ingeborg Schüssler LE PREMIER ET L'AUTRE COMMENCEMENT DE LA PHILOSOPHIE SELON LES APPORTS A LA PHILOSOPHIE DE MARTIN HEIDEGGER Considerations preliminaires Heidegger ouvre la premiere section de sa deuxieme reuvre capitale intitulee Beiträge zur Philosophie. Vom Ereignis (Apports a la philosophie. De l'appropriement) par les mots suivants: Die »Beiträge« fragen in einer Bahn, die durch den Übergang zum anderen Anfang, in den jetzt das abendländische Denken einrückt, erst gebahnt wird. Diese Bahn bringt den Übergang ins Offene der Geschichte und begründet ihn als einen vielleicht sehr langen Aufenthalt, in dessen Vollzug der andere Anfang immer nur das Geahnte aber doch schon Entschiedene bleibt.^ i Martin HEIDEGGER, Beiträge zur Philosophie (Vom Ereignis) (1936-38), edite par F.-W. von Herrmann, Martin Heidegger Gesamtausgabe, Band 65, Klostermann, Frankfurt a. M. 1989, I. Vorblick / Apercu prelimi-naire, n° i., p. 4. (Nous citons, dans ce qui suit, les volumes de la Gesamtausgabe, i. e. de l'»edition integrale« des reuvres de Martin Heidegger, sous le sigle GA en ajoutant le numero du volume et l'annee de la pa-rution). - Dans sa postface (op. cit., p. 511), l'editeur qualifie cet ouvrage de »weiteres Hauptwerk« , d'»reuvre capitale ulterieure« de Martin Heidegger apres Etre et Temps qui en serait la premiere. Si Heidegger a ela-bore la question du »sens de etre« (Sinn von Sein) dans Etre et Temps a partir de l'»Analytique existentiale« du Dasein humain, il a elabore cette meme question dans les Apports eu egard au deploiement »historial« ou »destinal« (geschichtlich) de l'^tre lui-meme. Vu ce tournant du Dasein a l'^tre lui-meme, on peut qualifier, a notre avis, les Beiträge meme de »deuxieme reuvre capitale« de Heidegger. - La traduction fran^aise des Beiträge (confiee a Francois Fedier et a paraitre chez Gallimard) est en cours. La traduction fran^aise des 103 104 Les »Apports« questionnent dans une voie qui n'est frayee que par la transition a I'autre commencement dans laquelle la pensee occidentale est maintenant engagee. Cette voie porte la transition a l'ouvert de l'histoire et la fonde comme un sejour peut-etre tres long, au cours duquel l'autre commencement de la pensee demeure toujours ce qui est seulement pressenti mais toutefois deja decide. Selon Heidegger, notre epoque est donc celle de la transition a. l'autre commencement de la pensee occidentale. Et ce commencement est de l'ordre de ce qui est »deja decide« (das schon Entschiedene). Il n'existe, selon Heidegger, qu'un commencement autre de la pensee occidentale et celui-ci est quelque chose de bien determine. D'ou provient ce caractere d'etre quelque chose de deja decide? Heidegger le precise un peu plus loin: Der andere Anfang des Denkens ist so genannt, nicht weil er nur andersförmig ist als beliebige andere bisherige Philosophien, sondern weil er der einzig andere aus dem Bezug zu dem einzig einen und ersten Anfang sein muß.2 L'autre commencement de la pensee n'est pas appele ainsi parce qu'il aurait simple-ment une autre forme que n'importe quelle autre philosophie qui existe jusqu'ici, mais parce qu'il doit etre l'unique autre a partir du rapport a l'unique et premier commencement. L'»autre commencement« de la pensee occidentale est donc »autre« au sens ou il est different du »premier commencement« de la philosophie occidentale a l'Antiquite grecque. Plus precisement dit, il se determine en tant qu'autre par le rapport qu'il a a ce premier commencement grec. C'est par et dans le rapport a celui-ci qu'il re^oit son caractere d'etre autre. C'est donc a partir de ce premier commencement, par lui et depuis lui, que l'»autre commencement« est bien quelque chose qui est »deja decide« (schon entschieden) : il en a deja et des tou-jours re^u sa determination qui consiste a etre dif-ferent (unterschieden) de celui-ci et qui implique qu'il s'en dis-socie (sich abscheidet). Cette difference et cette dissociation sont donc essentielles a l'autre commencement.^ citations dans notre texte est de nous-meme. Notons que le langage des Beiträge se distingue du vocabulai-re (scolastico-latin) de la philosophie traditionnelle et qu'il est donc inhabituel. Heidegger cree en effet ses mots souvent en puisant leurs significations dans l'etymologie germanique, grecque et indoeuropeenne. La traduction fran^aise est donc particulierement difficile. 2 Op. cit., loc. cit., p. 5. 3 »... dieser Anfang wird erst vollziehbar als der andere in der Auseinandersetzung mit dem ersten. » « ... ce commencement est realisable en tant qu'autre seulement dans l'explication avec le premier.« Beiträge, I. Vorblick / Apercu preliminaire, n° 23., p. 58. Or, comme I'atteste Parmenide - ainsi que Platon et Aristote -, c'est Xetre de qui est, qui est l'affaire de la philosophie au premier commencement. Ce sera done ce meme etre qui se deploiera, a l'autre commencement, d'une maniere qui est autre que celle dont il s'est deploye au premier commencement (ainsi que durant l'histoire de la philosophie occidentale instituee par celui-ci). Comment l'etre se deploiera-t-il donc a l'autre commencement? La maniere dont il s'y deploiera est deja, a notre epoque de la transition, affaire de notre experience: nous l'experimentons inauguralement par certaines tonali-tes affectives (Stimmungen). Dans celles-ci, nous, les hommes, en tant Da-sein,4 nous nous trouvons deja absentes (entrückt) ek-statiquement a et dans l'autre commencement, de telle sorte pourtant que celui-ci demeure toujours ce qui est seulement »pressenti (geahnt)«. Quelle est la tonalite affective qui ab-sente, aujourd'hui deja, le Da-sein humain a et dans l'etre tel qu'il se deploiera a l'autre commencement? Notre epoque actuelle de la transition est determinee, en ses traits fondamentaux, par la domination de la science et de la technique modernes. Celles-ci ont pour caractere fondamental - comme le montre Heidegger dans les Beiträge - d'etre de l'ordre de la »Machenschaft«:5 elles soumettent la totalite de l'etant (ta onta) a la fabrication. Or ce »regne de la fabrication« (Machenschaft) implique que l'etant tout entier se presente toujours davantage comme manquant d'essence propre, comme vide, comme »desertifie« (öde)6. Cette »Verödung«, cette »desertification« de l'etant en son entier, nous l'experimentons aujourd'hui par VeffroV: Das Erschrecken ist das Zurückfahren aus der Geläufigkeit des Verhaltens im Vertrauten [...]. Das Erschrecken lässt den Menschen zurückfahren vor dem, dass das Seiende ist, während zuvor ihm das Seiende eben das Seiende war : dass das Seiende ist und dass dieses - das Seyn - alles »Seiende« und was so schien, verlassen, sich ihm entzogen hat.7 4 Comme on le sait, l'homme est, selon Heidegger, le Da-sein au sens ou il est celui qui est (pour ainsi dire activement et transitivement) le La (Da), i. e. l'espace ouvert pour l'etre de ce qui est en son entier. 5 Op. cit., II. Der Anklang / L'intonation, par ex. n° 50. et n° 51., p. 107-110. 6 »Es gilt zu wissen, daß hier in aller Öde und Furchtbarkeit etwas vom Wesen des Seyns anklingt und die Verlassenheit des Seienden (als Machenschaft und Erlebnis) vom Seyn aufdämmert.« / »Il s'agit de sa-voir qu'ici, dans toute cette desertification et [toute cette] epouvante, s'intone quelque chose de l'essence de l'estre et que l'aube du delaissement de l'etant (en tant que machination et vecu) par l'estre se fait jour.« (op. cit., II. Der Anklang / L'intonation, n° 51., p. 110). Le mot seyn est l'ancienne forme du mot sein, »etre«; nous le traduisons par estre (cf. notre note 17). Concernant le phenomene de la »desertification« (Verödung), cf. egalement op. cit., IV. Der Sprung / Le saut, n° 116., p. 228. 7 Op. cit., I. Vorblick / Apercu preliminaire, n° 5., p. 15. 105 106 L'effroi est le recul [abrupte] qui nous arrache du comportement courant qui s'en re-met au familier [...]. L'effroi laisse reculer l'homme devant ceci que I'etant est, alors qu'auparavant l'etant, pour lui, c'etait tout banalement l'etant : que l'etant est et que cela — l'estre — a abandonne l'»etant« tout entier et tout ce qui semblait en etre, [qu'il] s'en est retire. Dans l'effroi, nous faisons donc bien experience du fait que l'etre a abandonne l'etant tout entier, qu'il s'en est retire (sich entzogen hat) et s'y refuse (verweigert). C'est donc dans la tonalite de l'effroi que l'etre s'intone (klingt an) inaugurale-ment en son refus par rapport a l'etant. Se deployer comme refus (Verweigerung) ou comme une espece de neant (vorace et pernicieux) (Nichthaftes)est bien la maniere dont l'etre se deploie aujourd'hui. Et cette maniere semble bien differen-te de celle dont il s'est deploye au premier commencement. Pour bien le saisir, il convient de rappeler comment il s'est deploye a celui-ci (et a partir de lui). Le deploiement de l'etre au premier commencement Au premier commencement, a l'Antiquite grecque, l'etre est experimente egale-ment par une certaine tonalite affective. Selon Platon et Aristote,^ cette tonalite est - on le sait - Vetonnement (^aumaZsiv).!" Dans l'etonnement, le Dasein humain se trouve ab-sente (ent-rückt) dans l'eclaircie (Lichtung) de l'etre (on) en tant que phenomene qui e-clot (geht auf, fust), »af-flue« (west an) et se montre (faivsTat) en une abondance (Fülle) qui est excessive (übermässig). Le Da-sein humain se trouve ainsi porte devant la merveille que l'etant est (SsTtv) et qu'il est tel (oiov) qu'il est." Si, a notre epoque de la transition a l'autre commencement, l'effroi revele l'etre en tant que refus et neant, l'etonnement le revele, au premier commencement, en tant que surabondance au sein d'une ouverture excessive.12 8 Op. cit., I. Vorblick / Apercu preliminaire, n° 2., p. 8. Le mot »nichthaft« veut dire litteralement: »capte« (-haji) par le »non« ou le »ne^ pas« (nicht). 9 PLATON, Theetete, I55d2 sq.; ARISTOTE, Metaphysique, I, 2 ; 982b2i2 sqq. 10 Beiträge, I. Vorblick / Apercu preliminaire, n° 17., p. 46 : »Die Grundstimmung des ersten Anfangs ist das Er-staunen, dass Seiendes ist [...]. Die Grundstimmung des anderen Anfangs ist das Er-schrecken. Das Erschrecken in der Seinsverlassenheit [...]« / »La tonalite affective fondamentale du premier commencement est l'etonnement que l'etant est [...]. La tonalite affective fondamentale de l'autre commencement est l'effroi. L'effroi dans le delaissement de l'etre [...]«. Cf. aussi op. cit., I. Vorblick / Apercu preliminaire, n° 6., p. 20. 11 Cf notre note 12. 12 Beiträge, III. Das Zuspiel / Le jeu reciproque, n° 96., p. 189 : »[...] für das anfängliche Denken [macht ... ] das Un-geheure des Aufgehens, der ständigen Anwesung in der Offenheit ('l}yeia) des Seienden selbst die Wesung aus.« / »... pour la pensee inaugurale, l'e-normite de l'eclosion, de la presence constante dans l'Ouvert ('l}yeia) de l'etant lui-meme constitue precisement l'essance de l'etre«. Cf. aussi Martin HEIDEGGER, »Seminar in Le Thor 1969«, dans: Seminare, ed. par C. Ochwadt, GA I, 15, Klostermann, Frankfurt Ce sont d'ailleurs les mots fondamentaux de la philosophie grecque qui, chacun a sa fa^on, attestent qu'il en soit bien ainsi. D'abord le mot fondamental de la philosophie grecque dans son ensemble: le mot aXh^sia, qui est, certes, traduit depuis les Romains par veritas (verite, Wahrheit), mais qui signifie, litteralement et originellement, le »de-celement« ou »des-abritement« de l'etre de l'etant. Il indique par l'a-privatif que l'etre s'ouvre de telle maniere que tout »celement«, toute »latence« (Verborgenheit) fait defaut dans cette ouverture-la, voire que cette ouverture, cette eclaircie, dans l'exces qui lui est propre, n'admetpas le celement et cherche a I'ecarter. Ensuite le mot fondamental de la pensee presocratique: fu-si", qui signifie l'eclosion de l'etre, soit sa venue a l'apparaitre au sein de cette eclaircie-la. En outre le en de Parmenide, qui vise l'etre en son unite et identite constante, libre de tout non-etre, de toute ab-sence. Finalement les mots fondamentaux de Platon et d'Aristote : i) slSo", l'etre (ou l'essence) en tant qu'il se montre en son aspect (Aussehen) propre, 2) iSsa, l'etre (ou l'essence) en tant que, par sa lumiere, il rend possible toute vue essentielle, 3) oUsla et papousla, la »pre-sence« de l'etant en l'essentialite de son etre. La question pour nous aujourd'hui est evidemment celle de savoir quel est le rapport qui peut - et meme doit - exister entre les deux manieres du deploiement de l'etre, celle au premier et celle a l'autre commencement. Car c'est toujours le meme etre qui se deploie selon l'une ou selon l'autre. Dans l'effroi, l'etre de ce qui est, est experimente en tant que refus qui est a l'reuvre au sein meme de la Machenschaft, le »regne de la fabrication«. L'experience de ce refus fait irruption dans notre comportement habituel qui est actuellement regi par ce regne. Or, la Einschlagskrajt,^^ la force ou violence de cette irruption, donne a entendre - a ceux qui pensent - que le refus de l'etre ne date pas seulement d'aujourd'hui, mais que - tel un destin qui se prepare depuis longtemps et qui eclate finalement - il provient de tres loin et qu'il a finalement son origine dans le premier commencement grec de notre pensee occidentale. Heidegger l'indique en posant la question suivante: Ob wir diese große Lehre des ersten Anfangs und seiner Geschichte begreifen: das Wesen des Seins als die Verweigerung und höchste Verweigerung in der grössten Öffentlichkeit der Machenschaften und des Erlebens?i4 a. M. 1986, p. 331 [69] / Martin HEIDEGGER, »Les seminaires du Thor«, dans: Questions IV, Gallimard, Paris 1976, p. 264 sq. 13 Beiträge, I. Vorblick / Apercu preliminaire, n° 39., p. 82. 14 Op. cit., II. Der Anklang / L'Intonation, 52., p. 112. Nous traduisons le terme »Öffentlichkeit« par le terme »aperite«. Il s'agit d'un neologisme forme a partir du terme latin apertum qui veut dire ce qui est la, ouvertement, au plein jour (cf. l'italien aperto). 107 108 [La question est de savoir] si nous comprenons ce grand enseignement du premier commencement et de son histoire: l'essence de I'etre en tant que le refus et [en tant que le] refus supreme dans I'aperite publique la plus grande des machinations et du vivre. Ainsi l'etre de ce qui est, dans la mesure ou - au premier commencement a l'Antiquite grecque - il s'eclaircit (sich lichtet) et se donne sur le mode de l'exces, devrait-il donc avoir en meme temps pour mouvement propre celui de se retirer (sich entziehen), voire celui de se refuser (sich verweigern). Comment penser cela? C'est ici qu'il convient evidemment de concevoir une nouvelle pensee de l'etre. Cette pensee est celle de l'etre comme don (Geschenk). Heidegger formule cette pensee aussi, au moins en un certain sens, en parlant d Ereignis, mot qui signifie, dans la langue allemande courante, »evenement«, mais que Heidegger entend surtout selon son sens originel (litteral) comme »Ap-propriement« (Er-eignis, Er-öugnis) - bien que le sens d'»^-venement« y intervient egalement. Le mot Ereignis est le mot fondamental de sa pensee depuis les Beiträge zur Philosophie, Apports a la philosophie, qui ont precisement pour sous-titre: Vom Ereignis, De l'appropriement (i936-38).i5 L'etre est donc Ereignis. Qu'est-ce a dire? Le mot Er-eignis consiste en deux elements: 1) le prefixe er- - qui est la forme atone du prefixe ur-, de l'ancien allemand us-d'ou aujourd'hui la preposition aus, »hors«, et qui est apparente a la racine *or-du verbe grec op-vuvat »e-mouvoir« et du verbe latin oriri, »se lever« (d'ou le latin origo, »origine«, et l'allemand Ur-sprung) - designe le mouvement d'une levee (du soleil par ex.) et d'un jaillissement (d'une source par ex.) par lequel ce qui se leve et jaillit, sort hors du cache, mouvement qu'on peut aussi rendre (en modifi-ant toutefois le sens) par la preposition greco-latine sx, ex, »hors«, selon laquelle le meme mouvement est alors celui d'une sortie hors d'une cloture, par laquelle ce qui sort passe dans un espace libre au sein duquel il parait et ad-vient; 2) l'ancien mot allemand »Eignis«, qui est originellement apparente a Ouge, an-cienne forme de Auge, »reil«, respectivement au verbe öugen, »jeter une reillade« a quelqu'un, et auquel on a associe plus tard le mot eigen, »propre« (bien que le mot eigen, en anglais own, n'y est etymologiquement pas apparente). 15 Notons que Heidegger con^oit, dans les Beiträge, la pensee d Ereignis en premier lieu par rapport l'»E--venement« de l'etre a l'autre commencement. C'est a la lumiere de cette pensee que le deploiement de l'etre au premier commencement se degage comme relevant, lui aussi, de l'Ereignis (bien que d'une autre modalite de celui-ci). Cela nous permet d'introduire cette pensee par rapport au premier commencement. Ad i) Comme I'indique le prefixe er-, aus, »hors«, »ex«, l'etre se deploie donc en tant qu'il sort (ex) de la latence, en s'ouvrant, en jaillissant, en paraissant, en sap-prochant et en se donnant a nous aussi bien qu'a l'etant (qui, par la, »est«, west, pour nous) : il est E-venement, Ap-prochement, Don. En cela, l'etre - comme le laisse entendre le mot »Eignis« - jette son regard (Ouge, Auge, »reil«) vers nous, hommes mortels: il nous er-öugt, c'est-a-dire nous requiert et nous sollicite, par son »reillade«, de nous ouvrir a lui et d'assumer et soutenir par la son ouverture, soit lui-meme comme ce qui se donne. Par la, il nous fait, d'une certaine maniere, »sortir«, nous aussi: il nous fait sortir de notre comportement habituel et nous rend, chacun d'entre nous, »originellement« (ur-sprünglich) possible comme Dasein mortel, soit comme celui qui est (au sens transitif et actif) le Da, le »La«, i. e. le lieu pour l'Ouvert du don de l'etre. Autrement dit, dans la mesure ou l'etre est Er-eignis, dans la mesure donc ou, en tant qu'E-venement, il sort de la latence, ad-vient et se donne, tout en etant er-öugend, tout en jetant son regard requerant vers nous, ce meme etre nous »ap-proprie« (eignet an) a lui-meme et fait de nous sa »propriete« (Eigentum), en nous rendant a la fois originellement possible comme Da-sein. Ad 2) L'etre a en effet bien besoin de nous comme Da-sein mortel qui, atteig-nant l'abysse (la mort), est (assume et soutient) le Da, i. e. le La pour l'Ouvert (lui aussi abyssal) du don de l'etre. Car dans la mesure ou l'etre s'ouvre, advient et se donne - et voici lautre mouvement (celui d'ou relevera le refus) -, ce meme etre est precisement a la fois - voire plus originairement - ce qui se retire pour retourner toujours deja - comme l'indique, cette fois, le mot Eignis par le rapport au mot eigen, »propre« - dans ce qui lui est propre (eigen) ou dans sa »propriete« (Eigentum), soit dans la dimension de la latence (qui est bien sa »propriete« vu l'essentielle difference de l'etre d'avec l'etant qui est ouvertement la devant nous).i6 Pourquoi ce mouvement de se retirer lorsqu'il se donne ? On peut alle-guer ici deux raisons: a) Ce n'est que parce qu'il se retire inauguralement avant meme de se donner - tout en ne cessant de se retirer (lors du mouvement de se donner) - que l'etre peut, somme toute, se deployer sur le mode du dom s'il ne se retirait pas, il »s'imposerait« et ne serait donc pas de l'ordre d'un don (Geschenk). C'est pour se deployer comme don en faveur de ce qui est autre que lui, que l'etre se retire toujours deja lui-meme. 16 Comme le dit Heidegger plus tard, il s'agit d'un »Geben, das nur seine Gabe gibt, sich selbst jedoch dabei zurückhält und entzieht« (dans »Zeit und Sein« (1962), in: Zur Sache des Denkens (1969), hrsg. von F.-W. von Herrmann, GA 14, 2007, p. 12) / d'un »donner qui ne donne que son don, mais qui, en cela, se retient et et se retire« (dans »Temps et Etre«, traduit de l'allemand par J. Lauxerois et C. Roels, dans: Questions IV, Gallimard, 1976, p. 23; nous avons modifiee la traduction). Cf. aussi »Seminar in Le Thor 1969«, in: Seminare, hrsg. von C. Ochwadt, GA 15, p. 364 / »Seminaire du Thor 1969«, dans: Questions IV, p. 300. 109 b) Ce n'est parce qu'il se retire - et ne cesse de retirer - que I'etre peut se dispenser et ne cesser de se dispenser comme don: s'il ne se retirait pas - avant de se dispenser, lors du mouvement de se dispenser et apres celui-ci -, il manquerait de ressource lui permettant de se dispenser a chaque fois, tout comme il s'epuiserait fi-nalement. Ce n'est que le retrait qui accorde, a chaque fois, a l'etre la possibility de se donner, tout comme il lui permet de garder cette possibilite. Il y va de meme que dans une source: celle-ci se ressource egalement, tant en plongeant dans ses profondeurs avant de se dispenser et pour pouvoir se dispenser, tout comme elle reprend ses eaux pour les ramener dans ses profondeurs cachees et se maintenir ainsi en tant que source. Ainsi l'etre en tant quEr-eignis, Ap-propriement, se deploie-t-il donc en un double mouvement que Heidegger caracterise succinctement comme etant de l'ordre de la »donation dans le retrait« (Zuwendung im Entzug).^ Notons que ces deux mouvements opposes, constitutifs de lEr-eignis - celui de se donner et dad^-ve-nir (mouvement qui est de l'ordre du ad-) et celui de se retirer dans ce qui lui est »propre«, eigen (mouvement qui est de l'ordre du ab-) - n'ont pas lieu separe-ment l'un apres l'autre, mais du meme coup en une unite intime. C'est (nous ve-nons de le dire) pour se donner que l'etre se retire inauguralement, et c'est au sein meme de son retrait.^^ que l'etre se donne toujours deja (comme le laisse bien en-110 tendre la formule de Heidegger).^^ Ainsi pouvons-nous bien comprendre que ces 17 »Protokoll zu einem Seminar über den Vortrag Zeit und Sein (1962)«, in: Zur Sache des Denkens, hrsg. von F.-W. von Herrmann, GA 14, p. 50 / »Protocole d'un seminaire sur la conference Temps et Etre«, in: Martin HEIDEGGER, Questions IV, Gallimard, Paris 1976, p. 75. - Nous traduisons Zuwendung par »donation«, en suivant le sens principal qu'a ce mot aujourd'hui en allemand: une Zuwendung est un don, une donation, un present et meme le don de l'amour (on dit: ein Kind braucht Zuwendung, »un enfant a beso-in qu'on lui donne son amour«). Le verbe reflexif sich zuwenden zu^ veut dire »se tourner (favorablement) vers^«. Quant au mot wenden, tourner, il vient du mot winden (apparente a l'ancien fran^ais: guinder) qui veut dire »tordre«. Notons que Heidegger semble bien entendre le mot Zu-wendung aussi - et meme d'abord - litteralement au sens d'un mouvement qui est de l'ordre d'un »ad-tournement«, oppose au mouvement d'un »de-tournement« (Ab-wendung). Le mouvement de la donation (geben, schenken) presuppose en effet toujours deja le mouvement de s'»ad-tourner« vers^ et a^ et d'ouvrir par la un espace ou une voie (ad-, cf. »acces«) pour la donation (cf. infra). En entendant Zu-wendung litteralement comme »ad-tournement« (au contraire du »de-tournement«), Heidegger indique, que l'etre lui-meme, dans les dimensions qui lui sont propres, est essentiellement habite par le mouvement de se tourner dans un sens ou dans un autre. Il reno-ue par la avec la periagwgh; th'" yuch'" chez Platon (Rep. VII, 521 c6; cf. 518 c-d), mise en scene par celui-ci dans la »metaphore de la caverne«, - en la reinterpretant eu egard a la verite (ajlhvqeia) de l'etre lui-meme et en revenant sur le tournant qu'a prise la pensee occidentale avec Platon (cf. notre page 15). 18 Nous devons cette formulation a Emmanuel MEJIA, auteur d'une these (a paraitre) intitulee Hegel — Heidegger: pensee absolue, pensee abyssale (Heidegger lit Hegel), et charge de cours a la section de philosophie de l'Universite de Lausanne / Suisse. 19 On pourrait se demander lequel des deux mouvement a la priorite. Mais cette question est mal posee dans la mesure ou il s'agit ici de deux genres differents de la priorite: s'il y a bien, en un certain sens, priorite deux mouvements se correspondent sur le mode de laproportionnalite: plus l'etre se donne, se presente et se dispense, plus il se retire en tant o^-^etre« proprement dit qui laisse etre (tout etant), soit comme »estre« (Seyn),^^ plus il se retire, autre-ment dit, en tant que source - de telle sorte que, dans la donation supreme, il se retire precisement sur le mode d'un retrait qui est le plus profond. Voila donc d'abord pour la nouvellepensee d^e l'etre comme Er-eignis. Selon l'explication que nous venons d'en donner, on comprendra deja - ne se-rait-ce que d'une premiere maniere - en quel sens l'etre, au premier commencement a l'Antiquite grecque, peut bien etre determine a la fois par les deux traits que nous avons degages auparavant: celui de la donation excessive et celui du re-fus. C'est precisement dans la mesure ou l'etre se donne excessivement, qu'il se retire (entzieht sich) aussi excessivement - jusqu'a se refuser (verweigern). Ainsi le refus serait-il donc en fait deja a l'reuvre au commencement grec et nous parviendrait de celui-ci. Toutefois, le mouvement de se retirer et de retourner dans sa »propriete« - meme si, comparable a celui d'une source, il est profond, voire le plus profond - n'est pas pour autant d'emblee de l'ordre du refus, i. e. de la Ver-weigerung, mot dans lequel resonne - par sa parente au mot Weigand, le »combattant« (apparente au latin vincere, »vaincre«) - la connotation d'un de-tournement et d'une opposition acharnee, voire hostile. Il convient donc de rendre encore plus clair comment, au premier commencement grec, l'etre se retire (sich entzieht) jusqu'a se refuser (sich verweigern) (au moins inauguralement^i). Or, l'etre en tant qu Er-eignis, i. e. »^-venement« et »Ap-propriement«, soit »dona-tion dans le retrait«, ne peut evidemment se deployer comme tel que dans la me-sure ou il y a pour lui quelque chose comme un espace ouvert - une »allegie« ou »eclaircie« (Lichtung) - qui lui permet de se faire jour et qui doit etre tel que ses du retrait, il s'agit la d'une anteriorite factive qui est d'emblee au service du don. Et s'il y a, en un certain sens, priorite du don, il s'agit la d'une primordialite destinale qui depend du retrait. L'anteriorite factive du retrait et la primordialite destinale du don sont conditionnees l'une par l'autre reciproquement. 20 Heidegger utilise l'ancienne orthographe du mot sein (etre), soit l'orthographe »seyn« - qu'on trouve encore chez Goethe et qu'on peut rendre en fran^ais par estre (cf. le latin populaire essere) - pour exprimer que l'etre est de l'ordre d'un verbe et qu'il est proprement etre (au sens du verbe) dans la mesure ou, se reti-rant lui-meme et ouvrant par la un espace, il »af-flue« (west an) au travers de celui-ci, de sorte qu'en ne ces-sant de retirer lui-meme, il laisse etre (wesen) (l'etant). 21 Notons que le refus de l'estre commence, selon Heidegger, certes deja a l'Antiquite grecque, de telle sorte pourtant qu'il s'accroit au cours de l'histoire de la pensee occidentale jusqu'a atteindre, a notre epoque, son comble. Cf. le texte cite a notre page 4, ou Heidegger distingue 1) le refus et 2) le »refus supreme« a notre epoque actuelle qui se caracterise par »l'aperite publique la plus grande des machinations et du vivre«. 111 dimensions correspondent a son double mouvement (celui du ad- au sein meme du ab-). Nous avons deja evoque cet espace ouvert lors de nos explications du mot Er-eignis, entendu comme sortie de l'etre hors de sa latence, i. e. sa venue dans l'Ouvert. Mais c'est le mot fondamental (deja mentionne par nous) de la philosophie grecque elle-meme, le mot a-Xh^sia, »Un-verborgenheit«, »de-ce-lement« qui indique - a bien le penser - qu'il y a bien une telle »eclaircie«. Car ce mot ne signifie pas seulement un caractere de l'etre ou de l'etant (soit celui d'etre quelque chose de »manifeste«, aih^S", driXon),22 mais aussi et d'abord - et la traduction fran^aise »des-abritement« (Un-verborgenheit) le donne bien a entendre - quelque chose comme un espace ouvert qui est indispensable a l'etre pour qu'il puisse sortir de la latence et ad-venir (an-, heran-wesen) vers nous ou »af-fluer« tout en nous a^eignant et concernant (an-wesen). Or, le prefixe a- (dans a-Xh^sia), soit la preposition de- (dans des-abritement) ou un- (dans Un-verborgenheit), indique ici une dimension dont le mouvement fondamental est celui du rapprochement. C'est dans cette dimension que l'etre se meut dans la mesure ou, en tant qu'Er-eignis (ur-, ex-), il sort de sa latence et ad^-vient et se donne. Le substantif Xh^h en revanche indique la dimension d'une ab-sence (abyssale) qui recule, cede, s'ab-sente et ab-sente (i. e. renvoie l'etant dans l'indifference) et qui, liberant par la un espace, est originellement celle qui ouvre. C'est dans cette der-niere dimension que l'etre se meut dans la mesure ou, en tant qu'Er-eignis, il se 112 retire toujours a la fois et rentre dans sa »propriete« (la latence). Mais le mot a-Xh^sia, »Un-verborgenheit«, »de-celement«, donne a entendre encore davantage. C'est par l'a-privatif qu'il indique que la dimension a-lethique (qui rapproche) na^dmetpas la dimension lethique et cherche a Xecarter. Cette »volonte« provient de lexcessivite sur laquelle cette dimension a-lethique intervi-ent (i. e. s'ouvre et se dimensionne) au premier commencement, excessivite qui correspond a lexcessivite de la donation de l'etre a celui-ci. C'est donc en raison de sa propre excessivite que la dimension a-lethique se tourne et se dresse, pour ainsi dire hostilement, contre la dimension lethique de l'absence abyssale, respec-tivement contre l'etre lui-meme en tant qu'il s'y retire et retourne en soi. La consequence en est que cette dimension lethique de l'etre (qui lui permet de se ressourcer) - voire l'etre lui-meme (i. e. l'estre) en tant que source - se tourne a son tour hostilement contre la dimension a-lethique de la donation: il se retire au point 22 Selon Parmenide, l'etre (to ov) se degage comme tel en ses traits propres (ah^ara) dans le mesure ou on suit le chemin de la verite (aXhösta) (cf. fragment II). Selon Platon, chaque iSSa respectivement chaque slSoi est quelque chose d'aXhös?, i. e. de »manifeste« (cf. par ex. la triple distinction ISSa - objet d'usage (faivomsvov) - favtaama (ou sISmXov) dans la Republique X, ou l'lSSa est ce qui est aXhöSi au plus degre (op. cit., 596 a - 597 d). Selon Aristote, ce n'est pas seulement notre pensee (Siavoia) qui est vraie (ou fa-usse) (Met. VI, 4), mais ce sont aussi - et meme d'abord - les choses (ta ppagmata) qui sont »vraies« (a-Xh»h) (Met. IX, 10). qu'il se d^e-tourne (wendet sich ab) de cette dimension et se refuse a celle-ci - com-me source pour elle.23 Ainsi le mot a-Xh^sia - Un-verborgenheit, de-celement -indique-t-il non seulement qu'au commencement grec l'eclaircie de l'etre, dans son excessivite, n'admet pas le retrait (das Sichentziehen) et le celement (das Sichverbergen) de l'etre lui-meme et qu'elle se tourne contre ces traits-la, mais aussi que ce meme etre (l'etre lui-meme ou l'estre qui laisse etre tout), dans le retrait excessif qui est propre, tend finalement a se refuser comme source. Precisons encore ce qu'implique cette eclaircie de l'etre telle qu'elle a lieu au premier commencement. Comme nous l'avons vu, l'etre s'ouvre et se donne alors sur le mode de l'exces. Or cela implique qu'il e-clot, certes, d'abord comme fu-si", de telle sorte pourtant que - plus il e-clot et plus il ad-vient (heran-west) en tant que presence qui nous atteint et nous concerne - plus il se retire lui-me-me comme ce qui laisse advenir cette presence et plus il retire, par la meme, sa propre dimension d^e l'absence jusqu'a la faire disparaitre (bien qu'elle ne cesse d'»reuvrer«). Mais la dimension de l'absence est pourtant indispensable a tou-te ap-proche, a tout ad-venir de l'etre (An-wesen, Heran-wesen) comme tel: c'est precisement du fait de provenir de cette ab-sence qu'il est (i. e. deploie son etre comme) ce qui ad-vient en nous atteignant et concernant comme tel.24 Dans la mesure donc ou cette dimension va s'eclipsant et ou, par consequent, l'Ouvert de l'etre tend a se faire pure »aperite«,25 sans aucune ab-sence, ce n'est alors plus en premier lieu l'etre lui-meme qui, a partir de son retrait, e-clot et ad-vient dans cet Ouvert pour atteindre le Da-sein, mais c'est maintenant en premier lieu l'etant qui s'y fait jour. C'est donc Vetant qui devient primordial dans cet Ouvert de telle sorte que l'etre (qui ne cesse pourtant - au moins d'abord - d'ad-venir en nous atteignant, heran-wesen, dans cet Ouvert) s'y presente alors a partir de cet etant, et donc comme propriete de celui-ci (alors qu'originellement, c'est l'etre lui-me-me, ou l'estre, qui - par son retrait - laisse etre l'etant). C'est donc de cette mani-ere que l'ouverture originelle de l'etre lui-meme en tant que fusi~ bascule pour etre des lors primordialement l'ouverture pour — et meme de — l'etant Elle bas- 23 Quant a ^opposition des deux dimensions, c'est Heraclite qui l'atteste par ses fragments (bien que la connotation d'hostilite soit absente chez lui). Cf. par ex., les fragments n° 8, n° 51, n° 53, n° 62, n° 67. 24 Selon Heidegger, il n'y a pas d'experience de la »proximite« (Nähe) comme telle sans experience du retrait: la Nähe est essentiellement Näherung, mouvement de s'approcher a partir du lointain. Heidegger dit a ce propos: »Denken wir Nähe, meldet sich Ferne« / »Quand nous pensons [le phenomene de la] proximite, c'est le lointain qui pointe« (nous traduisons). (Martin HEIDEGGER, »Das Wesen der Sprache« (1957/58), dans: Unterwegs zur Sprache, hrsg. von F.-W. von Herrmann, GA 12, 1985, p. 197 / »Le deploiement de la parole«, traduit de l'allemand par J. Beaufret, W. Brokmeier et F. Fedier, dans: Acheminement vers la parole, Gallimard, Paris 1976, p. 194. Cf. egalement les pages qui suivent). 25 Quant au neologisme »aperite«, cf. notre note 14. 113 114 cule en raison de sa propre excessivite.26 C'est, pour le dire autrement, du fait que l'etre s'ouvre et se donne sur le mode de l'exces - au point de se dispenser sans reserve ni egard a lui-meme - qu'il se donne finalement a ce qui est autre que lui, a savoir a Vetant, pour etre la propriete de celui-ci.27 Les consequences en sont les suivantes. Dans la mesure ou l'etre se fait la propriete de l'etant, il se deploie desormais a partir de cet etant (on) comme d^eterminite ou comme »etantite«, oUsia, Seiend^heit, de celui-ci.28 Ainsi le Dasein humain, dans la mesure ou, dans l'etonnement, il se trouve ek-statiquement ab-sente (entrückt) dans cette eclaircie de l'etre en son excessivite, se trouve a la fois renvoye a Vetant et place ainsi devant la question de savoir ce qu'est cet etant (comme tel): Ti TO on; - question qui est, selon Heidegger, la question rectrice (Leitfrage) de la philosophie occidentale depuis Platon et Aristote.29 Mais dans la mesure ou 26 Quant a ce basculement, Heidegger en parle a plusieures reprises dans les Beiträge, mais toujours de maniere indicative (cf. surtout III. Das Zuspiel / Le jeu reciproque, n° 86., n° 91., n° 97., n° 100.). Voici une caracterisation de ce qu'implique - comme ce qui est im-pense (et donc comme ce qui se cele) - l'experience de l'etre comme fUsii: »[Das] Ungefragte [im griechischen Anfang, i. e. die Zeit als ek-statische Dimension der Ab-senz] verbirgt sich selbst als solches und läßt für das anfängliche Denken einzig das Un-geheure des Aufgehens, der ständigen Anwesung in der Offenheit (aih^sta) des Seienden die Wesung ausmachen. We-sung, ohne als solche begriffen zu werden, ist Anwesung« / »Le non-questionne [au commencement grec, i. e. le temps comme dimension ek-statique de l'ab-sence] se cele lui-meme comme tel et laisse, pour la pensee inaugurale, regner comme essance uniquement l'e-normite de l'e-closion, [soit l'e-normite] de l'essance qui advient constamment dans l'ouvertete (aih^sta) de l'etant. L'essance, dans la mesure ou elle est n'est pas comprise comme telle, est [alors de l'ordre de l']essance advenante.« (Beiträge, III. Das Zuspiel / Le jeu reciproque, n° 94., p. 189). Quant au passage de la fUsii a l'»etantite«, Heidegger le caracterise dans Besinnung / Meditation (redigee en 1938/9 et ed. par F.-W. von Herrmann, GA 66, 1997) comme suit: »Die fUsi" ist das alsbald als Seiendheit und Seiendes gerade noch gerettete Seyn, will sagen die anfängliche Verhüllung der Verweigerung, die im Wesen Ereignung ist. ^ Alles Sein und Wesen des Seins wird in die Nachträglichkeit verwiesen und auf das Seiende als das, was eigentlich 'ist' angewiesen.« / »La fUsi" est l'estre en tant que, bientot, il est juste encore sauve en tant qu'etantite et etant; je veux dire [qu']elle est le voilement inaugural du refus qui, dans [son] essence, est appropriement. tout etre et essence est assigne a etre une annexe et renvoye a l'etant comme ce qui 'est' proprement. » (Op. cit., XIV. Das Seyn und das Sein / L'estre et l'etre, n° 66., p. 201). »Indem das Seyn dem Seienden die Seiendheit überlässt und d. h. als das Sein zulässt, verweigert es sich und verbirgt sich so als die Verweigerung und verwahrt sich zur einzigen Schenkung -spurlos und machtlos.« / »Dans la mesure ou l'estre remet l'etantite a l'etant, c'est-a-dire [dans la mesure ou il] admet l'etantite comme etre, il se refuse et se cele ainsi en tant que le refus et se conserve pour l'unique donation - sans trace ni puissance.« (loc. cit., p. 200). 27 Heidegger l'indique succinctement par les termes suivants: »[^] das Seyn [waltet] um des Seienden willen.« / »[^] l'estre deploie son regne en vue de l'etant et pour lui.« (Beiträge, IV. Der Sprung / Le saut, n° 117, p. 229). Notons que, selon Heidegger, ce mouvement de l'etre de se dispenser (verschenken) excessive-ment va aujourd'hui jusqu'a la Verschleuderung, la »dilapidation« au marche public (loc. cit., n° 122., p. 238). 28 »[^] das Seiende steht im Vorrang. die Seiendheit ist der Nachtrag« / »[^] l'etant tient le rang primordial. L'etantite est l'annexe«. (Beiträge, III. Das Zuspiel / Le jeu reciproque, n° 86., p. 174). 29 PLATON, Le Sophiste, 244 a5 sq: ti pots ßouXssys shmaivsiv 'potan °n fyegghsye; »Que voulez--vous dire quand vous prononcez [le mot] »etant«?« ARISTOTE, Metaphysique, VII, i; 1028 b4 sq: ti to ^n, l'etre se donne comme propriete ou »etantite« a l'etant, tout en laissant a celui-ci le premier rang, ce meme etre - s'il ad-vient, »est« (au sens du verbe) (west an) et se manifeste lui-meme d'abord, certes, encore dans cette »etantite« en la laissant eclore (fUsin) et »vivre« (en atteignant et concernant le Da-sein) - (l'»etantite« est d'abord bien oUsla, Wesen, i. e. ce qui west !) -, s'en retire pourtant toujours davantage pour finalement se refuser en tant qn etre (Wesen) dans l'absolue pri-mordialite de Vetant. Ce refus implique davantage. Dans la mesure ou l'etre se refuse en tant qu'etre dans la primordialite de l'»etantite« de l'etant, il n'abandonne pas seulement cette »etantite«, mais l'»affecte« pour ainsi dire par son caractere propre, celui d'etre re-fusant, tout en engageant par la le processus (historial) de levider (aushöhlen) toujours davantage. Car le retrait et le refus ne sont pas rien; ils sont de l'ordre d'une puissance qui possede une »effectivite« propre.3° Or, pour que, dans le refus de son etre, l'etant ne sombre pas finalement dans la nullite ou meme dans le neant, pour qu'au contraire, il soit, il faut qu'il y intervienne une sorte de »compensation«. C'est l'etre lui-meme (i. e. l'estre) qui le requiert pour que soit garde son don, soit l'etant comme tel present en son »etantite«. Cette compensation reside -comme le montre Heidegger dans la deuxieme section des Beiträge, intitulee Der Anklang, »L'Intonation« - dans le fait que l'etant devient l'objet de la pol^si", du »faire« (machen) ou de la »fabrication« (Machenschaft). Et l'etre lui-meme ne requiert pas seulement que l'etant devienne l'objet de celle-ci; il a deja, pour ainsi dire, »prepare« ce meme etant a ce qu'il seprete a devenir son objet. Car l'etre lui-meme, dans la mesure ou il se situe dans l'»etantite« de l'etant, se fait jour - par rapport a cet etant et pour lui - en tant qu'iSsa ou slSo" qui le fondent comme tel. Or, l'iSsa constitue precisement le principe (le modele) qui conduit toute poihsi", tout comme l'siSo" ou la mopfh (forma, figura) est ce qui est a prop-rement parler »pro-duit« (hervor-gebracht) par elle dans l'etant materiel. [Die Machenschaft ist] eine Art der Wesung des Seins [...]. [...] der Beiklang des Abschätzigen ist fernzuhalten, wenngleich die Machenschaft das Unwesen des Seins begünstigt. Aber selbst dieses Unwesen ist, weil wesentlich dem Wesen, nie in eine Abwertung zu setzen. Vielmehr soll der Name [»Machenschaft«] sogleich hinweisen auf touto \sti tiw = ou\sia ; »Qu'est ce que l'etant, c'est-a-dire qu'est ce que l'etantite?« Selon Heidegger, cette »question rectrice« releve deja d'une »Verfestigung« du deploiement de l'etre au premier commencement, soit d'un mouvement ou il se fixe et meme peut-etre se fige (Beiträge, III. Das Zuspiel / Le jeu reciproque, n° 91., p. 179). 30 Heidegger l'indique dans les termes suivants : »[^ das] Unwesen des Seyns Woher dieses? ^ Nicht etwa aus der Nichthaftigkeit des Seyns; im Gegenteil!« / »[^ le] faire-defaut de l'essence de l'estre D'ou cela? Non pas, comme on pourrait le croire, a partir de la neantete de l'estre; au contraire!« (op. cit., II. Der Anklang / L'Intonation, n° 50, p. 109). 115 116 das Machen (poihsi", tscnh), was wir zwar als menschliches Verhalten kennen. Allein, dieses ist eben selbst nur möglich auf grund einer Auslegung des Seienden, in der die Machbarkeit des Seienden zum Vorschein kommt [...].3i [La machination est] un mode du deploiement de l'etre [...]. [...] il faut ecarter la connotation depreciative, bien que la machination favorise le faire-defaut de l'essence de l'etre. Mais il ne faut meme pas mettre le faire-defaut de l'essence sur le plan d'une devaluation puisqu'il est essentiel a l'essence. Nous voulons bien plutot indiquer d'emblee par ce nom le faire (poi^si", te'/yh) que nous connaissons, il est vrai, comme conduite humaine. Toutefois, celle-ci n'est elle-meme possible que sur la base d'une explicitation de l'etant dans laquelle se fait jour la fabricabilite de l'etant [...]. C'est donc non seulement le refus (Verweigerung) de l'etre dans le »regard« (s! do") de l'etant, mais egalement la Machenschaft, le regne de la fabrication (comme mode du deploiement de l'etre lui-meme), qui proviennent, tous deux, in-auguralement du premier commencement de l'histoire destinee (Geschichte) de l'etre en tant qüEr-eignis. De la leurpuissance! Or, c'est dans Xeffroi que le refus - reuvrant au fond du regne de la fabrication - se revele a nous aujourd'hui. Dans l'effroi, notre Da-sein se trouve - nous l'avons dit au debut - ek-statiquement ab-sente dans l'eclaircie (Lichtung) de ce refus de sorte que celui-ci ad-vient (kommt an, heran) comme tel vers et a nous dans l'Ouvert de cette meme eclaircie. Or, cet »E-venement« (Er-eignis) - cette »sortie« - du refus comme tel est bien le debut du deploiement de l'etre a l'autre commencement. Ainsi convient-il maintenant de preciser ce que cet E-venement du refus implique. Le deploiement de l'etre a l'autre commencement Relevons d'abord ceci: dans la mesure ou le refus s'e-claircit et se revele en tant que tel, il n'est deja plus un refus pur et simple. A^d-venant dans l'Ouvert de son eclaircie, il n'est plus domine par le mouvement de l'eloignement, de l'ab-sence et du de-tournement (Ab-wendung), mais il se »re-tourne« (wendet sich um) pour ainsi dire - bien qu'il demeure toujours determine par le mouvement de se re-tirer lui-meme. Or, c'est en se re-tournant de cette maniere qu'il se transforme: ad-venant au sein de l'Ouvert de son eclaircie (tout en se retirant a la fois), il se fait jour comme ce »phenomene« qu'est le celement (Verbergung) de l'estre (Seyn). Comme le dit Heidegger a l'occasion de son analytique des tonalites affectives qui »intonent«, a notre age de la transition, le deploiement ou l'»essance« (Wesung) de l'estre a l'autre commencement, voire nous ab-sentent deja dans celui-ci : 31 Beiträge, II. Der Anklang / L'Intonation, n° 61., p. 126. Das Erschrecken ist das Zurückfahren aus der Geläufigkeit des Vertrauten [nämlich der Vorrangigkeit des Seienden in der Machenschaft auf dem Grunde der Verweigerung des Seyns], zurück in die Offenheit des Andrangs des Sichverbergenden, in welcher Offenheit das bislang Geläufige als das Befremdliche [...] sich erweist [...]. Doch dieses Erschrecken ist kein blosses Zurückweichen und nicht das ratlose Aufgeben des »Willens«, sondern weil in ihm das Sichverbergen des Seyns auftut, und das Seiende selbst und der Bezug zu ihm bewahrt sein will, gesellt sich zu diesem Erschrecken aus ihm selbst sein ihm eigenster »Wille«, und das ist das jenes, was hier die Verhaltenheit genannt wird. Die Verhaltenheit [...] [ist] die Vorstimmung der Bereitschaft für die Verweigerung als Schenkung. [...]. [Die Verhaltenheit aber wird überwachsen durch die Scheu]. [ ... ]. Sie ist das alle Haltung inmitten des Seienden und Verhaltung zum Seienden durchstimmende Wesenlassen des Seyns als Ereignis.32 L'effroi est le recul [abrupte] qui nous arrache du comportement courant qui se re-met au familier [a savoir a la primordialite de l'etant dans le regne de la fabrication, qui a pour fond le refus de l'estre], [il est] le recul [qui nous place] dans l'Ouvert de l'afflux de ce qui se cele, Ouvert dans lequel ce qui jusqu'ici avait cours s'avere etre l'etrange [...]. Mais cet effroi n'est pas un simple [mouvement de] ceder, ni l'abandon desempare de la « volonte », mais puisqu'en lui s'ouvre precisement le celement de l'estre et que l'etant lui-meme et le rapport a lui veulent etre gardes, s'associe a cet effroi, a partir de lui-meme, sa « volonte » la plus propre, et c'est la ce qui est appele ici la retenue. La retenue [...][est] la tonalite affective preliminaire d'etre pret pour le refus comme donation [...]. [Mais c'est la crainte qui depasse [[encore]] la retenue]. Elle est ce qui laisse etre l'estre comme E-venement ap-propriant et qui [par la] dispose de part en part toute tenue au beau milieu de l'etant et tout rapport a l'egard de celui-ci. Dans la mesure ou le Dasein humain se trouve, par l'effroi, ek-statiquement absente (ent-rückt) dans l'e-claircie du refus de l'estre, ce refus s'y manifeste donc comme tel (en ne cessant toutefois de se retirer) de sorte qu'il se deploie (west) des lors en tant que celement (Verbergung) dans l'Ouvert de cette eclaircie. Or, ce celement de l'estre - ou l'estre en son celement - est alors bien un phenomene qui »af-flue« (drängt an) dans cet Ouvert tout en attirant le Da-sein par son carac-tere etrange et enigmatique. Ainsi le Da-sein ne fait pas seulement, comme dans l'effroi, reculer devant lui, mais etant pour ainsi dire fascine par lui et en attente a son egard (bien que ne cessant de reculer), il se tient vers lui en une retenue (Verhaltenheit) qui est a la fois investie de crainte (Scheu, alSw"). Mais ce celement a pour provenance le refus en tant que retrait extreme de l'estre, retrait par lequel 32 Beiträge, I. Vorblick / Apercu preliminaire, n° 5., p. 15 (nous soulignons). 117 l'estre comme »Ap-propriement» (Er-eignis) rentre dans sa « propriete » en con-servant par la la possibilite de se donner. C'est donc dans la tonalite de la rete-nue, investie d^'effroi et de crainte, que le refus de l'estre s'intone inauguralement en tant que celement (Verbergung) du meme estre, qui recele et abrite (birgt) pre-cisement les possibilites de sa donation. Ainsi le refus se revele-t-il initialement dans ladite tonalite affective comme etant le lieu »inaugural et supreme« de la »donation d^e l'etre«: [...] die Verweigerung ist die erste höchste Schenkung des Seyns, ja dessen anfängliche Wesungselbst [...]. Sie ereignet sich als der Entzug, der einbezieht in die Stille, in der die Wahrheit ihrem Wesen nach neu zur Entscheidung kommt, ob sie als Lichtung für das Sichverbergen gegründet werden kann. Dies Sichverbergen ist das Entbergen der Verweigerung, das Zugehören in das Befremdliche eines anderen Anfangs.33 [...] le refus est lapremiere et supreme donation de l'estre, voire meme l'essance inaugurale de celui-ci [...]. L'^-venement appropriant de ce refus a lieu sous la forme du retrait qui [nous] fait entrer dans le silence dans lequel la verite vient a se decider a nou-veaux frais quant a son essence, si elle peut etre fondee en tant qu'eclaircie pour le celement. Ce celement est le decelement du refus, l'appartenance a l'etrangete d'un autre commencement. 118 Dans la mesure en effet ou le refus ad-vient en tant que celement dans l'Ouvert de son eclaircie de telle sorte que le Da-sein, assumant cet Ouvert, s'ouvre a lui et se tient vers lui, le rapport des dimensions qui sont constitutives de l'eclaircie de l'etre (ainsi que de \Er-eignis comme Ap-propriement) se retourne. Au premier commencement (ainsi qu'au cours de l'histoire instituee par lui), cette eclaircie etait - le mot a-Xh^sia l'indique bien - de l'ordre d'une eclaircie excessive qui, en son excessivite, n'admettait pas le celement (Xh^h) et cherchait a l'ecarter (a-). Elle etait, autrement dit, une eclaircie qui se tournait et se dressait cont-re le celement tout comme celui-ci se tournait et se dressait alors, sous la forme du refus, a son tour hostilement contre cette eclaircie comme telle: le rapport de ses dimensions etait de l'ordre d'une opposition hostile. Mais maintenant, cet-te meme eclaircie - dans la mesure ou elle est eclaircie du celement et ou le Dasein (qui l'assume) s'ouvre et se tient vers celui-ci - est telle que ses dimensions se tournent pour ainsi dire »favorablement« l'une vers l'autre: elle n'est plus une ec-laircie qui est hostile au celement, mais elle se deploie - comme le formule Heidegger - en tant qu'weclairciepour le celement« (Lichtung für die Verbergung), soit 33 Op. cit. , IV. Der Sprung / Le saut, n° 124., S. 241. Cf. aussi op. cit., I. Vorblick / Apercu preliminaire, n° 9. p. 29. En outre: VII. Der letzte Gott / Le dernier dieu, n° 256., p. 410. en tant qu'eclaircie qui est »favorable« au celement.^^ Heidegger la caracterise, en la distinguant de l'eclaircie au premier commencement, dans les termes suivants: Die a-Xh^sia meint die Unverborgenheit und das Unverborgene selbst. Schon darin zeigt sich, dass die Verbergung selbst nur erfahren ist als das zu Beseitigende, was weg gebracht (a-) werden muss. [...] Wahrheit als Lichtung für die Verbergung ist deshalb ein wesentlich anderer Entwurf als die aXh^sia, obzwar er gerade in die Erinnerung an diese gehört und diese zu ihm.35 L'a-Xhqsia signifie le decelement et le decele lui-meme. Par la se montre deja que le celement est experimente seulement comme ce qui doit etre ecarte, comme ce qui doit etre enleve (a-). [La] verite en tant qu'eclaircie pour le celement est par consequent un projet essenti-ellement autre que l'ajlhvqeia, bien qu'il appartient precisement au souvenir de celle-ci, [tout comme] celle-ci [appartient] a celui-ci. Comme nous venons de le dire, c'est donc a l'autre commencement que le rapport tout entier de l'eclaircie de l'etre se retourne: elle n'est plus une eclaircie qui, dans sa propre excessivite, est contre la dimension du celement en cherchant a l'ecarter (avec pour consequence que l'estre [en son celement] se de-tourne et se refuse). Mais elle est alors l'eclaircie pour le celement, qui est »favorable« a ce- 119 lui-ci. Comme telle, elle garde (wahrt) l'estre en son celement. Elle est »ver-ite«, »Wahr-heit« au sens propre du mot: elle est »die Heitere«, »la claire«, qui »eclair-cit« (heitert auf) l'estre en son celement (comme on dit du ciel qu'il »s'eclaircit«, sich auf-heitert), sans chercher pour autant a priver l'estre de son celement, mais en le gardant (wahren, ^ver-)^^ dans celui-ci. Cette verite est la verite originelle de l'etre lui-meme, i. e. de l'estre. C'est de cette verite originelle que nait egale-ment - par l'excessivite de la dimension eclaircissante et donatrice - la verite telle qu'elle a lieu au premier commencement, verite qui est finalement le de-celement de l'etant (comme tel, en son »etantite«). En ce sens, la question de la verite de l'etre lui-meme (i. e. de l'estre) est bien la »question fondamentale (Grundfrage)« de la pensee a l'autre commencement: 34 C'est ici que resonne le souvenir au mot d'Heraclite : ^hJ° fuvsi" kruvptesqai filei' / »La nature [i. e. l'e--closion] aime a se cacher.« (Fragment B 123; nous traduisons). 35 Op. cit., V. Die Gründung / La fondation, n° 226., p. 350. 36 Ver-itas et Wahr-heit, de la racine Över, sont apparentes a l'allemand Wehr qui signifie le »barrage« dans un fleuve qui en retient les eaux. 120 Die Seinsfrage ist die Frage nach der Wahrheit des Seyns. Geschichtlich vollzogen und begriffen wird sie gegenüber der bisherigen Frage der Philosophie nach dem Seienden (der Leitfrage) zur Grundfrage.37 La question de l'etre est la question de la verite de l'estre. Accomplie et con^ue du point de vue de l'histoire destinee [de l'etre], elle devient - a l'encontre de la question de l'etant posee jusqu'ici par la philosophie (la question rectrice) - la question fondamentale. Si nous avons determine par la le mode inaugural du deploiement de l'etre a l'autre commencement, il convient maintenant d'expliciter ce que ce mode inaugural implique, en suivant le developpement des Beiträge. En guise de conclusion, nous nous contentons de quelques indications. 1) Dans la mesure ou le refus se re-tourne en celement, YEreignis, l'Ap-prop-riement - qui se re-tourne alors, lui aussi et lui d'abord - laisse proprement se deployer sa »propriete«, soit le celement. Jetant alors son regard - telle une reillade furtive - (öugend) au Dasein mortel et le requerant (er-öugend) par celui-ci, il se l'ap-proprie, i. e. en fait sa propriete par cette tonalite affective fondamentale qu'est la retenue investie d'effroi et de crainte (tout en le rendant par cette ap-propriation originellement possible comme tel, soit comme Da-sein mortel ek-statiquement ab-sente, ent-rückt, a et dans la dimension »thanatique«, abyssale, du celement). Le Da-sein humain se trouve donc deja ab-sente dans l'eclaircie du celement par ladite tonalite fondamentale, tout en l'assumant deja sur le mode de celle-ci. Mais le celement provient toutefois du refus et demeure affecte par celui-ci, de sorte qu'il risque d'y rechuter. Vu cependant que le Da-sein est bien l'instance qui, assumant le La (Da) de l'eclaircie, y prete son secours, lEr-eignis requiert alors du meme Da-sein d'assumer le La de cette eclaircie non seulement sur le mode de la tonalite affective, mais d'accomplir un »de-placement«, c'est-a-dire de changer radicalement de position il lui reclame de quitter sa position tradi-tionnelle (qui l'oriente sur l'etant) et de s'ab-senter (sich entrücken) - en accom-plissant un »saut« (Sprung) (toute mediation faisant defaut ici)^® - proprement au sein meme de cette eclaircie du celement, pour etre alors proprement le La, Da, de cette eclaircie pour le celement (et pour etre ainsi lui-meme proprement le Dasein, soit celui qui, en son etre, assume ek-statiquement le Da, le La, de la verite abyssale de l'estre). Ce faisant, le Dasein se verra place dans l'Ouvert de cette eclaircie en toute son amplitu^: il se verra place entre le premier commencement (le refus qui »est« ete, ist gewesen, i. e. qui est encore [sur le mode de son accom- 37 Op. cit., I. Vorblick / Apercu preliminaire, n° 2., p. 6. Concernant la difference entre la »question rectrice (Leitfrage)« du premier commencement et la »question fondamentale (Grundfrage)« de l'autre commencement, cf. aussi III. Das Zuspiel / Le jeu reciproque, n° 91., p. 179, et n° 85., p. 171. 38 Ce »saut« est l'objet de la section IV des Beiträge, intitulee Der Sprung / Le saut. plissement]) et l'autre commencement (le celement qui ad^-vient [en tant que de-celement du refus comme refus]). En sejournant ainsi instamment dans l'Ouvert de cette eclaircie tout entiere, le Dasein la sup-portera (au double sens du mot), i. e. la soutiendra et l'endurera d'un bout a l'autre, tout en l'ouvrant proprement, par son pro-jet ek-statique (ek-statischer Entwurf), en toutes ses dimensions. Ce n'est que par cette prise en charge par le Da-sein ekstatico-projectif que l'eclaircie de l'etre se trouve fondee en tant qu'eclaircie du celement. Ce n'est en effet que par la qu'elle se trouve portee proprement a son etre et gardee en celui-ci: [...] [das] Wesen des Seins [...] braucht [uns], [...] sofern wir das Da-sein ausstehend inständlich bestehen und gründen als die Wahrheit des Seins.39 Das Da-sein ist die Gründung der Wahrheit des Seyns.^o [...][l']essence de l'etre [...] a besoin [de nous], [...] en tant que, supportant le Da-sein jusqu'au bout, nous l'endurons et le fondons en tant que la verite de l'etre. Le Da-sein est la fondation de la verite de l'estre. Le Da-sein - qui a ete deja rendu possible, soit »ap-proprie«, comme tel par le tournant de VEr-eignis, i. e. de XAp-propriement- est donc des lors absente ek-sta-tiquement dans toute lamplitude de l'espace temporel du meme Ap-propriement (qui est en train de se re-tourner en passant du premier commencement a l'autre commencement) - tout en le laissant se deployer proprement, par son pro-jet ek-statique, en son tournant. 2) Mais le celement (Verbergung) de l'estre est bien ce qui recele (birgt) les possibi-lites a venir: il est pour ainsi dire le sein cache qui les fait maturer pour les dispenser (verschenken). Ainsi ce meme celement ne viendra pleinement a son propre etre - celui d'etre gros desdites possibilites - que dans la mesure ou il se trouvera proprement libere (freigegeben) comme tel. Cette liberation s'accomplit - et Heidegger de suivre ici le poete Hölderlin - par le langage en tant que juste mot qui 39 Op. cit., I. Vorblick / Apercu preliminaire, n° 16., p. 44. Heidegger dit aussi: »Das Seyn braucht den Menschen, damit es wese, und der Mensch gehört dem Seyn, auf dass er seine äusserste Bestimmung als Da-sein vollbringe.« »L'estre a besoin de l'homme pour qu'il se deploie, et l'homme appartient a l'estre afin qu'il accomplisse sa destination la plus extreme en tant que Da-sein.« (Op. cit., IV. Der Sprung / Le saut, n° 133., p. 251). En outre: »Die Wahrheit des Seins und so dieses selbst west nur, wo und wann Da-sein. Da--sein 'ist' nur, wo und wann das Sein der Wahrheit.« / »La verite de l'etre et ainsi celui-ci lui-meme ne se deploie que [la et alors] ou et quand il y a Da-sein. [Quelque chose comme le] Da-sein n''est' que [la et alors] ou et quand [il y a] l'etre de la verite.« (Op. cit., loc. cit., n° 140., p. 261). Cf. aussi loc. cit., n° 122., p. 239. 40 Op. cit., III. Das Zuspiel / Le jeu reciproque, n° 83., p. 170. Cf. aussi la breve caracterisation, par Heidegger, de la »fondation« (Gründung): »Die Gründung der Wahrheit als der Wahrheit des Seyns (das Da-sein)« / »Lafondation de la verite en tant que la verite de l'estre (le Da-sein)« (Op. cit., I. Vorblick / Apercu preliminaire, n° 3., p. 9). Cela veut dire que la verite se trouve fondee en tant que verite de l'estre par le fait que le Da-sein est proprement le Da, le La de celle-ci (par quoi le Dasein se trouve fonde a son tour en tant que tel). 121 122 nous vient en s'accordant a nous par un don, i. e. une faveur (Gunst) - le langage comme juste mot etant, comme le formule Heidegger, »le mode le plus propre de l'^-venement appropriant« (die eigenste Weise des Er-eignisses)«.^^ Autrement dit: ce n'est que par le mot liberateur (auquel la parole humaine doit repondre) que lEr-eignis en tant qn E-venement de l'etre comme celement, se degage pleine-ment. Vu que le mot accomplit ici la liberation de l'estre en son celement (Verbergung), il est - comparable a Vappel de la conscience morale (Rufdes Gewissens) dans l'»Analytique existentiale« de Etre et Temps, qui ouvre au Dasein la factivite de son etre42 - de l'ordre d'une voix silencieuse qui provient du silence et qui nous oblige a faire silence. Or, ce mot - s'accordant par une faveur - est d'ordre divim il est Xintervention du dieu lui-meme. Heidegger nomme ce dieu, dans les Beiträge, le »dieu ultime« (^r letzte Gott) ou le »dieu extreme« (der äusserste Gott).^^ Ce dieu est en effet quelque chose d'ultime et d'extreme dans la mesure ou il acheve XEreignis, l'E-venement du re-tournement du refus en celement (tout en se revelant par la, retrospectivement, comme celui qui, a vrai dire, l'a aussi »intone« inaugu-ralement par les tonalites affectives).^^ Son langage est de l'ordre d'un appel silen-cieux et du faire signe (Winken, shmaivsiv).^^ L'appel silencieux de l'ultime dieu se revele donc ici etre ce qui, en derniere instance, ap-proprie (eignet zu) le Dasein a son appartenance (Zugehörigkeit) (sur le mode de l'ecoute, Hören) a l'estre comme E-venement ap-propriant (Er-eignis), de sorte que le Dasein - sejournant 41 Heidegger caracterise le langage en tant que juste mot qui dit, sagt, i. e. montre et laisse apparaitre, comme suit: »Die im Ereignis beruhende Sage ist als das Zeigen die eigenste Weise des Ereignens. Das Ereignis ist sagend.« / »La Dite reposant dans l'appropriement est, en tant que monstration, le mode le plus propre d'approprier. L'appropriement est disant.« (dans »Der Weg zur Sprache«, dans: Unterwegs zur Sprache, hrsg. von F.-W. von Herrmann, GA I, 12, p. 251 / dans »Le chemin vers la parole«, dans: Acheminement vers la parole, traduit de l'allemand par J. Beaufret, W. Brokmeyer et F. Fedier, Gallimard, Paris 1976, p. 251. [fr. dire, lat. dicere, all. sagen sont etymologiquement apparentes au grec deiknuvnai, »montrer« [cf. all. zeigen, »montrer«].]) 42 Cf. notre article intitule »Gewissen und Wahrheit. Heideggers existenziale Analytik des Gewissens (Sein und Zeit §§ 54-62)«, dans: Kategorien der Existenz. Festschrift für Wolfgang Janke, hrsg. von K. Held und J. Hennigfeld, Königshausen und Neumann, Würzburg 1993. p. 327-349 / »Conscience et verite. L'interpretation existentiale de la conscience chez Martin Heidegger (Etre et Temps §§ 54-62)«, dans: Rivi-sta portuguesa de filosofia. A heran^a de Heidegger / Heideggers Heritage. Director / Editor Joao J. Vila-Cha. Tomo LIX, 2003, Fasc. 4, Praga / Portugal, p. 1051-1078. 43 La section VII des Beiträge a pour titre: Der letzte Gott, »L'ultime dieu«. Cette formule revient a plusi-eures reprises dans le texte de cette section. La formule »der äusserste Gott« se trouve op. cit., VII., n° 255., p. 408. 44 Heidegger parle, au debut des Beiträge, du »tremblement« (Erzitterung) - i. e. de la vibration tonale -de l'estre, qui s'accroit jusqu'a etre l'»aube du dieu des dieux« (Götterung des Gottes der Götter). (Op. cit., I. Vorblick / Apercu preliminaire, n° i., p. 4). 45 Cf. op. cit., VII., 255., p. 407 sq. Le mot »winken«, shmaivnein, fait echo au fragment B 93 d'Heraclite : o avaX, ou to mavTsiov SsTi to Sv ASXfoi ~ , ouTs ISgei ouTs xpuPTsi aila ' shmaivei. »Le seigneur auquel appartient l'oracle a Delphe, ni dit ni cache, mais il fait signe.« au sein de l'Ouvert de l'eclaircie du celement - se trouve alors place devant les »signes« (Winke) de l'ultime dieu.46 3) Etant approprie de cette maniere a l'eclaircie du celement, le Da-sein ne fait alors pas seulement projeter ek-statiquement celle-ci dans l'Ouvert, mais il s'engage deja et des toujours a faire ceuvre, soit a abriter (bergen) cette eclaircie du celement dans la »solidite« de quelqu'etant de la terre (erdhaft Seiendes) (langage, chose, reuvre d'art^)^^ pour que le celement de l'estre (recelant les possibilites a venir) y soit abrite (geborgen) et gard^e (verwahrt)Par la, le rapport entre le ce-lement et l'eclaircie se »concretise«: il apparait, selon les Beiträge, comme le rapport (encore litigeux) entre la terre et le monde^^ ou encore, selon les essais tardifs de Heidegger, comme le rapport (apaise) entre la terre et le ciel.5° Dans la mesure ou le Dasein - a l'ecoute du mot liberateur - abrite, en reuvrant, l'eclaircie du cele-ment dans la solidite de l'etant de la terre, il acheve la fondation de l'eclaircie du celement et par la la fondation de l'autre commencement.5i 46 Beiträge, I. Vorblick / Apercu preliminaire, n° 39., p. 82: »Sie [die Zukünftigen] übernehmen und verwahren die durch den Zuruf erweckte Zugehörigkeit in das Ereignis und seine Kehre und kommen so vor die Winke des letzten Gottes zu stehen.« / »Ils [ceux qui sont a venir] prennent sur eux et gardent l'appartenance, eveillee par l'appel, dans l'appropriement et dans son tournant, et viennent ainsi se tenir de-vant les signes du dernier dieu.« 47 Cf. op., cit., I. Vorblick / Apercu preliminaire, n° 32., p. 70. 48 Op. cit., V. Die Gründung / La fondation, n° 244., p. 390 ; cf. n° 243., p. 389. Cf. aussi I. Vorblick / Apercu preliminaire, n° 32., p. 70. 49 Op. cit., V. Die Gründung / La fondation, n° 244., S. 391. Heidegger a pense ce rapport egalement -et avant tout - dans son essai intitule »Der Ursprung des Kunstwerks« (1935/6), dans: Holzwege, hrsg. von F.-W. von Herrmann, GA 5, Klostermann, Frankfurt a. M. 1977, p. 1-66 / »L'origine de l'reuvre d'art«, tra-duit de l'allemand par W. Brokmeier, dans: Chemins qui menent nulle part, Gallimard, Paris 1962, p. 13-89. Heidegger dit de cet essai qu'il appartient essentiellement aux Beiträge (cf. Beiträge, V. Die Gründung / La fondation, n° 247, p. 392). 50 Par ex. dans: i) »Bauen Wohnen Denken« (1951), dans: Vorträge und Aufsätze (1954), hrsg. von F.-W. von Herrmann, GA 7, 2000, p. 151 sq / »Batir, Habiter, Penser«, dans: Essais et conferences, traduit de l'allemand par A. Preau et preface par J. Beaufret, Gallimard, Paris 1958, p. 176 sq; 2) »Das Ding«, dans: op. cit., p. 179 sq / »La chose«, dans: op. cit. p. 212 sq.; 3) »Hölderlins Erde und Himmel« (1959), dans: Erläuterungen zu Hölderlins Dichtung (1971), hrsg. von F.-W. von Herrmann, GA 4, 1981, p. 152-181 / »Terre et ciel chez Hölderlin«, traduit par F. Fedier, dans: Approche de Hölderlin, traduit de l'allemand par H. Corbin, M. Deguy, F. Fedier et J. Launay, Gallimard, Paris 1973, p. 195-237. - Nous avons donne une interpretation de cette double tranformation du rapport entre l'eclaircie et le celement dans notre ouvrage intitule La question de la verite (Thomas d'Aquin — Nietzsche — Kant — Aristote — Heidegger), Collection Philosophie - GENOS, Editions PAYOT-Lausanne (Suisse), 2001, p. 252-284. 51 Nous remercions Monsieur Emmanuel Mejia de la relecture de notre texte du point de vue du fran^ais ainsi que de ses remarques stimulantes au niveau philosophique. 123