as donnes feront-ils plus trompeurs qu une aveugle rai- fon qui m’egara tant de fois ? Refpede ces tendres penchans, mon aima- ble ami; tu leur dois trop pour les hair; mais foufFres - en le cher & doux partage i fouffre que les droits du fang & de famine ne foient pas eteints pat ceux de 1’amour. Nepenfe point que pour te fuivre j’abandonne jamais la maifon pa- ternelle. N’efpere point que je me refufe aux liens que m’impole une autorite lacree. La cruel- le perte de i’un des auteurs de mes jours m’a trop appris a craindre d’affliger l’autre. Non , celle dont il attend deformais toute fa confola- tion ne contriftera point fon ame accablee d’en- nuis ; je n’aurai point donne la more a tout ce qui me donna la vie. Non, non, je connois mon crime & ne puis lehair. Devoir, honneur, vertu, tout cela ne me dit plus rien; mais pour- tant je ne fuis point un monftre; je fuis foible & non denaturee. Mon parti eft pris, je ne veux defoler aucun de ceux que j’aime. Qu’un pere efclave de fa parole & jaloux d’un vain ti- tre difpofe de ma main qu’il a promife ; que 4$ La Nouvelle l’amour feul difpofe de moil caeur; que mes pleurs ne ceflent de couler dans le fein d’une tendre amie. Que je fois vile & malheureufe j mais que tout ce qui m’eft cher foit heureux & content s’il eft poflible. Formez tous trois ma feule exiftence, & que votre bonheur me faffe oublier ma rnifere & mon defelpoir. L E T T R E XVI. Report]e. Ous renaiflons, ma Julie •> tous les vrais centimens de nos ames reprennent leur cours. La nature nous a conferve l’etre, & Pamour nous rend ala vie. En doutois -tu? L’ofas-tu croire , de pouvoir m’oter ton cceur ? Va, je le connois mieux que toi, ce coeur que le ciel a fait pour le mien. Je les fens joints parune exiftence commune qu’ils ne peuvent perdre qu’a la mort. Depend - il de nous de les feparer , ni meme dele vouloir? Tiennent-ils Pun a l’au- tre par des noeuds que les hommes aient formes & qu’ils puilfent rompre? Non, non, Julie, file fort cruel nous refufe le doux nomd’epoux, rien ne peut nous oter celui d’amans fideles ; il fera la confolation del nos trifles jours , & nous Femporterons au tombeau. Ainfi nous recommencons de vivre pour re- fommencer de foui&ir, & le fentiment de netre H e' I, 0 i S E.' 49 hotre exiftence n’eft pour nous qii’un fentiment tie douleur. Infortunes ! Que fommes - nous de- venus ? Comment avons-rious cede d’etre ce que nous fumes ? Ou eft cet enchantenlent de bon- heur fupreme? Oil font ces ravilfemens exquis dont les vertus animoient nos feux ? Il ne refte de nous que notre amour; i’amout feul refte, & fes charmes fe font eclipfes. Fille trop fou- tnife, amante fans courage ; tous nos tnaux nous viennent de tes erreurs. Helas, un coeur rnoins purt’auroit bleu rnoins egaree ! Oui, c’eft l’hon- netete du tien qui nous perd; les fentimens droits qui le rempliffent en ont chaffe la fagelfe. Tu as voulu concilier la tendreffe ftliale avec l’indomptable amour ; en te livrant a la fois a tous tes penchans, tu les confonds au lieu de les accorder & deviens coupable a force de vertus. O Julie , quel eft ton inconcevable em¬ pire ! par quel etrange potivoir tu fafcines ma raifon! meme en me faiftnt rougir de nos feux , tu te fais encore eftimer par tes fautes •, tu trie forces de t’admirer en partageant tes remords .... Des rcmords ! . . . . etoit - ce a toi d’en fentlr ? :. . . toi que j’aimai.... toi que je ne puis cefler d’adorer . . .■. le crime pourroit- il approcher de ton coeur .. *. Cruelle! en me le rendant, ce cceur qui m’appartient, rends - le- nioi tel qu’il me fut donne. Que m’as - tu dit? . . .. qu’ofes - tu me faire entendre ? .... toi, pafler dans les bras d’un Tome Vi E* f<5 La N O V V £ L t 2 autre ?.... un autre te poffeder ?_ N’ettri plus a moi ? .. . . ou pour comble d’horreur n’fe- frepasa moifeul! Moi? J’eprouverois eet af- freux fupplice ? . .. . Je te verrois furvivre a toi meme ? .... Non. J’aime mieux te perdrc que te partager .... Que le Ciel lie me donna- til un courage digne des tranfports qui m’a- gitentf.... avant que ta main fe fut avilie dans ce nocud funelle abhorre par l’amour & reprou- Ve parl’honneur , j’irois de la miennc te plotigeC in i poignard dans le fein : J’epuiferois ton chafte coeur d’un fang que n’auroit point fouille Pin- fidelite: A ce pur fang je melerois celui qui brule dans mes veines d’un feu que rien ne peut eteindre; je tomberois dans tes bras; je ren- drois fur tes levres mon dernier foupir , ... je recevrois le tien.... Julie expirante!..... ees yeux fi doux eteints par les horreurs de la mort ? .... ce fein, ce trone de Pamour , decbire par ma main, verfan't a gros bouillons le fang. & la vie_Non , vis & fouffre , porte la peine de ma lachete. Non, je voudrois que tu ne' fulfes plus j mais je ne puis t’aimer alfez pour te poignard er. O fi tu connoilfois Petat de ce coeur ferre de detrefle 1 jamais il ne briila d’un feu fi fa- cre. Jamais ton innocence & ta vertu ne lui fut fi chere. Je fuis amailt, je fais aimer, je le fens : mais je ne fuis qu’un homme , & il efl ait deifus de la force humaine de renoncer a la fu- Tt e' L 0 i S E. fl ^rittfe felicite. Une nuit, une feule nuit a chan¬ ge pour jamais toute mon ame. Ote-moi ce dan- gereux foUvenir, & je fuis vertueux. Mais cet- te nuit fatale regne au fond de mon eceur & va couvrir de fon ombre le refte de ma vie. Ah! Julie ! objet adore ! S’il faut etre a jamais mife- jrableS, encore une heure de bdnheur, & des Jregrets eternels ! Ecoute celui qui t’aime. Pourquoi voudrions- rious etre plus fages nous feuls que tout le refte des hommes, & fuivre avec une fimplicite d’en- fans de chimeriques vertUs dont tout le monde parle & que perfonne ne pratique ? Quoi! fe- rons - nous meilleurs moralities que ces foules de Savans dont Londres & Paris font peupies qui tous le raillent de 3a fideiite conjugate, & re- gardent 1’adultere comme un jeu. Les examples n’en font point fcandaleux; il n’eft pas meme permis d’y trouver a redire , & tous les honne- ies gens fe riroient ici de celui qui par refpetft pour le matiage refifteroit au penchant de fon cceur. En effet, difent - ils un tort qui n’eft que dans 1’opinion n’eft-il pas nul quand il eft fe- cret ? Quel mal reqoit un mari d’une infidelite qu’il ignore ? De quelle complaifance une fem¬ me ne rachete-t-eiie pas feS fautes (b ) '{ Quelle ( b) Et ou le bon Suifle avoit - il vt cela ? Il y a long- tems que les femmes galantes font pris fur un plus haut ton. Elies commencent par etablir fierement leurs amans D a fi La N o u v e l i. s douceur n’emploie -1 - elle pas a prevenir ovi guerir fes foupqons ? Prive d’un bien imagi- naire* il vit reellement plus heureux , & ce pre- tendu crime dont on fait tant de bruit n’elt qu’un lien de plus dans la fociete. A Dieu ne plaife } 6 chere arnie de mon creur , que je veuille raifurer le tien par ces honteufes nlaximes. Je Ies abfiorre fans favoir les combattre , & ma confcience y repond mieux que ma raifon. Non que je me faife fort d’un courage que je hais , ni que je vouluiTe d’une vertu ft eouteufe : mais je me crois rnoins cou- pable en me reprochant mes fautes qu’en m’ef- forcant de les jufti&er , & je regarde comme Id comble du crime d’en vouloir oter les remords.* Je ne fais ce que j’eGris ; je me fens Fame dans un etat affreux, pure que celui meme ou j’etois avant d’avoir requ ta lettre, L’efpoir que tu rrie rends eft trifte & fombre ; il eteint cette lueur ft pure qui nous guida rant de fois > tes attraits s’en terniffent & n’en deviennent que plus touchans; je te vois tendre & malheureu* fe; moil creur eft inonde des pleurs qui couient de tes yeux , Sc je me reproche avec amertume un bonheur que je ne puis plus goiiter qu’aux depens du tien. dans la maifon ? & fi Ton daigne y fouffrrr le mart, c’eft autant qu’il fe comporte envers eux avec le refpecl qttii leur doit. Une femme quife cacheroit d’un mauvais com¬ merce feroit create qu’eile en a honte & feroit deshonp. tee: pas utfe hcmnete femme ne voudroit la voir. H e' L O l S E. ^5 Je fens pourtant qu’une ardeur fecrete m’a- nime encore & me rend le courage que veulent m’oter les remords. Chereamie, ah!fais-tude combien de pertes un amour pared au mien pent te dedommager? Sais tu jufqu’a quel point un amant qui ne refpire que pour toi peut te faire aimer ia vie? Concois-tu bien que c’eft pour toi feule que je veux vivre, agir, pen- fer , fentir deformais? Non, fource ddicieufc de mon etre, je n’aurai plus d’ameque ton arae , je ne ferai plus rien qu’une partie detoi-me- me, & tu trouveras au fond de m,on coeur une ft douce exiftence que tu ne fentiras point ce que la tienne aura perdu de fes charmes. He bien , nous ferons coupables, rnais nous ne ferous point medians j nous ierons coupables, mais nous aimerons toujours la vertu: loin d’ofer excufer nos fautes, nous en gemirons ; nous les pleurerons pnfemblej nous les racheterons s’il eft poffible, a force d’etre bienfaifms & bons. Julie ! 6 Julie ! que ferois-tu , que peux- tu faire ? Tu ne peux echapper a mon coeur : n’a- t-il pas epoufe le tien ? Ces vains projets de fortune qui m’ont fi groffierernent abufe font oublies depuis long- terns. Je vais m’occuper uniquement des foins que je dois a Milord Edouard i il veut m’entrai- ner en Angleterre 5 il pretend que je puis l’y fervir. Je l’y fuivrai. Mais je me deroberai tous lesans; je me rendrai fecretement pres de toi- D 3 54 L a Nouvellb Si je ne puis te parler , au rooms je t’aurai vuef j’aurai du moins baife tes pas ; un regard de tes yeux m’aura donne dix mois de vie. Force de repartir , en m’eloignant de celle que j’aime, je compterai pour me confoler les pas qui doi- vent m’en rapprocher. Ces frequens voyages donnerontle change a ton malheureux amant; il croira deja jouir de ta vue en partant pour t’aller voir; le fpuvenir de fes tranfports l’en- chantera durant fon retour; malgre lefort cruel, fes triftes ans lie feront pas tout-a-fait perdus $ il n’y en aura point qui ne foient marques par des plaiiirs, & les courts womens qu’il paffera pres de toi fe multiplieront fur fa vie entiere. L E T T R E XYII De Made. d’Orbe. Otre amante n’eft plus, rnais j’ai retrpu- ve mon aniie, & vous en ayez acquis une donfe le cocur peutvous rendre beaucoup plus que vous n’ayez perdu. Julie eft rnariep , & digne de ren¬ dre heureux l’honnete homnie qui vient d’unir. fon fort au lien. Apres tant d’imprudences , ren- dez graces au Ciel qui vous a fauves tous deux* clle de l’ignominie; & vous du regret de Fq- voir deshonoree. Refpeclez fon nouvel etat; ne lui ecrivez point, ells vous en prie. Atten,- dez qu’eile vqus ecrive ; c’eft ce qu’elle fera H e' l fl i ! I. dans peu. Void le terns on je vais connoitre fi vous meritez l’eftime que j’eus pour vous, & fi votre coeur eft fenfible a «ne amitie pure & fans interet. L E T T R E XVIII. De Julie. Y Ous etes depuis fi long - terns lc depofi- taire de tous les fecrets de mon coeur, qu’il ne fauroit plus perdre une fi douce habitude. Dans la plus importance occafion de ma vie il veut s’epancher avec vous. Ouvrez - lui le votre , mon aimable ami ; recueillez dans votre fein les longs difcours de famine j fi quelquefois elle rend diiTus l’ami qui parle , elle rend tou- jours patient l’ami qui ecoute. Lice au fort d’un epoux, ou plutot aux vo- lontes d’un pere par une chaine indiifoluble, j’entre dans une nouvelle carriere qui ne doit finir qu’a la mort. En la commenqant , jettons uii moment les yeux fur celle que je quitte; il ne nous fera pas penible de rappeller un terns fi cher. Peut-etre y trouverai-je des leeons pour bien ufer de celui qui me refte j peut-etre y trouverez - vous des lumieres pour expliquer ce que ma conduite eut toujours d’obfcur a vos yeux. Au moins en confiderant ce que nous fumes fun a l’autfe , nos coeurs n’en fen- D 4 5 6 La Nouvelle tiroht que mieux ce qu’ils fe doivent jufqu’a la fin de nos jours. II y a fix ans &-peu-pres que je vous vis pour la premiere fois. Vous etiez jeune , bienfait, aimable; d’autres jeunes gens m’ont paru plus beaux & mieux fairs que vous; aucun ne m’a donne la moindre emotion , & mon coeur fut a vous des la premiere yue. Je crus voir fur vo- tre yifage les traits de Fame qu’il falloit a la mienne. II me fembla que mes fens ne fervoient que d’organe a des fentimens plus nobles ; & j’aimai dans vous , moius ce que j’y voyois que ce que je croyois fentir en moi-meme. II n’y a pas deux mois que je penfois encore ne m’etre pas trompee 5 l’aveugle amour , me difois-je , avoit raifon ■, noqs etions faits fun pour l’autre; je ferois a lui fi l’ordre humain n’eut trouble les rapports de la nature , & s’il eto.it permis a quelqu’un d’etre heureux, nous aurions du 1 ’etre enfemble. Mes fentimens nous furent communs ; ils rn’auroient abufee fi je les euife eprouves feu- le. L’amouy que j’ai cpnnu ne peut naitre que d’une convenance reciproque & d’un accord des ames. On n’airne point fi foil n’eft airne » du moins on n’aime pas long - terns. Ces paffions fans retour qui font , dit - on , tant de malheu- reux ne font fondees que (ur les ; fens, fi quei- ques-imes penetrent jufqu’a fame c’efl par des rapports faux dont on eft bieutot detrompef H e' L O x S E. ff pamour fenfuel ne peut fe paffer de la poffefi. fion , & s’eteint par elle. Le veritable amour ne peut fe paffer du coeur, & dure autant que les rapports qui l’ont fait naitre ( c). Tel fut le notre en commencant; tel il fera, j’efpere» jufqifia la fin de nos jours, quand nous Paurons inieux ordonne. Jevis, je fentis que j’etois ai- inee & que je devois l’etre. La bouche etoit rnuette; le regard etoit contraint, - mais le occur fe faifoit entendre: Nous eprouvames bientot entre nous ce je-ne-fai-quoi qui rend le filence eloquent, qui fait parler des yeux baifles , qui donne une timidite temeraire, qui montre les defirs par la crainte, & dit tout ce qu’il n’ofe exprimer. Je fentis mon coeur & me jugeai perdue a yotre premier mot. J’appercus la gene de vo- tre referve; j’approuvai ce refpefit, je vous en aimai da vantage; je cherchois a vous dedom- mager d’un filence penible & neceffaire, fans qu’il en cQutat a mon innocence; je forqai pion naturel, ’ j’imitai ma Coufine ; je devins badine & folatre comme elle, pour prevenir des explications trop graves & faire paffer mil- le tendres careffes a la faveur de ce feint en- jouement. Je voulois vous rendre fi doux vo- tre etat prefent que la crainte d’en changer aug- mentat votre retenue, Tout celg rpe reuilit ( c ) Qiiand ces rapports font chimeriques, il dure autant que f illufion qui nous les fait imagrner. . B* f8 La Nouyelle malj on ne fort point de fon naturel impune- ment, Infenfee que j’etois, j’accelerai ma per- $e au lieu de la prevenir, j’employai du poi- fon pour palliatif , & ce qui devoit vous faire taire fut precifement ce qui vous fit parler. J’eus beau par une froideur affectee vous tenir eloigne dans le tete-a-tete ,• cette contrainte meme me trahit: vous ecrivites. Au lieu de jetter au feu votre premiere letttre , ou de la porter a ma mere, j’ofai 1’ouvrir. Ce fut-la mon crime, & tout le refte fut force. Je voulus m’em- pecher de repondre a ces lettres funeftes que je ne pouvois m’empecher de lire. Cet affreux com¬ bat altera ma fante, Je vis 1’abime ou j’allois me precipiter. J’eus horreur demoi meme, & ne pus me refoudre a vous lailfer partir, Je tom- bai dans une forte de defefpoir ,• j’aurois rnieux aime que vous ne fuifiez plus que de n’etre point a moi ; j’en vins jufqu’a fouhaiter votre mort, jufqu’a vous la demander, Le Ciel a vu mon coeur; cet effort doit racheter quelques fautes. Vous voyant pret a m’obeir, il fallut par¬ ler. J’avois recu de la Chailloit des leqons qui ne me firent que mieux connoitre les dangers de cet aveu. L’amour qui me l’arrachoit rn’ap- prit a en eluder Peffet. Vous lutes mon der¬ nier refuge ; j’eus affez de confiance en vous pour vous armer contre nrafoibleffe, je vous crus digne de me fa-uver de moi-meme & je H e' l o i s e, yous rendis juftice. Ea vous voyant refpedter un dep6t 11 cher , je connus que ma paffion no m’aveugloit point fur les vertus qu’elle me fai- foit trouver en vous. Je m’y livrois avec d’ay- tant plus de fecurite qu’il me fembla que nos cceurs fe fuffifoient l’un a 1’autre. Sure de ne trouver au fond du mien que des fentimens Jionnetes je goutois fans precaution les char- mes d’uiie douce familiarite. Helas ! je ne yoyois pas que le mal s’inveteroit par ma negli¬ gence , & que l’habitude etoit plus dangereufe que Famour. Touchee de votre retenue, je crus pouvoir fans rifque moderer la mienne $ dans Finnocence de mes defirs je penfois en- courager en vous la vertu merae, par les ten- dres carelTes de l’amitie. J’appris dans le bof- quet de Clarens que j’ayois trop compte fur rnoi, & qu’il ne faut rien accarder aux fens quand on veut leur refufer quelque chofe. Un inftant, un feul inftant euibrafa les miens d’un feu que rien ne put eteindre , & fi ma vo- Ipnte refiftoit encore, des lors mon catur fut porrompu. Vous partagiez mon egarement; votre lettre pne fit trembler. Le peril etoit double : pour me garantir de vous & de moi, il fallut yous eloigner. Ce fut le dernier effort d’une vertu tnourante i en fuyant vous achevates de vain- ere > & fi - tot que je ne vous vis plus, ma la%- tfo La N o u r e l l b gueur m’ota le peu de force qui me reftolfc pour vous refifter. Mon pere en quittant le fervice avoit amene chez lui M. de Wolmar ; la vie qu’il lui devoit & une liaifon de vingt ans lui rendoient cet ami fi cher qu’il ne pouvoit fe feparer de lui, M. de Wolmar avanqoit en age &, quoique ri¬ che & de grande naiffance , il ne trouvoit point de femme qui lui convint. Mon pere lui avoit parle de fa fille en homme qui fouhaitoit de fe faire un gendre de fon ami; il fut quellion de la voir , & c’eft dans ce deifein qu’ils firent le voyage enfemble. Mon deftin voulut que )e plulfe a M. de Wolmar qui n’avoit jamais rien aime. Ils fe donnerent fecretement leur paro¬ le , & M. de Wolmar ayant beaucoup d’affaires a regler dans une Cour du nord ou etoient fa famille & fa fortune , il en demanda le terns, & partit fur cet engagement mutuel. Apres fon depart, mon pere nous declara a raa mere & a moi qu’il me l’avoit delline pour epoux , & m’ordonna d’un ton qui ne laiifoit point de replique a ma timidite, de me difpofer a rece- voir fa main. Ma mere, qui n’avoit que trop remarque le penchant de mon coeur , Sc qui fe fentoit pour vous une inclination naturelle, effaya plufieurs fois d’ebranler cette refolution i fans ofer vous' propofer, elle parloit de ma- niere a donner a mon pere de la confderation H s' l o i s t. 6t pour vous & le defir de vous connoitre; mais la qualite qui vous manquoit le rendic infenli- ble a toutes celles que vous poflediez, & s’il convenoit que la naiflance ne les pouvoit rem- placer, il pretendoit qu’elle feule pouvoit les faire valoir. L’impoiltbilite d’etre heureufe irrita des feus qu’elle etit du eteindre. Une flatteufe illufioil me foutenoit dans mes peines ; je perdis avec elle la forGe de les fupporter. Tant qu’il me fiit refte quelque efpoir d’etre a vous , peut- etrc aurois-je triomphe de moi; il m’eu eut moins coute de vous refifter toute ma vie que de re- noncer a vous pour jamais , & la feule idee d’un combat eternel m’ota le courage de vainere 4 La trifteife & 1’amour confumoient mon coeurj, je tombai dans un abattement dont mes lettres fe fentirent. Celle que vous m’ecrivites de Meil- lerie y mit le eomble ; a mes propres douleurs fe joignit le fentiment de votre defefppir. He- las ! c’eft toujours Fame la plus foible qui por- te les peines de toutes deux. Le parti que vous m’oliez propofer mit le eomble a mes perplexi- tes. L’infortune de mes jours etoit afluree, 1’i- nevitable choix qui me reftoit a faire etoit d’y joindre celle de mes parens ou la Votre. Je ne pus fupporter cette horrible alternative; les for¬ ces de la nature ont un terme ; tant d’agitadons cpuiferent les miennes. Js fouhaitai d’etre d’e- livree de la vif. Le Ciel parut avoir pitie de &i La NouvELtg moi; mais la cruelle mort m’epargna pour me? perdre. Je vous vis , je fus gu£rie , & je peris. Si je ne trouvai point le bodheur dans mesf fautes, je n’avois jamais efpere l’y trouver. Je fentois qufe mon coeur etoit fait pour la vertu & qu’il ne pouvdit etre heureux fans elle ; je fuc- combai par foibleffe & non par erreur; je n’eus pas meme l’excufe de l’aveuglement. II ne me reftoit aucurt efpoir ,• je ne pouvois plus qu’etre infortunee. L’innocence & l’amour m’etoient ega- lement neeeflaires; ne pouvant les conferver enfemble & voyant votre egarement, je ne con- fultal qUe vous dans mon choix & me perdis pour ■Vous fauver. Mais il n’eft pas li facile qu’on penfe de re- xioncer a la vertu. Elle tourmente long - terns ceux qui Pabandonnent, & fes charmcs , quf font les deliees des ames pures , font le pre¬ mier fupplice du mechant, qui les aime encore & n’en fauroit plus jouir. Coupable & non depravee j je ne pus echapperaux remords qui m’attettdoiept > Phonnetete me fut chere, me¬ me apres ,1’avoir perdue; ma honte pour etre fecrete rtd ftt’en fut pas moins amere , & quand tout Punivers en eut ete ternoin je ne l’aurois pas mieux fentie. Je me confolois dans ma dou- leur comme utt bleffe qui craint la gangrene , & en qui le fentiment de foil mal foutient Pef- poir d’en guerir. _ Cependant eet etat d’opprobre ra’etoit odieux. S i' i 0 I s <. €3 A force de vouloir etouffer le reproche fans renonccr au crime, il m’arriva ce qu’il arrive a toute arne honnete qui s’egare & qui fe plait dans fon cgarement. Une illufion nouvelle vint adoucir l’amertume du repentir j j’efperai tirer de raa faute un moyen de la reparer, & j’ofai former le projet de contraindre mon Pere a nous unit. Le premier fruit de notre amour devoitferrer ce doux lien. Je le demandois au del coniine le gage de mon retour a la vertu & de notre bonheur commun: je le defirois comme un autre a ma place auroit pu le crain- dre i le tendre amour temperant par fon pref- tige le murmure de la confcience , me eonfo- loit de ma foibleffe par l’effet que j’en atten- dois i & faifoit d’une fi chere attente le char- me & l’elpoir de ma vie. Si-t6t que j’aurois porte des marques fenfi- bles de mon etat, j’avois refolu d’en faire en pretence de toute ma famille une declaration publique a M. Perret (d). Je fuis timide il eft vrai j je fentois tout ce qu’il m’en devoit cou- ter, mais l’honneur meme animoit mon coura¬ ge , & j’aimots mieux fupporter une fois la eonfufion que j’avois meritee, que de nourrir une honte eternelle au fond de mon coeur. Je favois que mon pere me donneroit la mort ou mon amant ,• cette alternative n’avoit rien d’ef- frayant pour moi, &, de maniere ou d’autre, <<0 Pafteur du Hew. j J £4 EA N 0 U V E L L B j’erivifageois dans cette demarche la fin de tpu# mes malheurs. Tel etoit, mbti bon ami, le triyftere que je Voulus vous derober & que vous cherchiez a pe- netreir avec une ft curieufe inquietude. Mille raifons me forcjoient a cette referve avec un homme auffi emporte que vous; fans compter qu’il lie falloit pas armer d’un nouveau pretex- te votre indifcrette importunite. II etoit a pro- pos fur - tout de vous eloigner durant une fl perilleufe fcene, & je favois bien que vous n’auriez jamais confenti a m’abandonner dans un danger pareil, s’il vous eut ete connu. Betas,' je fus encore abufee par une fi dou¬ ce efperance! le Ciel rejetta des projets con- qus dans le crime j je tie meritois pas l’honneur d’etre mere; mon attente refa toujours vaine < & il me fut refufe d’expiet ma faute aux de¬ pens de ma reputation* Dans le defefpoir que j’en concus j l’imprudent rendez-vous qui met- toit votre vie en danger fut une temerite que mon fol amour me voiloit d’une fi douce excufe; je m’en prenois a moi du mauvais fucces de mes veeux, & mon cceur abufe par fes deiirs ne voyoit dans l’ardeur de les contenter, que le foin de les rendre un jour legitimes. Je les crus un infant accomplis ; cette er- reur fut la fource du plus cuifant de mes re¬ grets , & l’a-mour exauce par la nature, n’en fut que plus cruellement trahi par la deftinee. Vous H e' L O l S 6? Veils avez fu quel accident detruifit, avec le germe que je poftois dans mon fein le der¬ nier fondemerit de mes efperances. Ce malheur m’arriva precifement dans le terns de notre re¬ paration ctimme II le Ciel eut voulu m’acca- bler alors de tous les maux quej’avois merites , & couper a 3a fois tous les liens qui pouvoient nous unir, Votre depart fut la fin de mes erreurs ainfi que de mes plaifirs ; je reconnus * mais trop tard, les chimeres qui m’avoient abufee. Je me vis aufli meprifable que je l’etois devehue, & auili malheureufe que je devois toujours l’e- tre, avec un amour fans innocence & des de- firs fans fefpdir, qu’il m’etoit impollible d’etein- dre. Tourmentee de mille yains regrets, je re- noneai a des reflexions aulfi douloureufes qii’i- nutiles ; je ne valois plus la peine que je fou- gealfe a moi-meme, je confacrai ma vie a m’oc- cuper de vous. Je n’avois plus dhonneur que le v6tre , plus d’efperance qu’en votre bonheur, & les fentimens qui me venoient de vous etoient les feuls dont je crulfe pouvoir etre encore ernue. L’artlour lie m’aveugloit point fur vos de- fauts mais il me les rendoit chers , & telle etoit fon Million que je vous aurois moins ainie fi vous aviez ete plus parfait. Je connoiflois vo¬ tre coeur, vos emportemens; je favois qu’avec plus de courage que moi vous aviez moins de Tome V. E €6 La Nouvellb patience, & que les raaux dont mon ame stoit accablee nlettroient la votre au defefpoir. C’eft par cette raifon que je vous cachai toujours avec foin les engagemens de mon pere, & a notre feparation , voulant profiter du zele de Milord Edouard pour votre fortune , & vous en infpirer un pareil a vous - meme , je vous fiattai d’un efpoir que je n’avois pas. Je fis plus connoilfant le danger qui nous menaqoit, je pris la feule precaution qui pouvoit nous en ga- rantir, & vous engageant avec ma parole ms liberte autant qu’il m’etoit poffible, je tachai d’infpirer a vous de la confiance , a mot de la fermete, par une promeffe que je n’ofaffe en- freindre & qui put vous tranquilifer. C’etoit' un devoir puerile , j’en conviens, & cependant je ne m’en feroit jamais departie. La vertu eft li neceifaire a nos coeurs, que quand on a une fois abandonne la veritable, on s’en fait ert- fuite une a fa mode , & l’on y tient plus forte- ment * peut-etre parce quelle eft de notre choix, je ne vous dirai point combien j’eprouvai d’agitations depuis votre eloignement, La pire de toutes etoit la crainte d’etre oubliee. Le fejour oil vous etiez me faifoit trembler; votre maniere d’y vivre augmented mon effroi : je croyois deja vous voir avilir jufqu’a n’etre plus qu’un homnle a bonnes fortunes. Cette igno- minie m’etoit plus cruelle que tous mes rnaux 5 j’aurois tnieux aim! vous favoiv malheureux que H e' L O l S B. ^7 ineprifable; apres tant depeines auxquelles j’e- tois accoutuumee, votre deshonneur e.oit !a feu- le que je ne pouvois fupporter. Je fus ralfuree fur des crairttes que le ton. de vos lettres commenqoit a confirmer ; & je le fus par un nioyeii qui eut pu niettre le com- ble aux alarmes dun autre. Je parle du de- fordre ou vous vous lailfates entrainer & dont le prompt & fibre aveu fut de toutes les preu- ves de votre franchife celle qui m’a le plus touchee. Je vous Connoiifois trop pour igno- rer ce qu’un pared aveu devoit vous couter , quand rtieme j’aurois cefle de vous etre chere} je vis que Pamour vainqueur de la honte avoit pu feul vous farracher. Je jugeai qu’un coeur fi Cincere etoit incapable d’une infidelite cachee; je trouvai inoins de tort dans votre faute que de merite a la confeffer , & me rappellant vos anciens engagemens, je me gueris pour jamais de la jaloufie. Mon ami, je n’en fus pas plus heureufe; pour un tourment de moins , fans cefle 11 en renaiifoit milld autres , & je lie connus jamais mieux combien il eft infenfe de chercher dans l’egarement de fon coeur un repos qu’on ne trouve que dans la fagelfe. Depuis long-terns je pleurois en fecret la meilleure des meres qu’une langueur mortelle confumoit infenfible- ment. Babi a qui le fatal eifet de ma chute m’ayoit forcee a me confier , me trahit & lui E « 68 La N o u v e l l s decouvrit nos amours & mes fautes. A peine eus-je retire vos lettres de chez ma Coufine, qil’elles furent furprifes. Le temoignage etoifi convaincant; la triftelfe acheva d’oter a ma mere le peu de forces que fon rrial lui avoie laiilees. Je faillis expirer de regret a fes pieds. Loin de m’expofer a la mort que je meritois , elle voila ma honte, & fe contenta d’engemir; vous-meme qui l’aviez 11 cruellement abufee, ne putes lui devenir odieux. Je fus tenioin de 1’eifet que produilit votre lettre fur fon coeur tendre & compatilfant. Helas ! elle defiroit vo¬ tre bonheur & le mien. Elle tenta plus d’une fois .... que fert de rappeller une efperance a jamais etcinte ? Le Ciel en avoit autrement ordonne. Elle Unit fes trifles jours dans la dou- leur de n’avoir pu flecbir un epoux fevere , & de lailfer une Bile B peu digne d’elle. Accablee d’une 11 cruelle perte , mon ams lfleut plus de force que pour la fentir la voix de la nature gemiffante etouffa les murmures de l’amour. Je pris dans une cfpece d’horreur la caufe de tant de maux; je voulus etoufler enfin l’odieufe palllon qui me les avoit attires & renoncer a vous pour jamais. II lefalloit, fans doute ; n’avois-je pas alfez de quoi pi eurer le refte de ma vie, fans chercher inceffamment de nouveaux fujets de iarmes ? Tout fembloit favorifer ma refolution. Si la triftelfe attendrit Tame , une profonde affliction fendurcit. Le M e' L O i S E. 6 } fouvenir de ma mere mourante effaqoit le v6- tre ; nous etions eloignes ; l’efpoir m’avoit aban¬ donee ; jamais mon incomparable amie ne fut li fublitne ni fi digne d’occuper feule tout mon coeur. Sa vertu, fa raifon, fon amitie, lbs tendres careffes femfaloient l’avoir purifie; je vous crus oublie , je me crus guerie. II etoit trop tard : ce que j’avois pris pour la froideur d’un amour eteint, n’etoit que l’abattement du defelpoir. Comrae un malade qui cede de fouffrir en tombant en foibleflfe fe ranime a de plus vives douleurs , je fentis bientot renaitre toutes les miennes quand mon pere m’eut annonce le pro¬ chain retour de M. de Wolmar. Ce fut alors que 1’invincible amour me rendit des forces que je croyois n’avoir plus. Pour la premiere fois de ma vie j’ofai refifter en face a mon pere. Je lui protelfai nettement que jamais M. de Wolmar ne me feroit rien ; que j’etois deter- minee a mourir fille $ qu’il etoit maitre de ma vie, mais non pas de mon coeur, & que rien ne me feroit changer de volonte. Je ne vous parlerai ni de fa colere , ni des traitemens que j’eus a fouffrir. Je fus inebranlable : ma timi- dite m’avoit portee a l’autre extremite, & fl j’a¬ vois le ton moins imperieux que mon pere, je i’a- vois tout auffi refolu. II vit que j’avois nris mon parti, & qu’il ne gagneroit rien fur moi par autorite. Un inftant E 3 '?© La N o ut m ! je me crus delivree de fes perfections. Ma If que devins-je quand tout-a-coup je vis a mes pieds le plus fevere des peres attendri & fon¬ dant en larmes ? Sans me permettre de me leve? il me ferroit les genoux , & fixant fes yeux mouilles fur les miens, il me dit d'une voix touchante que j’entends encore au dedans de moi. Ma fille refpede les cheveux blancs de ton malheureux pere; ne le fais pas defcendre avec douleur au tombeau , comme celle qui te. porta dans fon fein. Ah ! veux-tu donner la more a toute ta famine ? Concevez mon faififfement. Cette attitude^ ce ton , ce gefte, ce difcours, cette affreufe idee me bouleverferent au point que je me laiflai aller demi-morte entre fes bras, & ee ne fut qu’apre? biendes fanglots dont j’etois oppredee , que je ne pus lui repondre d’une voix alteree & foible. O mon pere! j’avois des armes contra yos menaces , je n’en ai point contre vos pleurs. C’eft vous qui ferez mount vo,tre fille. Nous etions tous deux tellement agites que nous ne pumes de long-tems nous remettre. Ce- pendant en repalfant en moi-meme fes derniers mots, je conqus qu’il etoit plus inftruit que je si’avois cru , & refoiue de me prevaloir contre lui de fes propres connoiifances, je me prepa- rqis a lui faire au peril de ma vie un aveu trop, long-terns dilfere , quand m’arretant avec viva- cite, comme s’il eut prevu & craint ce que j’al- |ois lui dire 5 il me parla ainlj. Planche VZ. Tome V Lsl force _J?a£eriielle H e' l o i s e; 71 B Je fais quelle fantaifie indigne d’une fille j, bien nee vous nourriffez au fond de votre » cceur. II eft terns de facrifter au devoir & a j., l’honnetete une paftion honteufe qui vous des- ^ honore & que vous ne fatisferez jamais qu’aux w depens de ma vie. Ecoutez une fois ce que „ l’honneur d’un pere & le votre exigent de a, vous, &jugez vous vous-meme. „ M. de Wolmar eft un homme d’une gran- M de naiffance, diftingue par toutes les qualites „ qui peuvent la foutenir; qui jouit de la con- „ fideration publique & qui la merite. Je lui ,3 dois la vie ; vous favez les engagemens que , 5 j’ai pris avec lui. Ce qu’il faut vous appren- 3, dre encore, c’eft qu’etant alle dans fon pays ,3 pour mettre ordre a fes affaires , il s’eft trou- „ ve enveloppe dans la derniere revolution, qu’il ,3 y a perdu fes biens, qu’il n’a lui-metne echap* 3* pe a l’exil en Siberie que par un bonheur w fingulier, & qu’il revient avec le trifte de- 3, bris de fa fortune, fur la parole de fon ami 3, qui n’en manqua jamais a perfonne. Prefcri- 3, vez-moi maintenant la reception qu’il faut lui >} faire a fon retour. Lui dirai - je ? Monlieur, 33 je vous promis ma fille tandis que vous etiez 33 riche, mais a prefent que vous n’avez plus K rien je me retrade, & ma fille ne veut point 3, de vous. Si ce n’eft pas ainfi que j’enonce ,3 mon refus , c’eft ainfi qu’on l’interpretera s vos amours allegqss feront pris pour un pre- E 4 3) 72 La N o xj v e l e b ,5 texte , ou ne feront pour moi qii’un affront „ de plus , & nous palTerons, vous pour une 3, Bile perdue , moi pour un rnalhonnete hornme ,5 qui facrifte fon devoir & fa fpi a un vil inte- „ ret 5 & joint 1'ingraritude a l’infidelite. Ma 33 fills ! il eft trpp tard pour finir dans l’oppro- 3, bre une vie fans tache, & foixante ans d’hon- „ neur ne s’abandonnent pas en un quart-d’heure. „ Vbyez done , ” continua-t-il, „ combien 53 tout ce que vous pouvez me dire eft a pre- j, fent hors de propps. Voyez ft des preferen- 5, ces que la pudeur defavoue & quelque feu 9 paffager de jeuneffe peuvent jamais etre mis ,3 en balance avec le devoir d'une Bile & l’hon- „ neur eompromis d’un psre. S’il n’etoit quef. 33 tion pour i’un des deux que dftmmoler fon 35 bonheur a l’autre, ma fendrelfe vous dilpu- 3, teroit un ft doux facrifice j mais mon enfant, 55 l’honneur a parle & dans le fang dqnt tp fors , 35 e’eft toujours lui qui decide. ,, Je ne manquois pas de bonne reponfe a ce difeours ; mais les prejuges de mon pere lui, donnent des principes ft differens des miens, que des raifons qui me fembloient fans replique ne l’aurpient pas merne ebranle. D’ailleurs, ne fachant ni d’oii lui yenoient les lymieres qu’U paroiffoit avoir acquifes fur ma conduite , nj jufqu’oii eiles pouvoient aller; craignant a fop affectation de m’interrompre qu’il n’eut deja pris iqn|iarti fur ce que j’avois a lui dire, & t plug H E* L O i s ?. 75 que tout cela, retenue par une honte que jes n’ai jamais pu vaincre, j’aimai mieux employer une excufe qui me parut plus fine, parce qu’elle etoit plus felon fa maniere de penfer. Je lui de- clarai fans detour l’engagement que j’avois prig avec vqus ; je proteftai que je ne vous manque- rois point de parole, & que, quoi qu’il put arri- ver , je ne me marierois jamais faus yo.tre con- Jentement. En effet 3 je m’apperqus avee joie que mon icrupule ne lui deplaifoit pas; il me fit de vifs reproclies fur ma promelfe, mais il n’y objedtq rien ; tant un Gentilhamiye plein d’honneur a natuvellement yne haute idee de la foi des en- gagemens , & regarde la parole cqmme une cho- ie toujours lacree ! Au lieu done de 's’amufer a difputer fur la nullite de cette promelfe, dont je ne ferojs jamais convenue, il m’obligea d’e- crire un billet auquel il jpignit une lettre qu’il fit partir fur le champ. Avec quelle agitation n’attendis - je point votre reponfe ! combien je fis de veeuxpour vous trouvermoins de delica- telfe que vous ye deviez en avoir ! Mais je vous connoilfois trop pour douter de votre ob.eilfan- ce , & je favois que plus le facrifice exige vous feroit penible, plus vous feriez prompt a vous rimpqfer. La reponfe vint; elle me fut cachee durant ma maladie ; apres mon retablilfement lues craintes furent confirmees & il ne me refta plus d’excufes. Aq moins mon pere me declara, E * H La Nouvittf qu’il n’en recevroit plus , & avec l’afcendanfc que le terrible mot qu’il m’avoit dit lui donnoit fur mes volontes , il me fit jurer que je ne di¬ ms rien a M. de Wolmar qui put le detourner de m’epoufer : car , ajouta-t-il, cela lui patoi- troit un jeu concerte entre nous , & a quelque prix que ce foit, il faut que ce mariage s’acheve ou queje meure de douleur. Vous le favez , mon ami; ma fante, fi ro- bufte contre la fatigue & les injures de 1’air, ne peut refifter aux intemperies des paflions , & c’eft dans mon trop fenfible coeur qu’eft la four- ce de tous les maux & de mon corps & de mon ame. Soit que de longs chagrins euffent corrom- pu mon fang, foit que la nature eut pris ce terns pour l’epurer d’un levain funefte , je me fentis fort incommodee a la fin de cet entretien. En fortant de la chambre de mon pere , je m’ef- forqai pour vous ecrire un mot, & me trouvai fl mal qu’en me mettant au lit j’efperai ne m’en plus relever. Tout le refte vous trop con- nu; mon imprudence attira la votre. Vousvin- tes, je vous vis, & crus n’avoir fait qu’un de ces reves qui vous offroient fi fouvent a moi durant mon delire. Mais quand j’appris que vous etiez venu , que je vous avois vu reellement, & que voulant partager le mal dont vous ne pou- viez me guerir, vous Paviez pris & delfeinj je ne pus fupporter cette derniere epreuve , & voyant un Ci tendre amour furvivre a felperance* !e mien que j’avois pris tant de peine a conte- nir ne connut plus de frein, & fe ranima bien- tot avec plus d’ardeur que jamais. Je vis qu’il falloit aimer malgre moi; je fentis qu’il falloifc etre coupable ; que je ne pouvois refifter ni a pion pere ni a mon amant, & que je n’accor- derois jamais les droits de l’amour & du fang qu’aux depens de 1’honnetete. Ainfi tous mes bons fentimens acheverent de s’eteindre ; toutes mes facujtes s’altererent ; le crime perdit foq, liorreur a mes yeux; je me fentis toute autre au dedans de moi; enfin, les tranfports effre- nes d’une paffion rendue fprieufe par les pbfta- cles , me jetterent dans le plus affreux defef- poir qui puifle accabler une ame; j’ofai defefp4- rer de la vertu. Vctre lettpe plus propre a re- yeiller les remords qu’a les prevenir, acheva de m’egarer. Mon coeur etoit fi corrompu que ma raifon ne put relifter aux difcours de vos philo- fophes. Des horreurs dont l’idee n’avoit jamais fouille mon efprit pferent s’y prefenter. La vo- lonte les combattpit encore, mais Pirnagination s’accouturaoit a les voir, & ft je ne portois pas d’avance le crime au fond de mon coeur, je n’y portois plus ces refolutions genereufes qui feules peuvent lui relifter. J’ai peine a pourfuivre. Arretons un moment. Rappellez-yous ce§ terns de bonheur & d’inno- cence oil ce feu fi vif & fi doux dont nous #tions animes epuroit tous nos fentimens, ou fa yS La No u t ui. i fainte ardeur nous rendoit la pudeur plus chere & l’honnetete plus aimable, ou les defirs meme ne fembloient naitre que pour nous donner l’hon- neur de les vainere & d’en etre plus dignes l’un de l’autre. Relifez nos premieres lettres > fon- gez a ces momens fi courts & trop peu goutes ou l’amour fe paroit a nos yeux de tous les charmes de la vercu, & ou nous nous aimions trop pour former entre nous des liens deiavoues par elle. Qu’etions-nous, & que fotnmes - nous deve- nus ? Deux tendres amans paiferent emfemble line annee entiere dans le plus rigoureux filen- ce , leurs foupirs n’ofoient s’exbaler ; niais leurs coeurs s’entendoient; ils croyoient fouffrir, & ils etoient heureux. A force de s’entendre, ils fe parlerent j niais contens de favoir triompher d’eux-memes & de s’en rendre niutuellement I’honorable temoignage, ils paiferent une autre annee dans une referve non moins fevere; ils fe difoient leurs peines, & ils etoient heureux. Ces longs combats furent mal foutenus ; un inf- tant de foihleife les egara; il s’oublierent dans les plaifirs; mais s’ils ceiferent d’etre chaftes, au moins ils etoient fideles ; au moins le Ciel & la nature autorifoient les nceuds qu’ils avoient: formes ■, au moins la vertu leur etoit toujours chere j ils l’aimoient encore & la favoient encor®. honorer; ils etoient moins corrompus qu’avilis. Moins dignes d’etre heureux s ils letoisnt pouK* tant encore. H E r L O i S E» Que font tttaintenant ces amans ft tendres qui bruloient d’une flamme fi pure , qui fen- toient fi bien le prix de l’honnetete ? Qui l’ap- prendra fans gemir fur eux ? Les voila livres au crime. L’idee meme de fouiller le lit Conju¬ gal ne leur fait plus d’horreur.... ils meditent des aduiteres ! Qpoi, font-ils bien les ttlemes ? Leurs ames n’ont-elles point change ? Comment cette ravilfante image que le mechant n’apper- qut jamais peut-elle s’effacer des coeurs ou elle a brille ? Comment l’attrait de la vertu ne de- goute -1:. il pas pour toujours du vice ceux qui font une fois connue ? Combien de fiecles ont pu produire ce changement etrange ? Quelle longueur de terns put detruire un fi charmant fouvenir, & faire perdre le Vrai fentiment du bonheur a qui l’a pu favourer une fois ? Ah ! Ci le premier defordre eft penible & lent, que tous les autres font prompts & faciles ! Preftige des paflions! tu fafcines ainfi la raifon, tu trom- pes la fagelfe & changes la nature avant qu’on s’en apperqoive. On s’egare un feul moment de la vie; on fe detourne d’uii feul pas de la droi- te route. Auffi - tot une pente inevitable nous entraine & nous perd. On tombe enfin dans le goutfre, & l’on fe reveille epouvante de fe trou- ver couvert de crimes , aVec un coeur ne pour la vertu. Mon bon ami, Iaiffons retomber ce voile. Avons-nous befoin de Voir Ie precipice La Nouvelle affireux qu’il rious cache pour eviter d’en ap- procher ? Je repreilds mon recit. M. de Wolnlar arriva &ne fe rebuta pas dii thangement de mon vifage. Mon pere ne me laifla pas refpirer. Le deuil de ma mere alloit finir, & ma douleur 6toit a 1’epreuve du terns. Je ne pouvois alleguer ni i’uri ni l’autre pour eluder ma promeffe : il fallut I’accomplir. Le jour qui devoit m’6ter pour jamais a vous & a moi me parut le dernier de ma vie. J’aurois Vu les apprets de ma fepulture avec moins d’e£- froi que ceux de mon mariagc. Plus j’appro- ctlois du moment fatal, moins je pouvois de- raciner de mon coeur mes premieres affections; elles s’irritoient par mes efforts pour les etein- dre. Enfin, je me laffai de combattre inutile- ment. Dans l’inftant meme ou j’etois pretea ju- rer a un autre une eternelle fidelite, mon coeuf Vous juroit encore un amour kernel * & je fus menee au temple commie une viCtime impure t qui fouille le facrifice ou Ton va l’immoler. Arrivee a l’eglife, je fentis en entrant une forte d’emotion que je n’avois jamais eprouvee. Je ne fais quelle terreur vint failir mon ame dans ce lieu fimple & augufte, tout rempli de la majefte de celui qu’on y fert. Une frayeur foudaine me fit friffotfner; tremblante &prete a tomber en defaillance, j’eus peine a me trai- ner jufqu’au pied de la chaire. Loin de me re- H t* t o » s t. *?$ jnettre )e fentis mon trouble augmenter duranc la ceremonie, & s’il me laifl’oit appereevoir les ®bjets , c’etoit pour en etre epouvantee. Le jour fombre de l’edifice , le profond filence des fpe&ateurs , leur maintieri modefte & recueilli* le cortege de tous mes parens, l’impofant af- pe& de mon venere pere , tout donnoit a ce qui s’alloit pafler un air de folenmite qui m’excitois a l’attention & au refped, & qui m’eut fait fre- fliir a la feule idee d’un parjure. Je crus voir 1’organe de la Providence & entendre la voix de Dieu dans le miniftre prononqant gravement la fainte liturgie. La purete, la dignite , la faintete du mariage , li vivement expofees dans les paroles de l’Ecriture, fes chaftes & fublimes devoirs G importans au bonheur, a l’ordre , at la paix, a la duree du genre humain , G doux a remplir pour eux - memes ; tout cela me fit une telle impreflion que je crus fentir .interieure- ment une revolution fubite. Une puiflance in- connue fembla corriger tout-a-coup le defordre de mes affe&ions & les rdablir felon la loi du devoir & de la nature. L’oeil eternel qui voit tout , difois - je en moi-meme , lit maintenant au fond de mon coeur; il compare ma volonte eachee a la reponfe de ma bouche : le Ciel & la terre font temoins de l’engagement facre que je prends ; ils le feront encore de ma fidelite a l’ob- ferver. Quel droit peut refpeder parmi les hojB.- jnes quiconque ofe violer le premier tous? §© i. a Nouvelle Un coup d’ocil jette par hafard fur M. & Made. d’Orbe, que je vis a c 6 te l’un de l’au- tre & fixant fur moi des yeux attendris, m’e- mut plus puilfamment encore que n’avoient fait tous les autres objets. Aimable & vertueux cou¬ ple * pour moins connoitre l’amour en etes- vous moins unis ? Le devoir & Thonnetete vous lient 5 tendres amis, epoux fideles, fans bruler de ce feu devorant qui confume I’ame , vous vous aimez d’un fentiment pur & doux qui la nourrit, que la fageffe aurorife &que la rai- fon dirige > vous n’en etes que plus folidement heureux ! Ah! puilfai-je dans un lieu pared re- couvret la meme innocence & jouir du mktns bonheurj fi je ne l’at pas merite comme vous* je m’en rendrai digne a votre exemple. Ces fentimens reveillerent mon efperanee & mon courage. J’envilageai le faint noeud que j’allois former cum me un nouvel etat qui devoit puri¬ fier mon ame & la rendre a tous fes devoirs. Quand le Pafteur me demanda 11 je promettois obciffance & fidelite parfaite a celui que j’ac- ceptois pour epoux, ma bouche & mon coeur le promirent. Je le tiendrai jufqu’a la mort. De retour au logis je foupirois apres une heure de folitude & de recueillement. Je l’ob- tins ,■ non fans peine, & quelque emprelfement que j’eulfe d’en profiter , je ne m’examinai d’a- bord qu’avec repugnance * craignant de n’avoir eprouve qu’uiie fermentation paiiagere en chan- geant H e' l o i s E . 1 gi geant de condition, & de me retrouver auffi peu digne epoufe que j’avois ete fille pen fage. L’epreuve etoit lure mais dangereufe, je com- mencai par longer a vous^ Je me rendois le te- moignage que nul tendre fouvenir n’avoit pro¬ fane l’engagement folenmel que je venois de prendre. Je ne pouvois concevoir par quel pro- dige votre opiniatre image m’avoit pu laifler fi long - terns en paix avec taut de fujet de me la rappeller; je me ferois defiee de l’indifference & de I’oubli, comme d’un etat trompeur , qui m’etoit trop peu naturel pour etre durable. Cet¬ te illufion n’etoit guere a craindre: je fentis queje vous aimois autant & plus, peut-etre* que je n’avois jamais fait; mais je le fentis fans rougir. Je vis que je n’avois pas befoin pour penier a vous d’oublier que j’etois la femmC d’un autre. En me difant combien vous m’etiez cher, mon cceur etoit emu, maismaconfcien- ce & mes fens etoient tranquilies , & je connus des ce moment que j’etois reellement changeet Quel torrent de pure joie vint alors inonder mon ame! Quel fentiment de paix efface de- puis (i long-terns vint ranimer ce coeur fletri par fignominie, & repandre dans tout mon etre lane ferenite nouvelle ! Je crus me fentir renai- tre; je crus recommencer une autre vie. Dou¬ ce & confolante vertu , je la recommence pour toi ; c’eft toi qui me la rendras cherej c’eft k toi que je la veux confacrer, Ah! j’ai trop ajL Tome Vi F S 2 La N ou'teixi pris ce qu’il en coute a te perdre pour t’abail- donner une feconde fois ! Dans le raviffement d’un changement fi grand, fi prompt , li inefpere, j’ofai coniiderer l’e- tat ou j’etois la veille j je fremis de l’indigne abatement ou m’avoit reduit l’oubli de moi- meme, & de tous les dangers que j’avois cou- rus depuis mon premier egarement. Quelle heureufe revolution me venoit de montrer 1’horreur du crime qui m’avoit tentee, & re- veilloit en moi le gout de la fagefle ? Par quel rare bonheur avois - je ete plus fidelle a l’a- mour qu’a Fhonneur qui me fut fi cher? Par quelle faveur du fort votre inconftance ou la taienrie lie m’avoit-elle point livree a denou- velles inclinations ? Comment eulfai - je oppofe a un autre amant une refiftance que le premier avoit deja vaincue, & une honte accoutumee a ceder aux defirs ? Aurois-je plus refpede les droits d’un amour eteint que je n’avois refpec- te ceux de la vertu, jouiifant encore de tout leur empire ? Quelle furete avois-je eue de n’ai- mer que vousfeul au monde, fi ce n’eft un fen- timent interieur que croient avoir tous les amans, qui fe jurent une conftance eternelle , & fe parjurent innocemiment toutes les fois qu’il plait au Ciel de changer leur coeur ? Chaque defaite cut ainfi prepare la fuivante : l’habitude du vice en eut ejfxace i’horreur a mes yeux. Entrainee du deshonneur a l’infamie fans trou- H E f L O 1 S E. 83 Ver de prife pour m’arrbtcr d’une amante abufee je devenois une fille perdue, l’opprobre de mon fexe, & le defefpoir de raa faraille. Qui m’a garantie d’un effet li naturel de ma premiere fame? Qui m’a retenue apres le pre¬ mier pas ? Qui m’a conferve ma reputation & l’eftime de ceux qui me font chers ? Qui m’a mife fous Ja fauvegarde d’un epoux vertueux , {age, aimable par fon caradere, & memo par fa perfonne, & rernpli pour moi d’un refped & d’un attachement fi peu merites ? Qui me permet, enfin, d’afpirer encore au titre d’hon- jiete femme & me rend le courage d’en etre di- gne ? Je le vois, je le fens; la main fecoura- fcle qui m’a conduite a travers les tenebres eft celie qui Ieve a mes yeux le voile de l’erreur & me rend a moi malgre moi - merne. La voix fecrete qui lie ceifoit de murmurer au fond de mon coeur s’eLeve & tonne avec plus de force au moment ou j’etois prete a perir. L’auteur de toute verite n’a point foulfert que je for- tiife de fa prefence coupable d’un vil par jure, & prevenant mon crime par mes rcmords il m’a montre l’abyme ou j’allois me precipiter. Pro¬ vidence eternelle, qui fais ramper fin feel c & rouler les cieux, tu veilles fur la moindre de tes oeuvres! Tu me rappelles au bicn que tu m’as fait aimer ; daigne accepter d’un coeur. epure par tes foins l’hommage que toi feule rends digue de t’etre.offertl F 3 §4 La Nouvelih A l’inftant, penetree d’un vif fentiment dii danger dont j’etois delivree & de l’etat d’hon- neur & de furete ou je me fentois retablie , je me profternai contre terre, j’elevai vers le ciel mes mains fuppliantes, j’invoquai l’Etre dont il eft le trdne & qui foutient ou detruit quand il lui plait par nos propres forces la liberte qu’il nous donne. Je veux, lui dis - je , le bien que tu veux, & dont toi feul es la fource. Je veux aimer l’epoux que tu m’as donne. Je veux 6tre fidelle, parce que c’eft le premier devoir qui lie la famille & toute la fociete. Je veux etre chafte, parce que c’eft la premiere vertu qui nourrit toutes les autres. Je veux tout ce qui fe rapporte a l’ordre de la nature que tu as etabli, & aux regies de la raifon que je tiens de toi. Je remets mon cceur fous ta gar¬ de & mes defirs en ta main. Rends toutes mes actions conformes a ma volonte conftante qui eft la tienne , & ne permets plus que l’erreur d’un moment l’emporte fur le choix de tou¬ te ma vie. Apres cette courte prierc, la premiere que j’eufle faite avec un vrai zele, je me fentis tellement affermie dans mes refolutions, il me parut fi facile & fi doux deles fuivre , queje v : s clairement ou je devois chercher deformais la force dont j’avois befoin pour refifter a mon propre coeur & que je ne pouvois trouver en moi - meme. Je tirai de cette feule decouverte H e' l o i s i. ‘ 8? one confiance nouvelle, & je deplorai le trifle aveuglement qui me l’avoit fait manquer fi long- tems. Je n’avois jamais ete tout-a-fait fans re¬ ligion ; mais peut-etre vaudroit - il mieux n’en point avoir da tout, que d’en avoir une exte- rieure & manieree, qui fans toucher le coeur raifure la confcience ■, de fe bonier a des for- mules •, & de croire exa&ement en Dieu a cer- taines heures pour n’y plus penfer le refte du terns. Scrupuleufement attachee au culte pu¬ blic , je n’en favois rien tirer pour la pratique de ma vie. Je me fentois bien nee & me livrois a mes penchans; j’aimois a reflechir , & me fiois a ma raifon; ne pouvant accorder l’efprit de l’Evangile avec celui du monde, ni la foi avec les oeuvres, j’avois pris un milieu qui con- tentoit ma vaine fageSe; j’avois des maximes pour croire & d’autres pour agir j j’oubliois dans un lieu ce que j’avois penfe dans l’autre, j’e- tois devote a l’Eglife & philofophe au logis. Helas ! je n’etois rien nulle part; mes prieres n’etoient que des mots, mes raifonnemens des lophifmes, & je fuivois pour toute lumiere la fauife lueur des feux - errans qui me guidoient pour me perdre. Je ne puis vous dire combien Ge principe interieur qui m’avoit manque jufqu’ici m’a don- ne de mepris pour ceux qui m’ont fi mal con- duite. Quelle etoit, je vous prie, leur raifon premiere, &fur quelle bafe etoient-ils fondes? f 3 85" La Nouvelle Un heureux inftind me porte au bien , une vio- lente paffion s’eleve, elle a la racine dans le meme inftind, que ferai - je pour la detruire ? De la confideration de l’ordre je tire la beaute de la vertu , & la bonte de l’utilite commune j mais que fait tout cela contre mon interet par¬ ticular, & lequel au fond m’importe le plus, de mon bonheur aux depens du refte des hom- mes, ou du bonheur des autres aux depens du mien? Si la crainte de la honte ou du cha- timent m’empechent de mal faire pour mon profit, je n’ai qu’a mal faire en fecret, la ver¬ tu n’a plus rien a me dire , & ft je fuis furpri- fe en faute, on punira comme a Sparte non le delit, mais la mal - adrelfe. Enfin que le carac- tere & l’amour du beau foit empreint par la nature au fond de mon arae, j’aurai ma regie auffi long - terns qu’il ne fera point defigure ; mais comment m’aflurer de conferver toujours dans fa purete cette effigie interieure qui n’a point parmi les etres fenfibles de modele auquel on puiife la comparer? Ne fait-on pas que les affedions defordonnees corrompent le jugement ainfi que la volonte , & que la confidence s’al- tere & fe modifie infenfiblement dans chaque liecle, dans chaque peuple, dans chaque in- dividu felon I’inconftance & la variete des prejuges ? Adorez l’Etre Eternel, mon digne & fage ami; d’un fouffle vous detruirez ces fantomes H e' r o i s E. 87 de raifon , qui n’ont qu’une vaine apparence & fuient comme une ombre devant l’immuable ve- rite. Rien n’exifte que par celui qui eft. C’eft lui qui donne un but a la juftice, une bafe a la vertu, un prix a cette courte vie employee a lui plaire; c’eft lui qui ne cede de crier aux coupables que leurs crimes fecrets ont ete vus, & qui fait dire au Jufte oublie , tes vertus ont un temoin; c’eft lui, c’eft fa fubftance inalte¬ rable qui eft le vrai modele des perfections dont nous portons tous une image en nous - memes. Nos paffions ont beau la defigurer ; tous fes traits lies a l’effence infinie fe reprefentent tou- jours a la raifon & lui fervent a retablir ce que l’impofture & l’erreur en ont altere. Ces dif- tindions me femblent faciles; le fens commun fuffitpour les faire. Tout ce qu’on ne peut fe- parer de l’idee de cette eflence eft Dieu tout le refte eft l’ouvrage des hommes. C’eft a la contemplation de ce divin modele que l’ame s’epure & s’eleve, qu’elle apprend a meprifer fes inclinations baffes & a furmonter fes vils penchans. Un cocur penetre de ces fublimes verites fe refufe aux petites paffions des hom¬ ines; cette grandeur infinie le degoute de leur orgueil; le charme de la meditation l’arrache aux defirs terreftres; & quand l’Etre immenfe dont il s’occupe n’exifteroit pas, il feroit en¬ core bon qu’il s’en occupat fans ceffe pour etr« F 4 88 L a Nouvelle plus maitre de lui-meme, plus fort, plus hem*’ reux & plus fage. Cherchez - vous un exemple fenfible des vains fophifmes d’une raifon qui ne s’appuie que fur elle-meme? Confiderons de fens-froid les difcours de vos philofophes, dignes apologiftes du crime, qui ne feduifirent jamais que des cpeurs deja corrompus. Ne diroit - on pas qu’en s’attaquant diredlement au plus faint & au plus folemnel des engagemens , ces dangereux rai- fonneurs ont refolu d’aneantir d’un feul coup toute la fociete humaine, qui n’eft fondee que fur la foi des conventions ? Mais voyez , je vous prie, comment ils difculpent un adultere fecret! C’eft , difent - ils , qu’il n’en refulte au- cun mal , pas meme pour l’epoux qui l’ignore, pomme s’ils pouvoient etre furs qu’il l’ignore- ra toujours ? Comme s’il fuffifoit ppur autorifer le parjure & l’infidelite qu’ils ne nuifiifent pas k autrui? Comme li ce n’etoit pas affez pour abhorrer le crime, du mal qu’il fait a ceux qui le commettent? Quoi done! ce n’eft pas un mal de manquer de foi, d’aneantir autant qu’il eft en foi la force du ferment & des con- trats les plus inviolables ? Ce n’eft pas un mal de fe forcer foi meme a devenir fourbe & men- teur ? Ce n’eft pas un mal de former des liens qui vous font dclirer le mal & la mort d’autrui ? La mort de celui - meme qu’on doit le plus aimer H E* L 0 i S E. 89 6c avec qui Ton a jure de vivre ? Ce n’eft pas un mal qu’un etat dont mille autres crimes font toujours le fruit? Un bien quiproduiroit tant de maux feroit par cela feul un mal lui - meme. L’un des deux penferoit - il etre innocent , parce qu’il eft libre peut- etre de fon c6te , & lie manque de foi a perfonne ? II fe trompe grof- fierement. Ce n’eft pas feulement Pinteret des Epoux, mais la caufe commune de tous les hommes que la purete du manage ne foit point alteree. Chaque fois que deux epoux s’uniffent par un noeud folemnel, il intervient un enga¬ gement tacite de tout le genre humain de ref- pecler ce lien facre, d’honorer en eux bunion conjugate; & c’eft, ce me femble, une raifon tres - forte contre les mariages clandeftins, qui, n’offrant nul fig ne de cette union, expofent des cceurs innocens a bruler d’une flamme adultere. Le public eft en quelque forte garant d’une convention paflee en fa prqfence, & l’on peut dire que l’honneur d’une femme pudique eft fous la prote&ion fpeciale de tous les gens de bien. Ainfi quieonque ofe la corrompre peche , premierement parce qu’il la fait pecher , & qu’on partage toujours les crimes qu’on fait commettre •, il peche encore diredement lui meme, parce qu’il viole la foi pqblique & facree du mariage fans lequel rien ne peut fublifter dans l’ordre legitime des chofes humaines. Le crime eft fecret, difent - ils, & il n’en re- F f 90 La Nouvelle fulte aucun mal pour perfonne. Si ces philofb- phes croient l’exiftence de Dieu & l’immortali- te de l’ame , peuvent - its appeller un crime fe- cret celui qui a pour temoin le premier offenfe & le feul vrai Juge? Etrange fecret que celui qu’on derobe a tous les yeux hors ceux a qui l’on a le plus d’interet ale cacher! Quandme- me ils ne reconnoitroient pas la prefence de la divinite, comment ofent-ils foutenir qu’ils ne font de mal a perfonne? Comment prouvent- ils qu’il eft indifferent a un pere d’avoir des he- ritiers qui ne foient pas de foil fang ; d’etre charge, peut-etre de plus d’enfans qu’il n’en auroit eu, & force de partager fes biens aux gages de fon deshonneur fans fentir pour eux des entrailles de pere ? Suppofons ces raifon- neurs materialiftes , on n’en eft que mieux fon- de a leur oppofer la douce voix de la nature, qui reclame au fond de tous les coeurs contre une orgueilleufe philofophie, & qu’on n’attaqua ja¬ mais par de bonnes raifons. En effet, fi le corps feul produit la penfee, & que le fentiment de- pende uniquement desorganes, deux Etres for¬ mes d’un meme fang ne doivent - ils pas avoir entr’eux une plus etroite analogie , un attache- ment plus fort l’un pour l’autre, & fe reffem- bler d’ame comme de vifage , ce qui eft une grande raifon de s’aimer ? N’eft - ce done faire aucun mal, a votre avis, que d’aneantir ou troubler par un fang 91 H e' 1 O i S . t, etranger cette union naturelle, & d’alterer dans fon principe l’aife&ioti mutuelle qui doit Her entr’eux tous les membres d’une famille ? Y a-t-il au monde un honnete homme qui n’eut horreur de changer l’enfant d’un autre en nour- rice, & le crime eft - ii moindre de le changer dans le fein de la mere ? Si je conlidere mon fexe en particulier, que de maux j’appercois dans ce defordre qu’ils pre- tendent ne faire aucun mal! Ne fut - ce que l’a- viliirement d’une femme coupable a qui la per- te de l’honneur ote bientot toutes les autres vertus. Que d’indices trop furs pour un tendre epoux d’une intelligence qu’ils penfent juftifier par Je fecret! Ne fut - ce que de n’etreplus ai- nie de fa femme. Que fera - t-lelle avec les foins artiftcieux que mieux prouverfon indifference? Eft - ce l’oeil de 1’amour qu’on abufe par de feiu- tes careifes ? Et quel fupplice aupres d’un objet cheri, de fentir que la main nous embraife & que le cceur nous repouffe ? Je veux que la fortune feconde une prudence qu’elle a fi fou- vent trompee ; je compte un moment pour rien la temerite de confer la pretendue innocence & le repos d’autrui a des precautions que le Ciel fe plait a confondre : que de fauffetes , que de menfonges , que de fourberies pour couvrir un mauvais commerce , pour tromper un mari» pour corrompre des domeftiques, pour en im- pofer au public! Quel fcandale pour des com- 9Z La Nouvun plices , quel exemple pour des enfans! Quede- vient leur education parmi tant de loins pour fatisfaire impunement de coupables feux ? Que devient la paix de la niaifon & l’union des chefs ? Quoi! dans tout cela l’epoux n’eft point leze ? Mais qui le dedommagera done d’un cocur qui lui etoit du ? Qui lui pourra rendre une femme eftimable? Qui lui donnera le repos & la furete? Qui le guerira de fes juftes foup- qons ? Qui fera confier un pere au fentiment de la nature en embraflant fon propre enfant ? A l’egard des liaifons pretendues que l’adul- tere & l’infidelite peuvent former entre les fa¬ milies, e’eft moins une raifon ferieufe qu’une plaifanterie abfurde & brutale qui ne merite pour toute reponfe que le mepris & l’indigna- tion. Les trahifons, les querelles, les com¬ bats , les meurtres, les empoifonnemens dont ce defordre a couvert la terre dans tous les terns , montrent affez ce qu’on doit attendre pour le repos & Vunion des hommes, d’un at- tachement forme par le crime. S’il refulte quel- que forte de fociete de ce vil & meprifable com¬ merce, elle eft femblable a celle des brigands qu’il faut detruire & aneantir pour alfurer les focietes legitimes. J’ai tache de fufpendre l’indignation que m’infpirent ces maximes pour les difeuter pai- fiblement avec vous. Plus je les trouve infen- fees , moins je dois dedaiener de les ff e' L 0 1 S B. 53 pour me faire honte a moi - meme ds les avoir peut - etre ecoutees avec trop peu d’eloignement. Vous voyez combien elles fupportent mal I’exa- men de la faine raifon $ mais ou chercher la faine raifon finon dans celui qui en eft la fource , & que penfer de ceux qui confacretit a perdre les homines ce flambeau divin qu’il leur donna pour les guider ? Defions-nous d’u- ne philofophie en paroles; defions - nous d’une faufle vertu qui fape toutes les vertus , & s’ap- plique a juftifier tous les vices pour s’autorifer a les avoir tous. Le meilleur moyen de trou- ver ce qui eft bien eft de le chercher fincere- ment, & Ton ne peut long - terns le chercher ainfi fans remonter a l’auteur de tout bien. C’eft ce qu’il me femble avoir fait depuis que je m’occupe a re&ifler mes fentimens & ma raifon; c’eft ce que vous ferez mieux que moi quand vous voudrez fuivre la meme route. II m’eft confolant de fonger que vous avez fouvent nourri mon efprit des grandes idees de la re¬ ligion , & vous dont le cocur n’eut rien de ca¬ che pour moi ne rn’en euffiez pas ainft parle II vous aviez eu d’autres fentimens. II me fem¬ ble meme que ces converfations avoient pour nous des charmes. La prefence de l’Etre Supre¬ me ne nous fut jamais importune; elle nous donnoit plus d’efpoir que d’^pouvante ; elle n’effraya jamais que l’ame du mechant, nous aimioiis a l’avoir pour teoioin de nos entretiens, 94 La Nouvelle a nous elever conjointement jufqu’a lui. Si quel- quefois nous etions humifies par la honte, nous nous difions en deplorant nos foibleffes , au moins il voit le fond de nos coeurs, & nous en etions plus tranquilles. Si cette fecurite nous egara, c’eft au princi- pe fur lequel elle etoit fondee a nous ramener. N’eft- il pas bien indigne d’un homme de ne pou- voir jamais s’accorder avec lui- meme, d’avoir une regie pour fes actions , une autre pour fes fentimens , de penfer comme s’il etoit fans corps, d’agir comme s’il etoit fans ame, & de ne ja¬ mais approprier a foi tout entier , rien de ce squ’il fait en route fa vie ? Pour moi , je trou- ve qu’on eft bien fort avec nos anciennes ma- ? times, quand on ne les borne pas a de vaines { peculations. La foiblelfe eft de Vhomme, & le JDieu clement qui le fit la lui pardonnera fans doute ; mais le crime eft du mechant, & ne ref- tera point impuni devant l’auteur de toute juf- tice. Un incredule, d’ailleurs heureufement ne, :Te livre aux vertus qu’il aime; il fait le bien j par gout & noii par choix. Si tous fes defirs font droits, il les fuit fans contrainte; il les fuivroit de meme s’ils ne l’etoientpas; car pour- quoi fe generoit - il ? Mais celui qui recommit & fert le pere commun des homines fe croit ■, une plus haute deftination ; l’ardeur de la rem- } )lir anime fon zele , & fuivant une regie plus i 'fire que fes penehans, il fait faire le bien qui H e' L O i S E.' Iui coute , & facrifier les defirs de fon coeur a la loi du devoir. Tel eft, mon ami, le facrifi- ce hero'ique auquel nous fommes tous deux ap- pelles. L’atnour qui nous unifloit eut fait le char- me de notre vie. II furvequit a l’efperance ; il brava le terns & l’eloignement ; il fupporta tou- tes les epreuves. Un fentiment fi parfait ne de- voit point perir de lui - meme; il etoit digne de n’etre immole qu’a la vertu. Je vous dirai plus. Tout eft change entre nous; il faut neceflairement que votre coeur change. Julie de Wolmar n’eft plus votre an- eienne Julie; la revolution de vos fentimcns pour elle eft inevitable , & il ne vous refte que le choix de faire honneur de ce changement au vice ou a la vertu. J’ai dans la memoire un padage d’un auteur que vous ne recuferez pas. „ L’amour ” dit-il „ eft prive de foil plus grand „ charme quand l’honnetete Tabandonne. Pour „ en fentir tout le prix, il faut que le coeur „ s’y complaife & qu’il nous eleve en elevant „ l’objet aime. Otez l’idee de la perfection vous „ otez Penthoufiafme; otez l’eftime , & l’amour „ n’eft plus rien. Comment une femme hono- „ rera - t - elle un homme qu’elle doit meprifer ? „ Comment pourra -1 - il honorer lui-meme ceile 5 , qui n’a pas craint de s’abandonner a un vil „ corrupteur ? Aufli bientot ils fe mepriferont „ mutuellement. L’amour , ce fentiment celefte, , ne fera plus pour eux qu’un honteux com- $6 La N o v v e l l e „ merce. Ils auront perdu Fhonneur & n’auronC „ point trouve la felicite. ” (e) Voila notre le- qon , rrion ami, c’eft vous qui l’avez di&ee. Ja¬ mais nos cceurs s’aimerent - ils plus delicieufe- ment, & jamais Thonnetete leur fut - elle auffi chere que dans les terns heureux ou cette lettre fut ecrite? Voyez done a quoi nous meneroient aujourd’hui de coupables feux nourris aux de¬ pens des plus doux tranfports qui ravilfent Ta¬ me. L’horreur du vice qui nous eft ft naturel- le a tous deux s’etendroit bientot fur le compli¬ ce de nos fautes ; nous nous hairions pour nous etre trop aimes , & Tamour s’etein droit dans les remords. Ne vaut - il pas mieux epurer un fen- timent ft cher pourlerendre durable? Ne vaut- il pas mieux en conferver au moins ce qui peut s’accorder avec l’innocence ? N’eft - ce pas con¬ ferver tout ce qu’il eut de plus charmant ? Oui, mon bon & digne ami, pour nous aimer tou- jours il faut renoncer Tun a l’autre. Oublions tout le refte & foyez l’amant de mon ame; Cette idee eft ft douce qu’elle confole de tout. Voila le fidele tableau de ma vie , & Thiftoire naive de tout ce qui s’eft palfe dans mon coeur. Je vous aime toujours , n’en doutez pas* L e fentiment qui m’attache a vous eft ft tendre & ft vif encore, qu’une autre en feroit peut- etre alarmee; pour moi j’en connus un trop dif¬ ferent pour me defier de celui - ci. Je fens qu’il a change (f) Voyez premiere partie. Lettre XXIV. R e' L O i S 97' a change de nature, & du moins en cela, mes fautes paflees fondent ma fecurite prefente. Je iais que l’exacte bienfeance & la vertu de para¬ de exigeroient davantage encore & ne feroient pas contentes que vous ne fuffiez tout-a-fait ou- blie. Je crois avoir une regie plus fure & je m’y tiens. J’ecoute en fecret ma confidence; elle ne me reproche rien & jamais elle ne trompe une ame qui la confulte fincerement. Si cela ne fuffit pas pour me juftifier dans le monde, cela fuffit pour ma propre tranquillite. Comment s’effc fait cet heureux changement ? Je Pignore. Ce que je fais , c’eft que je l’ai vivemcnt defire. Dieu feul a fait le refte. Je penferois qu’une ame une fois corrompue l’eft pour toujours, & ne revient plus au bien d’elle-meme ; a moins que quelque revolution fubite, quelque brufque changement de fortune & de fituation ne chan¬ ge tout-a-coup fes rapports , & par un violent ebranlement ne l’aide a retrouver une bonne af- fiete. Toutes fes habitudes etant rompues & tou- tes fes paflions modifiees, dans ce boulev'erfe- ment general on reprend quelquefois fon carac- tere primitif, & l’on devient comme un nouvel etre forti recemment des mains de la nature. Alors le fouvenir de fa precedente balfeiTe peut fervir de prefervatif contre une rechute. Hier on etoit abjet & foible; aujourd’hui l’on eft for6 & niagnanime. En fe contemplant de fi pres dans deux etats fi dijferens, on en fent mieus Tome V , G 9$ La Novvilie le prix de celui ou I’on eft remonte , & l’on eit devient plus attentif k s’y foutenir. Mon mana¬ ge m’a fait eprouver quelque chofe de fembla- ble a ce que je tache de vous expliquer. Ce lien fi redoute me delivre d’une fervitude beaucoup plus redoutable, & mon epoux m’en devient plus cher pour m’a voir rendue a moi-meme. Nous etions trop unis vous & moi, pour qu’en changeant d’efpece notre union fe detrui- fe. Si vous perdez une tendre amante, vous ga- gnez une fidelle dmie, & quoique nous en ayions pu dire durant nos illulions , je doute que ce changement vous foit defavantageux. Tirez-en le meme parti que moi, je vous en conjure, pour devenir meilleur & plus fage, & pour epurer par des mceurs Chretiennes les legons de la philofophie. Je ne ferai jamais heureufe que vous ne ioyiez heureux auffi, & je fens plus que jamais qu’il n’y a point de bonheur fans la ver- tu. Si vous m’aimez veritablement, donne2-moi la douce confolation de voir que "nos coeurs ne s’accordent pas moins dans leur retour au bien qu’ils s’accorderent dans leur egarement. Je ne crois pas avoir befoin d’apologie pour cette longue Lettre. Si vous m’etiez moins cher, elle feroit plus courte. Avant de la finir il me refte une grace a vous demander. Un cruel far- deau me pefe fur le cocur. Ma conduite paflee cftignoree de M. de "Wolmar ; mais une fince- rite fans referve fait partie de la fidelite que je H t f h 0 I s E. 9 | lui dois. J’aurois deja cent fois tout avoue j vous feul m’avez retenue. Quoique je connoiffe la fagetfe & la moderation de M. de Wolmar, c’eft toujours vous compromettre que de vous liommer ; & je n’ai point voulu lfc faire fans vo- tre confentement. Scroit-ce vous deplaire que de vous le demander, & aurois-je trop prefume de vous ou de moi en me flattant de l’obtenir ? fongez, je vous fupplie , que cette referve ne fauroit etre innocente, qu’elle m’eft chaque jour plus cruelle , & que jufqu’4 la reception de votre reponfe je n’aurai pas un inftant de tranquillite. iT vous ne feriez plus ma Julie ? Ah! ne dites pas cela, digne & refpe&able femme. Vous 1’etes plus que jamais. Vous etes celle qui me- rite les hommages de tout l’univers. Vous etes celle que j’adorai eh commenqant d’etre fenfible a la veritable beaute > vous etes celle que je ne cefferai d’adorer , infeme apres ma mort, s’il refte encore en mon ame quelque fouvenir des attraits vraiment celeftes qui l’enchanterent du- rant ma vie. Cet effort de courage qui vous ra- mene a toute votre vertu ne vous rend que plus femblable a vous-menae. Non, non, quelque: L E T T R E XIX . Reponfe. Gz jr oo L a N o u v e l l z fupplice que j’eprouve a le fentir & le dire, Ja¬ mais vous ne futes mieux ma Julie qu’au mo¬ ment que vous renoncez a moi. Helas ! c’eft en vous perdant que Je vous ai retrouvee. Mais moi dont le coeur fremit au feul projet de vous imiter, moi tourmente d’une paffion criminelle que je ne puis ni fupporter ni vaincre , fuis-je celui que je penfois etre? Etois-je digne de vous plaire ? Quel droit avois-je de vous im- portuner de mes plaintes & de mon defefpoir? C’etoit bien a moi d’ofer foupirer pour vous! E,h! qu’etois-je pour vous aimer ? Infenfe! corame fi je n’eprouvois pas affez d’humiliation fans en reehercher de nouvelles ! Pourquoi compter des differences que l’amour fit difparoitre ? II m’elevoit, il m’egaloit a vous r fa Damme me foutenoit; nos coeurs s’etoient con- fondus, tons leurs fentimens nous etoient com- muns & les miens partagoient la grandeur des vbtres. Me voila done retombe dans toute ma baffeffe! Doux efpoir qui nourrUTois mon ame & m’abufas fi long-terns, te voila done eteint fans retour ? Elle ne fera pdint a moi ? Je la perds pour toujours? Elle fait le bonheur d’un autre ? ... 6 rage! 6 tourment de 1’enfer ! .... Infidele! ah! devois - tu jamais .... Pardon , pardon, Madame, ayez pitie de mes fureurs. Q Dieu! vous l’avez trop bien dit, elle n’eft plus.,., elle n’eft plus, cette tendre Julie & qui je pouvois montrer to us les mouvemens de H E f L O l S E# lor mon cocur. Quoi, )e metrouvois malheureux & je pouvois me plaindre? .... elle pouvoit m’ecouter ? J’etois malheureux? .... que fuis- je done aujourd’hui ?..... Non, je ne vous fe- rai plus rougir de vous ni de moi. C’ea eft fait, il faut renoncer l’un a 1’autre; il faut nous- quitter. La vertu meme en a didie l’arretj,,voire main I’a pu tracer. Oublions-noufr.... oubli'ez- moi, du moins, Je l’^i refolu-, je le jurej Je ne vous parlerai plus de moi. Oferai- je vous parler de vous encore,, & conferver le feul interet qui me refte au mon- de ; celui de votre bonheur? En m’expofant l’etat de votre ame, vous ne m’avez rien die de votre fort. All! pour prix d’un facrifice qui doit etre fepti de vous, daignez me tirer de ce doute infupportable. Julie, etes-vou.s heu- reufe ? Si vous l’etes, donnez - moi dans mon defefpoir la feule confolation dont je fois fuf- ceptible: li vous ne l’etes pas, par pitie dai¬ gnez me le dire , j’en ferai moins long - terns malheureux. Plus je reflechis fur I’aveu que vous medi- tez, moins j’y puis confentir , & le meme mo¬ tif qui m’ota toujours le courage de vous fairs un refus doit me rendre inexorable fur celufci. Le fujet eft de la derniere importance, & je vous exhorte a bien pefer mes raifons. Premie- rement, il me femble que votre extreme deli- cateife vous jette a cet egard dans l’erreur, & G3 16% L a Noutellb je ne vois point fur quel fondement la plus auP tere vertu pourroit exiger une pareille confef- fion. Nul-engagement au monde ne peut avoir un effet retroa&if. On ne fauroit s’obliger pour le pafle ni promettre ce qu’on n’a plus le pou- voir de tenir, pourquoi devroit-on compte at celui a- qui Port s’cngage, de l’ufage anterieur qu ? ori a fait de fa liberte & d’une fidelite qu’on up lui a point promife ? Ne vous y trompez pas; Julie, ce n’eft pas a votre epoux, c’eft a votre ami que vous avez manque defoi. Avant k tyrannic de votre pere, le Ciel & la nature noiis avoient uriis l’un a l’autre. Vous avex fait fen formant d’autres nocuds un crime qui I'amour ni Phonneur peut-etre ne pardonne point, & c’eft a moi feul de reclamer le biea que M. de Wolmar m’a ravi. 1 S’il eft des cas ou le devoir puilfe exiger un pareilaveu, e’eft quand !e danger d’une rechu- te oblige une femme prudente a prendre des precautions pour s’en garantir. Mais votre lettre m’a plus eclaire que vous ne penfez fur vos vrais fentimens. En la lifant, j’ai fenti dans mon propre coeur, combien le votre eut abhorre de pres, raeme au fein de I’amour, un engagement criminel dont l’eloignement nous 6toit l’horreur. Des-la que le devoir & Phonnetete n’exigent pas cette confidence, la fagelfe & la raifon la dependent; car c’eft rifquer fans necellite es H r' i o i s *. ioj qu’il y a de plus precieux dans le manage, l’at- tachement d’un epoux, la mutuelle confiance, v la paix de la maifon. Avez - vous affez reflechi fur une pareille demarche ? Connoiffez - vous affez votre mari pour etre fure de l’effet qu’elle produira fur lui? favez-vous combien il y a d’hommes au monde auxquels il n’en faudroit pasdavantage pour concevoir une jaloulie effre- nee, un mepris invincible, & peut etre atten- ter aux jours d’une femme ? Il faut pour ce delicat examen avoir egard aux terns, aux lieux, aux cara&eres^ Dans le pays ou je fuis , de pareilles confidences font fans aucun danger, & ceux qui traitent fi legerement la foi conju¬ gate ne font pas gens i faire une fi grande af¬ faire des fautes qui precederent Pengagement. Sans parler des raifons qui rendent quelque- fois ces aveux indiipenfables & qui n ! ont pas eu lieu pour vous, je connois des femmes af¬ fez mediocrement eftimables, qui fe font fait a peu de xifque un merite de cette fincerite, peut- etre pour obtenir a ce prix une confiance dont elles puffent abufer au befoin. Mais dan* des lieux ou la faintete du manage eft plus refpec- tee, dans des lieux ou ce lien lacre forme une union folide & ou les maris ont un verita¬ ble attachement pour leurs femmes, ils leur demandent un compte plus fevere d’elles - me. rnes; ils veulent que leurs coeurs n’aient con- mi que pour eux un fentiment tendre; ufurpant G 4 3o4 L a N o u v e i le un droit qu’ils n’ont pas, ils exigent qu’elles foient a eux feuls avant de leur appartenir, & ne pardonnent pas plus Tabus de la liberte qu’une infidelite reelle. Croyez - moi, vertueufe Julie, defiez - vous d ? un zele fans fruit & fans neceffite. Gardez un fecret dangereux que rien ne vous oblige a re¬ veler, dont la communication peut vous per- dre & n’eft d’aucun ufage a votre epoux. S’il eft digne de cet aveu , fon ame en fera contrif- tee, & vous Taurez afflige fans raifon : s’il n’en eft pas digne, pourquoi voulez-vous donner un pretexte a fes torts envers vous? Que favez- vous li votre vertu qui vous a foutenue contrs les attaques de votre cceur, vous foutiendroit encore contre des chagrins domeftiques toujours renaiifans ? N’empirez point volontairement vos maux, de peur qu’ils ne deviennent plus forts que votre courage, & que vous ne retombiez a force de fcrupules dans un etat pire que ce- lui dont vous avez eu peine a fortir. La fagef- fe eft la bafe de toute vertu; confultez-la, jc vous en conjure, dahs la plus importante occa- {ion de votre vie, & II ce fatal fecret vous pefe li cruellement * attendez du moins, pour vous en decharger, que le terns, la longue intimite , vous donnent une connoilfance plus parfaite de votre epoux, & ajoutent dans fon cceur a l’elfet de votre beaute, l’effet plus fur encore des charmes de votre earatftere, & la H E r L 0 i S E i of irfouce habitude de les fentir. Enfin quand ces raifons toutes folides qu’elles font ne vous per- fuaderoient pas, ne fermez point l’oreille a la voix qui vous les expofe. O Julie, ecoutez un homme capable de quelque vertu, & qui me- rite au moins de vous quelque facrifice par celui qu’il vous fait aujourd’hui. Ilfaut finir cette Lettre. Je ne pourrois, je lefens, m’empecher d’y reprendre un ton que vous ne devez plus entendre. Julie, il faut vous quitter! fi jeune encore, ilfaut deja re- uoncer au bonheur ? O terns, qui ne dois plus revenir! terns paife pour toujours , fource de regrets eternels! plaifirs , tranfports, douces extafes, momens delicieux, ravilfemens celef- tes ! mes amours, mes uniques amours, hon- neur & charme de ma vie ! adieu pour jamais. LETTRE XX. Be Julie. Ous me demandez fi je fuis heureufe. Cet-’ te queftion me touche, & en la faifant vous m’aidez a y repondre j car bien loin de cher- eher 1’oubli dont vous parlez, j’avoue que je ne faurois etre heureufe fi vous cefliez de m’ai- mer: mais je le fuis a tous egards, & rien ne manque a mon bonheur que le votre. Si j’ai evite dans ma Lettre precedente de parler de Gj io 6 La N ouvilib M. de Wolmar, je Pai fait par management pour vous. Je connoilfois trop votre fenfibilite pour ne pas craindre d’aigrir vos peines: mais votre inquietude fur man fort m’obligeant at vous parler de celui dont il depend j je ne puis vous en parler que d’une maniere digne de lui, comme il convient a fon epoufe & a une amis de la verite. • M. de Wolrnar a pres de cinquante ans; fa vie unie, reglee, & le calme des palfions lui ent confcrve une conftitution fi faine & un air fi frais qu’il paroit a peine en avoir quarante, & il n’a rien d’un age avance que l’experience & la fagefle. Sa phyfionomie eft noble & pre- venante, fon abord fimple & ouvert, fes ma- nieres font plus honnetes qu’emprelfees, il par- le peu & d’un grand fens, mais fans affedter ni precifion, ni fentences. Il eft le meme pour tout le monde, ne cherche & ne fuit perfon- ne, & n’a jamais d’autres preferences que celles de la raifon. Malgre fa froideur naturelle, fon caeur fe- eondant les intentions de mon pere crut fentir que je lui convenois, & pour la premiere fois de fa vie il prit un attachement. Ce gout mode- re mais durable s’eft fi bien regie fur les bien- feances & s’eft maintenu dans une telle egalite, qu’il n’a pas eu befoin de changer de ton en changeant d’etat, & que fans blelfer la gravite conjugale il conferve avec moi depuis fon ma- H B' L O i S I« 107 dageles mfemes manieres qu’il avoit auparavant.' Je ne l’ai jamais vu ni gai ni trifle, mais tou« jours content; jamais il ne me parle de lui, ra-' rement de moi; ii ne me cherche pas, mais il n’eft pas fache que je le cherche, & me quit- te peu volontiers. Il lie rit point; il eft fe- rieux fans donner envie de Petre; au contraire , fon abord ferein femble m’inviter a l’enjouement, & comme les plaifirs que je goute font les feuls auxquels il paroit fenfible , une des attentions que je lui dois eft de chercher a m’amufer. En unmot, il veut que je fois heureufe; il ne me le dit pas, mais je le vois; & vouloir le bon- Keur de fa femme n’eft-ce pas l’avoir obtenu? • Avec quelque foin que j’aie pu l’obferver* je n’ai fu lui trouver de paffion d’aucune efpe- ce que celle qu’il a pour moi. Encore cette paffion eft-elle ft egale & ft temperee qu’on di- roit qu’il n’aime qu’autant qu’il veut aimer & qu’il ne le veut qu’autant que la raifon le per- met. 11 eft reellement ce que Milord Edouard croit etre; en quoi je le trouve bien fuperieur a tous nos autres gens a fentiment que nous admirons tant nous-memes ; car le coeur nous trompe en mille manieres & n’agit que par un principe toujours fufpedt; mais la raifon n’a d’autre fin que ce qui eft bien; fes regies font fures, claires , faciles dans la conduite de la vie , & jamais elle ne s’egare que dans d’inutii ies ipsculauoiis qui ne font pas faites pour ellei jog La NouvEtiE Le plus grand gout de M. de Wolmar eft d’obferver. II aime a juger des caradteres des hommes & des a&ions qu’il voit faire. II en ju- ge avec une profonde fageiTe & la plus parfaite impartialite. Si un ennemi lui faifoit du mal, il en difcuterois les motifs & les moyens auffi pai- liblement que s’il s’agiiToit d’une chofe indifte- jrente. Je ne fais comment il a entendu parler de vous, mais il m’en a parle plufieurs fois lui- meme avec beaucoup d’eftime, & je le connois incapable de deguifement. J’ai cru remarquer quelquefois qu’il m’obfervoit durant ces entre- tiens, mais il y a grande apparence que cette pretendue remarque n’eft que le fecret reproche d’une confcience alarmee. Qiioi qu’il en foit, j’ai fait en cela mon devoir; la crainte ni la honte ne m’ont point inlpire de referve injufte, & je vous ai rendu juftice aupres de lui, com- tne je la lui rends aupres de vous. J’oubliois de vous parler de nos revenus & de leur adminiftration. Le debris des biens de M. deWolmar joint a celui de mon pere qui ne s’eft referve qu’une penfion , lui fait une for¬ tune honnete & moderee , dont il ufe noble- ment & fagement, en maintenant chez lui, non I’incommode & vain appareil du luxe, mais l’abon- dance, les veritables commodites de la vie, & le necelfaire chez fes voifins indigens. L’ordre qu’il a mis dans fa maifon eft l’image de celui qui regne au fond de fon ame, & femble imiter dans un petit menage Pordre etabli dans le gou- Vernement du monde. O n’y voit ni cette in¬ flexible regularite qui donne plus de gene que d’avantage & n’eft fupportable qu’a celui qui l’impofe , ni cette confufion mal entendue qui pour trop avoir 6te Pufage de tout. On y re- connoit toujours la main du maitre & l’on ne la fent jamais il a Ci bien ordonne le premier arrangement qu’a-prefent tout va tout feul, & qu’on jouit a la fois de la regie & de la liberte. Voila , monbonami, une idee abregee mais fcdelle du cara&ere de M. de Wolmar, autant que je l’ai pu connoitre depuis que je vis avec lui. Tel il m’a paru le premier jour., tel il me pa- roit le dernier fans aucune alteration; ce qui me fait elperer que je l’ai bien vu, & qu’il ne me refte plus rien a decouvrir j car je n’ima- gine pas qu’il put fe montrer autrement Ians y perdre. Sur ce tableau vous pouvez d’avance vous repondre a vous meme, & il faudroit me me- prifer beaucoup pour ne pas me eroire heureu- fe avec tant de fujet de l’etre (/). Ce qui m’a long-tems abufee & qui peut-etre vous abufe en¬ core,- c’eft la penfee que l’amour eft neceflai- re , pour former un heureux manage. Mon ami, c’eft une erreur, l’honnetete, la vertu , de cer- (f) Apparemment qu’elle n’avoit pas devouvert en¬ core le fatal fecret qui. la tourmenta 11 fort dans la fui- te, ou qu’elle ne rou’loit pas alors le eonfiera fon ami. fro Li'Novrnu taines convenances, moins de conditions & d’ages que de cara&eres & d’humeurs, fuffifens entre deux epoux; ce qui n’empeche point qu’il ne r^fulte de cette union un attachement tres- tendre , qui, pour n’etre pas precifement del’a- mour, n’en eft pas moins doux & n’en eft que plus durable. L’amour eft accompagne d’une inquietude continuelle de jaloufie ou de priva* tion, peu convenable au mariage, qui eft un etat de iouiflance & de paix. On ne s’epoufe point pour penfer uniquement 1’un a i’autre, jmais pour remplir conjointement les devoirs de la vie civile, gouverner prudemment la maU fon , bien elever fes enfans. Les amans ne voient jamais qu’eux , ne s’occupent inceflamment que d’eux, & la feule chofequ’ils fachent fai- re eft de s’aimer. Ce n’eft pas aflez pour des Epoux qui ont tant d’autres foins a remplir. II n’y a point de paffion qui nous faffe une ft for¬ te illufion que l’amour: On prend fa violence pour un figne de fa duree: le coeur furchargd d’un fentiment (i doux, I’etend, pour ainll di¬ re, fur l’avenir, & tant que cet amour dure on croit qu’il ne finira point. Mais au contrai- re, c’eft fon ardeur meme qui le confume; it s’ufe avec la jeunelfe, il s’efface avec la beau- te, il s’eteint fous les graces de l’age, & de- puis que le monde exifte on n’a jamais vu deux amans en cheveux blancs foupirer l’un pour i’autre, On doit dene compter qu’on ceflera de in H E* L O £ S E. 8'adorer t6t ou tard, alors l’idole qu’on fer- voit detruite, on fe voit reciproquement tels qu’on eft. On cherche avec etonnement l’objet qu’on aima ; ne le trouvant plus on fe depite contre celui qui refte, & fouvent l’imagination le defigure autant qu’elle 1’avoit pare; il y a peu de gens, dit la Rochefoucault, qui ne foient honteux de s’etre aimes , quand ils ne s’aiment plus. Combien alors il eft a craindre que l’eiinui ne fuccede a des fentimens trop vifs, que leur declin fans s’arreter a l’indiffe- rence ne pafle jufqu’au degout, qu’on ne fa trouve enfin tout-a-fait raffafies l’un de l’autre , & que pour s’etre trop aimes amans on n’eil vienne a fe hair epoux ! Mon cher ami, vous m’avez toujours paru bien aimable, beaucoup trop pour mon innocence & pour mon repos ; mais je ne vous ai jamais vu qu’amoureux; que fais-je ce que vous ieriez devenu cedant de l’etre? L’amour eteint vous eut toujours laif- fe la vertu, je l’avoue; mais en eft - ce affez pour etre heureux dans un lien que le cceur doit ferrer, & combien d’hommes vertueux ne lailfent pas d’etre des maris infupportables ? fur tout cela vous en pouv^z dire autant de moi. Pour M. deWolmar, nulle illufion ne nous previent l’un pour l’autre; nous nous voyons tels que nous fotnmes ; le fentiment qui nous joint n’eft point l’aveugle tranfport des coeurs paffionnes, mais l’immuable & conftant attache- ment de deux perfonnes honnetes & raiforma- bles qui deftinees a paffer enfemble le refte de leurs jours font contentes de leurs fort & tachent de fe le rendre doux l’une a l’autre. II femble que quand on nous eut formes expres pour nous unir on n’auroit pu reuffir mieux. S’il avoit le coeur auffi tendre que moi, il feroit im- poilible que tant de fenfibilite de part & d’au- tre ne fe heurtat quelquefois, & qu’il n’en re- fultat des querelles. Si j’etois auffi tranquille que lui, trop de froideur regneroit entre nous, & rendroit la fociete moins agreable & moins douce. S’il ne m’aimoit point, nous vivrions mal en femble j s’il m’eut trop aimee, il m’eut ete importun. Chacun des deux eft precifement ce qu’il faut a 1’autre; il m’edaire & je l’animej nous en valons mieux reunis, & il femble que nous foyions deftines a ne faire entre nous qu’u- ne feule ame, dont il eft l’entendement & moi la volonte. Il n’y a pas jufqu’a fon age un peu avance qui ne tourne au commun avantage : car avec la paffion dont j’etois tourmentee, il eft certain que s’il eut ete plus jeune, je 1’aurois epoufe avec plus de peine encore, & cet exces de repugnance eut peut-etre empeche l’heureufe- revolution qui s’eft faite en moi. Mon ami; le Ciel eclaire la bonne intention des peres, & recompenfe la docilite des enfans. A Dieu ne plaife que je veuille infulter a vos- deplaifirs. Le feul deiir de vous raifurer pleine- ment H t' t O i S E. 1Z3 tlient fur mon fdrt me fait ajouter ce que je vais vous dire. Quand avec les ferttitnens que j’eus ci - devant pour vous & les eonnoiflances qud j’ai maintenant, je ferois libre encore , & maitreife de me choifir Uti mari, je prends a tetnoin de ma fincerite ce Dieu qui daigne m’eclairer & qui lit au fond de mon coeur, ce ii’eft pas vous que je choifirois, c’eft M. de Wolmar. II importe peut etre a votre entiere guerifon que j’acheve de vous dire ce qui nle refte fur le coeur. M. de Wolmar eft plus ag<§ que moi. Si pour me punit de mes fautes, le Ciel m 6- toit le digne epoux que j’ai li peu merite, ma ferme refo’ution elt de n’en prendre jamais un autre. S’il if a pas eu le bonheur de trouver line fille chafte,il Iaidera du moins une chafteveu¬ ve. Vous me coilnoilfez trop bien pour croire qu’apres vous avoir fait cette declaration , je fois femme a m’en retrader jamais (^ ). (g~) Nos fituations diverfeS determined & changed malgre nous les affections de nos cceurs : nous ferons vicieux & medians tant que nous aurons iilteret a 1’e- tre , & malheureuferiient les chaines dont nous fommes Charges multiplient cet interet autour de nous. L’effort de corriger le defordre de nos defirs eft prefque totijours, vain , & tres-rarement il eft vrai : ce qu’il faut changer c’eft moins nos defirs que les fituations qui les produi- fent. Si nous voulons devenir bons, otons les rapports qui nous empechent de i’etre , il n’y a point d’autre moyen. Je ne voudrois pas pour tout au monde avoir droit a la fucceffion d’autrui, fur-tout deperfonries qui de- vroient m’etre cheres, car que £ais-j« quel horrible yoea Toms y, H ii4 L a Nouvellb Ce que j’ai dit pour lever vos doutes peuC fervir encore a refoudre en partie vos objections eontre l’aveu que je crois devoir faire a raon mari. II eft trop fage pour me punir d’une demarche humiliante que le repentir feul peut m’arracher , & )e ne fuis pas plus incapable d’ufer de la rufe des Dames dont vous parlez, qu’il l’eft de m’en foupqonner. Quant a la rai- fon fur laquelle vous pretendez que cet aveu n’eft pas neceffaire , elle eft certainement un fophifme : car quoiqu’on ne foit tenuS a rien en- vers un epoux qu’on n’a pas encore , cela n’au- torife point a fe donner a tui pour autre chofe que ce qu’on eft. Je l’avois fenti, meme avant de me marier, & fi le ferment extorque par mon pere m’empecha de faire a cet egard mon devoir, Je n’en fbs que plus coupable , puifque c’eft un crime de faire un ferment injufte, & un fecond de le tenir. Mais J’avois une autre raifon que mon Fntdigence pomroit m’arvacher 1 Sur ce principe exami- nez bien la refolution de Julie & la declaration qu’elle en fait a fon ami. Pefez cette refolution dans tontes fes circonftances, & vous verrez comment un oceur droit en doute de lui-meme fait s’oter au befoin tout interet con- traire au devoir. Des ce moment Julie malgre 1’amour qui lui refte met fes fens do parti de fa vertu; elle fe force > pour ainfi dire,, d’aimer Wolmar comme fon unique epoux , comme le feul homme avec lequel elle habitera de fa vie ; elle change I’interet fecret qu’elle avoit a fa perte en interet ile conferver. Ou je neconnois rienau cceur humain ou c’eft a cette fettle refolution ft critiques que dent le tribmphe de la vertu dans tout le refte de la vie de Julie , & l’attachement fincere & conftant qu’eile a jufqu’a la- fin pour fon marL H e' l O I 8 t. I I f feoe'ai' n’ofoit s’avouer, & qui me rendoit beau- coup plus coupable encore. Graces au Ciel elle ne fubfifte plus. Une confideration plus legitime & d’un plus gtand poids eft ]e danger de troubler inutilernent le repos d’un honnete homme qui tire fon bon- heur de i’eftime qu’ii a pour fa femme. II eft fur qu il ne depend plus de lui de rompre le nceud qui houS unit, ni de moi d’en avoir ete plus digne. Ainlije rifque par une confidence iridifcrette de l’affliger a pure perte , fans tirer d’autre avantage de ma fincerite que de decharger mon coeur d’un fecret funefte qui me pefe cruellement. J’en feral plus tiranquille, je le fens , apres le lui avoir de¬ clare; mais lui, peut-etre lefera-t-il moins, & ce feroit bien mal reparer mes torts que de pre- ferer mon repos au fiem Queferai-je done dans je doute ou je fuis ? En attendant que le Ciel m’eclaire mieux fur mes devoirs; je fuivrai le confeil de votre ami- tie ; je garderai le filence ; je tairai mes Fautes k mon epoux; & je tacherai de les eifacer par une co’nduite qui puiffe un jour en meriter le pardon. Pour commencer un reforme aufti neceifa!- re, trouvez bon , mon ami, que nous demons deformais tout commerce entre nous. Si M. de "Wolmar avoit recu ma confeflion, il decideroit Jufqu’a quel point nous pouvons nourrir les fen- timens de famitie qui nous lie, & nous m don- H i iile$ jls ne quittent rien. V* H e' L 0 i s e. I3f 3L E T T R E XXII. Rsponfe. ^EuNEhomme, un aveugle tranfport t’ega- re ,• fois plus difcret; ne confeille point en de¬ mandant confeil. J’ai connu d’autres maux que les tiens. J’ai l’ame ferine; je fuis Anglois, je fais rnourir; car je fais vivre, fouifrir en honime. J’ai vu la mort de pres , & la regar¬ de avec trop d’indifference pour Taller cher- cher. Parlons de toi. II eft vrai, tu m’etois neeeflaire : mon am» avoit befoin de la tienne; tes foins pouvoient m’etre utiles; ta raifon pouvoit m’eclairer dans la plus importante aifaire de ma vie j li je ne m’en fers point, a qui t’en prends-tu ? Oii eft- elle ? Qu’eft-elle devenue ? Que peux-tu faire ? Aquoi es-tu bon dans l’etat oute voila ? Quels lervices puis - je efperer de toi ? Une doulcut infenfee te rend ftupide & impitoyable. Tu 11’es pas un homme: tu n’esrienj & ii je ne regardois a ce que tu peux etrc, tel que tu e$ je ne vois rien dans le monde au deifous de toi. Je n’en veux pour preuve que ta Lettre me- me. Autrefois je trouvois en toi du fens, de la verite. Tes fentimens etoient droits, tu penfois jufte, & je ne t’aimois pas feulement par gout mais par choix, comme un moyeu de I 4 J36 La N O U V E L L E plus pour moi de cultiver la fagefle. Qu’ai- )e trouve ir*aintenant dans les raifonnemens de cette Lettre dont tu parois fi content ? Un miferable & perpetuel fophifme qui dans l’ega- rement de ta raifon marque celui de ton coeur , & que je ne daignerois pas meme relever fi je jfavois pitie de ton delire. Pour renverfer tout cela d’un mot, je ne veux te demander qu’une feule chofe. Toi qui crois Dieu exiftant, l’ame immortelle , & la li¬ berty de l’homme, tu ne penfes pas, fans doute, qu’un etre intelligent reqoive un corps & foit place fur la terre au hafard, feulement pour vivre , fouffrir & moutir ? II y a bien, peut - etre , a la vie humaine un but, une fin , un objet moral ? Je te prie de me repondre clairement fur ce point; apres quoi nous re- prendrons pied a pied 13 Lettre, & tu rougiras de l’avoir ecrite. Mais lailfons les maximes generales , dont on fait fouvent beaucoup de bruit fans jamais en fuivre aucune; car il fe trouve toujours dans Fapplication quelque condition particuliere, qui change tellement Fetat des chofes que cha- eun fe croit difpenfe d’obeir a la regie qu'il pret¬ erit aux autres , & Fon fait bien que tout hom- yne quipofe des maximes generales, entend qu’el- les obligent toutle monde, excepte lui. Encore pn coup parlons de toi. J1 t’eft done per mis, felon toi, de cedes S E. H e' L 0 i 137 de vivre ? La preuve en eft finguliere; c’eft que tu as envie de mourir. Voila certes un ar¬ gument fort commode pour les fcelerats: 11s doi- vent t’etre bien obliges des armes que tu leur fournis; il n’y aura plus de forfaits qu’ils ne juftifient par la tentation de les commettre, & des que la violence de la pallion l’emportera fur J’horreur dy crime, dans le defir de mal faire ils en trouveront aufii le droit. II t r eft done permis de celfer de vivre ? Je voudrois bien favoir fi tu as commence. Quoi! fus-tu place fur la terre pour n’y rien faire ? Le Ciel ne t’impofa-t-il point avec la vie une tache poufta remplir ? Si tu as fait ta journee avant le foir, repofe - tqi le refte du jour, tu le peux; jnais voyons toil ouvrage. Quelle reponfe tiens- tu prete au Juge Supreme qui te demandera compte de ton terns ? Parle, quelui diras-tu? J’ai feduit yne fille honnete. J’abandonne un ami dans fes chagrins. Malheureux ! trouve-moi ce jufte qui fe vante d’avoir affez vecu ; que j’ap- prennede lui comment il faut avoir porte la vie pour etre en droit de la quitter. Tu comptes les maux de l’humanite. Tu ne rougis pas d’epuifer des lieux communs cent fois jrebattus, & tu dis, la vie eft un mal. Mais, regarde , cherche dans l’ordre des chofes , fi tu y trouves quelques biens qui ne foient point jneles de maux. Eft-ce done a dire qu’il n’y ait gpcun bien dans l’univers, & peux-tu confon- iy 138 La Nouvellk dre ce qui eft mal par fa nature avec ce qui ne fouffre le mal que par accident ? Tu l’as dit toi- nieme , la vie palfive de l’homme n’eft rien, & ne regarde qu’un corps dont il fera bientot de- livre; mais fa vie adlive & morale qui doit in- fluer fur tout fon etre, conlifte dans l’exercics de fa volonte. La vie eft un mal pour le me¬ diant qui profpere, & un bien pour fhonnete homme infortune: car ce n’eft pas une modifi¬ cation paffagere, mais fon rapport avec fon ob- jet qui la rend bonne ou mauvaife. Quelles font enfin ces douleurs fi cruelles qui te forcent de la quitter ? Penfes - tu que je n’aie demele^fous ta fcinte impartiality dans le denombrement des maux de cette vie la honte de parler des tiens ? Crois - moi, n’abandonne pas a la fois toutes tes vertus. Garde au moins ton anciennefranchife, & dis ouvertement a ton ami; j’ai perdu l’efpoir de corrompre une honnete femme, me voila for¬ ce d’etre homme de bien; j’aime mieux mourir. Tu t’ennuics de vivre, & tu dis; la vie eft nn mal. Tot ou tard tu feras confole , & tu di- ras; la vie eft un bien. Tu diras plus vrai fans mieux raifonner : car rien n’aura change qua toi. Change done des aujourd’hui, & puifque e’eft dans la mauvaife difpofition de ton ame qu’eft tout le mal, corrige tes affections dere¬ glees , & ne brule pas ta maifon pour n’avoir pas la peine de la ranger. Je fouffre» me dis-tu s depend - il de moi de J 39 H e' L 0 i S E. ne pas foufFrir? D’abord, c’eft changer l’etat de la queftion; car il ne s’agit pas de favoir fi tu fouftres, mais fi e’eft un mal pour toi de vi- yre. PalTons. Tu FoufFres, fu dois cherchrer a ne plus foufFrir. Voyons s’il eft befoin de mou- yir pour cela. Confidere un moment Ie progres natijrel deS rnaux de Tame diredtement oppofe au progres des maux du corps, comme les deux fijbftan- ces font oppofees par leur nature. Ceux-ci s’inveterent, s’empirent en vieilliffant & detrui- fent enfin cette machine mortelle. Les autres , au contraire, alterations externes & paffageres d’un etre inimortel & fimple, s’effacent infen- fiblement & !e laiffent dans fa forme originellq que rien ne fauroit changer. La trifteffe , l’en- nui, les regrets , le defefpoir font des douleurs peu durables , qui ne s’enracinent jarpais dans fame , & l’experience dement toujours ce fen- timent d’amertume qui nous fait regarder nos peines comme eternelles, Je dirai plus; je ne puis croire que les vices qui nous corrompent nous foientplus inherens que qos chagrins; non feulement je penfe qu’ils periflent avec Ie corps qui les occafionne; mais je ne doute pas qu’une plus longue vie ne put fuffire pour corriger les Jiommes, & que plufieurs fiecles de jeunefle ne nous appriffent qu’il n’y a rien de meilleur ^ue la vertu. Qpoi qu’il en foit j puifaqe la plqpartde nos i4<3 La Nouvelle maux phyfiques nefont qu’augmenter fans cefle j de violentes douleurs du corps, quand elles font incurables , peuvent autorifer un homme a dif- pofer de lui: car toutes fes facultes etant alie¬ nees par la douleur, & le mal etant fans reme- de , il n’a plus Pufage ni de fa volonte ni de fa raifon ; il cede d’etre homme avant de mourir» & ne fait en s’otam la vie qu’achever de quitter un corps qui 1’embarralfe & ou fou ame n’eft deja plus. Mais il n’en eft pas ainfi des douleurs de fa¬ me , qui, pour vives qu’elles foient , portent toujours leur remede avec elles. En effet, qu’eft- ce qui rend un mal quelconque intolerable? C’eft fa duree. Les operations de la chirurgie font communement beaucoup plus cruelles que les fouifrances qu’elles gueriifent j mais la dou¬ leur du mal eft permanente, celie de l’operation paffagere, & Pon prefere celie - ci. Qu’eft-il done befoin d’operation pour des douleurs qu’eteint leur propre duree, qui feule les rendroit infup- portables ? Eft - il raifonnable d’appliquer d’aufti violens remedes aux maux qui s’effacent d’eux- memes ? Pour qui fait cas de la conftanee & n’ef- time fes ans que le peu qu’ils valent, de deux nioyens de fe delivrer des memes fouifrances , lequel doit etre prefere de la mort ou du terns ? Attends & tu feras gueri. Que demandes - tu davantage ? Ah !. c’eft ce qui redouble mes peines de fon- H *' L 0 i S E. 141 ger qu’elles finiront! Vain fopHfmede la dou¬ leur ! Bon-mot fans raifon, fans juftelfe , & peut-etre fans bonne-foi. Quel abfurde motif de defefpcir que l’efpoir de terminer fa mifere (/£)! Meme en fuppofant ce bizarre fentiment, qui 11’aimeroit mieux aigrir un moment la douleur prefente par I’afTurance de la voir jfinir , comme on facrifie une plaie pour la faire cicatrifer ? Et quand la douleur auroit un charme qui nous fe- roit aimer a fouflrir, s’en priver en s’6tant la vie, n’eft-ce pas faire a l’inftant meme tout ce qu’on craint de l’avenir ? Penfez-y bien, jeune homme; que font dix , vingt, ttente ans pour un etre immortel ? La peine & le plaifir palfent comme une ombre 5 la vie s’ecoule en un inftant; elle n’eft rien par elle - meme, fon prix depend de fon emploi. Le bien feu 1 qu’on a fait demeure, & c’eft par lui qu’elle eft quelque chofe. Ne dis done plus que c’eft un mal pour toi de vivre, puifqu’il depend de toi feul que ce foit un bien, & que ft c’eft un mal d’avoir ve- eu, c’eft une raifon de plus pour vivre encore. Ne dis pas, non plus, qu’il t’eft permis de mou- rirj car autant vaudroit dire qu’il t’eft permis (fc) Non, Milord, on ne termine pas ainfi fa mi- fere , on y met le comb^e ; on rompt les dernier* noeuds qui nous attachoient au bonheur. En regrettant ce qui nous fut cher , on dent encore a l’objet de fa dou¬ leur par fa douleur meme , & set £tat eft moins aftreux ^ue de ne tenir plus a rien. i\% La MouvEtLfc de n’etire pas hotnme , qu’il t’eft permis de te ri- Volter contre l’auteur de ton etre, & de trom- per ta deftination. Mais en ajoutant que ta morS tie fait de mal a perforine, foflges - tu que c’eft a ton anli que tu l’ofes dire ? Ta niort ne fait de mal a perfoflne ? J’en- tends ! mourir a nos depens ne t’importe gue- re i tu comptes pOur rien nos regrets- Je ne te parle plus des droits de famine que tu mepri- fes i n’en eft-il point de plus chers encore Q) qui t’obligent a te conferver ? S’il eft une perfon- tie au monde qui t’ait affez aime pour ne vou- loir pas te furvivre j & a qui ton bonfieur man¬ que pour btre heureufe , pehfes - tu ne lui rien devoir ? Tes funeftes projets executes ne trou- bleront - ils point la paix d’une ame rendue avee tant de peine a; fa premiere innocence ? Ne crains-tu point de rouvrir dans ce cceur trop ten- dre des bleflures mal refermeeS ? Ne crains-tu point que ta perte n’en entra'me une autre en¬ core plus cruelle, en otant au monde & a la vertu leur plus digrie ornement ? Et fi die te furvit 5 ne crains - tu point d’exciter dans foa fein le remords , plus pefant a fupporter que la ■vie ? Ingrat ami * amant fans delicatelfe, feras- tu toujours occupe de toi-meme ? Ne fongeras- tu jamais qu’a tes peines r' N’es - tu point fen- (Z) lies droits plus chers que ceux de Pamitie ? Etc’eS un fage qui le dit I mais ce pretendu fage etsit amou- reux lui-meme s 143 H E f L O i 9 t. fible au bonheur de ce qui te fut cher ? Et ne faurois- tu vivre pour celle qui voulut mourir avec toi ? Tu paries des devoirs du magiftrat & du pe- re de famille, & parce qu’ils ne te font pas impofes, tu te crois affranchi de tout. Et la fociete a qui tu dois ta confervation, teS ta- lens , tes lumieres, la patrie a qui tu appar- tiens, les malheureux qui ont befoin de toi, ne leur dois - tu rien ? O fexad denombrement que tu fais ! parmi les devoirs que tu compties , tu n’oublies que ceux d’homme & de Citoyeiu Oueft ee vertueux patriote qui refufe de ven¬ ire fon fang a un prince etranger, parce qu’il ne doit le verfer que pour fon pays, & qui veut maintenant le repandre en defefpere con- tre l’exprelfe defenfe des loix ? Les loix , les loix, Jeune- homme ! le fage les meprife-t- il ? Socrate innocent, par refped pour elles ne vou¬ lut pas fortir de prifon. Tu ne balances point a les violer pour fortir injuftement de la vie, & tu de- jnandes; quel mal fais - je ? Tu veux t’autorifer par des exemples. Tu m’ofcs nommer des Remains! Toi, des Ro- mains ! II t’appartient bien d’ofer prononcer ces noms illuftres ! Dis - mof, Brutus mourut-il en amant defefpere, & Caton dechira-t-il fes entrailles pour fa maitrelfe? Homme petit & foible, qu’y a -1 - il entre Caton & toi ? Montre- moi la mefure commune de cette ante fublime & La NouveU! 144 de la tienne. Temeraire, ah ! tais-toi! Je Grains de profaner fon nom par fon apologie. A ce 110m faint & augufte, tout ami de la veftu doit mettre le front dans la poufliere * & honorer en filence la memoire du plus grand des homines* Que tes exemples font nial choifis , & que tu juges baifement des Romains s fi tu penfes qu’ils fe crulfent en droit de s’bter la vie aufil- tot qu’elle leur etoit a charge! Regarde les beaux terns de la Republique, & cherche fi tu 7 ver- ras un feul Citoyen vertueux fe delivrer ainfi du poids de fes devoirs, meme apres les plus cruelles infortunes. Regulus retouniant a Car¬ thage , prevint-il par fa mort lerTourmens qui l’attehdoient 'i Que n’eut point donne Pofthu- mius pour que cette refl’ource lui fiit permife aux Fourches Caudines? Quel eiFort de cou¬ rage le Senat meme n’admira -1 - il pas dans le Conful Varron pour avoir pu furvivre a fa de- faite? Par quelle raifon tant de Generaux fe lailferent - ils volontairement livrer aux ennenlis, eux a qui l’ignominie etoit fi cruelle, & a qui il en coutoit fi peu de mourir ? C’eft qu’ils de- voient a la patrie leur fang, leur vie &leurs der- niers foupirs, & que la honte ni les revers lie les pouvoient detourner de ce devoir facre. Mais quand les Loix furent aneanties & que l’E- tat fut en proie a des Tyrans, les Citoyens re- prirent leur liberte naturelle & leurs droits fur eux - memes. Quand Rome ne fut plus, il fut permis H l' i &. i s E» 14f permis a des Roraains de ceffer d’etre; ils avoient remplis leurs fonctions fur la terre, ils h’avoient plus de patrie, ils etoient en droit de difpofer d’eux, & de fe rendre a eux-memes la liberte qu’ils ne pouvoient plus rendre a leur pays. Apres avoir employe leur vie a fervir Ro¬ me expirante & a combattre pour les Loix, ils moururent vertueux & grands comme ils avoient vecu, & leur mort fut encore un tribut a la gloire du nom Romain , afin qu’on ne vit dans aucun d’eux le fpe&acle indigne, des vrais Ci- toyens fervant un ufurpateur. Mais toi, qui es-tu ? Qu’as-tu fait ? Crois-tu t’excufer fur ton obfcurite ? Ta foiblefle t’exemp- te-t-elle de tes devoirs, & pour n’avoir ni charge lii rang dans ta Patrie, en es-tu moins foumis at fesloix? II te lied bien d’ofer parier de mou- rir tandis que tu dois FuCdge de ta vie a tes fent- blables ! Apprends qu’une mort telle que tu la medites eft honteufe & furtive. C’eft un vol fait ail genrehumain. Avant de le quitter 5 rends- lui ce qu’il a fait pour toi. Mais je ne tiens a rien ? Je fuis inutile au monde ? Philofophe d’un jour ! Ignores-tu quetu ne faurois faire un pas fur la terre fans y trouver quelque devoir a remplir, & que tout homme eft utile a l’lnima, nite, par cela feul qu’il exifte ? Ecoute - moi, jeune infenfe, tu m’es cher 3 j’ai pitre de tes erreurs. S’il te refte au fond d« eoeur le moindre fentiment de vsrtu, viens , que Tome V . 15 La Nouvelle 146 je t’apprenne a aimer la vie. Chaque fois que tu feras tente d’en fortir, dis en toi - meme. 55 Que je fafle encore une bonne aftion avant „ que de mourir. „ Puis va chercher quelque indigent a fecourir, quelque infortune a confo- ler, quelque opprime a defendre. Rapproche de moi les malheureux que mon abord intimi- de; ne crains d’abufer ni de ma bourfe ni de mon credit: prends; epuife mes biens, fais-moi riche. Si cette confideration te retient aujour- d’hui, elle te retiendra encore demain, apres- demain, toute ta vie. Si elle ne te retient pas ; meurs, tu n’es qu’un mechant. L E T T R E XXIII. Be Milord Edouard. JFe nepourrai, moncher, vous embraffer au- jourd’hui, comme je l’avois efpere , & Ton me retient encore pour deux jours a Kinfington. Le train de la Cour eft qu’on y travaille beau- coup fans rien faire , & que toutes les affaires s’y fuccedent fans s’achever. Celle qui m’arrete ici depuis huit jours ne demandoit pas deux ,heures, mais comme la plus importante affaire des miniftres eft d’avoir toujours fair affaire, ils percent plus de terns & me remettre qu’ils ■n’en auroient mis a m’expedier. Mon impatien¬ ce un peu trop vifible n’abrege pas ces delais. H E* L 0 i S E. 147 Vous favez que la Cour ne me convient guere i elle m’eft encore plus infupportable depuis que nous vivons enfemble, & j’aime cent fois mieux partager votre melancolie que l’ennui des valets qui peuplent ce pays. Cependant, en caulant avec ces emprefles faineans, il m’eft venu une idee qui vous ra- garde, & fur laquelle je n’attends que votre aveu pour difpofer de vous. Je vois qu’en com- battant vos peines vous fouflrez a la fois du mal & de la refiftance. Si vous voulez vivre & guerir; c’eft moins parce que l’honneur & la raifon l’exigent que pour complaire a vos amis. Mon cher, ce n’eft pas affez. II faut reprendre le gout de la vie pour en bien remplir les de¬ voirs, & avec taut d’indifterence pour toute chofe, on ne reuffit jamais alien. Nous avons beau faire fun & fautre j la raifon feule ne vous rendra pas la raifon. II faut qu’une multitude d’objets nouveaux & frappans vous arrachent line partie de l’attention que votre cceur ne don- ne qu’a celui qui l’occupe. II faut pour vous rendre a vous-meme que vous fortiez d’au-de- dans de vous, & ce n’eft que dans l’agitation d’une vie active que vous pouvez retrouver le repos. II fe prefente pour cette epreuve une occa- fion qui n’eft pas a dedaigner; il eft queftion d’une entreprife grande, belle, & telle que bien des ages n’en voient pas de femblables. Ii If ' 348 La Nouvelie depend de vous d’en etre temoin & d’y coneou- rir. Vous verrez le plus grand fpe&acle qui puifle frapper les yeux des hommes; votre gout pour l’obfervation trouvera de quoi fe contenter. Vos foncftions feront honorables , elles n’exige- ront, avec des talens que vous pofledez , que du courage & de la fante. Vous y trouverez plus de peril que de gene ; elles ne vous en conviendront que mieux ; enfin votre engage¬ ment ne fera pas fort long. Je ne puis vous en dire aujourd’hui davantage; parce que cc pro- jet fur le point d’eclorre eft pourtant encore un fecret dont je ne fuis pas le maitre. J’ajo-uterai feulement que ft vous negligez cette heureufe & rare occafion , vous ne la retrouverez proba- blement jamais, & la regretterez, peut-etre, toute votre vie. J’ai donne ordre a mon Coureur, qui vous porte cette Lettre , de vous chercher ou que yous foyiez, & de ne point revenir fans votre reponfe ; car elle preffe, & je dois donner la mienne avant de partir d’ici. LETTRE XXIV. Reponfe. r Aitf.s , Milord ; orddnnez de moi; vous pe ferez defavoue fur tien. En attendant que H if i o S $ i. 149 ja msrite de vous fervir, au moins que je vous obeiife. LETT RE XXV. De Milord Edouard. . U 1 s au E vous approuvez l’idee qui m’efl venue, je ne veux pas tarder un moment a vous- marquer que tout vient d’etre conclu, & a vous expliquer de quoi il s’agit, felon la per- miffion que j’en ai recue en repoadant de vous. Vous favez qu’on vient d’armer a Plimouth une Efcadre de cinq Vaiffeaux de guerre , & qu’elle eft prete a mettre a la voile. Celui qui doit la commander eft M. Anion , habile. & vaillant Olfxcier , mon ancien ami. Elle eft def- tinee pour la mer du Sod ou elle doit fe ren- dre par le detroit de Le Maire, & en revenir, par les Indes orientales. Ainfl vous voyez qu’il 11’eft pas queftion de moins que du tout du mou- de; expedition qu’on eftime devoir durer envi-' ron trois ans, J’aurois pu vous faire infcrire com-, me volontaire; mais pour vous donner plus de- confideration dans l’equipage j’y ai fait ajouter un titre, & vous etes couch 4 fur l’etat en qua- ljte d’Ingenieur des troupes de debarquement; ce qui vous convient d’autant mieux que le genie etant votre premiere deftination , je fais que yous l’avez appris des votre enfance. tf$ La N" o v v e l r s 4 Je compte retourner demaia a Londres 5c vous prefenter a M. Anfon dans deux puts. En attendant, fongez a votre equipage, & i vous pourvoir d’Inftrumens & de Livres; car I’embarquement eft pret, & l’oti n’attend plus que l’ordre du depart. Mon cher ami, j’efpere que Dieu vous ramenera lain de corps & de coeur de ce long voyage; & qu’a votre retour nous nous rejoindrons pour ne nous feparer jamais. L E T T R E XXYI. A Madame d’Orbe. JFE pars , chere & charmante Coufine, pour faire le tour du globe ; je vais chercher dans un autre hemifphere la paix dont je n’ai pn jouir dans celui - ci. Infenfe que je fuis! Je vais errer dans l’univers fans trouver un lieu pour y repofer mon coeur; je vais chercher un afyle au monde oil je puifle etre loin de vous. Mais il faut refpedler les volontes d’un ami, d’un bienfaiteur , d’un pere. Sans efperer de guerir, il faut au moins le vouloir, puifque Ju¬ lie & la vertu l’ordonnent. Dans trois heures je vais etre a la merci des flats; dans trois jours , je ne verrai plus 1’Europe; dans trois mois je ferai dans des mers inconnues oil regnent d’e- ternels orages; dans trois ans peut-etre .... qu’il feroft affreux de ne vous plus voir! He- H E f L O ‘i S S. If I las! le plus grand peril eft au fond de mon coeur car quoi qu’il en foit de mon fort, je Pai refolu , je le jure , vous me verrez digne de paroitre a vos yeux, ou vous ne me rever- rez jamais. Milord Edouard qui retourne a Rome vous remettra cette Iettre en palTant, & vous fera le detail de ce qui me regarde. Vous connoif. fez foname, & vous devinerez aifement ce qu’il lie vous dira pas. Vous connutes la miennej jugez aufli de ce que je ne vous dis pas moi- tneme. Ah Milord ! vos yeux les reverront! Votre amie a done ainfi que vous le bonheur d’etre mere? F.lle devoit done l’etre?_Ciel inexorable !... . 6 ma mere, pourquoi vous donna-t-il un fils dans fa colere ?. II faut finir, je le fens. Adieu, charmantes Coufines. Adieu, Beautesincomparables. Adieu, pures & celeftes ames. Adieu , tendres & infepa- rabies amies, femmes uniques fur la terre. Cha- cune de vous eft le feul objet digne du cceur de Pautre. Faites mutuellement votre bonheur. Dai- gnez vous rappeller quelquefois la memoire d’un infortune qui n’exiftoit que pour partager entre vous , tous les fentimens de foil ame, & qui cef- fa de vivre au moment qu’il s’eloigna de vous. Si jamais_j’entends le fignal, & les cris des Matelots ; je vois fraxchir le vent & deployer les voiles. 11 faut monter a bord, il faut partir. K 4 Xf2 La NOCtEUE He'lOiSE,’ Mcr vafte, mer immenfe , qui dois peut-etr£ jn’engloutir dans ton fein; puiflai-je retrouvcs: fur les flots le calme qui fuit mon coeur agite! fin de la troijierne Fartie. OS©© 3 * QUAtRIEME PAR f IE. jjf Si— ■ ' ■ t E T T R E I. JDe Madame de Wolmar a Madame d’ Orbs. ■Je tu tardes long-terns a revenir.'Toutes c ei alleqs & venues ne m’accommodent point. Que d’heures fe perdent a te rendre ou tu devrois toujours etre, & qui pis eft a t’en eloigner ! Pi-, dee dc fe voir pour ft peu de terns gate tout le plaiftr d’etre enfemble. Ne fens-tu pas qu’etre aitili alternativement chez toi & chez moi , c’eft n’etre bien null? part, & n’imagines-tu point quelque moyen de faire que tu fois en meme terns chez Pune & chez Pautre? . Que iaifons-nous, cher Coufine? Que d’inf. tans precieux que nous laiiTons perdre,quand ilne nous en refte plus a prodiguer! Les annees W multiplient; la jeunefle commence a fuir ; la vie s’ecoule; le bonheur paffager qu’elle offre eft en- tre nos mains, & nous negligeons d’en jouir ! Te fouvient-il du terns ounous etions encore filles, de ccs premiers terns ft charmans & ft doux qu’on ne trouve plus dans un autre age & que le coeur oublie avec tant de peine? Combien de fois , forcees de nous feparer pour peu de jours & meme pour peu d’heures, nous difions en nous embraifant triftement j Ah ! li jamais nous diipo- K f ' i ^4 La Nouvelle fons de nous, on ne nous verra plus feparees? Nous en difpofons maintenant, &fnous paffons la raoitie de l’annee eloignees Tune de l’autre. Quoi nous aimerions-nous moins ? chere & ten- dreamie, nous le fentons toutes deux, combien le terns, l’habitude, & tes bienfaits ont rendu notre attachement plus fort & plus indidoluble. Pour moi, ton abfence me parolt de jour en jour plus infupportable, & je ne puis plus vivre un inftant fans toi. Ce progres de notre amitie eft plus naturel qu’il ne fernble; ila fa raifon dans notre fituation ainfi que dans nos caracteres. A mefure qu’on avance en age tous les fentimens fe concentrent. On perd tous les jours quelque chofe de ce qui nous fut cher, & l’on ne le rem- placeplus. On meurt ainfi par degres, jufqu’a ce que n’aimant enfin que foi-meme, on ait cede de fentir & de vivre avant de ceder d’exifter. Mais un coeur fenfible fe defend de toute fa force con- tre cette mort anticipee; quand le froid commen¬ ce aux extremites, il raffemble autour de lui tou¬ te fa chaleur naturelle; plus il perd, plus il s’at- tache a ce qui lui refte; & il tient, pour ainfi dire, au dernier objet par les liens de tous les autres. Voila ce qu’il me femble eprouver deja, quoi- que jeune encore. Ah! ma chere, mon pauvre coeur a tant aime! Il s’eft epuife de fi bonne heu- re qu’il vieillit avant le terns, & tant d’affections diverfes 1’ont tellement abforde qu’il n’y refte plus de place pour des attachemens nouveaux. Tu II E f 1 0 i' S E - . "iff tn’as vue fucceffivement fille, amie, amante » epoufe & mere. Tu fais ft tous ces titres m’onC ete cliers! Quelques-uns de ces liens font detruits, d’autres font relaches. Ma mere, ma tendre mere n’eft plus; il ne me refte que des pleurs a donner a fa memoire , & je ne goiite qu’a demi le plus doux fentiment de la nature. L’amour eft eteint, il 1 ’eft pour jamais, & c’eft encore une place qui ne fera point remplie. Nous avons perdu ton digne & bon mari que j’aimois comme la chere moitiede toi-m&me, & qui meritoit ft bien ta ten- dreffe & mon amitie. Si mes fils etoient plus grands, l’amour maternel rempliroit tous ces vui- des: Mais cet amour, ainfi que tous les autres, a befoin de communication, & quel retour peut attendre une mere d’un enfant de quatre ou cinq ans ? Nos enfans nous font chers long-tems avant qu’iis puiifent le fentir & nous aimer a leur tour } &'cependant, on a ft grand befoin de dire combien on les aime a quelqu’un qui nous entende ! Mon mari m’entend •, mais il ne me repond pas aflez a ma fantaifie ; la tete ne lui en tourne pas comme a moi: fa tendreiTe pour eux eft trop raifonnable ; j’en veux une plus vive & qui reffemble mieux a la mienne. Il me faut une amie, une mere qui foit auffi folle que moi de mes enfans & des fiens. En un mot, la maternite me rend l’amitie plus ne- ceffaire encore, par le plaifir de parler fans ceife de mes enfans, fans donner de l’ennui. Je fens que je jouis doublement des careffes de mon petit l> A NoUTELLt Marcgllin quand je te les vois partager. Quand j’embrafle ta fille , je crois te prefer contre mon fein. Nous l’avons dit cent fois ; en voyant tous nos petits Bambins jouer enfemble, nos occurs unis les confondent, & nous ne favons plus a. laquelle appartient chacun des trois. Ce n’eft pas tout, j’ai de fortes raifons pour te fonhaiter fans cefe aupres de moi, & ton abfence m’eft cruelle a plus d’un egard, Songe a mon eloignement pour toute diffimulation & a cette continuelle referve ou je vis depuis pres de fix ans avec l’homme du raonde qui m’eft le plus cher. Mon odieux fecret me pefe de plus en plus, & femble chaque jour devenir plus in- difpenfable. Plus l’honnetete veut que je le reve- le, plus la prudence m’oblige a le garder. Con- qois-tu quel etat afFreux c’eft pour une femme de porter la defiance, le menfonge & la crainta jufques dans les bras d’un epoux , de n’ofer ou- vrir fon coeur a celui qui le poffede, & de lui cacher la moitie de fa vie pour affurer le repos de l’autre? A qui, grand Dieu ! faut-il degui- fer mes plus fecretes penfees & celer l’interieur d’une arae dont il auroit lieu d’etre fi content ? A M. de "Wolmar, a mon mari, au plus digne epoux dont le ciel efit pu recompenfer la vertu d’une fille chafte. Pour l’avoir trompe une fois, il fapt le tromper tous les jours, & me fentir fans cefe indigne de toutes fes bontes pour moi. Mon cocur n’ofe accepter aucun temoignage de Ion eftime, fes plus tendres careffes me font rou- gir! & toutes les marques de refpeft & de con* fideration qu’il me donne fe changent dans ma confcience en opprobres & en fignes de mepris. 11 eft bien dur d’avoir a fe dire fans celfe ; c’eft uneautrequemoiqu’ilhonore: ah! s’il mecon- noilfoit, il ne me traiteroit pas ainfi ! Non, je ne puis fupporter cet etataffreuxj jenefuis ja¬ mais feule avec cet homme refpe&able que je ne foit prete a tomber a genoux devant lui, a Jui confelfer ma faute & a mourir de douleur & de honte a fes pieds. Cependant les raifons qui m’ont retenue. des le commencement prennent chaque jour de nou- velles forces, je n’ai pas un motif de parler quine foit une raifon de me taire. En confide- rant I’etat pai/ible & doux de ma famille, je ne penfe point fans eiFroi qu’un feul mot y peut caufer un defordre irreparable. Apres fix ans paffes dans une fi parfaite union, irai-je trou- bier le repos d’un mari fi fage & fi bon , qui n’a d’autre volonte que celle d’une heureufe epou- fe, ni d’autre plaifir que de voir regner dans la rnaifon l’ordre & la paix 'i Contrifterai-je par des troubles domeftiques les vieux jours d’un pe* re que je vois fi content, fi charme du bonheur - de fa fille & de fon ami ? Expoferai-je ces chers enfans, ces enfans aimables & qui promettent tant, a n’avoir qu’une education negligee ou fcandaleufe, a fe voir les trifles viclimes de la 8 La N o u v e l l $ difcorde de leurs parens, entre un pere enflatfl- me d’une jufte indignation, agite par la jaloufie» & une mere infortunee & coupable, toujours noyee dans les pleurs ? Je connois M. de Wol- mar eftimant fa femme; que fais-je ce qu’il fera lie l’eftimant plus ? Peut-etre n’eft - il ft modere que parce que la paillon qui domineroit dans fon caradere n’a pas encore eu lieu de fe deve- lopper. Peut-etre fera-t-il aufft violent dans l’em- portement de la colere qu’il eft doux & tranquille tant qu’il n’a nulfujet de s’irriter. Si je dois tant d’egards a tout ce qui m’envi- ronne, ne m’en dois-je point auffi. quelques uns amoi- merae? Six ans d’une vie honnete & re- guliere n’effacent-ils rien des erreurs de la jeu- nefle , & faut-il m’expofer encore a la peine d’une faute que je pleure depuis fi long-tems ? Je te l’avoue, ma Coufine, je ne tourne point fans repugnance les yeux fur le paife ; il m’hu- milie jufqu’au decouragement, & je fuis trop fenfible a la honte pour en fupporter I’idee fans retomber dans une forte de defefpoir. Le terns qui s’eft ecoule depuis mon mariage eft celui qu’il faut que j’envifage pour me raffurer. Mon etat prefent m’infpire une confiance que d’im- portuns fouvenirs voudroient m’oter. J’aime a nourrir mon cocur des fentimens d’honneur que je crois retrouver en moi. Le rang d’epoufs & de mere m’eleve l’ame & me foutient contre les remords d’un autre etat- Quand je vois mes H E* L Q i S E. Jt5S> cnfans & leur pere autour de tnoi, il me fem- ble que tout y refpire la vertu j ils chaffent d© tnon efprit l’idee merae de mes anciennes fautes. Leur innocence eft la fauvegarde de la mienne; ils m’en deviennemt plus chers en me rendanc meilleure, & j’ai tant d’horreur pour tout ce qui blefle l’honnetete que j’ai peine a me croire la merae qui put l’oublier autrefois. Je me fens il loin de ce que j’etois, fi fure de ce que je fuis s qu’il s’en faut peu que je ne regarde ce que j'au- rois a dire comme un aveu qui m’eft etranges & que je ne fuis plus oblige de faire. Voila l’etat d’incertitude & d’anxiete dans lequel je flotte fans cefle en ton abfence. Sais- tu ce qui atrivera de tout cela quelque jour? Mon pere va bient6t partir pour Berne , refo- lu de n’en revenir qu’apres avoir vu la fin de ce long proces, dont il ne veut pas nous laife fer l’embarras , & ne fe fiant pas trop non plus , je penfe , a notre zele a le pourfuivre. Dans l’intervalle de fon depart a fon retour, je refterai feule avec mon mari, & je fens qu’il fera prefque impoffible que mon fatal fecret ne m’echappe. Quand nous avons du monde, tu fais queM. de Wolmarquitte fouVent la com- pagnie & fait volontiers feul des promenades aux environs ; il caufe avec les payfans } il s’informe de leur fituation j il examine l’etat de leurs terres; il les aide au befoin de fa bour- {e & des fes confeils. Mais quand nous femmes \Co L A No tr T E t t I feuls, il ne fe promene qu’avec moi j il quitti peu fa femme & fes enfans, & fe prete a leurs petits jeux avec unefimplicite fl charmante qu’a- lors je fens pour lui quelque chofe de plus ten- dre encore qu’a l’ordinaire. Ces momens d’at- tendrilfement font d’autant plus perilleux pour lareferve, qu’il me fournit lui-m&me les occa- fions d’en manquer, & qu’il m’a cent fois te- nu des propos qui fembloient m’exiter k la con- fiance, T6t ou tard il faudra que je lui ouvre tnon coeur, je le fens; mais puifque tu veux que ce foit de concert entre notls , & avec tou- tes les precautions que la prudence autorife, reviens & fais de moins longues abfences; ou je ne reponds plus de rieii, Ma douce amie, il faut achever, & ce qui refte importe alfez pour me couter le plus a dire. Tu ne m’es pas feulement necelfaire quand je fuis avec mes enfans ou aVec mon mari, mais fur-tout quand je fuis feule avec ta pauvre Ju¬ lie , & la folitude m’eft dangereufe pr6cifement parce qu’elle m’eft douce, & que fouvent je la cherche fansyfonger. Ce n’eft pas, tu le fais’, que mon coeur fe reifente encore de fes ancien- nes bleffures ; non, il eft gueri, je le fens , j’en fuis tres - fure, j’ofe me croire vertueufe. Ce n’eft point le prefent que je crains; c’eft le paife qui me tourmente. Il eft des fouvenirs auffi redoutables que le fentiment a&uel 5 on s’attsndrit par reminifcencs j on a honte de fe fen tic H s' L 0 1 S Ei I(jI fentir pleurer , & Ton rt’en pleure que davantage. Ces larmesfont de pitie, deregret, de repentirf l’amour ii’y a plus de part, il ne m’eft plus rien j mais je pleure les maux qu’il a caufes; je pleure le fort d’un homme eftimabie que des feux indif- crettement nourris ontprivedu repos & peut-etre de la vie. Helas ! fans duute il a peri dans ce long & perilleux voyage que le defefpoir lui a fait en- treprendre. S’il vivoit, du bout du nlonde il nous eut donne de fes nouvelles; Pres de quatre ans fe font ecoules depuis fon depart. On dit que l’ef- cadre fur laquelle il eft, a fouffert mille defaftres * qu’elle a perdu les trois quarts de fes equipages , que plufieurs vatffeaux font fubmerges, qu’oit ne fait ce qu’eft devenu le refte. Il n’eft plus j il n’eft plus. Un fecret presentiment me Patlnonce. L’inforturid n’aura pas ete plus epargn4 que tanc d’autres. La mer, les maladies, la fcrifte/fe bien plus cruelle auront abrege fes jours. Ainfi s’eteint tout ce qui brille un moment fur la terre. Il man- quoit aux tourmens de rna confcieuee d’avoir a me reprocher la mort d’un honnete homme. Ah! ma chere! Quelle ame c’etoit que la fienne!.... comme il favoit aimer... * il meritoit de vivre.;., il aura prefente devant le fouverain juge uneame foible, mais faine & aimant la vertu . *. < Je m’ef- force en vain de chaffer ces trifles idees 5 a chaque inftant elles revieniient malgre moi. Pour les ban- nir, ou pour les regler, ton amie a befoin de tes foins ) Sc puifque je ne puis oublier cet infortune % Toms V. L 1 62 La Nouvelle j’aime mieux en caufer avec toi que d’y penfer toute feule. 'Regarde que de raifons augmentent le befoin continuel que j’ai de t’avoir avec moi! Plus fage & plus heureufe, fi les memes raifons te man- quent, ton coeur fcnt-il moins le raeme befoin ? S’il eft bien vrai que tu ne veuilles point te rema- rier, ay ant fi peu de contentement de ta families quelle maifon te peux mieux convenir que celle- ci ? Pour moi, je fouffre a te favoir dans la tiennej car malgre ta diflimulation , je connois ta maniere d’y vivre , & ne fuis point dupe de Fair folatre que tu viens nous etaler a Clarens. Tu m’asbien reproche des defauts en rna vie; mais j’en ai un tres-grand a te reproeher a ton tour j c’eft que ta douleur eft toujours concentree & folitaire. Tu te caches pour t’affliger, commefi tu rougiffois de pleurer devant ton amie. Claire, je n’aimepas cela. Je ne fuis point injufte comrae toij je ne blame point tes regrets ; je ne veux pas qu’au bout de deux ans, de dix, ni de toute ta vie, tu cedes d’honorer la memoire d’un fi tendre epouxj mais je te blame, apres avoir pafle tes plus beaux jours a pleurer avec ta Julie, de lui derober la douceur de pleurer a fon tour avec toi, & de laver par de plus dignes larmes la honte de celles qu’elle verfa dans ton fein. Si tu es fachee de t’affliger , ah! tu ne connois pas la veritable affliction! fi tu y prends une forte de plaifir, pour- quoi ne veux-tu pas quejelepartage '{ Ignores-tu H e' L O i S t. 163 que la communication des coeurs imprime a la ttif- tefTe je ne fais quoi de doux & de touchant que n’a pasie contentement ? & l’amitie n’a t-elle pas ete fpecialement donnee aux malheureux pour le fou- lagement de leurs maux & la confolatiori de leurs peines ? Voila , ma chere , des confiderations que tu devrois faire, & auxquelles il faut ajouter qu’en tepropofant de venir demeurer avec moi, je ne te parle pas moins au nom de moil mari qu’au mien. II m’a paru plufieurs fois furpris, prefque fcandalife, que deux amies telles que nous n’ha- bitaffent pas enfemble •, il affure te l’avoir dit a toi-meme, & il n’eft pas homme a parler inconlide- rement. Je ne fais quel parti tu prendras fur mes reprefentations; j’ai lieu d’elperer qu’il 1 'era tel que je le defire. Quoi qu’il en foit, le mien eft pris & je 11’en changerai pas. Je n’ai point oublie le terns ou tu voulois me fuivre en Angleterre. Amie incomparable, c’eft a prefent mon tour. Tu connois mon avertion pour la ville, mon gout pour la campagne, pour les travaux ruftiques , & l’attachement que trois ans de fejour m’ont donne pour ma maifon de Clarens. Tun’ignores pas, non plus, quel embarras e’eft de demenager avec toute une famille, & combien ce feroit abufer de la complaifance de mon pere de le tranfplanter fi fouvent. He bien, fi tu ne veux pas quitter ton menage & venir gouverner le mien , je fuis refo- lue a prendre une maifon a Laufanne oil nous L a i poli, compiimenteur, adroit, fourbe & frippon; qui met toils les devoirs cn etiquettes, toutela morale en fimagrees,- & lie connoit d’autre humanitc que les falutations & les reverences. J’ai furgi dans une feconde Isle de- ferte plus inconnue, plus charmante encore que la premiere , & ou le plus cruel accident faillit a nous confiner pour jamais. Je fus le feul peut- etre qu’un exil fi doux n’epouvanta point; ne fuis-je pas deformais par-tout en exil ? J’ai vu dans ce lieu de delice & d’effroi ce que peut tenter l’in- duftrie humaine pour tirer l’homme civilife d’une folitude oiz rien ne lui manque, & le replonger dans un gouffre de nouveaux befoins. J’ai vu dans le vafte Ocean oil il devroit etre (I doux a des hotnmes d’enrencontrer d’autres, deux grands vailfeau fe chercher, fe trouver, s’attaquer, fe battre avec fureur , comme ii cet efpace im- menfe eut ete trop petit pour chacun d’eux. Je les ai vu vomir l’un contre l’autre le fer & les flam- mes. Dans un combat aflez court j’ai vu l’image de I’enfer. J’ai entendu les cris de joie des vain- queurs couvrir les plaintes des bleflfes & les ge- miflemens des mourans. J’ai requ en rougilfant xna part d’un immenfe butin; je l’ai requ, mais dep6t, & s’il- fut pris fur des uialheureux > M 2 180 La Nouvelle c’eft a des malheureux qu’il fera rendu. J’ai vu l’Europe tranfportee a Pextremite de l’Afrique, par les foins de ce peuple avare, pa¬ tient & laborieux qui a vaincu par le terns & la eonftance des difficultes que tout l’lieroiTme des autres peuples n’a jamais pu furmonter.J’ai vu ces vaftes & malheureufes contrees qui ne femblent deftinees qu’a couvrir la terre de troupeaux d’ef- claves. A leur vil afped j’ai detourne ies yeux de dedain, d’horreur & de pitie, & voyant la qua- triemc partie de mes femblables changee en betes pour le fervice des autres, j’ai gemi d'etre homme. Enfim j’ai vu dans mes compagnons de voyage un peuple intrepide & fier dont l’exemple & la liberte retablifloient a mes yeux 1’honneur de moil efpece, pour lefquels la douleur & la mort ne font rien, & qui ne craignent au monde que la faim & J’ennui. J’ai vu dans leur chef un capi- taine, un foidat, un pilote , un fage, un grand homme, & pour dire encore plus peut-etre, le digne ami d’Edouard Bomflon: Mais ce que je n’ai point vu dans le monde entier; c’eft quelqu’Un qui reffemble a Claire d’Orbe, a Julie d’Etange, 187 want vifage, & ft-tot que j’en voyois un marque de petite verole, ce n’etoit plus celui de Julie. Je penfois encore a l’entrevue que nous allions avoir, a la reception qu’elle m’alloit faire. Ce premier abord fe prefentoit a mon efprit fous mille tableaux differens, & ce moment qui de- voit palfer fi vite, revenoit pour moi mille fois le jour. Quand j’apperqus la cime des monts le cceur me battit fortement, en me difant, elle eft la. La meme chofe venoit de m’arriver en mer a la vue des cotes d’Europe. La meme chofe m’etoic arrivee autrefois a Meillerie en decouvrant la maifon du Baron d’Etange. Le monde n’eft ja¬ mais divife pour moi qu’en deux regions, celle oil elle eft, & celle oil elle n’eft pas. La pre¬ miere s’etend quand je m’eloigne, & fe relferre a mefure que j’approche , comme un lieu ou je ne dois jamais arriver. Elle eft a prefent bor- neeaux murs de fa chambre. Helas ! ce lieu feul eft habite ; tout le refte de l’univers eft vuide. Plus j’approchois de la Suiffe , plus je me fen- tois emu. L’inftant ou des hauteurs du Jura je decouvris le lac de Geneve fut un inftant d’ex- tafe & de raviifement. La vue de mon pays , de ce pays fi cheri ou des torrens de plaifirs avoient inonde mon cceur i Pair des Alpes ft falutaire & fi pur ; le doux air de la patrie, plus fuave que les parfums de l’orient; cette terre riche & fer¬ tile, ce payfage unique, leplus beau dontl’eeil La Nouvelie' i88 humain fut jamais frappe; ce fejour charmant au- quel je n’avois rien trouve d’egal dans le tour du monde; l’afpedl d’un peuple heureux & fibre; la douceur de la faifon , la ferenite du climat; inille fouvenirs delicieux qui reveilloient tous les fentimens quej’avois goutes; tout cela me jettoit dans des tranfports que je ne puis decri- re, & fembloit me rendre a la fois la jouiifance de ma vie entiere. En defendant vers la cote , je fentis une im- preffion nouvelie dont je n’avois aucune idee. C’etoit un certain mouvement d’effroi qui me reflerroit le coeur & me troublott malgre moi. Ceteffroi, dont je ne pouvois demeler la caufe, croiiloit a mefure que j’approchois de la ville ; il ralentifloit mon empreflement d’arriver, & fit enfin de tels progres que je m’inquietois autant de ma diligence que j’avois fait jufques-la de ma lenteur. En entrant a Vevai la fenfation que j’e- prouvai ne fut rien moins qu’agreable. Je fus faifi d’une violente palpitation qui m’empechoit de refpirer; je parlois d’une voix alceree & tremblante. J’eus peine a me faire entendre en demandant M. de Wolmar ; car je n’ofai jamais nommer fa femme. On me dit qu’il demeuroit a Clarens. Cette nouvelie m’ota de defliis la poi- trine un poids de cinq cens livres, & prenant les deux lieues qui me reftoient a faire pour un repit, je me rejouis de ce qui m’eut defole dans un autre terns; mais j’appris avec un' vrai cha- H e' l o i S E. 18 * grin que Made. d’Orbe etoit a Laufanne. J’entrai dans une auberge pour reprendre les forces qui me manquoient: il me fut impoifible d’avaler un feul morceau; je : fuiFoquois en buvant & ne pouvois vuider un verre qu’a plufieurs reprifes. Ma terreur redoubla quand je vis mettre les chevaux pour repardr. Je crois que j’aurois don- ne tout au monde pour voir brifer une roue ea chemin. Je ne voyois plus Julie; mon imagina¬ tion troublee ne me prefentoit que des objets confus; mon ame etoit dans un tumulte univcr- fel. Je connoilfois la douleur & le defefpoir; je les aurois preferes a cet horrible etat. Enfin, je puis dire n’avoir de ma vie eprouve d’agitation plus cruelle que celle ou je me trouvois durant ce court trajet, & je fuis convaincu que je ne l’aurois pu fupporter une journee entiere. En arrivant, je fis arreter a la grille, & me fentant hors d’etat de faire un pas, j’envoyai le poftillon dire qu’un etranger demandoit a parler a M. de 'Wolmar. II etoit a la promena¬ de avec fa femme. On les avertit, & ils vin- rent par un autre cote , tandis que , les yeux fiches fur l’avenue, j’attendois dans des tranfes morcelles d’y voir paroitre quelqu’un. A peine Julie m’eut-elle apperqu qu’elle me rec-onnut. Al'inftant, me voir, s’ecrier, cou- rir , s’elancer dans mes bras ne fut pour elle qu’une meme chofe. A ce fon de yoix je me ijo La NotTEU* fens trcffaillir; je meretourne, jelavois, je fa fens. O Milord ! 6 mon ami!... je ne pui* parler .... Adieu crainte, adieu terreur, effroi; refped humain. Son regard, fon cri, fon gef- te , me rendent en un moment 1? confiance,le courage & les forces. Je puife dans fes bras la chaleur & la viej je petille de joie en la fer- rant dans les miens. Un tranfport facre nous tient dans un long filence etroitement embraf. fes, & ce n’eft qu’apres un li doux faifilfemenc que nos voix commencent a fe confondre, & nos yeux a meler leurs pleurs. M. de 'Wolmar etoit la •, je le favois , je le voyois mais qu’au- rois-je pu voir ? Non , quand Punivers entier fe fut reuni contre moi, quarid l’appareil des tourmens m’eut environne, je n’aurois pas de¬ robe nnon cceur a la moindre de ces care/Tes, tendres pr^mices d’une amitie pure & fainte que nous ernporterons dans le Ciel! Cette premiere impetuofite fufpenduc , Mad 6 , de "Wolmar me pris par la main, & fe re- toumant vers fon mari, lui dit avec une cer- taine grac:e d’innocence & de candeur dont je me femis penetre; quoiqu’il foit mon ancient ami, je ne vous le prefente pas, je le reqois de vous, tk ce n’eft qu’honore de votre amitie qu’il aura cleibfmais la rnienne. Si les nouveaux amis ont n.toins d’ardeur que les anciens , me dit-il en m’embralfant, il feront anciens a lear PLancheYJZ La con. fiance cles belles ames ' He' l o i s e. 151 tour & ne cederont point aux autres. Je requs fes embraflemens} mais mon coeur venoit de s’e- puifer , & je ne fis que les recevoir. Apres cette courte fcene, j’obfervois du coin de l’oeil qu’on avoit detache ma malle & remife ma chaife. Julie mepricfous le bras, &jem’a- vancai avec eux vers la maifon, prefque op- prelf£ d’aife de voir qu’on y prenoic poflet lion de moi. Ce fut alors qu’en contemplant plus paifible- ment ce vifage adore que j’avois cru trouver enlaidi., je vis avec une furprife amere & dou¬ ce qu’elle etoit reellement plus belle & plus bril- lante que jamais. Ses traits charmans fe font inieux formes encore ; elle a pris un peu plus d’embonpoint qui ne fait qu’ajouter k fon eblouilTante blancheur. La petite verole n’a laif- fe fur fes joues que quelques legeres traces preC. que imperceptibles. Au lieu de cette pudeur fouffrante qui lui faifoit autrefois fans celfe baif- fer les yeux , ont voit la fiecurite de la vertu s’al- lier dans fon cbafte regard a la douceur & a la JenCbilite > fa contenance, non moins modefte, eft moins timide; un air plus libre & des gra¬ ces plus franches ont fuccede a ces manieres contraintes melees de tendrelfe & de honte; & 11 le fentiment de fa faute la rendoit alors plus touchante, celui de fa purete la rend aujour- d’hui plus celefte. A peine etions-nous dans le fallon qu’elle dif- ile de la journee. Voila , Milord , comment s’eft paflee cette premiere entrevue , defiree fi paffionnement, & ti cruellement redoutee. j’ai tache de me re- cueillir depuis que je fuis feul; je me fuis effor- ce de fonder moil coeur > mais l’agitation de la journee precedence s’y prolonge encore & il jnfteft impoflible de juger lirot de mon veritable 6 tat. Tout ce que je fais tres-certainement c eft que fi mes lentimens pour elle n’ont pas change d’efpece, ils ont au moi ns bien change he for¬ me, que j'afpire toujours avoir un tiers entre nous, & que je Grains autant le tete-a-tete que je le defirois autrefois. Je compte aller dans deux ou trois jours a Laufanne. Je n’ai vu Julie encore qu’a demi quand je n’ai pas vu fa Coufine , cette aimable & chere amie a qui je dois taut, qui partagera fans celfe avec vous mon amitie, mes foins, ma reconnoilfanoe , & tous les fentimens dont mon goeur eft refte le makre. A mon retour je nq *99 H e' L O i S E. tarderai pas a vous en dire davantage. J’ai be- foin de vos avis &' je veux m’obfervcr de pres. Je fais mou devoir & le remplirai. Quelque doux qu’il me foit d’habiter cette maifon ; je l’ai refolu , je le jure ; li je m’appercois jamais que je m’y plais trop , j’en fortirai dans l’inftant. L E T T R E YII. De Made, de Wolmar a Made. cCOrbe. I tu nous avois accorde le delai que nous te demandions, tu aurois eu le plaifir avant ton depart d’embralfer ton protege. II ‘arriva avant- hier & vouloit t’aller voir aujourd’hui; rnais une efpece de courbature , fruit de la fatigue & du voyage , le redent dans la chambre, & il a ete faigne ce matin. D’ailleurs , j’avois bien re- folu , pour te punir, de ne le pas lailfer partir fitot, & tu n’as qu’a le venir voir ici, ou je te promets que tu ne le verras de long-terns. Vrai- ment cela feroit bien imagine qu’il vit fepare- ment les infeparables ! En verite , raa Coufine , je ne fais quelles vaines terreurs m’avoient fafcine l’efprit fur ce voyage , & j’ai honte de m’y etre oppofee avec tant d’obftination. Plus je craignois de le re- voir , plus je ferois fachee aujourd’hui de ne l’avoir pas vu ; car fa prefence a detruit des craintes qui m’inquietoient encore, & qui pou- N 4 2oo La Nouyelli voient devenir legitimes a force de m’occuper de lui. Loin que l’attachemeht que je fens pour lui m’effraie , je erois que s’il m’etoit moms cher je me defierois plus de moi: mais je l’ai- me auifi tendrement que jamais, fans Paimer de la meme maniere. C’eft de la comparaifon de ce que j’eprouve a fa vue & de ce que j’e- prouvois jadis que je tire la fecuritS de mon etat prefent, & dans des fentimens (i divers la dif¬ ference fe fait fentir a proportion de leur vi. vacite. Quant a lui, quoique je l’aie reconnu du premier inftant, je l’ai trouve fort change, &, ce qu’autrefois je n’aurois guere imagine poffi- ble, a bien des egards il me paroit change en mieux. Le premier jour , il donna quelques ii- gnes d’embarras, & j’eus moi-meme de la peine a lui cacher le mien. Mais il ne tarda pas a pren¬ dre le ton ferme & Pair ouvert qui convient a fon caradere. Je Pavois toujours vu timide & craintif; la frayeur de me deplaire & peut - etre la fecrete honte d’un r6le peu digne d’un hon- nete homme, lui donnoient devant moi je ne fais quelle contenance fervile & baile dont tu t’es plus d’une fois moquee avec raifon. Au lieu de la faumiffion d’un efclave, il a maintenant le refped d’un ami qui fait honorer ce qu’il ef- time , il tient avec aflurance des propos honne- tes ; il n’a pas peur que fes maximes de vertu contrarient fes interets j il ne craint ni de fe H E r L O 1 S E. 201 faire tort ni de me faire affront en louant les chofes louables, & l’on fent dans tout ce qu’il dit la con&ance d’un homme droit & fur de lui- meme, qui tire de fon propre coeur l’approba- tion qu’il ne chercboit autrefois que dans mes regards. Je trouve aufti que 1’ufage du monde & l’experience lui ont ote ce ton dogmatique & tranchant qu’on prend dans le cabinet, qu’il eft moins prompt a juger les hommes depuis qu’il en a beaucoup obferve, moins preffe d’e- tablir des propofitions univerlelles depuis qu’il a tant vu d’exceptions , & qu’en general l’a- mour de la verite l’a gueri de l’efprit de fyfte- mes de forte qu’il eft devenu moins brillant & plus raifonnable, & qu’on s’inftruit beaucoup mieuxavec lui depuis qu’il n’eft plus ft favant. Sa figure eft changee aufli & n'eft pas moins bien; fa demarche eft plus affuree ; fa conte- nance eft plus libre; fon port eft plus fier , il a rapporte de fes campagncs un certain air martial qui lui Tied d’autant mieux , que fon gef- te , vif & prompt quand il s’anime, eft d’ailleurs plus grave & plus pofe qu’autrcfois. C’eft un ma- rin dont l’attitude eft flegmatique & froide , & le parler bouillant & impetueux. A trente ans paffes, fon vifage eft celui de l’homme dans fa perfection & joint au feu de la jeuneffe la majefte de l’age mur. Son teint n’eft pas re- connoiffable ; il eft noir comme un more, & de plus fort marque de la petite verole. Ma N f La Nouvelle r 02 chere, il te faut tout dire : ces marques me font quelque peine a regarder, & je me fur- prends fouvent a les regarder malgte moi. Je crois m’appercevoir que fi je 1’examine, iln’eft pas moins attentif a m’examiner. Apres une fi longue abfence , il eft naturel de fe confiderer mutuellement avec une forte de cu- riofite j mais fi cette curiofite femble tenir de l’ancien emprelfement , quelle difference dans la maniere auffi bien que dans le motif. Si nos regards fe rencontrent moins fouvent, nous nous regardons avec plus de liberte. Il femble que nous ayions une convention tacite pour nous confiderer alternativement. Chacun fent, pour ainfi dire , quand c’eft le tour de l’autre, & detourne les yeux a fon tour. Peut-on re- voir fans plaifir , quoique l’emotion n’y foit plus, ce qu’on aima fi tendrement autrefois, & qu’on aime fi purement aujourd’hui ? Qui fiit fi l’amour-propre ne cherche point a juftifier les erreurs paffees ? Qiii fait fi chacun des deux quand la paffion celfe de Faveugler n’aime point encore a fe dire ; je n’avois pas trop mal choifi 'i Quoi qu’il en foit, je te le repete fans honte , je conferve pour lui des fentimehs tres-doux qui dureront autant que ma vie. Loin de me repro- cher ces fentimens je m’en applaudis} je rougi- rois de ne les avoir pas, cornme d’un vice de caradlere & de la marque d’un mauvais coeur. Quant a lui, j’ofe croire qu’apres la vertu, je H e' X O i S E. 203 fuis ce qu’il aime le mieux au rnonde. Je fens qu’il s’honore de mon eftime; je m’honore a mon tour de la fienne & meriterai de la confef- ver. Ah ! fi tu voyois avec quelle tendrefle il caretTe mes enfans, fi tu favois quel plaifir il prend a parler de toi; Coufine , tu connoitrois que je lui fuis encore chere 1 Ce qui redouble ma confiance dans 1 ’opinion que nous avons toutes deux de lui; c’eft que M. de Wolmar la partage, & qu'il en penfe par lui- jneme, depuis qu’il l’a vu, tout le bien que nous lui en avions dit. Il m’en a beaucoup parle ces deux foirs, en fe felicitant du parti qu’il a pris & me fuifant la guerre de ma refiftance. Non > me difoit-il hier, nous ne laifferons point up fi honnete homme en doute fur lui-meme ■, nous lui apprendrons a mieux compter fur fa vertu, & peut-etre un jour jouirons-nous avec plus d’a- vantage que vous ne penfez du fruit des foins que nous allons prendre. Quant a prefent, je commence deja par vous dire que fon cara&ere me plait , & que je l’eftime fur-tout par un cote dont il ne fe doute guere , favoir la froideur qu’il a vis-a-vis de moi. Moins il me temoigne d’amitie , plus il m’en infpire ; je ne faurois vous dire combien je craignois d’en etre caref- fee. C’etoit la premiere; epreuve que je lui defti- r*ois; il doit s’en prefenier une feconde fur la- quelle je l’ohferverai; apres quoi je ne l’obfer- yerai plus. Pour qelle - ci, lui dis - je , elie ne 204 La Nouyelle prouve autre chofe que la franchife de Ton ca- radtere : car jamais il ne put fe refoudre autre¬ fois h prendre un airfoumis & complaifantavec mon pere , quoiqu’il y eut un fi grand interet & que je Ten euffe inftamment prie. Je vis avec douleur qu’il s’otoit cette unique resource & ne pus lui favoir, r mauvais gre de ne pouvoir etre faux en rien. Le cas eft bien different, reprit mon mari; il y a entre votre pere & lui une antipathie naturelle fondee fur l’oppofition de leurs maximes. Quant a moi qui n’ai ni fyfte- mes ni prejuges, je fuis fur qu’il ne me hait point naturellement. Aucun homme ne me hait; un homme fans paffion ne peut infpirer d’aver- fion a perfonne : mais je lui ai ravi fon bien, il ne me le pardonnera pas fitot. Il ne m’en aimera que plus tendrement, quand il fera par- faitement convaincu que le mal que je lui ai fait ne m’empeche pas de le voir de bon oeil. S’il me carelfoit a prefent il feroit un fourbe j s’il ne me carelfoit jamais il feroit un monltre. Voila , ma Claire, a quoi nous en fomrnes , & je commence a croire que le Ciel benira la droiture de nos coeurs & les intentions bien- faifantes de mon mari. Mais je fuis bien bonne d’entrer dans tous ces details : tu ne merites pas que j’aietant de plaifir a m’entretenir avectoi; j’ai refolu de ne tepius rien dire, & fi tu veux en favoir davantage, viens l’apprendr». P. S. II faut pourtant quc je te dife encore ce qui vient de fe pafler au fujet de cette lct- tre. Tu fais avec quelle indulgence M. de "Wolmarrequt l’aveu tardif quece retour im- prevu me forqa de lui faire. Tu vis avec quelle douceur il fut elTuyer me* pleurs & dilliper ma honte. Suit que je ne lui eufle rien appris , comme tu l’as aflez raifonna- blement conjecture , foit qu’en eiFet il fut touche d’une demarche qui ne pouvoit etre dfCtee que par le rependr; non feulement il a continue de vivre avec moi comme aupara- vant, mais il femble avoir redouble de foins, tie confiance , d’eftime , & vouloir me de- dommagera force d’egards de la confufion que cet aveu m’a coutee. Ma Couline", tu con- nois mon cceur; juge de rimpreilion qu’y fait une pareille conduite! Sit6t que je le vis refolu a lailfer venir notre ancien maitre , je refolus de mon c6te de prendre contre moi la meilleure precaution que je puilfe employer > ce fut de choifir mon mari meme pour mon confident , de n’avoir aucun entretien particulier qui ne lui fut rapporte, & de n’ecrire aucune lettre qui ne lui fut montree. Je m’impofai meme d’e- crire chaque lettre comme s’il ne la devoit point voir, & de la lui montrer enfuite. Tu trouveras un article dans celle-ci qui m’eft venu SOS L X N O U V E t L £ de cette maniere, & (1 je n’ai pu ta’erh^S-' cher ea l’eerivant , de longer qu’il le ver- roit, je me rends le temoignage que cela ne m’y a pas fait changer un mot; mais quand j’ai voulu lui porter ma lettre il s’eft moque de moi , & n’a pas eu la complaifan6e de la lire. je t’avoue que j’ai ete ufi peu piquee de ce re- fus , comme s’il s’etoit defie de ma boitne foi. Ce mouvement ne lui a pas echappe : le plus franc & le plus genereux des hommes m’a bientot rafluree. Avouez , tn’a-t-il dit, que dans cette lettre vous avez moins par- le de moi qu’a l’ordinaire. J’en fuis conve- nue; etoit-il leant d’en beaucoup parler pour lui montrer ce que j’en aurois dit ? He bien, a-t-il repris en fouriant, j’aime mieux que vous parliez de moi davantage & ne point favoir ce que vous en direz. Puis il a pour- fuivi d’un ton plus ferieuxj le mariage eft: un etat trop auftere & trop grave pourfup- porter toutes les petites ouvertures de coeur qu’admet la tendre amitis^ Ce dernier lien tempere quelquefois a propos l’extreme leve- rite de l’autre , & il eft bon qu’une femma honnete & fage puiife chercher; aupres d’une fidelle amie les confolations , les lumieres & les confeils qu’elle n’oferoit demander a fon mari fur certaines matieres. Qiioique- H E' L O *i S 2^ SO? ▼ous ne difiez jamais rien entre vous done vous n’aimafliez a m’mftruire , gardez-vous de vous en faire une loi, de peur que ce de¬ voir ne devienne une gene , & que vos confi¬ dences n’en foient moins douces en devenant plus etendues. Croyez-moi, les epanchemens de l’amitie fe retiennent devant un temoin quel qu’il foit. 11 y a mille fecrets que trois amis doivent favoir & qu’ils ne peuvent fe dire que deux a deux. Vous communiquez bien les memes chofes a votre amie & a votre epoux, mais non pas de la meme manie- re ; & fi vous voulez tout confondre , il arrivera que vos lettres feront ecrites plus a moi qu’a elle, & que vous ne ferez a vo¬ tre aife ni avec l’un ni avec l’autre. C’eft pour mon interet autant que pour le v6tre que je vous parle ainfi. Ne voyez-vous pas que vous craignez deja la jufte honte de me louer en ma prefence ? Pourquoi vou¬ lez-vous nous 6ter , a vous , le plaifir de dire a votre amie combien votre mari vous eft cher , a moi celui de penfer que dans vos plus fecrets entretiens vous aimez a par- ler bien de lui. Julie! Julie! a-t-il ajoute en me ferrant la main , & me regardant avec bonte ; vous abailferez-vous a des pre¬ cautions fi peu dignes de ce que vous etes , & n’apprendrez-vous jamais a vous eftimer votre prix? 208 La Nouvelle Ma chere arnie, j’aurois peine a dire comment s’y prend cet homme incomparable > mais je ne fais plus rougir de moi devant lui. Mal- gre que j’en aie il m’eleve au-deffus de moi- meme, & je fens qu’a force de confiance il m’apprend a la meriter. L E T T R E VIII. Reportfe. ipt %^Omme>it , Couiine ! notre voyageur eft arrive, & je ne l’ai pas vu encore a mes pieds charge des depouilles de l’Amerique ? Ce n’eft pas lui, je t’en avertis, que j’accufe de ce de- laij car je fais qii’il lui dure autant qu’a moi: mais je vois qu’il n’a pas auili bien oublie que tu dis fon ancien metier d’efclave, & je me plains moins de fa negligence que de ta tyran- nie. Je te trouve auffi. fort bonne de vouloir qu’une prude grave & formalifte comme moi fade les avances, & que toute affaire ceifante, je coure baifer un vifage noir & crotu ( o ), qui a paffe quatre fois fous le foleil & vu le pays -des epices ! Mais tu me fais rire fur - tout quand tu te preifes de gronder de peur que je ne gronde la premiere. Je voudrois bien favoir de quoi tu te meles ? C’eft mon metier de que- reller ; j’y prends plailir , je m’en acquitte a merveilies, (o) Marque de petite verole. Terme du pay?, H E f I. 0 i S t.' 209 ivterveilles , & cela me va tres- bien : mais toi, tu y es gauche on ne peut davantage, & ce n’eft point du tout ton fait. En revanche, fi tu fa- vois combien tu as de grace a avoir tort, com- bien ton air confus & ton ceil fuppliant te ren- dent charmante, au lieu dc gronder tu paffc- rois ta vie a demander pardon, finon par de¬ voir , au nioins par coquetterie. Quant a prefent detnande - moi pardon de toutes manieres. Le beau projet que celni dG prendre fon mari pour fon confident; & l'obli- geante precaution pour une auffi fainte ami- tie que la notre! Amie injufte , & femme pufillanime ! a qui te fieras - tu de ta vertu fur la terre, fi tu te defies de tes fentimens & des miens ? Peux - tu, fans nous offenfer toutes deux, craindre ton coeur & raon indulgence dans les noeuds facres oil tu vis ? J’ai peine a comprendre comment la feule idee d’admettre un tiers dans les fecrets caquetages de deux femmes ne t’a pas revoltee ! Pour moi , j’aime fort a ba- biller a mon aife avec toi j mais fi je favois que i’oeil d’un homme eiit jamais furete mes lettres, je n’aurois plus de plaifir a t’ecrire j infenfible- ment la froideur s’introduiroit entre nous avec la referve, & nous ne nous aimerions plus que comrne deux autres femmes. Regarde a quoi nous expofoit ta fotte defiance > fi ton marin’eiit ete plus Page que toi. II a tres-prudemment fait de ne vouloir point Tome V. O 2X0 La Nouvelle lire ta Lettre. II en cut, peut-etre , etc mom£ content que tu n’efperois , & moins que jenelc fuismoi-meme a qui l’etat ou jet’ai vueapprend a mieux juger de celui oil je te vois. Tous ces fages conteraplatifs qui ont paffe leur vie a l’e- tude du coeur humain en favent moins fur les vrais iignes de l’amour que la plus bornee des femmes fenfibles. M. deWolmar auroit d’abord remarque que ta Lettre entiere eft employee a parler de notre ami, & n’auroit point vu 1’apof- tille oil tu n’en dis pas un mot. Si tu avois ecrit cette apoftille, il y a dix ans , mon enfant je ne fais comment tu aurois fait, mats l’ami y fe- roit toujours rentre par quelque coin , d’autant plus que le mari nela devoit point voir. M. de Wolmar auroit encore obferve l’atten- tion que tu as mife a examiner ion hote, & le plaifir que tu prends a ledecrire; mais il man- geroit Ariftote & Platon avant de favoir qu’on regarde Ton amant & qu’on ne l’exatnine pas. Tout examen exige un fang - froid qu’on n’a ja¬ mais en voyant ce qu’on aime. Enfin il s’imagineroit que tous ces change- mens que tu as obferves feroient echappes a une autre, & moi j’ai bien peur au contraite d’en trouver qui te feront echappes. Quelque different que ton h6te foit de ce qu’il etoit, il change- roit davantage encore que ii ton coeur n’avoit point change tu le verrois toujours le menie. Qiioi qu’il en foit, tu detournes les yeux quand H e' L 0 'i S E) 211 II te regarde ; c’eft encore un fort bon figne. Tu les detournes , Coufine ? Tu ne les bailfes done plus? Gar fiirement tu n’as pas pris un mot pour l’autre. Crois - tu que notre fage eut aufli remarque cela ? Une autre chofe tres-capable d’inquieter un Mari, c’eft je ne lais quoi de touchant & d’af- fedlueux qui refte dans ton langage au fujet de ce qui te fut cher. En te lifant, en t’entendant parler on a befoin de te bien connoitre pour ne pas fe tromper a tes fentimens ; on a befoin de favoir que c’eft feulement d’un ami que tu par¬ ies , ou que tu paries ainft de tous tes amis; rnais quant a cela , e’eft un effet naturel de ton. cara&ere , que ton mari connoit trop bien pour s’en alarmer. Le moyen que dans un coeur jfi tendre la pure amide n’ait pas encore un peu 1’air de l’amour ? Ecoute, Coufine, tout ce que je te dis-la doit bien te donner du courage , mais non pas de la temerite. Tes progres font fen- fibles & c’eft beaucoup. Je ne comptois que fur ta vertu , & je commence a compter aufli fur ta raifon: je regarde a prefent ta guerifon finon comrae parfaite , au moins comme facile, & tu en as precifement alfez fait pour te rendre inexcufable fi tu n’acheves pas. Avant d’etre a ton apoftille j’avois deja re- marque le petit article que tu as eu la franchi- fe de ne pas fupprimer ou modifier en fongeant qu’il feroit vu de ton mari. Je fuis fare qu’ea O 9 its La NovVelle le lifant il eut s’il fe pouvoit redouble pour to! d’eftime; mais il n’en eut pas ete plus content de Particle. En general, taLettre etoit tres-pro- pre k lui donner beaucoup de confiance en ta conduite & beaucoup d’inquietude fur ton pen¬ chant. Je t’avoue que ces marques de petite ve- role , que tu regardes taut, me font peur, & jamais l’amour ne s’avifa d’un plus dangereux fard.-Je fais que ceci ne feroit rien pour une autre; mais, Coufine , fouviens-t’en toujours, celle que la jeunefle & la figure d’un amant n’a- voient pu feduire fe perdit en penfant aux maux qu’il avoit foulferts pour ellc. Sans doute le Ciel a voulu qu’il lui reftat des mafques de cette ma- ladie pour exercer ta vertu , & qu’il ne t’en ref- tat pas, pour exercer la fieune. Je reviens au principal fujet de ta lettre; tu fais qu’a celle de notre ami, j’ai vole ; le cas etoit grave. Mais k prefent fi tu favois dans quel embarras m’a mis cette courte abfence & corn- bien j’ai d’affaires a la fois , tu fentirois l’impof- fibilite oil je fuis de quitter derechef ma maifon fans m’y donner de nouvelles entraves & me mettre dans la necellite d’y palfer encore cet hi- ver; ce qui n’eft pas mon compte ni le tien. Ne vaut - il pas mieux nous priver de nous voir deux ou trois jours a la hate, & nous rejoindre fix mois plutot ? Je penfe auffi qu’il ne fera pas inu¬ tile que je caufe en particulier & un peu a loifir avec nerte philofophe ; foit pour fonder & ra£» fermir Ton cocur ; foit pour lui donnef quelques avis utiles fur la maniere dont il doit fe con- duire avec ton mari & meme avec toi; car je n’imagine pas que tu puilfes lui parler bien li- brement la-deffus, &je voispar ta lettre meme qu’il a befoin de confeil. Nous avons prisune fi grande habitude de Ie gonverner, que nous fommes un peu refponfables de lui a notre pro- pre confcience, & jufqu'a ce que fa raifon foit entierement libre, nous y devons fuppleer. Pour moi, c’cft un foin que je prendrai toujours avec plailir; car il a eu pour mes avis des deferen¬ ces couteufes que je n’oublierai jamais, & il n’y a point d’homme au monde depuis que le mien n’eft plus , que j’eftime & que j’aime au- tant que lui. Je lui referve auffi pour fon comp- te le plailir de me rendre ici quelques fervices. J’ai beaucoup de papiers mal en ordre qu’il m’ai- dera a debrouiller , & quelques affaires epineu- fes ou j’aurai befoin a mon tour de fes lumie-’’ res & de fes foins. Au refte , je compta ne le garder que cinq ou fix jours tout au plus , & peut- etre te le renverrai-je des le lendemain; oar j’ai trop dc vanite pour attendre que i’impatience de s’en retourner le prenne, & l’ocil trop bon pour m’y tromper. Ne manque done pas, fi - tot qu’il fera remis , de me l’envoyer, e’eft - a • dire, de le lailfer ve- nir, oiije n’entendrai pas raillerie. Tufiisbien que fi je ris quand je pleure Sc n’en fuis pas Q ? ii4 La Nouvelli tnoins affiigee , je ris auffi quand je gronde & ji’en fuis pas moins en colere. Si tu es bien fa- ge, & que tu fades les chofes de bonne grace, je te promets de t’envoyer avec lui un joli pe- tit prefent qui te fera plaifir & tres - grand plai- fir j mais fi tu me fais Janguir , je t’avertis qu0 tu n’auras rien. P. S. Apropos, dis-moi; notre marinfume-t£ il ? Jure-t-il ? Boit - il de l’eau-de-vie ? Porte- t-il un grand fabre ? A-t-il bien la mine d’un flibuftier ? Mon. Dieu, que je fuis curieufe de voir l’air qu’on a quand on revient dea Antipodes ? L E T T R E IX . JDe Claire a Julie. ryn JL Ietsts , Coufine , voila ton Efclave que je te renvoie. J’en ai fait le mien durant ces huit jours, & il a porte fes fers de fi bon coeur qu’ort voit qu’il ell tout fait pour fervir. Rends-moi gra¬ ces de ne l’avoir pas garde huit autres jours cn-' core j car, ne t’en deplaife, fi j’avois attendu qu’il fut pret a s’ennuyer avec moi, j’aurois pu ne pas le renvoyer fi-tot. Je l’ai done garde fans fcrupule; mais j’ai eu celui de n’ofer le loger dans ma maifon. Je me fuis fend quelquefois cette fierte d’ame qui dedaigne les ferviles bien- H e' £ o i s si feances & lied fi bien i la vertu. J’ai ete plus timide en cette occafion fans favoir pourquoi; & tout ce qu’il y a de fur , c’eft que je ferois plus portee a me reprocher cette referve qu’a jn’en applaudir. Mais toi, fais - tu bien pourquoi notre ami s’enduroit fi paifiblenient ici ? Premierement il etoit avec moi, & je pretends que c’eft deja beaucoup pour prendre patience. II m’epargnoit des tracas & me rendoit fervice dans mes affai¬ res ; un ami ne s’ennuie point acela. Une troi- fieme chofe que tu as deja devinee, quoique tu n’en faifes pas femblant, c’eft qu’il me par- loit de toi , & ft nous otions le terns qu’a dure cette cauferie de celui qu’il a palfe ici, tu ver- rois qu’il m’en eft fort peu refte pour mon compte. Mais quelle bizarre fantailie de s’eloi- gner de toi pour avoir le plaifir d’en parler ? Pas (i bizarre qu’on diroit bien. II eft contraint en ta prefence •, il faut qu’il s’obferve inceffam- nient j la moindre indifcretion deviendroit un crime , & dans ces momens dangereux le feul devoir fe laiife entendre aux coeurs honnetes: rnais loin de ce qui nous fut cher on fe permet d’y fonger encore. Si l’on etouffe un fentiment devenu coupable , pourquoi fe reprocheroit on de l’avoir eu tandis qu’il ne 1’etoit point? Le doux fouvenir d’un bonheur qui fut legitime, peut - il jamais etre criminel? Voila, je penfe, un raifonnement qui t’iroit mal, mais qu’apres O 4 La Nouvelle tout il peut fe permettre. II a recommence, poui? ainfi dire, la carriere de fes anciennes amours. Sa premiere jeunefle s’eft ecoulee une feconde fois dans nos entretiens. II me renouvelloit tou- tes fes confidencesil rappelloit ces terns heu- rcux oii il lui etoit perm.is de t’aimer; il pei- gnoit a moil coeur les charmes d’une flamme in- nocente-fans doute , il les embelliifoit ! Il m’a peu parle de foil etat prefent par rap¬ port a toi, & ce qu’il m’en a dit tient plus du refped & de radmiration que de l’amour; en forte que je le vois retourner , beaucoup plus raffure fur fon cocur que quand il eft arrive. Ce n’eft pas qu’aufli-tot qu’il eft queftion de toi, Ton n’appercoive au fond de ce coeur trop fen- libleun certain attendriffement que I’amitie feu- le, non moins touchante, marque pourtant d’un autre ton,- niais j’ai remarque depuis long-terns queperfonne lie peut ni te voir ni penfer a toi , de fang - froid , & fi l’on y joint un fentiment plus doux qu’un fouvenir ineffecable a du lui laif- fer, oil trouvera qu’il eft difficile & peut - etre impoffible qu’avec la vertu la plus auftere il foit autre chofe que ce qu’il eft. Je l’ai bien queftionne, bien obferve, bien fuivi j }e l’ai examine autant qu’il m’a ete poffible ; je lie puis bien lire dans fon ame , il n’y lit pas mieux lui-meme: mais je puis te repondre au moins qu’il eft pcnetre de la force de fes devoirs & des tiens, & que 1’idee de Julie meprifable & H e' l o 'i s e^ *i i tOrrompue lui feroit plus d’horreur a concevoir que celle de fon propre aneantiffement. CoufL ne, jen’ai qu’un confeil ate dormer, & je te prie d’y faire attention ; evite les details fur le paffe & je te reponds de l’avenir. Quant a la reftitution dont tu me paries, il n’y faut plus fonger. Ap res avoir epuife toutes les raifons imaginables, je l’ai prie, preffe , conjure, boude , baife, je lui ai pris les deux mains, je me ferois mife a genoux s’il m’eut lailfe faire; il ne m’a pas meme ecoutee. II a poulTe rhu'meur & l’opiniatrete jufqu’a jurer qu’il confentiroit plutot a ne te plus voir qu’a fe delfaifir de ton portrait. Enfin dans un tranf- port d’indignation me le faifant toucher attache fur fon coeur, le voila , m’a-t-il dit d’un ton II emu qu’il en relpiroit a peine : le voila ce por¬ trait , le feul bien qui me refte, & qu’on m’en- vie encore: foyez fure qu’il ne me fera jamais arrache qu’avec la vie. Crois- moi, Coufine , foyons fages & laiffons-lui le portrait. Que t’im- porte au fond qu’il lui demeure ? Tant pis pour lui s’ils’obftine a le garder. Apres avoir bien epanche & foulage fon coeur, il m’a paru alfez tranquitle pour que je puife lui parler de fes affaires. J’ai trouve que le terns & la raifon ne l’avoient point fait chan¬ ger de fyfteme; & qu’il bornoit toute fon am¬ bition a paifer fa vie attache a Milord Edouard. Je n’ai pu qu’approuvcr un projet fi honnete, • O s 2i8 La Nouvelle fi convenable a fon caradere, & fi digne de k. reconnoiifance qu’il doit a des bienfaits fans exemple. II m’a dit que tu avois ete du meme avis; mais que M. de Wolmar avoit garde le fi- lence. II me vient dans la tete une idee. A la conduite aifez finguliere de ton mari, & a d’au- tres indices, je foupqonne qu’il a fur notre ami quelque vue fecrette qu’il ne dit pas. Lailfons- le faire & fions-nous a fa fagelfe. Lamanieredont il s’y prend prouve aifez que fi ma conjedure eft jufte, il ne medite rien que d’avantageux a celui pour lequel il prend tant de foins. i Tu n’as pas mal decrit fa figure & fes manie- res, & c’eftun figne aifez favorable que tu l’aies obferve plus exadement que je n’aurois cru: mais ne trouves-tu pas que fes longues peines & I’habitude de les fentir out rendu fa phyfionomie encore plus interelfante qu’elle n’etoit autrefois ? Malgre ce que tu m’en avois ecrit je craignois de lui voir cette politefle manieree, ces faqons iingerelfes qu’on ne manque jamais de contrac- ter a Paris, & qui, dans la foule des riens dont on y remplit une journee oifive, fe pi- quent d’avoir une forme plutot qu’une autre. Soit que ce vernis ne prenne pas iur certaines antes, foit que l’air de la mer Fait entierement efface, je n’en ai pas apperqu la moindre tra¬ ce ; & dans tout l’emprelfement qu’ii m’a temoi- gne, je n’ai vu que le defir de contenter fon coeur. Il m’a parle de moil pauvre mari ; mais il H e' l O I S E. 5t5 aimoit mieux le pleurer avec moi que me con- foler , & ne m’a point debite la - delfus de maxi- mes galantes. II a carefle raa fille , mais au lieu de partager mon admiration pour elle, il m’a reproche comme toi fes defauts & s’eft plaint que jc la gatois ; il s’eft livre avec zele a mes affaires & n’a prefque ete de mon avis fur rien. Au furplus le grand air m’auroit arrache les yeux qu’il ne fe feroit pas avife d’aller fermer un rideau; je me ferois fatiguee a paffer d’une ehambre a l’autre qu’un pan de fon habit galam- ment etendu fur fa main ne feroit pas venu a mon fecours; mon eventail refta hier une gran¬ de feconde a terre fans qu’il s’elanqat du bout de la ehambre comme pour le retirer du feu. Les matins avant de me venir voir, il n’a pas envoye une feule fois favoir de mes nouvelles. A la promenade il n’alfede point d’avoir ion chapeau cloue fur fa tete, pour montrer qu’il fait les bons airs (p). A table, je lui ai deman- de fouvent fa tabatiere qu’il n’appelle pas fa boite; toujours il me l’a prefentee avec la main, jamais fur une affiette comme un laquais; iln’a (p) A Paris on fe pique fur-tout de rendre la fociete commode & facile , & e’eft dans une foule de regies ds cette importance qu’onyfait confifter cette facilite. Tout eft ufages & loix dans la bonne compagnie. Tous ces ufages naiffent & pafTent comme un e'clair. Le favoir-vi- vre confifte a fe tenir toujours au guet, a les faifir au palfage, a les affecter , a montrer qu’on fait celui du jour. Le tout peer etre Ihuple. 823 LA N9CVILL! pas manque de boire a ma fante deux fois Su moins par repas, & je parie que s’il nous reftoft cet hiver , nous le verrions , afiis avec nous au- tour du feu , fe chauffer en vieux bourgeois. Tu ris , Coufine ; mais montre - moi un des notres fraichement venu de Paris qui ait conferve cette bon-hommie. Au refte , il me femble que tu dois trouver notre philofophe empire dans un fetil point; c’eft qu’il s’occupe un peu plus des gens qui lui parlent; ce qui ne peut fe faire qu’a ton prejudice ; fans aller pourtant, je penfe , iufqu’a le raccommoder avec Madame Belon. Pour moi, je le trouve mieux en ce qu’il eft plus grave & plus ferieux que jamais. Mamignonne, garde-le-moi bien foigneufement jufqu’a mon arrivee. II eft precifetnent cornnie il me le faut, pour avoir le plaifir de le defoler tout le long du jour. Admire ma difcretion j je ne t’ai rien dit en¬ core du prefent que je t’envoie, & qui t’en pro- met bientot un autre: mais tul’as requ avant que d’ouvrir maLettre, & toi qui fais combien j’en fuis idolatre & combien j’ai raifon de l’etre; toi dont l’avarice etoit ll en peine de ce prefent, tu conviendras que je tiens plus que je n’avois pro- mis. Ah! la pauvre petite! au moment ou tu lis ceci, elie eft deja dans tes bras} elle eft plus heiireufe que fa mere; mais dans deux mois je ferai plus heureufe qu’elle; car je fentirai mieux mon bonheur. Helas! chere Coufine , ne m’as- tu pas deja toute entiere ? Ou tu es, ou eft ma H E f I 0 i S E. 221 fiUe , que manque- t-il encore de moi ? La voila, cette aimable enfant> reqois-la comme tienne; je te la cede , je te la donne; je religne en tes mains le pouvoir maternelj corrige mes fautes, charge-toi des foins dont je m’acquitte fi malk ton gre ; fois des aujourd’hui la mere de celle qui doit etre ta Eru , & pour me la rendre plus chere encore, fais - en s’il fe pent une autre Ju¬ lie. Elle te relfeinble deja de vifage ; a fon hu- meur, j’augure qu’elle fera grave & precheufe, quand tu auras corrige les caprices qu’on m’ac- cufe d’avoir fomentes, tu verras que ma bile fe donnera les airs d’etre ma Coufine ; mais plus heureufe elle aura moins de pleurs a verfer & moins de combats a rendre. Si le Ciel lui eut conferve le meilleur des peres , qu’il eut ete Join de gener fes inclinations, & que nous fe- rons loin de les gener nous - memes! Avcc quel charme je les vois deja s’accorder avec nos pro¬ jets ! Sais tu - bien qu’elle ne pcut deja plus fe palfer de fon petit mali, & que c’eft en partie pour cela que je te la renvoie? J’eus hier avec elle une converfation dont notre ami fe mouroit de rire. Premierement, elle n’a pas le moindre regret de me quitter , moi qui fuis toute la jour- nee fa tres - humble fervante , & ne puis refifter a ricn de ce qu’elle veut; & toi qu’elle craint & qui lui dis, non, vingt fois le jour , tu es la petite Matnan par excellence, qu’on va cher- cher avec joie, & dont on aime mieux les re- 223 La N 011 V E L L E Fus que tous mes bon-bons. Quand jc lui amioil- qai que j’allois te l’envoyer , elle eut les ttanf- ports que tu pcuxpenfer j mais pour l’embarraf- fer, j’ajoutai que tu m’enverrois a fa pla^e le petit mali, & ce ne fut plus fon compte. Elle me demanda toute interdite ce que j’en voulois faire. Je repondis que je voulois le prendre pour moi elle fit la mine. Henriette, ne veux- tu pas bien me le ceder , ton petit mali ? Non , dit- elle aflez fechement. Non? Mais fi je ne veux pas te le ceder non plus, qui nous accor- dera ? Maman. J’aurai done la preference , car tu fais qu’elle veut tout ce que je veux. Oh la petite Maman ne veut jamais que la raifon! Com¬ ment , Mademoifelle, n’eft-ce pas la meme cho- fe ? La rufee fe mit a fourire. Mais encore, continuai-je, par quelle raifon ne medonneroit- elle pas le petit mali? Parce qu’il ne vous con- vient pas. Et pourquoi ne me conviendroit - il pas ? Autre fourire aufli malin que le premier. Parle franchement, eft-eequetu me trouves trop vieille pour lui? Non, Maman; mais il eft trop jeune pour vous .... Couline , un en¬ fant de fept ans !_En verite , fi la tete ne m’en tournoit pas , il faudroit qu’elle m’eut deja tourne. Je m’amufai a la provoquer encore. Ma clie- re Henriette, lui dis-je en prenant mon ferieux, je failure qu’il ne te convient pas non plus, Pourquoi done ? S’ccria-t- elle d’un air alarme. 223 H E ? L O 5i S E. C’eft qu’il eft trop etourdi pour toi. Oh Ma- man, n’eft-ce que cela? Je le rendraifage. Et fi par malheur il te rendoit folle? Ah! mabon¬ ne Maman, que j’aimerois a vous relTembler ! Me reflembler ! impertinente ? Oui, Maman : vous dites toute la journee que vous etes folle de moi; he bien, moi, je ferai folle de lui: voila tout. Je fais que tu n’approuves pas ce joli ca- quet, & que tu fauras bient6t le moderer. Je ne veux pas , non plus, le juftifier quoiqu’il m’enchante, mais te montrer feulement que ta fille aime deja bien fon petit mali, & que s’il a deux ans de moiiis qu’elle , elle pe fera pas in- digne de l’autorite que lui donne le droit d’ai- nelFe. Auffi - bien je vois, par l’oppofition de ton exemple & du mien a celui de ta pauvre mere, que quand la femme gouverne, la maifon n’en va pas plus mal. Adieu, ma bien-aimee, adieu ma chere infeparable ; compte que le terns approche, & que les vendanges ne fe leront pas fans moi. L E T T R E X. A Milord Edouard. de plaifirs trop tard coanus je goute depuis trois femaines! La douce chofe de cou- kr fes jours dans le feiu d’une tranquille ami. 224 La N o xj v i £ i e tie, a l’abri de Forage des paffions impetueufesif Milord que c’elt un fpe&acle agreable & toucbanC que celui d’une maifon firaple & bien reglee ou regnent l’ordre, la paix, l’innocence; ou l’on voit reuni fans appareil, fans eclat, tout ce qui repond a la veritable deftination de 1’homme ! Lacampagne, la retraite, le repos, la faifon , la vafle plaine d’eau qui s’offre a mes yeux , le fauvage afped des montagnes , tout me rappelle ici ma delicieufe Isle de Tinian. Je crois voir s’accomplir les voeux ardens que j’y formai taut de fois. J’y meneune vie demon gout, j’y trou- ve une fociete felon mon coeur. II ne manque en ce lieu que deux perfonnes pour que tout mon bonheur y foit raflemble, & j’ai l’efpoir de les y voir bient6t. En attendant que vous & Madame. d’Orbe veniez mettre le comble aux plaifirs II doux & (i purs que j’apprends a gouter ou je fuis , je veux vous en donner une idee par le detail d’une economic domeftique qui annonce la felicite des maines de la maifon & la fait partager a ceux ■qui l’habitent. J’efpere , fur le projet qui vous occupe, que mes reflexions pourront un jour avoir leur ufage , & cet efpoir fert encore a les exciter. Je ne vous decrirai point la maifon de Cla- rens. Vous la connoiflez. Vous favezli elle ell charmante, ft elle m’oiFre des fouvenirs inte- reifans, fi elle doit m’etre chere, & par c6 qu’ella qu’elle me montre , & parce qu’elle me rappelle. Made, de Wolmar en prefere avec raifon le fejour a celui d’Etange , chateau magnifiquc &; grand, mais vieux, trifle, incommode, & qui n’offre dans fes environs rien de comparable a ce qu’on voit autour de Clarens. Depuis que les maitres de cette maifon y ont fixe leur demewre, ils en ont mis a leur ufage tout ce qui ne fervoit qu’a l’ornement; ce n’eft plus une maifon faite pour etre vue, mais pour etre habitee. Ils ont bouche de longues enfilades pour changer des portes mal fituees , ils ont coupe de trop grandes pieces pour avoir des. logemens mieux diftribues. A des meubles an- ciens & riches ils en ont fubftitue de fimples & de commodes. Tout7 eftngreable & riant; tout y re/pire 1’abondance & la proprete, rien n’y lent la richelfe & le luxe. II n’y a pas une cham- bre ou l’on ne fe reconnoifle a la campagne, & ou l’on ne trouve toutes les commodites de la ville. Les memes changemens fe font remarquer au dehors^ La balfe - cour a ete aggrandie aux depens des remifes. A la place d’un vieux bil- lard delabre Ton a fait un beau prelfoir, & une laitierq oil logeoient des Pans criards dont on s’eft defait. Le potager etoit trop petit pour la cuiline ; on en a fait du parterre un fecond y mais Ci propre & fi bien entendu , que ce par¬ terre ainli travefti plait a l’ceil plus qu’aupara- vant. Aux. trifles ifs qui couvroient les n-uirs Tome V. P 226 La. Nouvelle ont ete fubftitues de bons efpaliers. Au lieu de l’inutile marronnier d’Inde, de jeunes meuriers lioirs commencent a ombrager la cour, & l’on a plante deux rangs de noyers jufqu’au chemin a la place des vieux tilleuls qui b'ordoient l’ave- Hue. Par-tout on a fubftitue futile a l’agreable, & l’agreable y a prefque toujours gagne. Quant a moi, du moins, je trouve que le bruit de la balfe-cour, le chant des coqs, le mugiffement du betail, l’attelage des charriots, les repas des champs, le retour des ouvriers , & tout l’appa- reil de Peconomie ruftique donne a cette mai- fon un air plus champetre , plus vivant, plus anime , plus gai, )e ne fais quoi qui Pent la joie & le bien-etre, qu’elle n’avoit pas dans fa morne dignite. Leurs terres ne font pas affermees mais cul- tivees par leurs loins , & cette culture fait une grande partie de leurs occupations , de leurs biens & de leurs plaifirs. La Baronie d’Etange n’a que dcs pres, des champs, & du bois ; mais le produit de Clarens eft en vignes, qui font un objet confiderable , & comme la difference de la culture y produit un effet plus fenfible que dans les bleds , c’eft encore une raifon d’economie pour avoir prefere ce dernier fe- jour. Cependant ils vont prefque tous les ans faire les moiffons a leur terre, & M. de "Wei¬ mar y va feul affez frequemment. Ils ont pour maxime de tirer de la culture tout ce qu’eli® H t ( t, 0 1 s i. 52? gent Conner * noil pour faire un plus grand gain, mais pour nourrir plus d’hommes. M. de "Wolmar pretend que la terre produit a propor¬ tion du itombte des bras qui la eultivent; mieux cultivee elle rend davantage ; cfette furabdndan- ce de produ&ion domie de quoi la cultiver mieux encore j plus on y met d’liGmmes & de betail 3 plus elle fournit d’excedent a leur eri- tretien. On ne fait * dit - il, ou peut s’arteter cette augmentation continuelle & reciprbque de produit & de cultivateurs. Aucontraire , ks ter¬ rains negliges perdent leur fertilite : moins un pays produit d’hommes , moitis il produit de denrees. C’eft le defaut d’habitans qui l’empe- che de nourrir le peu qu’il en a, & dans touts contree qui fe depeuple on doit tot ou tard moii* rir de faim. Ayant done beaucoup de terres & les culti-‘ Vant toutes avec beaucoup de foin , il leur faut,s outre les domeftiques de la baffe-cour, un grand iiombre d’ouvriers a la journee ,• ce qui leur pro¬ cure le plaifir de faire fublifter beaucoup de' gens fans s’incommoder. Dans le choix de ees journaliers 3 ils preferent toujours ceux du pays & les voifins aux etrangers & Sux incortnus. Si l’on perd quelque chofe a lie pas prendre tou¬ jours les plus robuftes, oil le regagrie bieri par' l’affe&ion que cette preference infpire a ceux qu’on choifit, par 1’avantage de les avoif fari§ Ceife autonr de foi, & de pouvoir compter £iti P 2 22S La Nouvellh eux dans tous les terns quoiqu’on ne les pale qu’une partie de l’annee. Avec tous ces ouvriers on fait toujours deux prix. L’un eft le prix de rigueur & de droit, le prix courant du pays, qu’on s’oblige a leur payer pour les avoir employes. L’autre, un peu plus fort, eft un prix de beneficence , qu’on ne leur paie qu’autant qu’on eft content d eux, & il arrive prelque toujours que ce qu’ils font pour qu’on le foit vaut mieux que le furplus qu’on leur donne : car M. de 'Wolmar eft integre & feve- re, & ne laiflfe jamais degenerer en coutume & en abus les inftitutions de faveur & de grace. Ces ouvriers ont des furvcillans qui les animent & les obfervent. Ces furveillans font les gens de la bade - courqui travaillent cux-memes & font intereifes au travail des autres par un petit de¬ nier qu’on leur accorde outre leurs gages, fur tout ce qu’on recueille par leurs foins. De plus , M. de Wolmar les vifite lui-meme prefque tous les jours, fouvent plufieurs fois le jour , & fa femme aime a etre de ces promenades. Enfin dans le terns des grands travaux , Julie donne toutes les femaines vingt bat2 ( q ) de gratification a celui de tous les travailleurs, journaliers ou valets indifferemment, qui durant les huit jours a ete le plus diligent au jugement du maitre. Tous ces rnoyens d’emulation qui paroiifent dif- pendieux , employes avec prudence & juftice iq, Petite monnoie du pays. i H l’ L 0 I S Ei 229 rendent infenfiblement tout le monde laborieux, diligent, & rapportent enfin plus qu’ils ne con¬ tent ; mais comme on n’en voit le profit qu’avec de la conftance & du terns, peu de gens favent & veulent s’en fervir. Cependant un moyen plus efficace encore, le feul auquel des vues economiques ne font point fonger & qui eft plus propre a Made, de Wolmar, c’eft de gagner l’affedion de ces bon¬ nes gens en leur accordant la fienne. Elle ne croit point s’acquitter avec de l’argent des pei- nes que l’on prend pour elle, & penfe devoir des fervices a quiconque lui en a rendu. Ou- vriers , domeftiques , tous ceux qui l’ont fer- vie, ne fut-ce que pour un feul jour, deviennent tous fes enfans ; elle prend part a leurs plaifirs, a leurs chagrins , a leur fort; elle s’informe de leurs affaires, leurs interets font les liens, elle fe charge de mille foins pour eux, elLe leur don- ne des confeils, elle accomraode leurs differents, & ne leur marque pas l’affabilite de fon caradle- re par des paroles emmiellees & fans effet, mais par des fervices veritables & par de continuels ades de bonte. Eux, de leur cote quittent tout a fon moindre figne ; ils volent quand elle par- le j fon feul regard anime leur zele, en fa pre¬ fence ils font contens, en fon abfence ils parlent d’elle & s’arfiment a la fervir. Ses charmes & fes difcours font beaucoup, fa douceur, fes vertus font davantage. Ah Milord ! l’adorable & puif- P3 239 La Nouvelle fant empire que celui de la beaute bienfaifante ? Quant au fervice perfonnel des maitres, ils ont dans la maifon huit domeftiques, trois fem¬ mes & cinq hommes , fans compter le valet-de- chambre du Baron ni les gens de la bade - cour, II n’arrive guere qu’on foit mal fervi par peu de domeftiques ; rnais on diroit au zelc dc ceux-ci , que chacun , outre fon fervice, fe croit charge de celui des fept autres, & a leur ac¬ cord , que tout fe fait par un feul. On ne les voit jamais oififs & defoeuvres jouer dans une fintichambre ou poliqonner dans la cour, mais toujours occupes a quelque travail utile ; ils Bident ala balfe-cour, au cellietr, a la cuifine; le jardinier n’a point d’autres garcons qu’eux, & ce qu’ily a de plus agreable, c’eft qu’on leur Voit faire tout cela gaiement & avec plaifir. On s’y prend de bonne heure pour les avoir {els qu’on les veut. On n’a point ici la maxime que j’ai vu regner a Paris & a Londres, de choi- fir des domeftiques tout formes, c’eft-a dire, des coquins deja tout faits, de ces coureurs de conditions qui dans chaque maifon qu’ils par- pourent prennent a la fois les defauts des valets <& des maitres , & fe font un metier de fervir tout le monde, fans jamais s’attacher a perfon- pe, II ne peut regner ni honnetete , ni fidelite , fti zele au milieu de pareilles gens, & ce ramaf- fis d? canaille ruine le maitre & corrompt les pnfqns dans toutes les maifons opulentes. Ici Q’gff une affaire important? que le cboix des H e' l o i s e. 23 r domeftiques. On ne les regarde point feulement com.ne des mercenaires dont on n’exige qu’un ferviceexadj mais corame des membres de la famille, dont le mauvais choix ell capable dc la defoler. La premiere chofe qu’on leur de- mande ell d’etre honnetes gens, la feconde d’ai- mer leur maitre, la troifieme de le fervir a fon gre; mais pour peu qu’un maitre foit railonna- ble & un domeltique intelligent, la troifieme fuit toujours les deux autres. On ne les tire done point de la ville mais de la campagne. Cell ici leur premier fcrvice, & ce fera lure- ment le dernier pour tous ceux qui voudront quelque chofe. On les prend dans quclque fa¬ mille nombreufe & furchagee d’enfans, dont les peres- & les meres viennent les offrir eux-me- mes. On les choifit jeunes , bien faits , de bon¬ ne fante & d’une phyfionomie agreable. M. de Wolmar les interroge, les examine, puis les prefente a fa femme. S’ils agreent a tous deux , ils font requs, d’abord a l’epreuve, enfuite au nombre des gens , c’ell-a-dire, des enfans de la maifon, & l’on paife quelques jours a leur ap- prendre avec beaucoup de patience & de foin ce qu’ils ont a faire. Le fervice eft fi fimple, 11 egal , fi uniforme, les maitres ont fi peu de fan- taifie & d’humeur , & leurs domeltiques les af- fedlionnent fi promptement, que cela ell bien- tot appris. Leur condition ell douce; ils fentent un bien-etre qu’ils n’avoient pas chez euxj mais P4 La Nouvelle 2 }% oil ns les laiffe point amollir par l’oifivete mere des vices. On ne fbutfre point qu’ils deviennent des Mellieurs & s’enorgueilliffent de la fdrvi- tud'e. Us eontinuent de travailler comme ils fai- foient dans la maifon paternelle ; ils n’ont fait, pour ainfi dire , que changer de pere & de me¬ re , & en gagner de plus opulens. De cette for¬ te ils ne prennent point en dedain leur ancien- ne vie ruftique. Si jamais ils fortoient d’ici, il n’y en a pas un qui ne reprit plus volontiers fon etat de payfan que de fupporter une autre con¬ dition. Enfin, je n’ai jamais vu de maifon ou ch cun fit mieux fonfervice, & s’imaginat moins de fervir. Cell ainfi qu’en formant & dreflant fes pro- pres domelfiques on n’a point a fe faire cette obje&ion fi commune & fi peu fenfee; je les aurai formes pour d’autres. Formez-les comme il faut, pourroit-on repondre, & jamais ils ne ferviront a d’autres. Si vous ne fongez qu’a vous en les formant, en vous quittant ils font fort bien de ne fonger qu’a eux ; mais occupez- vous d’eux un peu davantage & ils vous de- meureront attaches. Il n’y a que l’intention qui oblige , celui qui profite d’un bien que je ne v 7 eux faire qu’a moi ne me doit aucune recon- noiflance. Pour prevenir doublement le raeme inconve¬ nient , M. & Made, de Wolmar emploient en¬ core un autre moyen qui me paroxt fort bien H e' l o i s *. 233 entendu. En commencant leur etabliifement ils ont cherche quel nombre de domeftiques ils pou- voient'entretenir dans unemaifon montee a-peu- pres felon leur etat, & ils ont trouve que ce nombre alloit a quinze on feize; pour etre mieux fervis ils font reduit a la moitiej de forte qu’a- vec moins d’appareil leur fervice eft beaucoup plus exadt. Pour etre mieux fervis encore, ils ont intereife les' memes gens a les fervir long- terns. Un domeltique en entrant chez eux reqoit le gage ordinaire; mais ce gage augmente tous les ans d’un vingtieme ; au bout de vingt ans il feroit ainfi plus que double & fentretien des do- meftiques feroit a-peu-pres alors en raifon du moyen des maitres: mais il ne faut pas etre un grand algebrifte pour voir que les fraix de cette augmentation font plus apparens que reels , qu’ils auront peu de doubles gages a payer , & que quand ils les paieroient a tous , l’avantage d’a- voir ete bien fervis durant vingt ans compenfe- roit & au dela ce furcroit de depenfe. Vous fen- tez bien , Milord , que e’eft un expedient fur pour augmenter incelfamment le foin des domef- tiques & fe les attacher a mefure qu’on s’attache a eux. Il n’y a pas feulement de la prudence , il y a meme de l’equite dans un pareil etablilfe- ment. Eft-il jufte qu’un nouveau venu fans affec¬ tion , & qui n’eft peut-etre qu’un mauvais fujet, recoive en entrant le meme falaire qu’on dutine a un ancien ferviteur, dont le zele & la fideli- 2J4 La Nouvelle te font eprouves par de longs fervices, & qui d’ailleurs approche en vieilliffant dn terns ouil fera hors d’etat de gagner fa vie ? Au refte, cet- te derniere raifon n’eft pas ici de 'mife, & vous pouvez bien croire que des maitres auffi humains ne negligent pas des devoirs que remplilfent par oftentation beaucoup de maitres fans charite, & n’abandonnent pas ceux de leurs gens a qui les infirmites ou la vieillelfe otent les mo/e ns de fervir. J’ai dans l’inftant metne un exemple alfez frap- pant de cette attention. Le Baron d’Etange , voulant recompenfer les longs fervices de fon valet-de-chambre par une retraite honorable, a eu le credit d’obtenir pour lui de L. L. E. E. un emploi lucratif & fans peine. Julie vient de recevoir la-deifus de ce vieux domeftique une lettre a tirer des larmes, dans laquelle it la fup- plie de le faire difpenfer d’accepter cet emploi. K Je fuis age, „ lui dit-il, {C j’ai perdu toute rna „ famille; je n’ai plus d’autres parens que rnes „ maitres; tout mon efpoir eft de finir paifible- ,, ment mes jours dans la maifon ou je les ai ,, paffes... . Madame , en vous tenant dans „ mes bras a votre nailfance , je demandois a ,, Dieu de tenir de meme un jour vos enfans; „ il rn’en a fait la grace ; ne me refufez pas „ celle de les voir croitre & profperer comme „ vous.... moi qui fuis accoutume a vivre dans M une maifon de paix, ou eu retrouverai - je H e' L o i S I. 23? une femblable pour y rcpofer ma vieillelfe ?... „ Ayez la charite d’ecrire cn ma favour a Mon- 5, fieur le Baron. S’il eft mecontent de moi, „ qu’il me chalfe & ne me donne point d’em- „ ploi : mais (l je 1’ai fidellement fervi durant M quarante ans , qu’rl me laiiTe achever mes ,, jours a fon fervice & au votre; il ne fauroit 3 , rnieux me recompenfer II ne faut pas de- mander ft Julie a ecrit. Je vois qu’elle ferok auift fachee de perdre ce bon hommc qu’il le fe- roit de la quitter. Ai-je tort, Milord, de com¬ parer des maitres fi cheris a des pet es, & leurs domeftiques a leurs enfans ? Vous voyez que c’eft ainft qu’ils fe regardent eux-memes. II n’y a pas d’exemple dans cette maifon qu’un domeftique ait demande Ion conge. II eft memo rare qu’on menace quelqu’un de le lui donner. Cette menace effraie a proportion de ce que le fervice eft agreable & doux. Les meiileurs fu- jets en font toujours les plus alarmes , & Ton n’a jamais befoin d’en venir a l’execution qu’a- vec ceux qui font peu regrettablcs. II y a enco¬ re une regie a cela. Qiiand M. de Wolmar a dit , je vous chajje , on peut implorer 1’inter- ceflion de Madame , l’obtenir quelquefois & ren- trer en grace a fa priere; mais un conge qu’el¬ le donne eft irrevocable , & il n’y a plus de grace a efperer. Cet accord eft tres-bien enten- du pour temperer a la fois l’exces de confiance qu’on pourrait prendre en la douceur de la fem- 236 La Nouvelle me, & la crainte extreme que cauferoit l’inflexi- bilite du mari. Ce mot ne lailfe pas pourtant d’etre extremement redoute de la part d’un mai- tre equitable & fans colere > car outre qu’on n’eft pas fur d’obtenir grace , & qu’elle n’eft ja¬ mais accordee deux fois au meme , on perd par ce mot feul fon droit d’anciennete, & l’on re¬ commence , en rentrant, un nouveau fervice : ce qui previent l’infolence des vieux domeftiques & augmente leur circonfpection, a mefure qu’ils ont plus a perdre. Les trois femmes font, la femme-de-cham- bre, la gouvernante des enfans , & la cuifinie- re. Celle-ci eft une payfanne fort propre & fort entendue a qui Made, de Wolmar a appris la cuifine ; car dans ce pays fimple encore (r) les jeunes perfonnes de tout etat apprennent a fai- re elles-memes tous les travaux que feront un jour dans leur maifon les femmes qui feront a leur fervice, aftn de favoir les conduire au be- foin & de ne s’en pas laiffer impofer par elles. La femme-de-chambre n’eft plus Babi ; on l’a renvoyee a Etange ou elle eft nee; on lui a re- mis le foin du chateau & une infpe&ion fur la recette , qui la rend en queique maniere le con- troleur de l’Econome. II y avoit long-terns que M. de Wolmar prelfoit fa femme de faire cet arrangement, fans pouvoir la refoudre a eloi¬ gner d’elle un ancien domeftique de fa mere > (r) Simple fll a.donc beaucoup change. H e' t o i s e! S37 quoiqu’elle eat plus d’un fujet de s’en plaindre. Enftn depuis les dernieres explications elle y a confenti, & Babi eft partie. Cette femme eft intelligente & fidelle, mais indifcrette & babil- larde. Je foupqonne qu’elle a trahi plus d’une fois les fecrets de fa maitreife , que M. de Wei¬ mar lie 1’ignore pas, & que pour prevenir la meme indifcretion vis-a-vis de quelque etran- ger, cet homme fage a fu l’employer de ma- niere a profiter de fes bonnes qualites fans s’ex- pofer aux mauvaifes. Celle qui l’a remplacee eft cette meme Fanchon Regard dont vous m’en- tendiez parler autrefois avec tant de plaifir. Malgre l’augure de Julie, fes bienfaits, ceux de fon pere , & les votres, eette jeune femme fi honnete & fi fage n’a pas ete heureufe dans fon etablilfement. Claude Anet, quiavoitfi bien fupporte fa mifere, n’a pufoutenir un etatplus doux. En fe voyant dans l’aifance il a neglige fon metier, & s’etant tout-a-fait derange il s’eft enfui du pays , laiffant fa femme avec un enfant qu’elle a perdu depuis ce terns-la. Julie apres l’avoir retiree chez elle lui aappris tous les pe- tits ouvrages d’une femme-de-chambre , & je ne fus jamais plus agreablement furpris que de la trouver en foncftion le jour de mon arrivee. M. de Wolmar en fait un tres - grand cas , & tous deux lui ont confic le foin de veiller tant fur leurs enfans que fur celle qui les gouverne. Celle-ci eft aufll une villageoife ftmple & credu- La N o u v'm e 'S3S le, mais attentive, patiente & docile; de {bt’- te qu’on n’a rien oublie pour que les vices des villes ne penetralfent point dans une maifon dont ies maitres ne les ont ni ne les fouffrent. Quoique tous les domeftiques n’aient qu’une tneme table, il y a d’ailleurs peu de communica¬ tion entre les deux fexes : on regarde ici ceE article comme tres-important. On n’y eft point de 1’avis de ces maitres indifferens a tout hors a leur interet, qui ne veulent qu’etre bien fer- vis, fans s’embarralfcr au furplus de ce que font leurs gens. On penfe au contraire, que ceux qui ne veulent qu’etre bien fervis ne fauroient l’etre long-terns. Les liaifons trop intimes entre! les deux fexes ne produifent jamais que du mal. C’eft des conciliabules qui fe tiennent chez les femmes de chambre que Portent la plupart des defordres d’un menage. S’il s’en trouve une qui plaife au maitre-d’h6tel, il ne manque pas de la feduire aux depens du maitre. L’accord des hommes entr’eux , ni des femmes entr’elles, n’eft pas alfeZ fur pour tirer a confequence. Mais c’eft toujours entre les hommes & femmes que s’etablilfent ces fecrets monopoles qui rui- nent a la longue les families les plus opulentes. On veille done a la lagelfe & a la modeftie des femmes , non feulement par des raifons de bon¬ nes mceurs & d’honnetete, mais encore pour un interet tres-bien entendu; car quoi qu’on en di- fe, nul ne remplit bien foil devoir s’il lie Pal-. H e' l o 'i s e. 33S> me , & il n’y eut jamais que des gens d’honneur qui fuifent aimer leur devoir. Pour prevenir entre les deux fexes unefami- liarite dangereufe, on ne les gene point ici par des loix politives qu’ils feroient tentes d’enfrein- dre en fecret; mais fans paroitre y fonger on etablit des ufages plus puiifans que l’autorite meme. On ne leur defend pas de fe voir, mais on fait en forte qu’ils n’en aient ni l’occafion ni Ja volonte. On y parvient en leur dormant dss occupations , des habitudes , des gouts , des plailirs entierement differens. Sur l’ordre admi¬ rable qui regne ici, ils fentent que dans une maifon bien reglee les hommes & les femmes doivent avoir peu de commerce entr’eux. Tel qui taxeroit en cela de caprices les volontes d’un maitre, fe foumet fans repugnance a une rna- niere de vivre qu’on ne lui prelcrit pas formel- lement , mais qu’il juge lui-rheme etre la meil- leure & la plus naturelle. Julie pretend qu’elle l’eft en effetj elle foutient que de l’amour ni de l’union conjugale ne refulte point le commer¬ ce continuel des deux fexes. Selon elle la fem¬ me & le mari font bien deftines a vivre enfem- ble , mais non pas de la meme maniere; ils doi¬ vent agir de concert fans faire les memes cho- fes. La vie qui charmeroit l’un , feroit, dit- elle, infupportable a l’autre j les inclinations que leuc donne la nature font auffi diverfes que les fonc- tions qu’elle leur impofe j leurs amufemens ne 240 La Nouvelle different pas moins que leurs devoirs; en ua mot, tous deux concourent au bonheur com- mun par des chemins differens , & ce partage de travaux & de foins eft le plus fort lien de leur union. Pour moi, j’avoue que mes propres obferva- tions font affez favorables a cette maxime. E11 effet, n’eft-ce pas un ufage conftant de tous les peuples du monde , hors le Franqois & ceux qui l’imitent , que les hommes vivent entr’eux, les femmes entr’elles ? S’ils fe voient les uns les autres , c’eft plutot par entrevues & prefque a la derobee comme les epoux de Lacedemone , que par un melange indifctet & perpetuel, ca¬ pable de confondre & defigurer en eux les plus fages diftinctions de la nature. On ne voit point les fauvages memes indiftin&ement meles , hom¬ mes & femmes. Le foir la famille fe raflemble ; chacun paffe la nuit aupres de fa femme i la re¬ paration recommence avec le jour , & les deux fexes n’ont plus rien de commun que les repas tout au plus. Tel eft l’ordre que fon univerfali- te montre etre le plus naturel, & dans les pays memes ou il eft pervertiTon en voit encore des veftiges. En France ou les hommes fe font fou- mis a vivre a la maniere des femmes & a refter fans celfe enfermes dans la chambre avec elles, l’involontaire. agitation qu’ils y confervent njon- tre que ce li’eft point a cela qu’ils etoient defti- nes. Tandis que les femmes reftept tranquille- ment H e' L O i S E. 241 tocnt affifcs ou cbuch^es fur leur chaife longue * vous voyez les hommes fe lever, aller, venir, fe raifeoir avec une inquietude continuelle j un inftind machinal combattant fans celfe la con* trainte ou ils fe mettent $ & les pouflant nral* gre eux a cette vie adive & laborieufe que leur impofa la nature. C’ell le feul peuple du mon* de ou les hommes fe tiennent debout au fpec* tacle, comme s'ils alloient fe delaifer au parter¬ re d’avoir refte tout le jour affis au fallon. Eu- fin ils fentent fi bien l’ennui de cette indolence effemince & cafaniere ^ que pour y meler au moins quclque forte d’adivite ils cedent chez eux la place aux etrangers , & vont aupres des femmes d’autrui chercher a tempeter ce degoiit. La maxime de Made, de ’Wolroar fe foutient tres-bien par 1 ’exemple de fa maifon. Chacuu etant pour ainfi dire tout a foil fexe, les fem¬ mes y vivent tres - feparees des hommes. Pour prevenir entr’eux des liaifons fufpedes, fori grand fecret eft d’oecuper inceffamment les mis & les autres •, car leurs travaux font fi differens qu’il n’y a que l’oifivete qui les raffemble. Le matin chacun vaque a fes fondions , & il ne ref¬ te du loifir a perfonne potir aller troubler cel- les d’un autre. L’apres-dinee les hommes out pour departement le jardiil, la balfe - eour , ou d'autres foins de la campagne ; les femmes s’oc- cupent dans la chambre des enfans jufqu’a l’heii- re de la promenade qu’elles font avec eux, fou- Torue F. Q 242 La Nouvelle vent nieme avec leur maitreffe , & quileurefl: agreable conirae le feul moment oil elles pren- nent Pair. Les hommes, aflez exerces par le tra¬ vail de la journee , n’ont guere envie de s’aller promener & fe repofent en gardant la maifon. Tous les Dimanches apres le preche du foir les femmes fe raffemblent encore dans la cham- bre des enfans avec quelque parente ou amie qu’elles invitent tour a tour du .confentement de Madame. La en attendant un petit regal do li¬ ne par elle , on caufe, on chante, ou joue au volant aux onchets, ou a quelque autre jeu d’adrelTe propre a plaire aux yeux des enfans, jufqu’a ce qu’ils s’en puilfent amufer aux- me- mes. La collation vient , compofee de quelques Iaitages , de gauffres , d’echaudes, de merveil- Jes (s) , ou d'autres mets du gout des enfans & des femmes. Le vin en eft toujours exclus, & les hommes qui dans tous les terns entrent peu dans ce petit Gynecee (0 ne font jamais de cette collation , ou Julie manque affez rarement. j’ai ete jufqu’ici le feul privilegie. Dimanche dernier, j’obtins a force d’importunites de l’y accompa- guer. Elle eut grand foin de me faire valoir cette favour. Elle me dit tout haut qu’elle me l’accordoit pour cette feule fois , & qifelle fa- voit refufee a M. de Wolmar lui - meme. Ima- ginez Ci la petite vanite feminine etoit flattee, ( s ) Sorte de gateaux du pays. (t) dpnarteruent des femmes. H e' l o i s e. 243 & fi un laquais eut ete bien venu a vouloir 6tre admis a l exclufion du maitre? Jc fis un gouter delicieux. Eft - il quelques mets au monde comparables aux laitages de ce pays ? Penfez ce que doivent etre ceux d’une laiterie oii Julie prelide, & manges a cote a’elle. La Fanchon me fervit des grus , de la cc- rac ce (it) > des gauffres, des ecrelets. Tout dif- paroill’oit a Pinftant. Julie rioit de moil appetit. Je vois, dit-elle en me dormant encore une alliette de creme, que votre eftomac fe fait hon- neur par - tout, & que vous ne vous tirez pas moins bien de 1’ecot des femmes que de celui des Valaifans ; pas plus impunement, repris-je ; on s’enivre quelquefois a l’un comme a Pautre , & la raifon peut s’egarer dansun chalet tout auffi bien que dans un cellier. Elle baiila les ycux fans repondre', rougit, & fe mit a careifer fes enfans. C’en futaflez pour eveiller mes remords. Milord, ce fut la ma premiere indifcretion, & j’efpere que ce fera la derniere. 11 regnoit dans cette petite alfemblee un cer¬ tain air d’antique limplicite qui me touchoit le coeur ; je voyois fur tous les vifages la meme gaiete & plus de franchife , peut - etre, que s’il s’y fut trouve des hommes. Fondee fur la con- fiance & Pattachement, 3a familiarite qui re¬ gnoit entre les fervantes & la maitrelfe ne fai- (u) Laitages excellens qui fe font fur le mont Jura, Q.a 244 La Nouvell* foit qu’affermir le refpedt & l’autorite, & les fervices rendus & recus ne fembloient etre que des temoignages d’amitie reciproque. 11 n’y avoit pas jufqu’au dioix du regal qui ne con- tribuat a le rendre interelfant. Le laitage & le Lucre' font un des gouts naturels du fexe & eomme le fymbole de Finnocence & de la dou- eeur qui font Lon plus aimable ornement. Let hommes, au contraire , recherchent en general les faveurs fortes & les liqueurs fpiritueufes; alimens plus convenables a la vie adive & la- borieufe que la nature leur demande;& quand ces divers gouts viennent a s’alterer & Le con- fondre , c’eft une marque prefque infaillible da melange defordonne des fexes. En effet j’ai remarque qu’en France, ou les femmes vivent fans celfe avec les hommes, elles ont tout-a- fait perdu le gout du laitage, les hommes beau- eoup celui du vin, & qu’en Angleterre ou les deux fexes font moins confondus, leur gout propre s’eft mieux conferve. En general, je penfe qu’on pourroit fouvent trouver quelque indice du caracftere des gens dans le choix des alimens qu’ils preferent. Les Italiens qui vi¬ vent beaueoup d’herbages font effemines & roous. Vous autres Anglois , grands mangeurs de vian- de, avez dans vos inflexibles vertus quelque chofe de dur & qui tient de la barbarie. Le Suilfe , naturellement froid , pailible & fimple , jnais violent & emporte dans la coiere, aims a H e' L O i S E. 24? la fois Tun & I’autre aliment, & boit du laita- ge & du vin. Le Franqois, fouple & changeant, vit de tous les mets & fe plie a tous les carade- res. Julie elle - meme pourroit me fervir d’exem- plc i car quoique fenfuelle & gourmande dans fes repas, elle 11’aime ni la viande, ni les ra¬ gouts, ni le fe 1 , & n’a jamais goute de vin pur. D’excellens legumes , les oeufs , la creme , les fruits, voila fa nourriture ordinaire , & fans le poiifon qu’elle aime auffi beaucoup, elle fe- roit une veritable pithagoricienne. Ce n’eft rien de contenir les femmes.fi Ton ne contient auffi les liommes, & cette partie de la regie , non moins importante que l’autre , eft plus difficile encore; car l’attaque eft en general plus vive que la defen fe : c’eftl’inten- tioji du confervateur de la nature. Dans la Republique on retient les citoyens par des rnoeurs des principes , de la vertu : mais com¬ ment contenir des domeftiques , des mercenai- res, autrement que par la contrainte & la gene ? Tout fare du maitre eft de cacher cette gene foils le voile du plaifir ou de l'interet, en forte qu’ils penfent vouloir tout ce qu’on les oblige de fai- re. L’oifivete du dimanche, le droit qu’on ne peut guere leur oter d’aller ou bon leur fem- ble quand leurs fondions ne les redennent point au logis, detruifent fouvent en un feul jour l’exemple & les leqons des fix autres. L’ha- bitude du cabaret, le commerce & les maximes 0.3 24 <5 La Nouvelle dc leurs camarades , la frequentation des fem¬ mes debauchees, lcs perdant bientot pour leurs nvaitres & pour eux-memes, les rendent par rnille defauts, incapables du fervice , & in- dignes de la iiberte. On remedie a cet inconvenient en les rete¬ nant par les m ernes motifs qui les portoient a fortir. Qu’alloient - ils faire ailleurs ? Boire & jouer au cabaret. Ils boivent & jouent an lo- gis. Toute la difference eit que le vin ne lenr coute rien, qu’ils ne s’enivrent pas, & qu’il y a des gagnans au jeu fans que jamais perfonne perde, Void comment on s’y prend pour cela. Derriere la maifon eft une allee couvprte, dans laquelle on a etabli la lice des jeux. C’eft la que les gens de livree, & ceux de la baffe- cour fe raffem blent en ete le dimanche apres le preche, pour y jouer en plufieurs parties liees, non de l’argent, on ne le fouffre pas* ni du vin , on leur en donne mais une mife fournie par la liberalite des maitres. Cette mi¬ fe eft toujours quelque petit meuble ou quel- que nippe a leur ufage. Le nornure des jeux pft proportionne a la valeur de la mife , en forte que quand cette mife eft un peu confiderabls pomme des boucles d’argent, un porte-col, des bas de foie, un chapeau fin, ou autre chofe femblable, on emploie ordinaircment plufieurs feances a la difputer. On ne s’en tientpointa tme feule efpecedejeu, on les varie , afin que 247 y e' l o i s E. leplus habile dans un n’emporte pas toutes les mifes , & pour les rendre tous plus adroits & plus forts par des exercices multiplies. Tantot c’eft a qui enlevera a la courfe un but place a l’autre bout de l’avenue; tantot a qui lancera le plus loin la memo pierre; tantdt a qui por- tera le plus long-terns le meme fardeau. Tan¬ tot on dilpute un prix en tirant au blanc. On joint a la plupart de ces jeux un petit apparei! qui les prolonge & les rend amufans. Le mai- tre & la maitrelTe les honorent fouvent de leur prefence; on y amenc quelquefois les enfans, les etrangers meme y viennent attires par la cu- riofite , & plufieurs ne demandercient pas rnieux que d’y concourir ; mais nul n’eft jamais admis qu’avec l’agrement des maitres & du confente- ment desjoueurs, qui ne trouveroient pas leur compte a 1’accorder aifement. Infenfiblement il s’eft fait de cet ufage une efpece de fpe&ac'e ou les adeurs animes par les regards du public pre- ferent la gloire des applaudilfemens a l’interet du prix. Devenus plus vigoureux & plus agi- les , ils s’en eftiment davantage, & s’accoutu- mant a tirer leur valeur d’eux-memes plutot que de ce qu’ils pofledent, tout valets qu’ils font, l’honneur leurdevient plus cher que Fargent. II feroit long de vous detailler tous les biens qu’on retire ici d’un foin fi puerile en apparence & toujours dedaigne des efprits vul- gaires tandis que c’eft le propre du vrai ge- a4 248 La Nouvell* liie de produire de grands effets par de pe- tits moyens. M. de Wolrnar m’a dit qu’il lui en coutoit a peine cinquante ecus par an pour ces petits etabliflemeus que fa femme a la premiere imagines. Mais, dit - il, combien de fois croyez- vous que je regagtie cette fom- me dans mon menage & dans mes aifaires par la vigilance & l’attention que donnent a leur fervice des domeitiques attaches qui tiennent tous leurs plaifirs de leurs maitres ; par l’inte- ret qu’ils prennent a celui d’une maifon qu’ils regardent comme la leur; pat l’avantage. de prpfiter dans leurs travaux de la vigueur qu’ils acquierent dans leurs jeux j par celui de les conferver toujours fains en les garantiflant des exces ordinaires a leurs pareils , & des mala¬ dies qui font la fuite ordinaire de ces exces j par celui de prevenir en eux les friponneries que le defordre ■amene infailliblement, & ds les conferver toujours honnetes gens-, enfin par le plaifir d’avoir chez nous a peu de fraix des recreations agreahles pour nous - mimes Que s'il fe trouve parmi nos gens quelqu’un, foit homme, foit femme, qui ne s’accommode pas de nos regies & leur prefere la liberte d’aller fous divers pretextes courir ou bon lui femble , on ne lui en refufe jamais la pei-million; mais nous regardons ce gout de licence co.mme un in- dice tres-fufpevl, & nous ne tardons pas a nous $efa|re de ceux qui l’qnt;. Aiilli ces menies amu- z 45 H e' L © i S E. £mens qui nous confervent 4 e bons ^ u j et: ? * nous feryent encore d’epreuve pour les choillf. Milord , j’avoue que je n’ai jamais vu qu’ici 4es maitres former a la fqis dans les memcs hqmmes de bons domeftiqpes pour le fervice de leurs perfonnes, de bons payfans pour cultiver. lpurs terres , de bons foldats pour la defenfe de lapatrie, & des gens de bien pour tons les etats oii la fortune peut les appeller. L’hiyec les plaifirs changent d’efpece ainfi que les trqvaux. Les dimanches, tous les gens de la maifon & meme Ips ypifins , hommes tant qu’on verra profperer la maifon. En la fervant ils foignent done leur patrimoi- ne, & 1’augmentent en rendant leur fer'yice agreable > e’eft - la leur plus grand interet. Mais ce mot n’eft guere a fa place en cette occafion, car je n’ai jamais vu de police ou l’interet fut ft fagement dirige & ou pourtant il influat moins que dans celle-ci. Tout fe fait par attachement: l’on diroit que ces ames venales fe purifient en entrant dans ce fejour de fagefte & d’union. L’on diroit qu’une partie des lumieres du mai¬ tre & des i’entimens de la maitrefte ont palTe dans chacun de leursgens ; tant on les trouve judicieux, bienfaifans, honnetes & fuperieurs a leur etat. Se faire eftimer, conftderer, bien vouloir eft leur plus grande ambition, & ils comptent les mots obligeans qu’on leur dit ,co na¬ me ailleurs les etrennes qu’on leur donne. Voila , Milord, mes principals obfervations fur la partie de l’economie de cette maifon qui regarde les domeftiques & mercenaires. Quant a la maniere de vivre des maitres & au gouver- nement des enfans , chacun de ces-articles me- rite bien une lettre a part. Vous favez k quel- Tome V. S ^74 La Nouyells le intention }’ai commence ces remarques•, male en verite, tout cela forme un tableau fi ravifi. fant qu’il ne faut pour aimer a le contempler, d’autre interet que le plaifir qu’on y trouve. L E T T R E XI. A Milord Edouard.' No*, Milord, je ne m’en dedis point j o j| ne voit rien dans cette maifon qui n’aflocie l’a- greable a l’utile; mais les occupations utiles ne fe bornent pas aux foins qui donnent du pro¬ fit ; elles comprennent encore tout amufement innocent & limple qui nourrit le gout de la retraite, du travail, de la moderation , & con- ferve a celui qui s’y livre une ame faine, un cocur libre du trouble des paffions. Si 1’indo- lente oifivete n’engendre que la triftefle nui, le charme des doux loilirs eft le fruit d’u- ne vie laborieufe. On ne travaille que pout jouir ; cette alternative de peine & de jouilfan- ce eft notre veritable vocation. Le repos qui fert de delalfement aux travaux paffes & d’en- couragement a d’autres n’eft pas moins neceC- faire a Thomme que le travail meme. Apres avoir admire l’etfet de la vigilance & des foins de la plus refpedtable mere de famille dans l’ordre de fa maifon, j’ai vu celui de fes recreations dans un lieu retire dont elle fait fa H e' i, O i S B. promenade favorite & qu’elle appelle fon Elyfee. II y avoit plufieurs jours que j’entendois par- ler de cet Elyfee dont on me faifoit une efpece de myftere. Enfin hier apres dine, l’extreme chaleur rendant le dehors & le dedans de la maifon prefque egalement infupportable M. de "Wolmar propofa a fa femme de fe donner con¬ ge cet apres-midi, & au lieu de fe retirer com- me a i’ordinaire dans la chambre de fes enfans julques vers le foir, de venir avecnous refpi- rer dans le verger; elle y confentit & nous nous y rendimes enfemble. Ce lieu , quoique tout proche de la maifon eft tellement cache par l’allee couverte qui l’en fepare qu’on ne l’apperqoit de nulle part. L’e- pais feuillage qui l’environne ne permet point a l’ceil d’y penetrer, & il eft toujours foigneu- fement ferme a la clef. A peine fus - je au dedans que la porte etant mafquee par des aulnes & des coudriers qui ne lailfent que deux etroits palfages fur les cotes, je ne vis plus en me retournant par oil j’etois entre , & n’apperce- vant point de porte, je me trouvai la comma tombe des nues. En entrant dans ce pretendu verger, je fus frappe d’une agreable fenfation de fraicheur que d’obfcurs ombrages, une verdure animee & vive, des fleurs eparfes de tous cdtes, utl gazouillement d’eau courante & le chant de mille oifeaux porterent a mon imagination dis S % jnoins autant qu’a mes fens; mais en meme terns je crus voir le lieu le plus fauvage , le plus fo- litaire de la nature , & il me fembloit d’etre le premier mortel qui jamais efit penetre dans ce defert. Surpris , fail!, tranfporte d’un fpeda- cle li peu prevu , je reftai un moment immo¬ bile, & m’ecriai dans un enthoufiafme involon- taire; O Tinian ! 6 Juan Fernandez (y) ! Ju¬ lie , le bout du monde eft a votre porte ! Beau- coup de gens le trouvent ici comme vous , dit- elle avec un fourire ; mais vingt pas de plus les ramenent bien vite a Clarens j voyons li le char- me tiendra plus long - terns chez vous. C’eft id le meme verger ou vous vous etes promene au¬ trefois, & ou vous vous battiez avec ma Cou- fine a coups de peches. Vous favez que l’her- be y etoit aflez aride , les arbres a/Tez clair - fe¬ mes , donnant alfez peu d’ombre , & qu’il n’y avoit point d’eau. Le voila maintenant frais, verd, habille, pare, fleuri , arrofe: que pen- fez - vous qu’il m’en ait coute pour le mettre dans l’etat ou il eft? Car il eft bon de vous dire que j’en fuis la furintendante & que moil mari m’en laifle l’entiere difpolition. Ma foi, lui dis-je, il lie vous en a coute que de la ne¬ gligence. Ce lieu eft charmant, il eft vrai, mais agrefte & abandonne ; je n’y vois point de tra¬ vail humain. Vous avez ferme la porte: l’eau (y ) Isles defertes de la mer du Sud, celebres dans l€ voyage de 1’Amiral Anion, H E* L O l S E. 277 eft venue je ne fais comment; la nature feule a fait tout le refte & vous - meme n’eulliez jamais fu faire auffi bien qu’elle. II eft vrai, dit- elle, que la nature a tout fait, mais fous ma direc¬ tion , & il n’y a rien la que je n’aie ordonne. En¬ core un coup, devinez. Premierement, repris- je , je ne comprends point comment avec de la peine & de I’argent on a pu fuppleer au terns. Les arbres... . quant acela , dit M. de Wol- mar , vous remarquerez qu’il n’y en a pas beau- coup de fort grands, & ceux-la y etoient deja. De plus , Julie a commence ceci long-terns avant fon manage & prefque d’abord apres la mort de fa mere , qu’elle vint avec foil pere chercher. ici la folitude. He bien , dis-je , puifque vous vou- lez que tous ces maffifs , ces grands berceaux* ces touffes pendantes, ces bofquets ft bien om- brages foient venus en fept ou Huit ans & que l’art s’en foit mele , jeltime que ft dans une enceinte auffi vafte vous avez fair tout cela pour deux mille ecus, vous avez bien econo¬ mise. Vous ne furfaites que de deux mill? ecus , dit - elle , il ne m’en a rien coute. Com¬ ment, rien? Non, rien: a'moins que vous ne comptiez une douzaine de journees par an de men jardinier , autant de deux ou trois 'de mes gens , & quelques - unes de M. de Wolmar lui- meme qui n’a pas dedaigne d’etre quelqueTois non garqon jardinier. Je ne comprenois rien a ce tte enigme ; mais Julie qui jufques - la m’avoit S 3 27S La Nouvelle retenu , me dit en me laiflant aller ; avarice* 8c vous comprendrez. Adieu Tinian, adieu Juan Fernandez , adieu tout Penchantement! Dans un moment vous allez etre de retour du bout du monde. Je me mis a parcourir avec extafe ce verger ainfi metamorphofe; & li je ne trouvai point de plantes exoriques & de productions des In- des, je trouvai celles du pays difpofees & reu- nies de maniere a produire un etfet plus riant & plus agreable. Le gazon verdoyant, epais, mais court & ferre, etoit mele de ferpolet, de baume s de thim , de marjoiaine, & d’autres herbes odorantes. On y voyoit briller mille fleurs des champs,' parmi lefquelles l’ceil en de- meloit avec furprif’e quelques - unes de jardin , qui iembloient croitre naturellement avec les autres. Je rencontrois de terns en terns des touf- fes oblcures, impenetrables aux rayons du fo- leil comme dans la plus epaiffe foret •, ces touf- fes etoient formees des arbres du bois le plus flexible , dont on avoit fait recourber les bran¬ ches , pendre en terre , & prendre racine, par un art femblable a ce que font naturellement les mangles en Amerique. Dans des lieux plus decouverts , je voyois qa & la fans ordre & fans fymmetrie des brouflailles de rofes , de framboi- fiersde grofeilles, des fourres de lilas, de iioifettier , de fureau, de feringa , de genet, de trifolium, qui paroientla terre en luidon- H e' l o i s t. 179 nant l’air d’etre en friche. Je fuivois des allees tortueufes & irregulieres bordees de ces bo- cages fleuris, & couvertes de mille guirlandes de vigne de Judee , de vigne Vierge , de houblon, de liferon, de couleuvree, de cle- matite, & d’autres plantes de cette efpece, parmi lefquelles Je chevre-feuil & le jafmin dai- gnoient fe confondre. Ces guirlandes fembloienfc jettees negligemment d’un arbre a I’autre , com- me j’en avois remarque quelquefois dans les fo- rets , & formoient fur nous des efpeces de dra¬ peries qui nous garantiffoient du foleil, tandis que nous avions fous nos pieds un marcher doux , commode , & fee fur une mouife fine fans fable , fans herbe, & fans rejettons raboteux. Alors feulement je decouvris, non fans furpri- fe, que ces ombrages verds & touffus qui m’en avoient tant impofe de loin, n’etoient formes que de ces plantes rampantes & parafites qui, guidees le long des arbres , environnoient leurs tetes du plus epais feuillage & leurs pieds d’ombre & de fraicheur. J’obfervai meme qu’au moyen d’une induftrie aifez fimple on avoit fait prendre racine fur les troncs des arbres a piu- fieurs de ces plantes, de forte qu’elles s’eten- doient davantage en faifant moins de cheniin. Vous concevez bien que les fruits ne s’en trou- vent pas mieux de toutes ces aditions; mais dans ce lieu feul on a facrifie futile a fagrea- ble, & dans le refte des terres on a pris un tel* S 4 2So La Nouvelle foin des plans & des arbres qu’avec ce verger de moins la recolte en fruits ne laifle pas d’etre plus forte qu’auparavant. Si vous fo'ugez com- bien au fond d’un bois on eft charme quelque- fois de voir un fruit fauvage & msme de s’en rafraxchir , vous comprendrez le plaifir qu’on a de trouver dans ce defert artificiel des fruits excellens & murs quoique clair - feme's & de mau- vaife mine; ce qui donne encore le plaifir de la recherche & du choix. Toutes ces petites routes etoient bordees & traverfees d’une eau limpide & claire , tantot circulant parmi l’herbe & les fleurs en filets prefque imperceptibles, tantot en plus grands ruilfeaux courans fur un gravier pur & mar- quete qui rendoitl’eau plus brillante. On voyoifc des fources bouillonner & lortir de la terre & quelquefois des canaux plus profonds dans lef- quels l’eau calme &. paiftble reftechiffoit a l’oeil le.s objets. Je comprends a prefent tout le refte, dis-je a Julie: mais ces eaux que je vois de toutes parts ... . elles viennent de la, reprit- elle 3 en me montrant le cote ou etoit la terralfe de fon jardin. C’eft ce meme ruifteau qui four- nit a grands firaix dans le parterre un jet - d’eau dt>nt perfonne ne fe foucie. M. de Wolmar ne veut pas le detruire , par refpect pour mon pe- re qui l’a fait faire : mais avec quel plaifir nous venons tous les jours;voir courir dans ce verger cette eau dont nous n’approchons guere au jar- H e' L 0 i S E. 281 dint Le jet-d’eau joue pour les etrangers , le ruitreau coule ici pour nous. II eft vrai que j’y ai reuni l’eau de la fontaine publique qui fe ren- doit dans le lac par le grand .chemin qu’elle de- gradoit au prejudice des palfans & a pure per- te pour tout le rnonde. Elle faifoit un coude au pied du verger entre deux rangs defaulcs; je les ai renferines dans mon enceinte & j’y con- duis la meme eau par d’autres routes. Je vis alors qu’il n’avoit ete queftion que de faire ferpenter ces eaux avec economie, en les divifant & reuniflant ^ propos , en epargnant la pente le plus qu’il etoit poflible, pour prolon- ger le circuit & fe menager le murmure dequel-- quespetites chutes. Une couche de glaife , cou- verte d’uri pouce de gravier du lac & parfemee de coquiliages formoit le lit des ruilfeaux. Ces memes ruilfeaux courant par intervalles fous quelques larges tuiles recouvertes de terre & de gazon au niveau du fol formoient a ieur ilfue au- tant de fources artificielles. QLielques filets s’en elevoient par des fiphons fur dcslieux raboteux & bouillonnoient en retombant. Enfin la terre ainfi rafraichie & humecftee donnoit fans ceife de nouvelles fleurs & entretenoit fherbe tou- jours verdoyante & belle. Plus je parcourois cet agreable afyle, plus je fentois augmenter lafenfation delicieufe quej’a- vois eprouvee en y entrant; cependant la cu- rioilte me tenoit en haleine: J’etois plus em- S f 282 La Nouvelle prefle de voir les objets que d’examiner leurs impreffions, & j’aimois a me livrer a cette char, mante contemplation fans prendre la peine de penfer. Mais Made, de Wolmar me tirant de ma reverie me dit en me prenant fous le bras; tout ce que vous voyez n’eft que la nature ve- getale & inanimce , & quoi qu’on puiflc faire, elle laifle toujours une ides de folitude qui at- trifte. Venez la voir animee & fenfible. C’elt la qu’a chaque inllant du jour vous lui trouverez un attrait nouveau. Vous me prevenez , lui dis- je, j’entends un ramage'.bruyant & confus , & j’apperqois aflez peu d’oifeaux; je comprends que vous avez une voliere. II eft vrai, dit-elle, approchons - en. Je n’ofai dire encore ce que je penfois de la voliere; mais cette idee avoit quelque chofe qui me deplaiioit, &nemefem- bloit point aiTortie au refte. Nous defcendimes par mille detours au bas du verger ou je trouvai toute l’eau reunie en un joli ruiifeau coulant doucement entre deux rangs de vieux ftrules qu’on avoit fouvent ebranches. Leurs tetes creufes & demi- chauves formoient des efpeces de vafes d’oii fortoient par l’adrefTe dont j’ai parle , des toulFes de chevre-feuil dont une partie s’entrelaqoit autour des branches, & Pautre tomboit avec grace le long du ruifleau. Prefque a l’extremite de l’enceinte etoit un petit baflin borde d’herbes, de joncs , de rofeaux, fervant d’abreuvoir a la voliere, & derniere H e' L O i S E. 283 flation de cette eau fi precieufe & fi bien menagee. Au dela de cebaffinetoit un terre-plein ter- mine dans Tangle de Tenclos par une monticu¬ le garnie d’une multitude d’arbrilfeaux de toute efpece les plus petits vers le haut, & toujours croillant en grandeur a mefure que le fol s’abaif- foitj ce qui rendoit le plan des tetes prefque horizontal, ou montroit au moins qu’un jour il le devoit etre. Sur le devant etoient une dou- zaine d’arbres jeunes encore, mais baits pour de- venir fort grands , tels que le hetre , l’orme , le frene, l’acacia. C’etoient les bocages de ce c6- teau qui fervoient d’afyle a cette multitude d’oi- feaux dont j’avois entendu de loin le ramage, & c’etoit a l’ombre de ce feuillage comme fous un grand parafol qu’on les voyoit voltiger, courir, chanter , s’agacer , fe battre comme s’ils ne nous avoient pas apperqus. Ils s’enfuirent II peu a no- tre approche, que felon l’idee dont j’etois pre- venu , je les crus d’abord enfermes papain gril¬ lage : mais come nous fumes arrives au bord du bailm j’en vis plufieurs defcendre & s’ap- procher de nous fur une efpece de courte allee qui feparoit en deux le terre-plein & communi- quoit du baffiti ala voliere. Alors M. de Wol- mar faifant le tour du baffin fema fur l’allee deux ou trois poignees de grains melanges qu’il avoit dans fa poche, & quand il fe fut retire , les oi- feaux accoururent & fe mirent a mangy comme 3$4 La Nouvelle des poules , d’un air (i familier que je vis bieil qu’ils etoient faits a ce manege. Cela eft char- mant! m’ecriai - je : Ce mot de voliere m’avoit furpris de votre part ; mais je Pentends mainte- nant: je vois que vous voulez des h6tes & non pas des prifonniers. Qu’appellez-vous des hotes, repondit Julie ? C’eft nous qui fommes les leurs (z). Ils font ici les maitres, & nous leur payons tribut pour en etre foufferts quelquefois. Fort-bien , repris-je; mais comment ces mai- tres-la fe font - ils empares de ce lieu ? Le moyen d’y ralfembler tant d’habitans volontaires ? Je n’ai pas oui dire qu’on. ait jamais rien tente de pa¬ red , & je n’aurois point cru qu’on put y reuffir, fi je n’en avois la preuve fous mes yeux. La patience & le terns , dit M. de Wolmar, ont fait ce miracle. Ce font des expediens dont les gens riches ne s’avifent guere dans leurs plaifirs. Toujours prelfes de jouir , la force & l’argent font les feuls moyens qu’ils connoilfent, ils ont des oifeaux dans des cages, & des amis a tant par mois. Si jamais des valets appro- cboient de ce lieu , vous en verriez bientot les oifeaux difparoitre, & s’ils y font a prefent en grand nombre, c’eft qu’il y en a toujours eu. On ne les fait pas venir quandil n’y en a point, (2) Cette reponfe n’eft pas exaifte puifque le mot d’ho¬ te eft correlatif de lui - meme. Sans vouloir relever toutes les fautesde langue , je dois avertir de celles qui peu- vent induire en erreur. H e' l o i s i; J2gy mals il eft aife quand il y en a d’en attirer da- vantage en prevenant tous leurs befoins, en ne les effrayant jamais , en leur laiffant faire leur couvee en furete & ne denichant point les pe- tits ; car alors Ceux qui s’y trouvent reftent en¬ core. Ce bocage exiftoit, quoiqu’il fut fepare du verger; Julie n’a fait que l’y renfermer par unehaievive, oter celle qui Ten feparoit, l’ag- grandir & l’orner de nouveaux plans. Vous voyez a droite & a gauche de bailee qui y con¬ duit deux efpaces remplis d’un melange confus d’herbes, de pailles, & de toutes fortes de plantes. Elle y fait femer chaque anneedubled, du mil, du tournefol , du chenevis , des pefet- tes (a) , generalement de tous les grains que les oifeaux aiment, & Ton n’en moiifonne rien. Ou¬ tre cela prefque tous les jours, ete & hiver, elle ou moi leui^kpportons a manger, & quand nous y manquons la Fanchon y fupplee d’ordi- naire; ils ont l’eau a quatre pas , comme vous voyez. Made, de 'Wolmar pouffe l’attention juf- qu’a les pourvoir tous les printems de petits tas de crin , de paille, de laine , de mouffe, & d’autres matieres propres a faire des nids. Avec le voillnage des materiaux, l’abondance des vi- vres & le grand foin qu’on prend d’ecarter tous les ennemis ( b ) , l’eternelle tranquillite dont ils (a) De la vefce. ( b) Les loirs, les fouris, les chouettes, & fur-tout les enfans. 286 t a Nouvelle jouiflent les porte a pondre en un lieu commode ou. rien lie leur manque , ou perfonne ne les trouble. Voila comment la patric des peres eft encore celle des enfans, & comment la peuplads fe foutient & fe multiplie. Ah ! dit Julie, vous ne voyez plus rien ! cha- cun ne fonge plus qu’a foi; mais des epoux in- feparables, le zele des foins domeftiques, la tendrefle paternelle & maternelle , vous avez perdu tout cela : il y a deux mois qu’il falloit etre ici pour livrer fes yeux au plus doux fen- timent de la nature. Madame, repris - je aflez triftement, vous etes epoufe & mere ; ce font des plaifirs qu’il vous appartient de connoitre. Auffi-t6t M. de Wolmar meprenant par la main me dit en la ferrant; vous avez des amis, & ces amis ont des enfans; comment l’aifedlion paternelle vous feroit - elle etrangere ? Je le re- gardai, je regardai Julie, tous deux fe regarde- rent & me rendirent un regard ft touchant que les embraflant l’un apres Vautre je leur dis avec attendriffement; ils mefontauffichers qu’a vous. Je ne fais par quel hizarre effet un mot peut ainfi changer une ame, mais depuis ce moment, M. de Weimar me paroit un autre homme, & je vois moins en lui le mari de celle que j’ai tant aimee que le pere de deux enfans pour let quels je donnerois mavie. Je voulus faire le tour du baffin pour aller voir de plus pres ce charmant afyle & fes pe- H E r i, o 5 s e. 1287’ tits habitans; mais Made, de Wolmar me re¬ tint. Perfonne , me dit - elle, ne va les troubler dans leur domicile , & vous etes meme le pre¬ mier de nos hotes que j’aieamene jufqu’ici. II y a quatre clefs de ce verger dont mon pere & nous avons chacun une : Fanchon a la quatrieme comme infpedrice & pour y mener quelquefois mes enfans; faveur dont on augmente le prix par l’extreme circonfpedion qu’on exige d’eux tandis qu’i!s y font. Guilin lui - meme n’y entre jamais qu’avec un des quatre ; encore palfe deux mois de printems ou fes travaux font utiles n’y entre - t - il prefque plus , & tout le refte fe fait entre nous. Ainfi, luidis-je, depeurquevos oifeaux ne foient vos efclaves vous vous etes rendus les leurs. Voila bien, reprit - elle , le propos d’un tyran, qui ne croit jouir de fa li- berte qu’autant qu’il trouble celle des autres. Comme nous pardons pour nous en mour¬ ner , M. de Wolmar jetta une poignee d’orge dans le baflin , & en y regardant j’apperqus quel- ques petits poiflons. Ah! ah, dis-je auifi-t6t, void pourtant des prifonniers ? Oui, dit - il, ce font des prifonniers de guerre, auxquels on a fait grace de la vie. Sans doute, ajouta la femme. Il y a quelque terns que Fanchon vola dans la cuiline des perchettes qu’elle apporta ici a mon infu. Je les y laifle , de peur de la mortifier fi je les renvoyois au lac; car il vaut encore mieux loger du poilfon un peu a 1’etroit £8$ La N o u t j l l e que de facher une honnete perfonne. Vous avez raifon , repondis - je, & celui-ci n’eft pas trop a plaindre d’etre echappe de la poele a ce prix. He bien, que vous en femble, me dit-elie en nous en retournant ? Etes - vous encore au bout du monde ? Non , dis - je , m’en void tout- a fait dehors , & vous m’avez en effet tranfporte dans l’Elyfee. Le nom pompeux qu’elle a donne a ce verger , dit M. deWolmar, merite bien cette raillerie. Louez modeftement des jeux d’enfant & fongez qu’ils n’ont jamais rien pris fur les foins de la mere de famille. Je le fais, repris-je, j’en fuis tres-fiir, & les jeux d’en¬ fant me plaifent plus en ce genre que les travaux des hommes. II y a pourtant ici, contitiuai - je, une chofe que je ne puis comprendre. C’eft qu’un lieu Cl different de ce qu’il etoit ne peut etre devenu ce qu’il eft qu’avec de la culture & du foin; cependant je ne vois nulle part la moindre tra¬ ce de culture. Tout eft verdoyant, frais, vi- goureux, & la main du jardinier ne fe montre point: rien ne dement l’idee d’une isle deferte qui m’eft venue en entrant, & je n’apperqois aucuns pas d’hommes. Ah! dit M. de Wolmar, c’eft qu’on a pris grand foin de les effacer. J’ai ete fouvent temoin , quelquefois complice de la fripponnerie. On fait femer du foin fur tous les endroits laboures, & l’herbe cache bientot les veftiges du travail j on fait couvrir l’hiver de quelques H e' l o 2 s e; 289 quelques couches d’engrais les lieux maigrcs & arides j l’engrais mange la mouffe , ranimeTher- be & les plantes; les arbres eux-nremes ne s’en trouvent pas plus mal, & l’ete il n’y paroit plus. A l’egard de la mouffe qui couvre quelques al¬ lies , c’eft Milord Edouard qui nous a envoye d’Angleterre le fecret pour la faire naitre. Ces deux cotes, continua-t-il, etoient fermes par des murs; les nuirs out ete malques, non par des efpaliers , mais par d’epais arbrifleaux qui font prendre les bornes du lieu pour le com¬ mencement d’un bois. Des deux autres cotes regnent de fortes haies vives, bien garnies d’e- rable , d’aube-epine , de houx , de troene , & d’autres arbrifleaux melanges qui leur 6tent l’ap- parence de haies & leur donnent celle d’un tail- lis. Vous ne voyez rien d’aligne , rien de nivele jamais le cordeau n’entra dans ce lieu; la na, lure ne plaute rien au cordeau; les finuolit.es dans leur feinte irregularite font menagees avec art pour prolonger la promenade , cacher les bords del’Isle, & en aggrandir letendue appa- rente, fans faire de detours incommodes & trop frequens (c). En confiderant tout cela je trouyois atfez bi¬ zarre qu’on prit tant de peine pour fe cacher celle qu’on avoit prife > n’auroit - il pas mieux C c) Ainfi ce ne font pas de ces petifs bofquets a la ■mode , fi ridiculementcontournes qu’on n’y marche qu’en zig-zag., & qu’a chaque pas il faut faire one pirouette. Tome V. T 290 La Nouvelle valu n’en point prendre ? Malgre tout ce qubit vous a dit, me repondit Julie, vous jugez du travail par l’eifet, & vous vous trompez. Tout ce que vous voyez font des plantes fauvages ou robuftes qu’il fuffit de mettre en terre, & qui vienrient enfuite d’elles - memes. D’ailleurs, la nature femble vouloir derober aux yeux des hommes fes.vrais attraits, auxquels ils fonttrop peu fenfibles , & qu'ils defigurent quand ils font a leur portee : elle fuit les lieux frequentes : c’eft an forbrriet des montagnes, au fond des forets, dans des Isles defertes qu’elle etale fes charmes les plus touchans. Ceux qui 1’aiment & ne peu- vent Taller chercher fi loin font reduits a lui fai- re violence, a la forcer en quelque forte a ve- nir habiter avec eux, & tout cela ne peut fe faire fans un peu d’illufion. A ces mots il me vint une imagination qui les fit rire. Je me figure , leur dis-je , un homrr.e riche de Paris ou de Londres, maitre de cette maifon & amenant avec lui un Archite&e chere- ment paye pour gater la nature. Avec quel de- dain il entreroit dans ce lieu fimple & mefquin f avec quel mepris il feroit arracher toutes ces guenilles ! Les beaux alignemens qu’il prendroit! Les belles allees qu’il feroit percer! Les belles pattes d’oie, les beaux arbres en parafol, en eventail! Les beaux treillages bien fculptes ! Les belles charmiiles bien delfmees, bien cquarries, bien contournees! Les beaux boulingrins defin • H e' L O i S E. 291 gazon d’Angleterre , ronds , quarres, echati. cres , ovales ! Les beaux ifs tallies en dragons , en pagodes , en marmoufets, en toutes fortes de monftres ! Les beaux vafes de bronze , les beaux fruits de pierre dont il ornera fon jardin (d) ! ... Quand tout cela fera execute, dit M. deWol- mar, il aura fait un tres-beau lieu dans lequel on n’ira guere , & dont on.fortira toujours avec emprelTement pour aller chercher la campagne, un lieu trifte oil l’on ne fe promenera point, xnais par oil l’on padera pour s’aller promener; au lieu que dans raes courfes champetres , je me hate fouventde rentrer pour venir me promener ici. Je ne vois dans ces terreins fi vaftes & fi ri- chemenc ornes que la vauite du propietaire & de I’artille qui toujours emprefles d’etaler , Pun fa richeife & l’autre fon talent , preparent a grands frais de l’ennui a quiconque voudra jouir de leur ouvrage. Un faux gout de grandeur qui n’eft point fait pour l’homme empoifonne fes plaifirs. L’air grand eft toujours trifte; il fait fonger aux miferes de celui qui l’alfede. Au mi¬ lieu de fes parterres & de fes gratides allees fon petit individu ne s’aggrandit point; un arbre de (d Je fuis perfuade que le terns approche oil Fon ne voudra plus dans les jardins Hen de ce qui fe trouvedans la campagne ; on n’y foufrrira plus niplantes, ni arbrif- feaux ; on n’y voudra que des fieurs de porcelaine , des magots , des treillages , du fable de toutes couleurs, & de beaux vafes pleins de rien. T 2 352 La Nouvellk vingt pieds le couvre comrae un de foixante (e)i il n’occupe jamais que fes trois pieds d’efpace, & fe perd comme un cirdn dans fes immenfes polTeffions. 11 y a un autre gout dire&ement oppofe a celui-la, & plus ridicule encore, en ce qu’il ne lailfepas meme jouir de la promenade pour la- quelle les jardins font faits. J’entends, lui dis- }e; c’efl; celui de ces petits curieux, de ces pe- tits fl.euriftes qui fe pament a Pafpedl d’une re- noncule, & fe profternent devant des tulipes. La-deflus, je leur racontai, Milord, ce qui m’etoit arrive autrefois a Londres dans ce jardin de fleurs ou nous fumes introduits avec tant d’appareil, & oil nous vimes briber (i pompeu- fement tous les trefors de la Hollande fur qua- tre couches de fumier. Je n’oubliai pas la cere- monie du parafol & de la petite baguette dont onm’honora, moi indigne, ainfi que les autres (e) II devoit bien s’etendre un peu fur le mauvais gout d’elaguer ridiculement les arbres, pour les elancer dans les unes, en leur otant leurs belies tetes , leurs ombra- ges , en tariffant leur feve, & les empechant de profiter. Cette methode , il eft vrai, donne du bois aux jardiniers : mais elle en ote au pays, qui n’en a pas deja trop. On croiroit que la nature eft faite en France autrement que dans tout le refte du monde, tant on y prend foin-de la defigurer. Les pares n’y font plantes que de longues per¬ ches ; ce font des forets de mats ou de mays, & l’on s’y promene au milieu des bois fans trouver d’ombre. Au refte , je dis qu’en elaguant les arbres ou tarit leur feve, parce qu’il eft conftant qu’ils en tirent beaucoup par leurs feuilles, & que la moitie de leurs racines font en fair. 293 H e' L 0 i S E. fpedateurs. Je leur confeflai humhlement com¬ ment ayant voulu m’evertuer a mon tour, & hafarder de m’extafier a la vue d’une tulipe dont la couleur me parut vive & la forme ele¬ gante, je fus rnoque, hue, liffle de tous les Savans, & comment le Profelfeur du jardin, paflant du mepris de la fleur a celui du pane- gyrifte, ne daigna plus me regarder de toute la feance. Je penfe , ajoutai-je , qu’il eut bien du regret a fa baguette & a fon parafol profanes. Ce gout, dit M. de "Wolmar , quand il dege- nere en manie a quelque diofe de petit & de vain qui le rend puerile & ridiculement couteux. L’autre, au moins, a de la nobleffe, de la grandeur, & quelque forte de verite; mais qu’efhce que la valeur d’une patte ou d’un oi- gnon qu’un infede ronge ou detruit peut-etre au moment qu’on le marchande, ou d’une fleur precieufe a midi & fletrie avant que le foleil folt couche ? qu’eft - ce qu’une beaute conven- tionnelle qui n’eft fenfible qu’aux yeux des cu- rieux, & qui n’eft beaute que parce qu’il leur plait qu’elle le foit ? Le terns peut venir qu’on cherchera dans les fleurs tout le contraire de ce qu’on y cherche aujourd’hui, & avec autant de raifon ; alors vous ferez le dode a Votre tour & votre curieux l’igncrant. Toutes ces petites obfervations qui degenerent en etude ne con- viennent point a l’homme raifonnable qui veut domier a fon corps un exercice modere, ou T 3 294 La Nouvelle delafler fon efprit a la promenade en s’entrete- liant avec fes amis. Les fleurs font faites pour amufer nos regards en palfant, & non pour etre fi curieufement anatomifees. (/) Voyez leur Reine briller de toutes parts dans ce verger. Eile parfume l’air; elle enchante les veux, & He coiite prefqne ni foin ni culture. Celt pour cela que les fleuriftes la de'daignent; la nature Pa faite II belle qu’ils ne lui fauroient ajouter des beautes de convention, & ne pouvant fe tour- nienter a la cultiver, its n’y trouvent rieh qui les flatte. L’erreur des pretendus gens de gout eft de vouloir de l’air par-tout, & de n’etre jamais contens que l’art ne paroiffe; au lieu que e’eft a le cacher que conftfte le veritable gout; fur- tout quand il eft queflion des ouvrages de la na¬ ture. Que fignifient ces allees fi droites, fi fa- blees, qu’on trouve fans celfej & ces etoiles par lefquelles bien loin d’etendre aux yeux la grandeur d’un pare, comme on l’imagtne, on ne fait qu’en montrer mal-adroitement les bor- nes ? Voit-on dans les bois du fable de rivie¬ re , ou le pied fe repofe-t-il plus doucement fur ce fable que fur la moulfe ou la peloufe? La nature emploie-1- elle fans celfe l’equerre & la regie ? ont - ils peur qu’on la reconnoilfe en quel- (f) Le fage Wolmar n’y avoit pas bien regarde. Lui qui favoit fi bien obferver les hommes , obfervoit-il fi mal la nature ? lgnoroit- il que fi ion Auteur ell grand dans les grar.des chofes, il elt tres-grand dans ies petices ? H e' S, O i 8 E. 29 mais Julie, je vous connoiflois & n’en fis point en vous epoufant. Jefentisque de vous feule dependoit tout le bonheur dont je pouvois jouir , & que fi quelqu’un etoit capa¬ ble de vous rendre heureufe , e’etoit moi. Je favois que l’innocence & la paix etoient nccef- faires a votre coeur, que 1’amour dont il etoit preoccupe ne les lui donneroit jamais, & qu’il 11 ’y avoit que l’horreur du crime qui put en ebaffer 1’amour. Je vis que votre ame etoit dans un accablement dont elle ne fortiroit que par un nouveau combat, & que ce feroit en fentant combien vous pouviez encore etre eftimable que vous apprendriez a le devenir. Votre coeur etoit ufe pour l’amour; je comp- tai done pour rien une difproportion d’ages qui m’otoit le droit de pretendre a un fentiment dont celui qui en etoit l’objet ne pouvoit jouir, & impoffible a obtenir pour tout autre. Au con- traire , voyant dans une vie plus d’a - moitie V f 314 La Nouvelle ccoulee qu’un feul gout s’etoit fait fentir a raoi, je jugeai qu’il feroit durable & je me plus a hit. conferver le relle de rues jours. Dans mes lon¬ gues recherches je n’avois rien trouve qui vous valut, je penfai que ce que vous ue feriez pas , nulle autre au monde ne pourrgit le fairej j’o- fai croire a la vertu & vous epoufai. Le mylle- re que vous me faifiez ne me furprit point ; j’en favois les raifons , & je vis dans votre fage con- duite celle de fa duree. Par egard pour vous j’imitai votre referve, & ne voulus point vous 6:er l honneur de me faire un jour de vous- merae un aveu que je voyois a chaque inftant fur la bord de vos levres. Je ne me fuis trompe en rien ; vous avez tenu tout ce que je m’e- tois promis de vous. Quand je voulus me choi- fir une epoufe, je defirai d’avoir en elle line compagne aimable fage, heureufe. Les deux premieres conditions font remplies. Mon en¬ fant, j’efpere que la troifieme ne nous man- quera pas. A ces mots, malgre tous mes efforts pour ne J’interrompre que par mes pleurs , je n’ai pn m’empecher de lui fauter au cou en m’e- criant; mon cher mari ! 6 le meilleur & le plus aime des homines! apprenez-moi ce qui manque a mon bonheur, fi ce n’eft le votre, & d’etre mieux merite ... vous etes heureufe autant qu’il fe peut, a-t-il nit en m’interrompant j vous me- ritez de 1'etre ; mais ii ell terns de jouir en paix H e' l O i S E. 31 S , d’un bonheur qui vous a jufqu’ici coute bien des foins. Si votre fidelite ni’eut iiiffi, tout etoit fait du moment que vous la promites *> j’ai voulu, de plus , qu’elle vous fut facile & douce , & c’eft a la rendre telle que nous nous fommes tous deux occup^s de concert fans nous en parler. Julie, nous avons reulfi, mieux que vous ne penfez, peut - etre. Le feul tort que je vous trouve eft de n’avoir pu reprendre en vous la confiance que vous vous devez , & de vous eftimer moins que votre prix. La modef- tie extreme a fes dangers ainli que l’orgueil. Comme une temerite qui nous porte au dela de nos forces les rend impuiifantes, un effroi qui nous empeche d’y compter les rend inutiles. La veritable prudence confifte a les bien con- noitre & a s’y tenir. Vous en avez acquis de nouvelles en changeant d’etat. Vous n’etes plus cette fille infortunee qui deploroit fa foiblefle en s'y livrant; vous etes la plus vertueufe des femmes , qui ne connoit d’autres loix que cel- les du devoir & de l’honneur, & a qui le trop vif fouvenir de fes fautes eft la feule faute qui refte a reprocher. Loin de prendre encore con- tre vous-meme des precautions injurieufes, ap- prenez a compter fur vous pour pouvoir y comp¬ ter da vantage. Ecartez d’injuftes defiances capa- bles de reveiller quelquefois les fentimens qui les ont produites. Felicitez-vous plut6t d’avoir fu choilir un honnete homme dans un age ou 3 i 6 La Nouvelle il eft facile de s’y tromper , & d’avoif pris autrefois un amant que vous pouvez avoir au- jourd’hui pour ami fous les yeux de votre mari meme. A peine vos liaifons me furent-elles con- nues que jc vous eftimai l’un par Pautre. Je vis quel trompeur enthoufiafme vous avoir tous deux egares j il n’agit que fur les belles ames> il les perd quelquefois, mais c’eft par un at- trait qui nc feduit qu’elles. Je jugeai que le meme gout qui avoit forme votre union la relache- rclt Ii-t6t qu’elle deviendroit criminelle , & que Je vice pouvoit entrer dans des cocurs comme les votres, mais non pas y prendre racine. Des lors je compris qu’il regnoit entre vous des liens qu’il ne falloit point rompre j que vo¬ tre rnutuel attachement tenoit a tant de chofes louables, qu’il falloit plutot le regler que l’a- neantir ; & qu’aucun des deux ne pouvoit oublier l’autre fans perdre beaucoup de fon prix. Je fa- vois que les grands combats ne font qu’irriter les grandes paffions , & que ft les violens efforts exercent l’ame , ils lui coutent des tourmens dont la duree eft capable de Pabattre. J’employai la douceur de Julie pour temperer fa feverite. Je nourris fon amide pour vous, dit - il a St. Preux; j’en otai ce qui pouvoit y refter de trop , & je crois vous avoir conferve de fon propre cceur plus peut - etre qu’elle ne vous en eut lailfe , ft je l’euffe abandonnee a lui-meme. Mes fucces m’encouragerent , & je voulus H e' L o 'i S E. 317 tenter votre guerdon comme j’avois obtenu la fienne j car je vous eftimois, & malgre les preju- ges du vice , j’ai toujours reconnu qu’il n’y avoit rien de bien qu’on n’obtint des belles ames avec de la confiance & de la franchife. Je vous ai vu , vous ne m’avez point trornpe j vous ne me tromperez point ; & quoique vous lie foyiez pas encore ce que vous devez etre , je vous vois mieux que vous ne penfez & fuis plus content de vous que vous ne 1’etes vous-meme. Je fais bien que ma conduite a l’air bizarre & choque toutes les maximes communes•, mais les maxi- mes deviennent moins generates a mefure qu’on lit mieux dans les coeurs, & le mari de Julie ne doit pas fe conduire comme un autre hom- me. Mes enfans, nous dit-il d’un ton d’autant plus touchant qu’il partoit d’un homme tran- quille; foyez ce que vous etes, & nous ferons tous contens. Lc danger n’eft que dans Popinion} n’ayez pas peuv de vous & vous n’aurez rien a craindre ; ne fongez qu’au prefent & je vous re¬ ponds de l’avenir. Je ne puis vous en dire aujourd’hui davantage ; mais fi mes projets s’ac- compliflent & que mon efpoir ne m’abufe pas, nos deftinees feront mieux remplies & vous fe- rez tous deux plus heureux que fi vous aviez etc l’un a l’autre. E 11 fe levant il nous embralTa, & voulut qua nous nous embraflaflions aufii , dans ce lieu ,.,, dans ce lieu meme oil jadis.... Claire, 6 3i8 La Nouvelli bonne Claire, combien tu m’as toujours aimee 1 Je n’enfis aucune difficult^. Helas ! que j’aurois eu tort d’en faire! Ce baifer n’eut rien de ce- lui qui m’avoit rendu le bofquet redoutable. Je m’en felicitai triftement , & je connus que mon coeur etoit plus change que jufquesfia je n’avois ofe le croire. Comme nous reprenions le chemin du lo- gis, mon rnari m’arreta par la main , & me montrant ce bofquet dont nous fortions , il me ait en riant; Julie , ne craignez plus cet afyle; il vient d’etre profane. Tu ne veux pas me croire, Coufine, mais je te jure qu’il a quel- que don furnaturel pour lire au fond des coeurs : que le Ciel le lui laiife toujours ! avec tant de fujet de me meprifer, c’eft fans doute a cet art que je dois fon indulgence. Tu ne vois point encore ici de confeil a don- ner ; patience , mon Ange , nous y void ; mais la converfation que je viens de te rendre etoit neceffaire a reclairciffement du refte. En nous en retournant, mon mari, qui de- puis long-tems eft attendu a Etange, m’a die qu’il comptoit partir demain pour s’y rendre, qu’il te verroit en palfant, & qu’il y relleroit cinq ou fix jours. Sans dire tout ce que je pen- fois d’un depart auffi deplace , j’ai reprefente qu’il ne me paroiiToit pas a (Fez indifpenfable pour obliger M. de Wolmar a quitter un hote qu’il avoit lui - meme appelle dans fa maifon. H e' L 0 I S E. 319 Voulez-vous , n-t-il rcplique, que je "lui faffe mes honneurs pour l’avertir qu’il n’eft pas chez lui ? Je fuis pour l’hofpitalite des Valaifans. J’efpere qu’il trouve ici leur franchife & qu’il nous lailfe leur liberte. Voyant qu’il ne vou- loit pas m’entendre, j’ai pris un autre tour & tache d’engager notre hote a faire ce voyage avec lui. Vous trouverez, lui ai - je die, uu fejour qui a fes beautes & merne de celles que vous aimez ; vous vifiterez le patrimoine de mes peres & le mien ; l’interet que vous pre- nez a moi ne me permet pas de croird que cette vue vous foit inditFerente. J’avois la bouche ouverte pour ajouter que ce chateau refiem- bloit a celui de Milord Edouard qui.... mais heureufement j’ai eu le terns de me rnordre la langue. II m’a repondu tout implement que j’avois raifon & qu’il feroit ce qu’il me plai- roit. Mais M. de 'Wolmar , qui fembloit vou- loir me pouffer a bout , a replique qu’il de- voit faire ce qui lui plaifoit a lui - meme. Le- quel aimez-vous rnieux, venir ou refter ? Ref- ter, a-t-il dit fans balancer. He bien , reftez , a repris mon mari en lui ferrant la main : horn- me honnete & vrai, je fuis tres-content de ce mot-la. II n’y avoit pas moyen d’alterquer beaucoup la-deifus devant le tiers qui nous ecoutoit. J’ai garde le filence, & n’ai pu cacher fi bien mon chagrin que mon mari ne s’en foit apperqu. 320 La Nouvelie Quoi done, a -1 - il repris d’un air] mecontcnt» dans un moment ou St. Preux etoit loin de nous , aurois-je inutilement plaide votre caufe contre vous-meme, & Madame de Wolmar fe contenteroit-elle d’une vertu qui eut befoin de choifir fes occafions ? Pour moi, je Puis plus difficile j je veux devoir la fidelite de ma fem¬ me a foil carnr & non pas au hafard, & il lie me fuffit pas qu’elle garde fa foi; je fuis oiFenfe qu’elle en doute. Enfuite il nous a menes dans fon cabinet, oil j’ai failli tomber de mon haut en lui voyant fortir d’un tiroir , avec les copies de quelques relations de notre ami que je lui avois donnees, les originaux memes de toutes les lettres que je croyois avoir vu brnler autrefois par Babi dans la chambre de ma mere. Voila, m’a-t-il dit en nous les montrant, les fondemens de ma fecurite; s’ils me trompoient, ce feroitune fo- lie de compter fur rien de ce que refpedent les hommes. Je remets ma femme & mon hon- neur en depot a cello qui, fille & feduite, pre- feroit un ade de bienfaifance a un rendez-vous unique & fur. Je confie Julie epoufe & mere a celui qui maitre de contenter fes defirs fut ref- peder Julie amante & fille. Que celui de vous deux qui fe meprife alfez pour penfer que j’ai tort le dife, & je me retrade a l’inftant. Cou- fine , crois-tu qu’il fut aife d’ofer repondre a ce Iangage ? J’ai H t f t d i s tl 321 jj’ai pourtant cherche un moment dans l’apres- hiidi pour prendte en partieulier mon mari, & fans entrer dans des raifonnemens qu’il ne m’e- toit pas permis de poulfer fort loin, je me fuis bornee k lui demander deux jours de delai. Ils m’ont et6 accordes fur le champ; je les emploie a t’envoyer cet exp.res & a attendre ta reponfe , pour favoir ce que je dois faire. Je fais bien que je n’ai qu’a prier mon mari de ne point partir du tout , & celui qui ne me refufa jamais rien ne me refufera pas une fi le- gere grace. Mais, raa chere* je vois qu’il prend plaifir a la confiance qu’il me temoigne, & je crains de perdre une partie de fon eftime , s’il croit que j’aie befoin de plus de referve qu’il ne m’en permet. Je fais bien encore que je n’ai qu’a dire un mot a St. Preux , & qu’il n’hefite- ra pas a l’accompagner : mais mon mari pren- dra -1 - il ainli le change, & puis - je faire cettd demarche fans conferver fur St. Preux un air d’autorite , qui fembleroit lui laifler a fort tour quelque forte de droits ? Je crains ^ d'ailleurs $ qu’il n’infere de Cette precaution que je la fens iieceffaire, & ce moyen * qui fembl^ d’abord le plus facile * eft peut-6tre au fond le plus dange- reux. Enfin je n’ignore pas que nulle confidera- tion ne peut-etre mife en balance avec uri dan¬ ger reel; mais ce danger exifte-t-il eti effet ? Vois la precifement le doute que tu dois refoudre; Plus je veux ; fondef l’etat prefent de mori Tome Vj ^ 322 La N«uvelle ame , plus j’y trouve de quoi me raffurer. Mon cocur eft pur, ma confcience eft tranquille, je ne fens ni trouble ni crainte , & dans tout ce qui fe pafle en nioi, ma fincerite vis-a-vis de mon mari ne me coute aucun effort. Ce n’eft pas que certains fouvenirs involontaires ne me donnent quelquefois un attendriffement dont il vaudroit mieux etre exempte j mais bien loin que ces fouvenirs foient produits par la vue de celui qui les a caufes , ils me femblent plus rares depuis fon retour, & quelque doux qu’il me foit de le voir , je ne fais par quelle bizar- rerie il m’eft plus doux de penfer a lui. En un mot, je trouve que je n’ai pas raeme befoin du fecours de la vertu pour etre paifible en fa pre¬ fence , & que quand l’horreur du crime n’exif- teroit pas, les fentimens qu’elle a detruits au- roient bien de la peine a renaitre. Mais, mon ange , eft-ce affez que moncoeur me raffure quand la raifon doit m’alarmer ? J’ai perdu le droit de compter fur moi. Qui me repondra que ma confiance n’eft pas encore une illufion du vice ? Comment me fier a des fentimens qui m’ont tant de fois abufee ? Le crime ne commence-t-il pas toujours par l’or- gueil qui fait meprifer la'tentation , & braver des perils ou Ton afuccombe, n’eft-cc pas vou- loir fuccomber encore ? Pefe toutes ces confiderations , ma Coufine, tu ver.ras que quand elles feroient vaines pat H e' L O i S £ 323 elles - memes, elles font alfez graves par leur objet pour meriter qu’on y fonge. Tire - moi done de l’incertitude ou elles rn’ont mile. Mar¬ que - moi comment je dois me comporter dans cette occafion delicate ; car mes erreurs paffees ont altere mon jugement, & me rendent timi- de a me determiner fur toutes chofes. Quoi que tu penfes de toi - meme , ton ame eft calme & tranqu ille, j’en fuis fure ; Les objets s’y peignent tels qu’ils font; mais la mienne toujours emue comrae une onde agitee les confond & les de¬ figure. Je n’ofe plus me fier a rien de ce que je fens, & malgre de fi longs repentirs , j’eprouve avec douleur que le poids d’une ancienne faute eft un fardeau qu’il faut porter toute fa vie. L E T T R E XIII. Repmife. Auvre Coufine! que detourmens tu te don- nes fans ceffe avec tant de fujets de vivre ea paix ! Tout ton mal vient de toi ! 6 Ifrael! Si tu fuivois tes propres regies ; que dans les cho¬ fes de fentiment tu n’ecoutalfes que la voix in- terieure , & que ton^crour fit taire ta raifon, tu te livrerois fans fcrupule a la fecurite qu’ilt’inf- pirc, & tu ne t’efforcerois point, contre foil temoignage, de craindre un peril qui nepeut venir que de lui. X 2 324 La Noumt'f Je t’entends , je t’entendsbien, ma Julie; plu* fure de toi que tu ne feins de l’etre, tu veux t’humilier de tes fautes paflees fous pretexte d’en prevenir de nouvelles, & tes fcrupules font bien moins des precautions pour l’avenir qu’une peine inipofee a la temerite qui t’a perdue au¬ trefois. Tu compares les terns; ypenfes-tu? compare auffi les conditions, & iouviens-toi que je te reprochois alors ta confiance, comrne je te reproche aujourd’hui ta frayeur. Tu t’abufes , ma chere enfant; on ne fe donne point ainli le change a foi-meme: ft l’on peut s’etourdir fur fon etat en n’y penfant point, on le voit tel qu’il eft li - totqu’on veut s’en oo- cuper , & Ton ne fe deguife pas plus fes vertus que fes vices. Ta douceur, ta devotion t’or.t donne du penchant a l’humanite. Defie-toide cette dangereufe vertu qui ne fait qu’animer l’a- mour-propre en le concentrant, crois que la noble franchife d’une arfie droite eft preferable a l’orgueil des humbles. S’il faut de la tempe¬ rance dans la fageife, il en faut auffi dans les precautions qu’elle infpire; de peur que des loins ignominieux a la vertu n’avililfent fame, & n’y realifent un danger chimerique a force de nous en alarmer. Ne*vois-tu pas qu’apres s’etre releve d’une chute il faut fe tenir debout, & que s’incliner du c6te oppofe a celui ou l’on eft tombe, c’eft le moyen de tomber encore ? Coufine, tu fus amante comme Heloife, te H e' l o i s £ Voila devote cotnme elle; plaife a Dieu que ce foit avec plus de fucces ! En verite , fi je con- noiffois moins ta timidite naturelle, tes ter. reurs feroient capables de. m’effrayer a mon tour, & 11 j’etois aulll fcrupuleufe, & force de craindre pour toi tu me ferois trembler pour moi - meme. Penfes - y mieux, mon aimable amie j toi dont la morale eft aufll facile & douce qu’elle eft honnete & pure, ne mets - tu point une aprete trop rude & qui fort de ton caratftere dans tes maximes fur la reparation des fexes ? Je con- viens avec toi qu’ils ne doivent pas vivre ena femble ni d’une meme maniere; nrais regarde 11 cette importante regie n’auroit pas befoin de plufieurs diftindtions dans la pratique, s’il faut l’appliquer indifferemment & fans exception aux femmes & aux filles , a la fociete generale & aux entretiens particulars , aux affaires &aux an)u^ femens, & ft la decence & l’honnetete qui I’infc pirent ne la doivent pas quelquefois temperer ? Tu veux qu’en un pays de bonnes mocurs ou Poll cherche dans le mariage des convenances natu- relles , il y ait des affemblees ou les jeunes gens des deux fexes puiffent fe voir, fe connoitre, & s’alfortir ; mais tu leur interdis avec grande raifon toute entrevue particuliere. Ne feroit-ce pas tout le contraire pour les femmes & les me¬ res de famille qui ne peuvent avoir aucun iute- rlt legitime a fe montrer en public, qu e l e $ X 3 J2S: IQa NOUVEEL* foins domeftiques retiennent dans l’interieur is leur maifon, & qui ne doivent s’y refufer & rien de convenable a la maitreffe du logis ? Ja n’aimerois pas a te voir dans tes caves aller faire gouter les vins aux raarchands, ni quitter tes enfans pour aller rdgler des comptes avec un banquier j mais s’il furvient un honnete homme qui vienne voir ton niari, ou traiter avec lui de quelque affaire, refuferas - tu de recevoir fon hote en fon abfenee & de lui faire les hon- neurs de ta maifon, de peur de te trouver tete- a-tete avec lui ? .Remonte au principe & tou- tes les regies s’expliqueront. Pourquoi penfons- nous que les femmes doivent vivre retirees & fe- parees des homines ? Ferons - nous cette injure a notre fexe de croire que ce foit par des raifons ti- rees de fa foibleffc, & feulement pour eviter le danger des tentations ? Non , ma chere , ces in- dignes craintes ne conviennent point a une fem¬ me de bien, a unc mere de famille fans ceffe envtronnee d’objets qui nourriffent en elle des fentimens d’honneur, & livree aux plus ref- pedlables devoirs de la nature. Ce qui nous fe- pare des hommes, e’eft la nature elle - meme qui nous preferit des occupations differentes} e’eft cette douce & timide modeftie qui , fans fonger precifement a la chaffete, en eft la plus fine gardienne e’eft cette referve attentive & piquante qui, nourriifant a la fois dans les eceurs des hommes & les defirs & le relpecl, H e' t o i s e5 fert pour ainfi dire de coquetterie a la vertu. Voila pourquoi les epoux memes ne font pas exceptes de la regie. Voila pourquoi les femmes les plus honnetes confervent en general le plus d’afcendant fur leurs raaris; parce qu’a l’aide de cette fage & dilcrette re.ferve, fans caprice &fans refus , elles favent au fein de Punion la plustendre les maintenir a une certaine diftance , & les empechent de jamais fe raifafier d’elles. Tu conviendras avec moi que ton pretexte eft trop general pour ne pas comporter des exceptions , & que n’etant point fonde fur un devoir rigoureux, la meme bienfeatice qui l’e- tablit peut quelquefois en difpenfer. 1 La circonfpection que tu fondes fur tes fau- tes palfees eft injurieufe a ton etat prefent •, jet ne la pardonnerois jamais a ton coeur, & j’ai bien de la peine a la pardonner a ta raifon. Comment le rempart qui defend ta perfonfie n’a-t-il pu le garantir- d’une crainte ignomi- nieufe ? Comment fe pent - il que ma Confine, mafoeur , mon amie, ma Julie confonde les foi- blefles d’une fille trop fenfible avec les infideli- tes d’une femme coupable ? Regarde tout autour de toi, tu n’y verras rien qui ne doive elever & foutenir ton ame. Ton mari qui en prefumtf tant & donttu as l’eftime a juftifier; tes enfans que tuveux former au bien & qui s’honoreront un jour de t’avoir eue pour mere; ton vene¬ rable pere qui t’eft fi cher, qui iouit de ton- X 4 328 La N o u v e t ee bonheur & s’illuftre de fa fille plus meme que de fes a'ieux; ton amie dont le fort depend du tien & a qui tu dois compte d’un retour auquel elle a contribue ; fa fille a qui tu dois l’exem- ple des vertus que tu lui veux infpirer; ton ami, cent fois plus idolatre des tiennes que de ta perfonne, & qui te refpedte encore plus que tu ne le redoutes; toi - meme , enfin , qui trou- ves dans ta fageife le prix des efforts qu’elle t’a coiites, & qui ne voudras jamais perdre en un nioment le fruit de tant de peines ; que de mo¬ tifs de confiance te font honte de t’ofer defier de toi! Mais pour repondre de ma Julie , qu’ai- je befoin de confiderer ce qu’elle eft ? II me fuffit de favoir ce qu’elle fut durant les erreurs qu’eile deplore. Ah ! ii jamais ton cceur eut ete capable d’infidelite , je te permettrois de la crain- dre toujours: niais dans Pinftant meme oil tus croyois l’envifager dans 1’eloignement 5 concois l’horreur qu’elle t’eut, fait prefente, par celle qu’elle t’infpira des qu’y pemfer eut ete la com- tnettre.' Je me fouviens de l’etonnement avec lequel nous apprenions autrefois qu’il y a des pays oil la foibleffe d’une jeune amante eft un crime irre- miffible , quoique l’adultere d’une femme y porte le doux nom de galanterie, & oil l’on fe de- dommage ouvertement etant mariee de la courte gene ou l’on vivoit etant fille. Je fais quelles fuaximes regneut la - aciftis dans le grand mondq H e' e 0 i S El BZ9 «u la vertu n’eft rien , ou tout n’eft que vaine apparence , ou les crimes s’effacent par la diffi¬ culty de les prouver, oula preuve memeen eft ridicule contre l’ufage qui les autorife. Mais toi, Julie , 6 toi qui brulant d’une flamme pure & fidelle n’etois coupable qu’aux yeux des hom¬ ines , & n’avois rien a te reprocher entre le del & toi! toi qui te faifois refpecler au milieu ds tes fautes ; toi qui livree a d’impuiflans regrets nous forqois d’adorer encore les vertus que tn u’avois plus j toi qui t’indignois de fupporter ton propre mepris j quand tout fembloit te rendre excufable ; ofes - tu redouter le crime apres avoir paye li cher ta foibleffe ? Ofes - tu craindre de valoir moins aujourd’hui que dans les terns qui t’ont taut coute de larmes? Non, ma cherej loin que tes anciens egaremens doivent t’alar- mer ils doivent auimer ton courage ; un repen- tir li cuifant ne mene point au remords, & quiconque- eft li fenlible a la honte nefait point. Ipraver l’infamie. . Si jamais une ame foible eut des foutiens contre fa foiblelfe , ce font ceux qui s’offr ent a toi; li jamais une ame forte a pu fe foutenir elle - meme , la tienne a-t-elle befoin d'appui ? Dis- moi done quels font les raifonnables motifs de crainte ? Touts ta vie n’a ete qu’un combat continuel ou , meme apres ta defaite , l’honneur, le devoir n’ont cede de relifter & ont fini par vaincre. Ah Julie! croirai-je qu’apres tant de X 5 33 2 La Nouvellk tlis Ci neceflaires ; impofe - toi la meme referve que fi avec ta vertu tu pouvois te defier encore de ton coeur & du Hen. Evite les converfations trop affedtueufes , les tendres fouvenirs du pafle; interromps ou previens les trop longs tete - a - te- te ; entoure - toi fans celfe de tes enfans; refte peu feule avec lui dans la chambre, dans l’E- lyfee , dans le bofquet malgre la profanation. Sur - tout prends ces mefures d’une maniere (i naturelle qu’elles femblent un effet du hafard, & qu’il ne puifle imaginer un moment que tu le redoutes. Tu aimes les promenades enbateau; tu t’en prives pour ton mari qui craint l’eau, pour tes enfans que tu n’y veux pas expofer. Prends le terns de cette abfence pour te donner cet amufement, en laiifant tes enfans fous la garde de la Fanchon. C’eft le moyen de te li- vrer fans rifque aux doux epanchemens de l’a- mitie, & de jouir paifiblement d’un long tete-a- tete fous la protection des Bateliers, qui voient fans entendre, & dont on ne peut s’eloigner avant de penfer a ce qu’on fait. II me vient dncore une idee qui feroit rire beaucoup de gens; mais quite plaira, j’en fuis fure; c’eft de faire en l’abfence de ton mari un journal fidele pour lui etre montre a fon re¬ tour, & de Longer au journal dans tous les en- tretiens qui doivent y entrer. A la verite , je ne crois pas qu’un pared expedient fut utile a beaucoup de femmes > mais une ante franche & H e' L O i S E. 33 ? incapable de mauvaife foi a contre le vice bierr des relfources qui manqueront toujours aux autres. Rien n’eft meprifable de ce qui tend a garder la purete, & ce font les petites precau¬ tions qui confervent les grandes vertus. Au refte, puifque ton mari doit me voir en paifant, ilmedira, j’efpere, les veritables rai- fons de fon voyage , & , E je ne les trouve pas folides, ou je le detournerai de l’achever, oU quoi qu’il arrive , je ferai ce qu’il n’aura pas vou- lu faire : c’eft fur quoi tu peux compter. En attendant en voila je penfe plus qu’il n’en faut pour te raffurer contre une epreuve de huit jours. Va, ma Julie, je te connois trop bieri pour ne pas repondre de toi autant & plus que de moi-meme. Tu feras toujours ce que tu dois & que tu veux - etre. Quand tu te livrerois a la feule honnetete de ton ame, tu ne rifquerois rien encore j car je n’ai point de foi aux defai- tes imprevues , on a beau couvrir du vain nom de foibleifes des fautes toujours volontaires ; ja¬ mais femme ne fuccombe qu’elle n’ait voulu fuc- comber, & fi je penfois qu’un pared fort put t’at,cendre, crois - moi, crois - en ma tendre ami- tie , crois - en tous les fentimens qui peuvent naitre dans le cceur de ta pauvre Claire , j’au- rois un interet trop fenfible a t’en garantir pour t’abandonner a toi feule. Ce que M. de Wolmar t’a declare des con- uoidiqices qu’il avoit avant ton mariage me fur- 3 34 La Nouvelle prend peu : tu fais que je m’en fuis toujour? doutee ; & je te dirai, dc plus , que mes foup- qons ne fe font pas bornes aux indifcretions de Babi. Je n’ai jamais pu croire qu’un homme droit & vrai comme ton pere , & qui avoit tout au moins dcs foupqons lui - nieme , put fe refou- dre a tromper fon gendre & fon ami. Que s’il t’engageoit li fortement au fecret, c’eft que la maniere de le reveler devenoit fort differente de fa part ou de la tienne , & qu’il vouloit fans doute y donner un tour moins propre a rebuter M. de Wolmar, que celui qu’il favoit bien que tu ne manquerois pas d’y donner toi-meme. Mais il faut te renvoyer ton expres, nous cauferons de tout cela plus a loifir dans un mois d’ici. Adieu , petite Coufine , c’eft alfez precher la precheufej reprends ton ancien metier, & pour caufe. Je me fens toute inquiete de n’etre pas encore avec toi. Je brouille toutes mes affaires en me hatant de les finir, & ne fais guere ce que je fais. Ah Chaillot, Chaillot!_fi j’e- tois moins folle . mais j’efpere de l’etre toujours. P. S. A propos ; j’oubliois de faire compliment a ton Alteffe. Dis - moi, je t’en prie, Mon- feigneur ton mari eft - il Atteman , Knes, ou Boyard ? Pour moi je croirai jurer s’il faut t’appeller Madame la Boyarde. O pauvre en¬ fant ! Toi qui as tant gemi d’etre nee Detnoi- H e' l o 3 i s E. i ' 33^ fclle , te voila bien chanceufe d’etre la femme d’un Prince! Entre nous , cependant, pour line Dame de fi grande qualite, je te trouve des frayeurs un peu roturieres. Ne fais- tu pas que les petits fcrupules ne conviennent qu’aux petites gens , & qu’on rit d’un enfant de bonne maifon qui pretend etre fils de fon pere. L E T T R E XIV. De M. tie Wolmar a Made. d'Orbe. ^E pars pour Etange , petite Coufine , je m’e- tois propofe de vous voir en allant; mais un retard dont vous etes caufe me force a plus de diligence , & j’aime mieux coucher a Laufanne en revenant, pour y pafler quelques heures de plus avec vous. Aufli bien j’ai a vous confulter fur plufieurs chofes dont il eft bon de vous par- ler d’avance , afin que vous ayiez le terns d’y re- flechir avant de m’en dire votre avis. Je n’ai point voulu vous expliquer mon pro- jet au fujet du jeune homme , avant que fa pre¬ fence eut confirme la bonne opinion que j’en avois conque. Je crois deja m’etre alfez alfure de lui pour vous confier entre nous que ce projet eft de le charger de l’education de mes enfans. Je n’ignore pas que ces foins importans font le principal devoir d’un pere; mais quand il fera terns de les prendre je ferai trop age pour les La Nouvelle rernplir , & tranquille & contemplatif par tetris peramment , j’eus toujours trop peu d’aclivite pour pouvoir regler celle de la jeuneiTe. D'ail- leurs par la raifon qui vous eft connue (/) Julie Tie me verroit point fans inquietude prendre une function dont j’aurois peine a m’acquitter a fon gre. Cornme par mille autres raifons votre fexe ir’eft pas propre a ces memes Coins, leur mere S’occupera toute entiere a bien elever fon Hen- fiette} je vous deftine pour votre part le gou- Vernement du menage fur le plan que vous trou- Verez etabli & que vous avez approuve ; la mienne fera de voir trois honnetes gens con- courir au bonheur de ia maifon , & de gouter dans ma vieillelfe un repos qui fera leur ouvrage. J’ai toujours vu que ma femme auroit une extreme repugnance a confier fes enfans a des mains mercenaires , & je n’ai pu blamer fes fcru- pules. Le refpectable etat de precepteur exige' taut de talens qu’on ne fauroit payer, tant de vertus qui ne font point a prix , qu’il eft inuti¬ le d’en chercher un avec de l’argent. II n’y a qu’un Iiomme de genie en qui Ton puiife efperer de trouver les lumieres d’un maitre ; il n’y a qu’un ami tres-tendre a qui fon coeur puiife inf- pirer le zele d’un pere; & Ie genie n’eft guere a Vendre , encore moins l’attachement. Votre ami m’a paru reunir en lui toutes le9 quali- (i) Cetteraifon n’ert pas eorintie encore du Ledteur j mais il eft prie de ne pas s’anparienter* H e' l o i s €* 337 qualites convenables , & fi j’ai biert CottnU fon ame, je n’imagine pas pour lui de plus grande felicite que de faire dans ces enfans cheris eelle dc leur mere. Le feul obftacle que je puifle pre- voir eft dans fon affecftion pour Milord Edouard , q.ui lui permettra difficilement de fe detacher d’un ami ft cher & auquel if a de fi grandes obli¬ gations, a moins qu’Edouard ne l’exige lui-me- me. Nous attendons bientdt cet homme extraor¬ dinaire , & corame vous avez beaucoup d’empire fur fon efprit, s’il ne dement pa? l’idee que vous m’en avez donnee, je pourrois bien vous char¬ ger de cette negociation pres de lui, Vous avez a prcfent * petite Coufirte , la clef de toute ma conduite qui ne peut que paroitre fort bizarre farts cette explication, & qui, j’ef- pere , aura deformais l’approbation de Julie & 4a votre. L’avantage d’avoir une femme comme la mienne m’a fait tenter des moyens qui fe- roient impraticablesavec une autre. Si je la laifle en toute confiance avee fon ancien amant fous la feule garde de fa vertu , je ferois infenfe d’e- tablir dans ma maifon cet amant avant de m’af- furer qu’il eut pour jamais cede de l’etre, & comment pouvoir m’en aflurer, fi j’avois une epoufe fur laquelle je comptaffe moins ? Je vous ai vu quelquefois fourire a mes ob- fervations fur l’amour; mais pour le coup je tiens de quoi vous humilier. J’ai fait une de- couverte que ni vous ni femme au monde avee Tome V, Y 338 La .No® yihi toute la fubtilite qu’on prete a votre fexe n’eufc. fiez jamais faite, dont pourtant vous fentirea peut-etre [’evidence au premier inftant, & que vous tiendrez au moins pour demontree quand j’aurai pu vous expliquer fur quoi je la fonde. De vous dire que mes jeunes gens font plus amoureux que jamais , ce n’ell pas , fans doute, une merveille a vqus apprendre. De vous alfu- rer au contraire qu’ils font parfaitement gueris > vous favez ce que peuvent la raifon, la vertu, ce n’eft pas la* non plus, leur plus grand mi¬ racle : mais que ces deux oppofes foient vrais en meme terns; qu’ils briilent plus ardemment que jamais I’un pour l’autre , & qu’il ne regne plus entre eux qu’unhonnete attachementjqu’ilg foient toujours amans & ne foient plus qu’amis} e’eft, je penfe, a quoi vous vous attendez moins, ce que vous aurez plus de peine a comprendre^ Si ce qui eft pourtant felon l’exa&e verite. Telle eft l’enigme que forment les contradic¬ tions frequentes que vous avez du remarquer en eux, foit dans leurs difcours foit dans leurs let- tres. Ce que vous avez ecrit a Julie au fujet du portrait a fervi plus que tout le refte a m’eri eclaircir le myftere, & je vois qu’ils font toujours de bonne foi, meme en fe dementant fans ceife. Quand je dis eux , e’eft fur-tout le jeune hom- zne que j’entends j car pour votre amie, on n’ert peut parler que par conjecture. Un voile de fa- geife & d’honnetete fait taut de replis autour dc 33 9 H e' 1 O i S B. fbn cdeur, qu’il n’eft plus pollible a I’oeil hamain d’y penetrer , pas merae au fien propre. La feule chofe qui me fait foupqonner qu’il lui refte quel- que defiance a vaincre eft qu’elle ne cede de cher- cher en elle-meme ce qu’elle feroit fi elle etoit tout-a-fait guerie , & Le fait avec tant d’exacfti- tude , que 11 elle etoit reellement guerie elle ne le feroit pas fi bien. Pour votre ami, qui bien que vertueux s’ef- Fraie moins des fentimens qui lui reftent, ie lui vois encore to us ceux qu’il eut dans fa pre¬ miere jeuneffe •, mais je les vois fans avoir droit de m’en offenfer. Ce n’eft pas de Julie de 'Wol- mar qu’il eft amoureux , e’en: de Julie d Etange il ne me hait point comrae le poifelfeur de la perfonne qu’il aime, mais comme le raviifeur de celle qu’il a ainiee. La femme d’un autre n’eft point fa maitrefle, la mere de deux enfans n’eft plus fon ancienne ecoliere* II eft vrai qu’elle lui reflemble beaucoup & qu’elle lui en rappelle fou- vent le fouvenir- II l’aime dans le terns paife: voila le vrai mot de l’enigme. Otez-lui la me- moire, il n’aura plus d’amour* Ceci n’eft pas une vaine fubtilite * petite Coufine, G’eft une obfervation tres-folide qui, etendue a d’autres amours , auroit peut - etre line application bien plus generale qu’ii ne pa- roit. Je penfe meme qu’elle ne feroit pas dif¬ ficile a expliquer en cette occafion par vos pro- pres idees. Le terns ou vous feparates ces deux Y a La Novvei.ee g 4 a amans fut celui ou leur paffion etoit a fon plus haut point de vehemence. Peut-etre s’ils fuffent reftes plus long-tems enfemble fe feroient-ils peu- a-peu refroidis; mais leur imagination vivemenfc emue les a fans ceife offerts Pun a l’autre tels qu’ils etoient a l’iuftant de leur reparation. L« jeune homme ne voyant point dans fa maitrelfe les changemens qu’y faifoit le progres du terns l’aimoit telle qu’il l’avoit vue , & non plus telle qu’elle etoit ( k). Pour le rendre heureux il n’etoit pas rqueftion feulement de la lui don- ner, mais de la lui rendre au meme age & dans les memes circonftances ou elle s’etoit trouvee au terns de leurs premieres amours ; la moindre alteration a tout cela etoit autant d’ote du bon- heur qu’il s’etoit promis. EUe eft devenue plus belle , mais elle a change ; ce qu’elle a gagne tourne en ce fens a fon prejudice; car c'eft de l’ancienne & non pas d’une autre qu’il eft amou- reux. L’erreur qui Pabufe & le trouble eft de con- (k) Vous etes bien folles, vous autres femmes , de vouloir dormer de la confiftance a un fentiment aulli fri- vole & aulli paflager que l’amour. Tout change dans la nature , tout eft dans un flux continuel, & vous voulez infpirer des feux conftans ? Et de quel droit pretendez- vous tee aimee aujourd’hui parce que vous Fetiez hier ? Gardez done le meme vifage, le meme age, la meme hu- meur; foyez toujours la meme & Ton vous aimera tou- jours, fi l’on peut. Mais changer fans ceffe & vouloir toujours qu’on vous aime 5 c’eft vouloir qu’a chaque int tant on ceffe de vous aimer;ce n’eft pas chercher des cceurs epjnftans, c’eft en chercher d’auffi changeans que vous. ft e' L 0 i S t. 341 fondre les terns & de fe reprocher fouvent com- me un fentiraent aduel, ce qui n’eft que 1’efFet d’ua fouvenir trop tendre; mais je ne fais s’il ne vaut pas mieux achever de le guerir que le defabufer. On tirera peut - etre meilleur parti pour cela de foil erreur, que de fes lumieres. Lui decouvrir le veritable etat de Ton coeur fe- roit lui apprendre la mort de ce qu’il aime; ce feroit lui donner une afflidion dangereufe en ce que l’etat de triftefle eft toujours favorable k i’amour. Delivre des fcrupules qui le genent, il nour- riroit peut-etre avec plus de complaifance des fouvenirs qui doivent s’eteindre; il en parleroit avec moins de referve , & les traits de fa Julie ne font pas tellement effaces en Madame de "Wolmar qu’a force de les y chercher il ne les y put retrouver encore. J’ai penfe qu’au lieu de iui 6ter l’opinion des progres qu’il croit avoir faits & quifert d’encouragement pour achever, il falloit lui faire perdre la memoire des terns qu’il doit oublier , en fubftituant adroitement d’autres idees a celles qui lui font fi cheres. Vous qui contribuates a les faire naitre pouvez contribuer plus que perfonne a les elfacer j mais c’eft feulement quand vous ferez tout-a-fait avec nous que je veux vous dire a l’oreille ce qu’il faut faire pour cela; charge qui, fi je ne me trompe, ne vous fera pas fort onereufe. En at¬ tendant , je cherche a le familiarifer avec le Y 3 343 La Nouvelle objets qui l’effarouchent, en les lui prefentanfc de maniere qu’ils ne foient plus dangereux pour lui. II eft ardent, mais foible & facile a fubju- guer. Je profite de cet avantage en donnant le change a fon imagination. A la place de fa mai- trefle je le force de voir toujours 1’epoufe d’un honnete homme & la mere de mes enfans : j’ef- face un tableau par im autre ? & couvre le palfe du prefent. On mene un Courfier ombrageuxa l’objet qui l’effraie, afin qu’il n’en foit plus ef- fraye. C’eft ainfi qu’il en faut ufer avec ces jeu- nes gens dont 1’imagination bride encore quand leur coeur eft deja refroidi, & leur offre dans l’eloignement des monftres qui difparoiffent k leur approche. Je crois bien connoitre les forces de l’un Sc de l’autre , je ne les expofe qu’a des epreuves qu’ils peuvent foutenircar la fageife ne con- iifte pas a prendre indiifererrament toutes fortes de precautions , mais a choifir celles qui font utiles & a negliger les fuperflues. Les huit jours pendant lefquels je les vais laifler enfemble fufifi- ront peut - etre pour leur apprendre a demeler leurs vrais fentimens & connoitre ce qu’ils font reellement I’un a fautre. Plus ils fe verront feul a feul»plus ils comprendront aifement leur erreur en comparant ce qu’ils fentiront avec ce qu’ils auroient autrefois fenti dans une fituation pa- reille. Ajoutez qu’il leur importe de s’accoutumec fans rifque a la familiarite dans laquelle ils vi- H e' t o i s e. ^ 343 Tront neceflairement fi mes vucs font remplies. Je vois par la conduitc de Julie qu’elle a requ de vous des confeils qu’elle ne pouvoit refufer de fuivre fans fe faire tort. Quel plaifir je prendrois a lui donner cette preuve que je fens tout ce qu’elle vaut, fi c’etoit une femme aupres de la- quelle un mari put fe faire un merite de fa con- fiance ! Mais quand elle n’auroit rien gagne fur fon coeur, fa vertu refteroit la meme; elle lui couteroit davantage , & ne triompheroit pas moins. Au lieu que s’il lui refte aujourd’hui quelque peine interieure a foulfrir , ce ne peut fetre que dans 1’attendriffement d’une converfa- tion de reminifcence qu’elle ne faura que trop prelfentir, & qu’elle evitera toujours. Ainfi vous voyez qu’il ne faut point juger ici de ma con- duite par les regies ordinaires, mais par les vues qui me l’infpirent, & par le cara&ere unique de celle envers qui je la tiens. Adieu , petite Coufine , jufqu’a mon retour. Qtioiqtte je n’aie pas donne toutes ces explica¬ tions 4 Julie, je n’exige pas que vous lui en faf. fiez un myftere. J’ai pour maxime de ne point interpofer de fecrets entre les amis : ainfi je re- mets ceux-ci a votre difcretion ,• faites-en l’ufage que la prudence & l’amitie vous infpireront: je fais que vous ne ferez rien que pour le mieux & le plus honnete. $44 * L a Nouyel^e L JE T T R E XV, yi Milord Edouard, De Colmar partit hier pour Etange, & j’ai peine a concevair fetat de trifteffe ou m’a lailfe fon depart. Je crois que l’eloignement de fa femme m’affligeroit moins que le lien. Je nje fens plus contraint qu’en fa prefence meme; un morne lilence regne au fond de mon coeur $ un effroi fecret en etouffe le murmure, &, moins trouble de delirs que de craintes , j’e- prouve les terreurs du crime fans en avoir le* tentations. Savez-vous, Milord , ou mon ame fe raflurq & perd ces indignes frayeurs ? Aupres de Ma¬ dame de Wolmar. Si-tot que j’approche d’elle fa vue appaife mon trouble, fes regards epu- rent rnou coeur. Tel eftl’afcendant du fien qu’il femble .toujours infpirer aux autres le fentiment de fqn innocence, & le repos qui en eft 1’efFet. Malheureufement pour moi fa regie de vie ne la. byre pas. toute la jpurnee a la fociete de fes amis<^ dans les mornens que je fuis force de palier fans la voir , je fouffrirpis, moins d’etre plus loin. d’elle. Ce qui contnbue encore a nourrir la melary colie dont je me fens accable ; c’eft un mot: qu’elle me dit hier apres le depart de fon mari. H e' l o i a ?. 34T "Quoique jufqu’a cet inftant elle eut fait alfez bonne contenance, elle le fuivit long-tems des y.eux avec un air attendri que j’attribuai d’a- bord au feul eloignement de cet heureux epoux; mais je conqus a fon difcours que cet attendriifement avoit encore une autre caufe qui ne m’etoit pas connue. Vous voyez, com- ipe nous vivons , me dit - elle, & vous favez s’il m’eft cher. Ne croyez pas pourtant que le fentiment qui m’unit a lui, auffi tpndre & plus puilfant que l’ampur , cn ait aufli les foiblelfes, S’il nous en coute quand la douce habitude de -vivre enfemble eft interrompue, l’efpoir allure de la reprendre bientot nous confole. Un etat aufli. permanent lailfe peu de viciflitudes a crain- dre, & dans yne abfence de quelques jours, rous fentons moins la peine d’un fi court inter- yalle que le plaifir d’en envifager la fin. L’af- fli&ion que vous lifez dans mes yeux vient d’un fujet plus grave , & quoiqu’elle foit relative a M. de Wolmar , ce n’eft point, fon eloignement qui la caufe, , , Mon cher ami, ajouta-t-clle d’un ton ppne- ipre , il n’y a point de. vrai bonheur fur la terye, j’ai pour jnari le plus honnete & le plus doux des hjommes ; un penchant mutuel fe joint au devoir qui nous lie j il n’a point d’autres defirs que les miens ; j’ai des enfans qui ne don- jient & promettent que des plaifirs a leur mere ; i| n’y eut jamais d’amie plus tendre, plus very 34^ La Nouvellb' tueufe, plus, aimable que celle dont mon ereutf eft idolatre , & je vais pafler mes jours avec elle, Vous-meme contribuez a me les rendre chers en juftifiant Ci bien mou eftime & mes fentimens pour vous. Un long & facheux proces pret a finir va ramener dans nos bras le meilleur des peres : tout nous prolpere ; l’ordre & la paix regnent dans notre maifoni nos domeftiques font zelcs & fideles, nos voifins nous marquent toute forte d’attachement , nous jouilfons de la bienveillance publique. Favorifee en toutes chofes du Ciel, de la fortune & des hommes * je vois tout concourir a mon bonheur, Un chagrin fecret, un feul chagrin l’empoifonne, & je ne fuis pas heureufe. Elle dit ces derniers mots avec un foupir qui me perqa fame , & au- quel je vis trop que je n'avois aucune part. Elle n’eft pas heureufe, me dis - je en foupirant k mon tour, & ce n’eft plus moi qui 1’empeche de l’etre ! Cette funefte id£e boulfeverfa dans un inftant toutes les miennes & troubla le repos dont je commenqois a jouir, Impatient du doute in- fupportable ou ce difcours m’avoit jette, je la preflai tellement d’achever de m’ouvrir fori cceur, qu’enfin elleverfa dans le mien ce fatal fecret & me permit de vous le reveler. Mais void l’heure de la promenade, Made, de Wol- mar fort a&uellement du gynecee pour aller [fe promener avec fes enfans, elle vient de me Iff H e* x, o i s t. 34? tfnre dire. ,]’y cours v Milord, je vous quitte pour cette fois, & remets a reprendre dans une autre lettre le fujetinterrompu dans celle-ci. L E T T R JE XVI, De Made, de Wolmar a fan mart. E vous attends mardi comme vous me le mar-' 1 quez, & vous trouverez tout arrange felon vos intentions. Voyez en revenant Made. d’Orbe ; elle vous dira ce qui s’eft pafle durant votre ab- fence; j^aime mieux que vous l’appreniez d’ellc que de moi. Wolmar, il eft vrai, je crois meriter votre eftirne; mais votre conduite n’en eft pas plus convenable , & vous jouiflez durement de la yertu de votre femme. h E T T H I XVIL A Milord Edouard. JFe veux, Milord, vous rendfe compte d ! un danger que nous courumes ces jours palfes , & dont heureufement nous avons ete quittes pour la peur & un peu de fatigue. Ceci vaut bien une lettre a part; en la lifant vous fentirez ce qui m’engage a vous ecrire. Vous favez que la maifon de Made, de WoE 348 La N o ? t e l ii mar n’efl: pas loin du lac, & qu’elle aime les promenades fur l’eau. II y a trois jours que le defoeuvrement oil l’abfence de fon mari nous laiile & la beaute de la foiree nous firent pro- jetter une de ces promenades pour le lende- main. ‘Au lever du foleil nous nous rendimes au rivage i nous primes un bateau avec des fi¬ lets pour pecher, trois rameuts, un domefti- que . & nous nous embarquames avec quelques provifions pour le dine. J’avois pris un fufil pour tirer des befolets (0 > mais elle me fit honte de tuer des oifeaux a pure perte & pour le feul plaifir de faire du mal. Je m’amufois done a rappeller de terns en terns des gros - fif- fiets,'des tiou-tiou, des crenets , des fifflaC- Tons (m) , & je ne tirai qu’un feul coup de fort loin fur une grebe que je manquai. Nous pailames une heure ou deux a pecher a cinq cens pas du rivage. La peche fut bon¬ ne j mais , a I’exception d’une truite qui avoit requ un coup d’aviron, Julie fit tout rejetter a l’eau. Cefont, dit-elle, des animaux qui fouf- frent , delivrons les; jouilfons du plaifir qu’ils auront d’etre echappes au peril. Cette opera¬ tion fe fit lentement, a contre-coeur , non fans quelques representations , & je vis aifement (I) Oifeau de paflage fur le lac de Geneve, Le befo- let n’eft pas bon a manger. (rnj Diverfes fortes d’oifeaux du lac de Geneve; toils tres-bons a manger. H b' l o i s e. 349 que nos gens auroient mieux goute le poilfon qu’ils avoient pris que la morale qui lui fauvoit la vie. Nous avanqames enfuite en pleine eau ; puis par une vivacite de jeune hornme dont il feroit terns de guerir , m’etant mis a nager ( n ), je dirigeai tellement au milieu du lac que nous nous trouvames bientot a plus d’une lieue du rivage. La j’expliquois a Julie toutes les par¬ ties du fuperbe llorifon qui nous entouroit. Je lui montrois de loin les embouchures du Rho¬ ne dont I’impetueux cours s’arrete tout-a-coup au bout d’un quart de lieue , & femble craindre de fouiller de fes eaux boutbeufes le criltal azu¬ re du lac. Je lui faifois obferver les redans des montagnes, dont les angles correfpondans & paralleles forment dans l’efpace qui les fepa- re un lit digne du fleuve qui le remplit. En Pe- cartant de nos cotes j’aimois a lui faire admirer les riches & charmantes rives du Pays-de-Vaud, ou la quantite des villes, l’innombrable fouls du peuple , les c6teaux verdoyans & pares de toutes parts forment un tableau raviflant; oil la terre par-tout cultivee & par-tout feconde of- fre au laboureur , au patre, au vigneron le fruit affure de leurs peine,s , que ne devore point l’avide publicain. Puis lui montrant le Chablais fur la cote oppofee, pays non moins favorife de (ft) Terme des Bateliers dulac de Geneve. C’eft te- nir la rame qui gouveme les autre*. ifo La Nouvelle la nature, & qui n’offre pourtant qu’un fpedacte - de mifere, je lui faifois fenfiblemeut diftinguer les differens effets des deux gouvernemens, pour la richefle, le nombre & le bonheur des hom- mes. C’eftainfij lui difois-je, que la terre ou- vre fon fein fertile & prodigue fes trefors aux heureux peuples qui la cultivent pour eux-me- mes. Elle femble fourire & s’animer au doux fpedacle de la liberte; elle aime a nourrir des hommes. Au contraire les trifles mafures, la bruyere & les ronces qui couvrent une terre a demi-deferte annoncent de loin qu’un maitre ab- fent y domine , & qu’elle donne a regret a des efclaves quelques maigres productions dont ils ne profitent pas. Tandis que nous nous amufions agreablemeitt a parcourir ainli des yeux les cotes voifines 9 un fechard qui nous poulToit de biais vers la rive oppofee s’eleva j fraxchit confiderablement * & quand nous fongeames a revirer , la refiftan- ce fe trouva li forte qu’il ne fut plus poflible & notre frele bateau de la vainere. Bientdt les ondes devinrent terribles ,• il fallut gagner la riva de Savoye & tacher d’y prendre terre au villa¬ ge de Meillerie qui etoit vis-a-vis de nous & qui eft prefque le feul lieu de cette c6te ou la greve offfe un abord commode. Mais le vent ayant change fe renforqoit , rendoit inutiles les efforts de nos bateliers, & nous faifoit derivec H e' l o i s E. 5ft plus bas le long d’une file de rochers efcarpcs ou l’on ne trouve plus d’afyle. Nous nous mimes tous aux rames, & pref- que au meme inftant j’eus la douleur de voir Julie faille du mal de coeur, foible & defaillan- te au bord du bateau. Heureufement elle etoit faite a l’eau & cet etat ne dura pas. Cependant nos efforts croifloient avec le danger j le fo- leil, la fatigue & la fueur nous mirent tout hors d’haleine & dans un epuifement exceflif. C’eft alors que retrouvant toutfon courage, Julie ani- moit le n6tre par fes carefles compatilfantes j elle nous efluyoit indiftindement a tous le vi- fage, & melant dans un vafe du vin avec de l’eau de peur d’ivrelfe, elle en offroit alterna- tivement aux plus epuifes. Non, jamais votre adorable amie ne brilla d’un li vif eclat que dans ce moment ou la chaleur & l’agitation avoient anime fon teint d’un plus grand feu, & ce qui ajoutoit le plus a fes charmes etoit qu’on voyoit 11 bien a fon air attendri que tous fes foins venoient moius de frayeur pour elle que de eompaffion pour nous. Un inftant feulement deux planches s’etant entre-ouvertes dans un choc qui nous inonda tous , elle crut le bateau brife, & dans une exclamation de cette tendre mere j’entendis diftindement ces mots: O mes enfans, faut-il ne vous voir plus? Pour moi dont l’imagination va toujours plus loin que le mal, quoique je connulfe au vrai l’etat du pe. * ” 4 La Nouvelle 3?3 ril, je croyois voir de moment en moment le bateau englouti, cette beaute fi touchante fe de- battre au milieu des dots, & la paleur de la mort ternir les rofes de foil vifage. Erifin a force de travail nous remontames a Meillerie , & apres avoir lutte plus d’une heure a dix pas du rivage , nous parvinmes a prendre terre. En abordant, toutes les fatigues furenfc oubliees. Julie prit fur foi la reconnoilfance de tous les foins que chacun s’dtoit donnes , & comme au fort du danger elle n’avoit fonge qu’a nous, a terre il lui fembloit qu’on n’avoit fauve qu’elle. Nous dinarhes avec l’appetit qu’on gagrte dans un violent travail. La truite fut appretee : Ju¬ lie qui l'aime extremement en mangea peu, & je compris que pour oter aux bateliers le regret de leur lacrifice, elle ne fe foucioit pas que j’en mangealfe beaucoup moi-meme. Milord, vous l’avez dit mille fois •, dans les petites chofes comme dans les grandes cette ame aimante fe peint toujoUrs. Apres le dine, l’eau continuant d’etre forte , & le bateau ayant befoin d’etre raccommode, je propofai un tour de promenade. Julie m’oppo- fa le vent, le foleil, & fongeoit a ma lalEtu- de. J’avois mes vues * ainfi je repondis a tout. Je fuis, lui dis-je , accoutume des l’enfance aux exercices penibles : loin de nuire a ma fante ils I’affermilTent, & moli dernier voyage m’a rendu H b' l o i t e* 3^ fcien plus robufte encore. A 1’egard du foleil & du vent, vous avez votre chapeau de paille, nous gagnerons des abris & des bois ; il n’eft queftion que de monter entre quelques rochers, & vous qui n’aimezpas la plaine en fupporterez volontiers la fatigue. Ellefitce que je voulois, & nous partimes pendant le dine denos gens ! Vous favez qu’apres mon exil du Valais, je revins il y a dix ans a jVIeillerie attendre la per- million de mon retour* C’eft la que je paifai des jours fi trifles & 11 delicieux, uniquement oc- eupe d’elle , & c’cft de la que je lui ecrivis uue lettre dont elle fut il Vouchee. J’avois toujours defire de revoir la retraite ifolee qui me fervit d’afyle au milieu des glaces, & ou mon coeur fe plaifoit a converfer en lui-meme avec ce qu’il eut de plus cher au monde. L’oc£aficm de vili- .ter ee lieu fi cheri, dans une faifon plus agrea- ble & avec celle dont Timage l’habitoit jadis avec moi, fut le motif fecret de ma promenade. Je me faifois un plaifir de lui montrer d’anciens monumens d’une paffion fi conftante & fi mai- heureufe. Nous y parvinmes apres une heure de mar- che par des fenders tortueux & frais, qui» mort- tant infenfiblement entre les arbres & les ro- chers n’avoient rien de plus incommode que la longueur du chemin. Eii approchant & recon- noiffant mes anciens renfeignemens, je fus prec a me trouver malj mais je me furmontai, je Tome Vo % 3f4 La Nouvellk cachai mon trouble, & nous arrivames. Ce Ilea - folitaire formoit un reduit fauvage & defertj mais plein de ces fortes de beautes qui ne plai- fent qu’aux ames fenfibles & paroilfent horribles aux autres. Un torrent forme par la fonte des neiges rouloit a vingt pas de nous une eau bourbeufe , & charioit avec bruit du limon* du fable & des pierres. Derriere nous une chai- ne de roches inacceffibles feparoit I’efplanadc .ou nous etions de cette partie des Alpes qu’on nomme les glacieres, parce que d’enormes fom- mets de glace qui s’accroilfent inceifamment les couvrent depuis le commencement du monde (o). Des forets de noirs fapins nous ombrageoient triftement a droite. Un grand bois de chenes etoit a gauche au dela du torrent , & au deifous de nous cette immenfe plaine d’eau que le lac forme au fein des Alpes nous feparoit des ri¬ ches c6tes du Pays-de-Vaud, dont la cime du majeftueux Jura couronnoit le tableau. Au milieu de ces grands & fuperbes objets,* le petit terrain ou nous etions etaloit les ehar- mes d’un fejour riant & ehampetre ; quelques ruiifeaux filtroient ti travers les rochers, & rou- loient fur la verdure en filets de criftal. Quel¬ ques arbres fruitiers fauvages panchoient leurs (o) Ces montagnes font fi hautes qu’une demi-heure apres le foleil couche leurs fommets font encore eclaires de, fes rayons , dont le rouge forme fur ces cimes blan¬ ches une belle couleur de rofe qu’on appercoit de fore loin. L,es mommeas rles annennes amours, H e' L 0 i S E. 3ff fetes fur les n6tres; la terre humide & fraiche etoit couverte d’herbe & de fleurs. En compa- rant un fi doux fejour aux objets qui l’environ- noient, il fembloit que ce lieu defert dut etre l’afyle de deux amans echappes feuls au boule- verfement de la nature. Quand nous eutnes atteint ce reduit & que je l’eus quelque terns contemple: Quoi! dis - je a Julie en la regardant avec un ceil humide, votre coeur ne vous dit - il rien ici, & ne fen- tez - vous point quelque emotion fecrettc a l’af- pedt d’un lieu li plcin de vous ? Alors fans at- tendre fa reponfe , je la conduifis vers le ro- cher & lui montrai fon ehiffre grave dans mille endroits , & plufieurs vers du Petrarque & du Talfe relatifs a la fituation ou j’etois en les tra- qant. En les revoyant moi - meme apres fi long- terns , j’eprouvai combien la prefence des objets peut ranimer puilTamment les fentimens vio- lens dont ont fut agite pres d’eux. Je lui dis avec un peu de vehemence. O Julie, eternel charme demon cocur! Voiqi les lieux ou fou- pira jadis pour toi le plus fidele amant du mon- de. Void le fejour ou ta chore image faifoit fon bonheur , & preparoit celui qu’il requt enfin de toi - nteme. On n’y voyoit alors ni ces fruits ni ces ombrages : La verdure & les fleurs ne tapiifoient point ces compartimens: le cours de ces ruiffeaux n’en formoit point les divifions j ees oifeaux n’y faifoient point entenilre leurs Z 3 La Noetyell* ramages; le vorace epervier, le corbeau fun«£ bre & l’aigle terrible des alpes faifoient feuls retentir de leurs cris ees cavernes ; d'immenfes glaces pendoient & tous ces rochers; des feftons de neige etoient le feul ornement de ces ar- bres ; tout refpiroit ici les rigueurs de fhiver & i’horreur des frimats; les feux feuls de moil eceur me rendoient ce lieu fupportable, & les jours entiers s’y palfoient a penfer a toi. Voi- la la pierre ou je m’affeyois pour contempler au loin ton heureux fejour ; fur celle-cifut ecrite la Lettre qui toucha ton coeur; ces cailloux trancbans me fervoient de burin pour graver ton chiffre ; ici je paffai le torrent glace pour re- prendre une de tes Lettres qu’emportoit un tour- billon ; la je vins relire & baifer mille fois la derniere que tu m’ecrivis ; voila le bord oil d’un ceil avide & fombre je mefurois la profon- deur de ces a'oymes; enfin ce fut ici qu’avant mon trifte depart je vins te pleurer mourante & jurer de ne te pas furvivre. Fille trop conftam- ment aimee , 6 toi pour qui j’etois ne ! Faut-il me retrouver avec toi dans les memes lieux, & regretter le terns que j’y paffois a gemir de toj> abfence? . ,.. J’allois continuer; mais Julie, qui jne voyant approcher du bord s’etoit effrayee & m’avoit fail! la main , la ferra fans mot dire, en me regardant avec tendrelfe & retenant avec peine un foupir ; puis tout a coup detournant la yue & me tirant par le bras : gllons-nous-en ( He' l © i s e, 'g?7 Won ami, me dit - elle d’une voix emue , I’air de ce lieu n’eft pas bon pour moi. Je partis avec die en gemiflant, mais fans lui repondre , & je quittai pour jamais ce trifle reduit, comme j’au- rois quitte Julie elle - meme, Revenus lentement au port apres quelques detours , nous nous feparames. Elle voulut ref- ter feule , & je continuai de me promener fans trop favoir oil j’allois; a mon retour le bateau n’etant pas encore pret ni I’eau tranquille , nous foupames triftement, les yeux baifles , l’air re- veur, mangeant peu & parlant encore moins. Apres le foupe , nous fumes nous aifeoir fur la greve en attendant le moment du depart. In- fenfiblement la lune fe lsva, l’eau devint plus calme, & Julie me propofa de partir. Je lui donnai la main pour entrer dans le bateau, & sn m’afleyant a cote d’elle je ne fongai plus a quitter fa main. Nous gardions un profond fi- lence. Le bruit egal & mel’ure des rames m’exci- toit a rever. Le chant alfez gai des becaffines me retraqant les plailirs d’un autre age , au lieu de m’egayer, m’attriftoit. Peu-a-peuje fentis augmenter la melancolie dont j’etois accable. Un ciel ferein , la fraicheur de fair, les doux rayons de la lune , le fremiflement argente dont 1’eau brilloit autour de nous, le coneours des plus agreables fenfations, la prefence meme de cet objet cheri , rien ne put detourner de mon cceur mille reflexions douloureufes. Z 3 3?8 La Nouvelle Je commencai par me rappeller une prome« nade femblable faite autrefois avec elle durant le charme de nos premieres amours. Tous les fentimens delicieux qui rempliifoient alors mon ame s’y retracerent pour faffiiger; tous les evenemens de notre jeunetfe, nos etudes, nos entretiens, nos lettres, nos rendez - vous, nos plaifirs, E tanta feile , e si dolci memorie , E si limgo cofiume ! j ees foules de petits objets qui m’oiFroient l’imagc de mon bonheur paife, tout revenoit, pour augmenter ma mifere prefente, prendre place en mon fouvenir. C’en eft fait difois - je en moi-meme, ces terns heureux ne font plus} ils ont difparu pour jamais. Helas, ils ne re- viendront plus ; & nous vivons, & nous fom- mes enfemble, & nos coeurs font toujours unis ! II me fembloit que j’aurois porte plus patiem- ment fa mort ou fon abfence , & que j’avois moins fouffert tout le terns que j’avois paife loin d’elle. Quand je gemiifois dans l’eloignement, l’efpoir de la revoir foulageoit mon coeur; je me flattois qu’un inftant de fa prefence elface- roit toutes mes peines , j’envifageois au moins dans les poilibles un etat moins cruel que le mien. Mais fe trouver aupres d’elle; mais la voir , la toucher, lui parler, l’aimer, 1’adorer, & preC- que en la poifedant encore, la fentir perdue a H E f L O i S E. 3?9 jamais pour moi•, voila ce qui me jettoit dans des acces de fureur & de rage qui m’agiterent par degres jufqu’au defefpoir. Bientot je com- menqai de rouler dans moil efprit des projcts funeftes, & dans un tranfport dont je fremis en y penfant, je fus violemment tente de la precipiter avec moi dans les dots, & d’y finir dans fes bras ma vie & mes longs tourmens. Cette horrible tentation devint a la fin fi forte que je fus oblige de quitter brufquement fa main pour paifer a la pointe du bateau* La mes vives agitations commencerent h pren¬ dre un autre cours j un fentiment plus doux s’infinua peu - a - peu dans moil ame, l’attendrif- fement furmonta le defefpoir ■, je me mis a ver- fer des torrens de- larmes * & cet etat compare h celui dont je fortois n’etoit pas fans quelques plaifirs. Je pleilfai fortement, long - terns, Sc fus foulage. Quand je me trouvai bien remis, je revins aupres de Julie ; je repris fa main. Elle tenoit foil mouchoir •, je le fends fort mouille* Ah, lui dis-je tout bas, je vois que nos coeurs n’ont jamais celfe de s’entendre! II eft vrai, dit - elle d’une voix alteree ; mais que ce foit la derniere fois qu’ils auront parle fur ce ton. Nous recommenqames alors a caufer tranquillement, & au bout d’une heure de na¬ vigation, nous arrivames fans autre accident. Quand nous fumes rentres j’apperqus a la lu- miere qu’elle avoit les yeux rouges Sc fort gon- 36 q La Kocviue H Egoist* fles ; elle ne dut pas trouver les miens en meili leur etat. Apres les fatigues de cette journee elle avoit grand befoin de repos: elle feretira, & je fus me coucher. Voila, mon ami, le detail du jour de rna vie ou fans exception j’ai fenti les emotions les plus vives. J’efpere qu’elles feront la crife qui me rendra tout - a - fait a moi. Aurefte, je vous dirai que cette aventure m’a plus convain* cu que tous les argumens , de la liberte de l’homme & du merite de la vertu. Combien de gens font foiblement tentes & fuccombent? Pour Julie ; mes yeux le virent, & mon coeur le fentit: elle foutint ce jour - la le plus grand combat qu’ame humaine ait pu foutenirj elle vainquit pourtant: mais qu’ai - je fait pour ref- ter li loin d’elle ? O Edouard ; quand feduit par ta maitrelfe tu fus triompher a la fois de tes delirs & desliens , n’etois- tu qu’un homme? fans toi, j’etois perdu , peut - etre. Cent fois dans ce jour perilleux le fouvenir de ta vertu m’a rendu la mienne. Tin du Toms V. & de la quatrkme Partie> . - ’ *■ ■ Hfi : * . -x . A ‘ . . ^7 > r' ' • ! 'f- > • *• ‘ ' v . V : • ; jc <\’ii ■ if/ ;> 'fy ' f . ; ■, ' ir* r. - ■ . • •£.'•. N f i -■ , ■ ■ n- .... -i i . •. . ■ . ' * ■ ■ ■ \y\ . .Ai.i, ■ . : -" y ' . .. /' 'I-•> . V, ./■ ■ VV 4 ■■ "* - mRtwm *k* ■ - ’ \, : 1 ’ ‘ ^ ?' 3 - ' - i* Z%.i' ' ■ ■ it ' % / - ' v. I - * . < ,, , ■ ij-;' ■ imA>ws . . '•> • . ; >• / ■*; ■/, v : ;. ; ii