Filozofski vestnik Letnik/Volume XXI • Številka/Number2 • 2000 • 7-18 COMMUNISME ET TOTALITARISME CLAUDE LEFORT Le régime soviétique, tant sa nature que le sens de son évolution, a fait l'ob- j e t d'un débat incessant en Europe, depuis le lendemains de la Révolution d'octobre. Comme l'indique Pierre Hassner (La violence et la paix, Ed. Es- prit, Paris, 1995), il est décrit comme une formation politique d'un genre nouveau par des émigrés russes, puis par des opposants à Mussolini qui voient dans la dictature fasciste et la dictature communiste des traits communs. Au cours des années 30, signale P. Hassner, tout les éléments de la discussion qui devait se développer ultérieurement, après la deuxième guerre mondiale, sont déjà réunis. A la fin de cette décennie est significativement organisé un Symposium on the totalitarian State (Philadelphie, 1940). Le concept de tota- litarisme n'est donc pas une création de la guerre froide et n'a pas été forgé par des politologues américains. Très schématiquement, sans prétendre aucunement rendre compte de la variété des interprétations, j e distinguerai un petit nombre de thèses domi- nantes. La constance de la première est remarquable. Le projet d'édifier une société socialiste est jugé s'accomplir en Russie, suivant les principes du marxisme, mais il se heurte à des difficultés que la théorie ne permet pas de résoudre, car elle n'envisageait pas une révolution prolétarienne là où le capitalisme n'avait pas pleinement développé les forces productives. La dic- tature du parti et les moyens extraordinaires auxquels celui-ci recourt, la terreur, se justifient, ou du moins s'expliquent par la nécessité de surmonter les obstacles que créent l'état arriéré de la Russie, une révolution limitée à un seul pays et l'hostilité de puissances capitalistes qui l'environnent. Ce point de vue fut, en particulier, en France, celui d'une large fraction de la gauche non communiste; il eut la faveur de nombreux intellectuels et ne fut ébranlé qu'au cours des années 70. Selon la seconde thèse, le pouvoir né de la révo- lution d'octobre s'est scindé du prolétariat et a donné naissance à une cou- che bureaucratique; mais les fondements d'une société socialiste ont été po- 7 C L A U D E L E F O R T sés; la bureaucratie est parasitaire et transitoire. Tel est l'argument des trots- kistes. Selon une troisième thèse, l'essor d'une classe bureaucratique corres- pond à une évolution qui caractérise les sociétés industrielles modernes: cel- les-ci, quel que soit le régime politique, tendent à faire prévaloir au dépens des capitalistes traditionnels le rôle des managers. C'est notamment l'inter- prétation de Burnham. Selon une troisième thèse, celle du groupe Socialisme et barbarie issu d'une dissidence trotskiste (groupe né en 1948 dont les princi- paux animateurs furent C. Castoriadies et jusque en 1958 moi-même), il faut reconnaître une nouvelle formation historique cohérente, une société bu- reaucratique associée à un nouveau mode de production radicalement dis- tinct aussi bien du socialisme conçu par Marx que du capitalisme tradition- nel. Seule une nouvelle révolution sociale pourrait aboutir à une démocratie prolétarienne. La dernière thèse que j e signale soutient l'idée de la création d'un État totalitaire. Toutefois cette thèse est formulée en termes si différents qu'il serait plusjuste de discerner deux points de vue qui n'ont en commun que de désigner un nouveau système de domination et de le situer dans le cadre de la modernité. D'un côté, il s'agit d'identifier, dans le champ de la science politique, un modèle inédit, à partir de critères objectifs, encore que la définition de celui-ci implique le tableau d'une société entièrement assu- jettie au pouvoir d'un parti unique. D'un autre côté, il s'agit de s'interroger sur le sens d'une entreprise qui marque une rupture dans l'histoire de l'hu- manité, qui porte atteinte aux fondements de la vie sociale et qui se dérobe aux catégories de la philosophie politique classique ou moderne. Une telle approche relève donc d'un mode de penser philosophique, alors même qu'elle implique le souci de déchiffrer le »sans précédent«. Là, le nom de Hannah Arendt s'impose. Les questions que lui pose l'avènement d'Etats totalitaires ne se dissocie pas d'une interrogation sur la nature du lien social, le statut de la loi et la condition de l'homme dans le monde moderne. Puis-je dire que, sans subir l'influence d'H. Arendt, dont j e ne connus l'œuvre que tardive- ment, j 'ai, à partir de la fin des années 50, esquissé une problématique pro- che de la sienne. Ni la notion de société bureaucratique, ni celle de capita- lisme d'Etat ne me paraissaient plus rendre compte de la nouveauté du sys- tème communiste. Ainsi publiai-je, en 1956, un long article dans Socialisme et barbarie, intitulé »Le totalitarisme sans Staline«. Le fameux rapport Krouchtchev présenté au 20'' Congrès m'avait éclairé sur les traits d'une so- ciété politique d'un type nouveau. J e le précise au passage: j e jugeai alors, à la différence de H. Arendt, que la disparition de Staline, si elle avait marqué la fin de la terreur, n'avait pas affecté le fonctionnement du système. En outre, quand je découvris avec admiration son œuvre, j e pensai que sa criti- que du totalitarisme s'alliait à celle de la démocratie moderne. Or la forma- 8 COMMUNISME ET TO TALITARISME tion d'un système de domination qui reposait sur la dénégation de tout signe de division sociale m'incitait au contraire à réévaluer un type de société qui laisse libre cours au conflit et accepte d'être hétérogène. Un mot de plus sur le débat concernant l'évolution du communisme. En un sens, la manière dont on concevait sa nature commandait l'appréciation de cette évolution. Toutefois, la discussion prit un tour particulier dans les deux dernières dé- cennies qui précédèrent la chute du régime soviétique. C'est alors que s'af- frontèrent la croyance à un système entièrement verrouillé, en conséquence immuable et la croyance à une libéralisation progressive sous l'effet des chan- gements dus à l'industrialisation et à la formation d'une nouvelle élite dis- tincte du parti. Cette dernière croyance fondait le pronostic d'un rapproche- ment, sinon des idéologie, du moins des modes de vie et des mentalités à l'Est et à l'Ouest. Pour ma part, j e ne cessai de penser que le régime soviéti- que était éminemment vulnérable, tant les contradictions qui le travaillaient se montrer insolubles (le rapport Kroutchchev m'en avait persuadé) mais j 'excluais l'hypothèse d'un progrès pacifique des réformes, tant il me parais- sait impossible que s'ouvrit, en dehors du parti, un espace propice à des innovations. Mon erreur fut, toutefois, d'imaginer une crise sociale analogue à celle qui s'était produite en Hongrie, en 1956. L'effondrement du communisme n'a pas clos le débat. Quelques-uns des arguments que j'évoquais sont seulement devenus insoutenables. Les faits ont enseigné que le système n'était ni immuable, ni réformable, ni viable. Si j ' a cru bon de faire »un retour sus le communisme« dans un livre intitulé La complication, c'est parce qu'il m'est apparu que se dessinait un nouveau schéma d'interprétation qui associait deux points de vue auparavant antagonistes. Ce schéma est reconnaissable dans deux ouvrages publiés à la même époque, celui de François Furet Le passé d'une illusion et celui de l'historien américain Martin Malia, La tragédie soviétique. Ces deux auteurs exploitent une riche documentation et ils ont le mérite de replacer le phénomène communiste dans les horizons du monde moderne. Tous deux s'emploient à combiner la thèse d'un projet d'édification du socialisme en butte à des obstacles impré- vus avec la thèse de la formation d'un état totalitaire. Cependant, cette com- binaison s'accompagne d'une modification fondamentale de la première thèse. A la différence des »progressistes« qui soutenaient la cause du socialisme (tout en étant réticents sur l'usage des moyens mis en œuvre à son service et divisés sur le sens de son évolution, F. Furetjuge que les communistes furent constamment la proie d'une illusion et Martin Malia qu'ils furent entraînés par une utopie. Le premier s'attache donc à montrer comment l'illusion a 9 C L A U D E L E F O R T pu résister à la connaissance des faits, en Europe occidentale, le second à montrer que l'utopie a conduit les dirigeants soviétiques à recourir à des méthodes de plus en plus radicales pour atteindre au but qu'ils s'étaient fixés. Ainsi M. Malia soutient-il que tous ces dirigeants, de Lénine à Andro- pov, jusqu'à Gorbathcev même, Staline y compris, ont »cru au socialisme«. Nulle concession dans ces deux ouvrages dans la description d'une politique terroriste et d'un système totalitaire, mais l'idée, au mieux formulée par Malia, d'un enchaînement d'actions dont chacune engendre des »conséquen- ces non voulues«. A la question: où naît l'illusion ou l'utopie la réponse semble aller de soi, elle provient du marxisme. Encore faudrait-il ajouter que le marxisme lui-même se voit traité comme un produit de la philosophie de l'histoire et que celle-ci dérive, à son tour, de la philosophie des Lumiè- res. Mais j e ne peux, dans le cadre de ce bref exposé, m'attarder sur l'argu- ment insolite selon lequel le rationalisme et plus précisément le libéralisme modernes, contiendraient le germe du communisme. Plus important me paraît d'observer que l'argument des deux historiens trouve sa confirmation dans l'événement qui marque le soudain effondrement de l'édifice communiste. En bref, E Furet et M. Malia tirent du constat de la fin du régime sovié- tique la preuve de son inconsistance. Sa cohérence n'est certes pas niée, mais elle ne tient qu'à l'idéologie qui le guide. Selon F. Furet, le communisme ne fut qu'une parenthèse dans le cours du XX1' siècle. Selon M. Malia, le fait qu'il s'effondra comme un château de cartes démontre qu'il ne fut jamais qu'un château de cartes (iîc).Je remarque, en passant, que cette thèse laisse supposer que nous avons fait retour à la réalité. Or, il y a lieu de se deman- der ce qu'on entend par »réalité« dans notre temps. Et il vaudrait aussi la peine de se demander comment une illusion si massivement partagée, ou une utopie, ont pu surgir du monde »réel« du début du siècle; pourquoi la formation de régimes totalitaires fut imprévue et longtemps méconnue, tant par la gauche non communiste que par la droit libérale ou conservatrice, alors que les occidentaux avaient »les pieds sur terre«. En nous interrogeant ainsi, nous serions peut-être mieux armés pour faire face à l'imprévisible. Au lieu de nous enchanter des vertus d'un marché devenu mondial, nous pour- rions mieux prendre la mesure de la crise des Balkans ou de la nouvelle Russie - pour ne pas parler des autres continents. L'histoire du régime soviétique tel que M. Malia l'élabore est, à la lettre, une histoire idéaliste, c'est-à-dire une histoire commandée par des idées. De fait, le régime est défini comme une »idéocratie«. Sans doute est-il précisé que cette idéocratie de pair avec une »partitocratie«. Mais le parti commu- niste apparaît comme un simple instrument forgé par Lénine pour impri- mer l'utopie socialiste dans la réalité. En outre, l'histoire du parti demeure 1 0 COMMUNISME ET TO TALITARISME idéaliste en ce sens qu'elle se résume à celle des décisions prises par des dirigeants, sous l'effet de »conséquences non voulues«, mais toujours gui- dées par des intentions qui résultent elles-mêmes d'idées tirées d'une doc- trine. C'est une histoire par un haut qui néglige l'examen de la structure sociale et de ses transformations. Malia ne dit-il pas lui-même que nos n'avons jamais eu affaire en Russie à une société, mais seulement à un régime? Que peut bien être un régime sans société? Il me semble que l'histoire de l'utopie cède à la naïveté, à la simplification et à l'abstraction. La naïveté consiste à prendre au pied de la lettre le discours des dirigeants communistes. Or ce discours n'est interprétable qu'à la condition d'être confronté avec leur ac- tion. Voilà que relève d'une psychologie élémentaire et s'applique à quicon- que, quelles que soient les circonstances dans lesquelles la parole s'exerce. En outre, quand la profession de foi émane de ceux qui détiennent le pou- voir, ou une position dominante dans la société, comment manquerions-nous de nous interroger sur leurs mobiles? Marx avait eu le mérite de repérer dans l'idéologie une fonction de travestissement d'intérêts particuliers en vérité universelle et de travestissement de la contingence en nécessité. Quel- les que soient les réserves que suscite sa critique de la liberté et de l'égalité bourgeoises, son analyse reste, dans le principe, féconde. Or, il y a lieu de l'appliquer au monde communiste. Pour ne donner qu'un exemple, quel observateur sérieux peut-il croire à la sincérité de Staline quand celui-ci dé- clare que le stade du dépérissement de l'État est atteint et en conclut au renforcement de l'appareil d'État dans le présent? Quant à la simplification, elle consiste à faire du bolchevisme l'expression de l'utopie socialiste, sans prendre en compte les multiples mouvements qui ont vu le jour au XIXe siècle et, notamment en Russie ont partagé la croyance à une transformation radicale de la société et à une abolition de la division de classes. Comment oublier qu'en 1918, les socialismes révolutionnaires, mencheviks et anarchis- tes combattirent la dictature du parti unique tout en défendant la révolution? Enfin, l'abstraction, j e l'ai déjà signalé, consiste à ne retenir que l'action conduite par les détenteurs du pouvoir. J e demande donc qu'on revienne au concret. Tel était le souci d'un pion- nier de l'anthropologie sociale, Marcel Mauss. »Dans la société, écrit-il, on saisit plus que des idées et des règles, on saisit des hommes, des groupes et des comportements«. Tel était aussi le souci de Husserl quand il appelait à revenir »aux choses mêmes« par delà les constructions de l'intellectualisme et de l'em- pirisme. La connaissance du phénomène communiste n'est possible que si nous nous efforçons de saisir l'intrication des faits politiques, sociaux, écono- miques, juridiques et des faits révélateurs des comportements et des mentali- tés, et, simultanément, si nous nous efforçons de saisir leur genèse. 1 1 C L A U D E L E F O R T Je me bornerai, faute de temps, à quelques remarques portant sur la nature du parti bolchevique et sur les traits caractéristiques du système tota- litaire. Le parti bolchevique n'est pas simplement une première version du type »parti unique«. Dès l'origine, il est régi par des principes qui le distinguent de toutes les formations politiques antérieures. Ces principes sont bien con- nus: division du travail révolutionnaire, professionnalisation du militantisme, imposition d'une stricte discipline d'action, exigence d'un dévouement in- conditionnel à la cause qui exclut tout droit à une vie privée, clivage entre les membres du parti et les autres (fussent-ils des sympathisants). L'organisation se caractérise par la stricte subordination de ses membres à la direction qu'ils ont désignée ou sont censés avoir désignée, par sa clôture et par sa convic- tion que tout ce qui se produit dans la société peut être fin en raison de son identification avec le prolétariat. L'argument selon lequel le parti serait un simple instrument grâce auquel le marxisme deviendrait générateur d'une pratique efficace fait ignorer que la croyance à la vérité de la doctrine s'in- vestit dans la foi dans le parti. Hors de ses frontières, nul accès n'est possible à la connaissance des faits, nulle participation n'est possible à la lutte révolu- tionnaire. En conséquence, le marxisme se trouve circonscrit à la définition que Lénine en donne, débarrassé de tout élément d'incertitude. Il se trans- forme en un bréviaire. De l'œuvre de Marx et de Engels il n'est plus en droit qu'un seul lecteur. Ainsi viennent s'ajuster un corps d'idées - le dogme - et un corps collectif - un groupe de militants strictement articulés les uns avec les autres. Que les militants soient des »croyants«, comme le souligne M. Malia, ne fait pas de doute, mais ils ne le sont que dans la mesure où ils croient ensemble. L'autorité réside dans le parti et tend à se confondre avec celle de son chef, quoique, dans les premiers temps, il arrive que ses déci- sions soient contestées. Ce phénomène a été perçu aussitôt par Rosa Luxem- bourg, par Kautsky, considérés par le grand théoricien du marxisme à l'épo- que et, chose curieuse, par Trotsky qui devait rallier peu de temps avant la révolution le bolchevisme. Dans »Nos tâches politiques«, Trotsky prévoyait une situation dans laquelle »l'organisation du parti se substitue au proléta- riat, le comité central se substitue à l'organisation, et, enfin, le dictateur se substitue au comité central.« Le premier bolchevisme porte le germe du futur Etat-parti. Mais nous ne pouvons savoir ce que serait devenu ce germe si ne s'était pas produite, en février 1917, la formidable secousse révolutionnaire qui détruisit l'état tsa- riste et rendit inviable le nouveau gouvernement d'inspiration libérale. Cet événement surprit les bolcheviks. Il n'avait joué aucun rôle dans son déclen- chement. C'est indépendamment de leur action que surgit dans toute l'éten- 1 2 COMMUNISME ET TO TALITARISME due de la société une multitude de comités (comités d'usine, de quartier, de soldats, etc.). Est-ce pour cette raison que M. Malia, tout occupé à décrire une histoire par en haut passe sous silence Février? Le succès des bolcheviks ne s'éclaire pourtant que si l'on tient compte de la désagrégation soudaine des autorités d'ancien régime et de l'impuissance d'une démocratie sauvage à s'institutionnaliser. Seuls, ils se montrent finalement capables de tirer parti de la situation (non sans avoir, à plusieurs reprises, changé de ligne), grâce à l'intelligence politique de Lénine et de Trotsky, mais aussi, il est vrai, grâce à leur organisa- tion, leur discipline leur capacité de commandement, leur volonté de faire table rase du passé en refusant tout compromis avec les modérés. Ainsi consti- tuent-ils un pôle d'attraction pour tous les activistes en quête d'une place dans un nouvel appareil dirigeant. Le parti de Lénine s'impose, sans nul doute, parce qu'il répond à l'attente d'une partie de la population. Des circonstances exceptionnelles le mettent en mesure de remplir sa vocation et d'acquérir pleinement les traits qui s'étaient esquissés une quinzaine d'années aupara- vant. Dès lors, l'affirmation de son identité, en rupture avec les autres forma- tions politiques, prend toute sa protée: ces formations, il les élimine en même temps qu'il abolit les libertés civiles, la liberté de la presse en premier lieu. En 1918, Lénine déclare que »le parti est au-dessus de tout«. La formule répond bien à la conception première du bolchevisme, mais à présent le parti ne domine pas seulement chacun de ses membres, il domine la société entière. Que le parti soit »au-dessus de tout« signifie qu'il n'y a aucune distinction entre le légal et l'illégal, le vrai et le faux qu'on puisse faire valoir indépendamment de lui. Le pouvoir se fait source de la loi et du savoir. * * * Les secondes remarques portent sur le concept de totalitarisme. Hannah Arendt parle fréquemment du totalitarisme comme d'une domination to- tale. Cette dernière expression risque de faire croire à une domination qui atteint à sa plus grande extension et à sa plus grande intensité. A sa plus grande extension: ainsi Staline paraît-il, comme Hitler, engagé dans une en- treprise qui vise à bouleverser la planète. A sa plus grande intensité: ainsi la domination totale doit-elle s'exercer nécessairement par la terreur. C'est pourquoi Arendtjugera que le système change de nature quand Kroutchchev renonce aux méthodes staliniennes. Pour ma part, la caractéristique fonda- mentale du totalitarisme (une caractéristique d'ailleurs que H. Arendt n'ignore pas) est d'effacer tous les signes de la division dans la société, à commencer par les signes de l'opposition entre dominants et dominés; c'est celle d'accré- diter l'image d'une société uniforme. La terreur est une opération dont l'ob- 1 3 Cl-AUDE LEFORT je t est l'élimination de tous ceux qui sont censés mettre en péril l'être collec- tif que constitue le peuple ou ce qui revient au même, l'Etat ou le parti dans lequel celui-ci s'incarne. L'élimination de »l'ennemi« est si nécessaire à l'af- firmation de l'unité que celui-ci, s'il ne se désigne pas par un acte ou une opinion hostile, doit être fabriqué de toutes pièces. Quand cette opération extrême en vient en faire peser une menace sur ceux-là même qui s'en étaient faits les agents et quand le grand artificier a disparu, le système demeure radicalement intolérant à toute manifestation d'une discordance dans la so- ciété et ne cesse d'être totalitaire. Faut-il supposer que la représentation d'un peuple-Un naît de la convic- tion, tirée de Marx, que le cours de l'histoire conduit à l'avènement d'une société délivrée de la division de classes? Outre que cette thèse ne rend pas compte de la fabrication de l'ennemi, outre qu'elle rend inintelligible sur un point essentiel la parenté du totalitarisme de type nazi avec le totalitarisme de type communiste, elle laisse ignorer les mécanismes qui opèrent dans la production de l'Un. Or seuls ils permettent d'intégrer une masse de la popu- lation au système social et de réaliser ce que H. Arendt nomme, une fois très justement, une »domination de l'intérieur«. Ces mécanismes, j e les ai déjà fait entrevoir quand j e signalais l'originalité du premier bolchevisme. Il s'agit du mécanisme de l'organisation et du mécanisme de l'incorporation. Dès lors que s'investit dans l'ensemble des rapports sociaux le principe de l'organisation, chacun est incité à s'articuler avec chacun, quelque soit le secteur d'activité, comme l'élément d'un appareil qui est seul générateur de puissance. De moyen qu'elle était, au service de l'établissement d'une dicta- ture du prolétariat, l'organisation devient une fin en soi. La société elle- même se présente comme toute organisable. Cela signifie, d'un côté, qu'elle est convertie en matériau que façonnent des organisateurs, et d'un autre côté, qu'elle est supposée devenir de part en part en état de mobilisation permanente, que tous ses membres sont sommés de se comporter en activis- tes. Si l'on dit que ce modèle d'organisation n'est qu'une transposition de celui de l'entreprise industrielle, on néglige que l'industrie est guidée par des objectifs particuliers et que la contrainte qui s'exerce sur les ouvriers et les employés leur laisse un champ d'existence personnelle et de relations humaines incontrôlables. Toute autre est la condition du citoyen dans un régime où chacun devient pris dans le filet de l'organisation sociale et im- puissant à faire valoir tout mode d'expression et de communication qui lui soit propre. Le mécanisme de l'organisation opérant à l'échelle de la société a notamment pour effet de brouiller l'opposition entre dominants et domi- nés: ceux qui commandent sont censés n'être eux-mêmes que des fonction- naires de la société. Mais, bien sûr, - vaut-il la peine de le préciser - , puisque 1 4 COMMUNISME ET TO TALITARISME les rapports sociaux sont en fait irréductible à l'organisation, le mécanisme ne peut s'entretenir qu'au prix, non seulement de la coercition, mais d'un incessant combat contre le désordre et d'une recherche des agents maléfi- ques qui doivent en être les auteurs. Ainsi »l'ennemi du peuple«, dont nous disions qu'il était nécessaire au fonctionnement du système, revêt-il les traits du »saboteur«. Toutefois, à s'en tenir à cette analyse, on négligerait un autre ressort du communisme et du fascisme: celui de Y incorporation des individus dans un être collectif, celui de la résorption du multiple dans l'Un. Tandis que l'orga- nisation relève d'un projet artificialiste du social, poussé à l'extrême, l'incor- poration relève d'un idéal substantialiste. Le parti, avec le traits nouveaux qu'il acquiert nous révèle le sens de la dynamique totalitaire. Le parti n'est pas seulement conçu comme une organisation, il est une sorte de »corps mystique« dans lequel fusionnent ses membres et, comme tel, il incarne le peuple. La figure du peuple indivisible se donne à travers le parti; la figure du parti indivisible est censée coïncider avec celle du peuple. A l'intérieur même du parti, la hiérarchie est à demi dissimulée sous l'effet d'une logique de l'identification qui relie le militant au dirigeant suprême (lequel est cen- sée inclus dans le parti). Or, si nous pouvions dire, dans la première perspec- tive, que le parti recelait le projet du tout organisable, nous pouvons ajouter à présent qu'il recèle celui du tout incorporable. En témoigne la création dans toute l'étendue de la société d'une myriade de »collectifs« qui ont la pro- priété, chacun à distance de l'autre, de présenter une image du corps: ce sont des syndicats, des mouvements de jeunesse, de groupements culturels, des unions d'écrivains ou d'artistes, des académies des sciences, des associa- tions des juristes ou de médecins, etc. C'est à considérer cette formidable entreprise qui tend à redonner une corporéité au social que j e m'étonne de la thèse de l'atomisation de la société totalitaire obstinément soutenue par Hannah Arendt. Elle, si soucieuse en général de ne pas détacher la compréhension des notions que forme le sens commun, de trouver dans l'usage non critique du mot totalitaire le signe d'une »pré-compréhension«, ne tient aucun compte de la vision naïve, très tôt formée, du collectivisme. Il est vrai que ce dernier terme, utilisé de préfé- rence pour qualifier le système communiste, appartenait souvent au vocabu- laire de la Droite et portait la marque d'une défense de l'individualisme »bourgeois«. Il témoigne néanmoins de la perception d'un phénomène nou- veau. Arendt ne veut retenir du projet totalitaire que la domination d'une population transformée en une masse d'individus dont chacun est séparé des autres et ne trouve le substitut d'un sentiment d'existence qu'en s'accolant aux autres, soit sous l'effet d'une autorité qui subjugue, soit celui de la Ter- 1 5 C L A U D E L E F O R T reur. De même qu'elle prête à Hitler le dessein de poursuivre un processus d'atomisation qui caractérisait déjà l'Allemagne de Weimar, elle prête à Sta- line, celui de fabriquer des masses grâce au programme de destruction de la paysannerie et de l'industrialisation forcenée. Sans doute ne laisse-t-elle pas ignorer ce qu'elle appelle, dans un passage consacré à la Terreur »la créa- tion de l'Un à partir du multiple«. Dans le même chapitre elle écrit: »Aux barrières et aux voies de communication entre les hommes individuels (la Terreur) substitue un lien de fer qui les maintient si étroitement ensemble que la pluralité s'est comme évanouie en un homme unique aux dimensions gigantesques«. Ce point de vue laisse dans l'ombre l'attrait qu'exerce sur ceux qui sont appelés à subir cette domination l'appartenance à un parti, à un groupe, à un peuple qui fait bloc avec soi-même; il laisse aussi dans l'ombre la satisfac- tion procurée aux multiples appétits de pouvoir qui se déchaînent sous le cou- vert de la participation à une œuvre commune. Pour ma part, j'associe l'image de l'Un à l'image du corps. Cette notion est chargée de toutes les connotations qui s'attachent à une esthétique et une hygiène sociale. La beauté, la vigueur et la santé sont les attributs de »l'homme nouveau« par contraste avec l'homme décrépit et malade du monde démocratique. J e ne puis que faire allusion dans le cadre de ce propos à l'esthétique totalitaire qui a retenu à bon droit l'attention de quelques historiens. En revanche, il me faut souligner la relation qu'entretient la Terreur avec l'image des parasites à éliminer. L'attraction du bon corps social ne fait qu'un avec la répulsion à l'endroit des éléments étrangers. Dans un langage qui n'est pas celui de l'exaltation de la pureté de la race, le communisme s'est réclamé, certes autrement que le nazisme, d'un programme de la prophylaxie sociale. Et l'on droit même reconnaître qu'il en donne, le premier, les signes: Lé- nine appelle déjà en 1918 à nettoyer la terre russe de tous les insectes nuisi- bles. La chasse aux parasites se développe sous le stalinisme: les trotskystes, en particulier, se voient interminablement traités de vermine. Qu'on se rap- pelle le vocabulaire de Vychinski. Enfin comment négliger, à l'autre pôle de la fantasmagorie totalitaire, la vision du corps du Fûhrer ou du Guide suprême. En l'un comme en l'autre se concentrent la force vitale, lajeunesse, l'invulnérabilité* Dira-t-on que cette représentation du chef est accidentelle. Comment oublier la figure de Mao, de Kim II Sung, de Castro et de quelques autres. En vain, voudrait-on dissou- dre ce phénomène dans celui plus général de la popularité du dictateur. Dans la personne visible de l'»Egocrate«, se projette l'image du corps de la communauté. Tandis que l'organisation peut être objet de discours, et sa vertu célébrée, l'image du corps s'ancre dans l'inconscient et son efficacité n'en est que plus forte. Elle persiste quand l'organisation s'est détraquée. 1 6 COMMUNISME ET TO TALITARISME Pourquoi Arendt présente-t-elle la société totalitaire comme une société qui a été atomisée délibérément pour devenir la matière d'une domination totale? La raison en est, me semble-t-il, qu'elle voit déjà dans la démocratie, en Europe du moins, l'avènement d'une société de masse, accompagnant la décomposition de l'Etat-nation, la destruction de la structure de classe qui assurait aux individus des cadres permanents d'existence et les rendait capa- ble de se situer les uns par rapport aux autres en fonction d'intérêts com- muns et d'oppositions intelligibles. Ainsi découvre-elle à l'origine du succès des mouvements nazis et communistes l'apparition d'un nouveau type d'hom- mes, à la lettre désintéressés, qui ont perdu jusqu'au sens de leur propre con- servation. A suivre l'argument qu'elle développe au début du »Système tota- litaire«, nazisme et communisme ont exploité les effets d'une désintégration sociale pour anéantir des libertés qui ne subsistaient plus que parce qu'elles étaient liées à l'individualisme bourgeois et à une économie fondé sur la compétition. Une telle interprétation - appuyée, au demeurant, sur des faits peu con- vaincants, car la structure de classes et celle des partis et des syndicats qui en dérive ne sont pas disloqués en Allemagne à la veuille de la prise du pouvoir par Hitler - ne permet pas d'apprécier le sens de deux entreprises »révolu- tionnaires« dont l'objectif, à partir de points de vue opposés, est d'abolir les principes constitutifs de la démocratie moderne: c'est-à-dire non seulement le système représentatif, - un cadre juridico-politique — mais une forme de vie sociale, dans laquelle sont tacitement admises la légitimité des différences d'intérêts, d'opinions et de croyances, la légitimité du conflit de classe, et, aussi, la Légitimité de modes d'activité, de modes de connaissance, de modes d'expression qui ne se ramènent pas à des normes communes, qui sont af- frontés, dans leur limites, à la question de leur fondement et de leur finalité, tout en participant d'une même expérience du monde. La »réduction du multiple à l'Un«, qui s'opère dans le régime totali- taire, nous ne pouvons la concevoir qu'à la condition de ne pas confondre la »multiplicité« avec la multitude, c'est-à-dire la masse des individus dissociés, d'y trouver le signe du déploiement d'une société civile, de sa différenciation et de la créativité qui l'accompagne. Que le phénomène totalitaire soit sans précédent comme le note Arendt, ne devrait pas nous faire oublier que le phénomène démocratique, moderne, est lui-même sans précédent. De ce phénomène nous ne pouvons prendre toute la mesure qu'à la condition d'apprécier l'ampleur de la rupture qu'a marquée l'avènement de la démocratie dans l'histoire de l'Europe. A l'affir- mation que le pouvoir n'appartient à personne, s'associe l'idée qu'il désigne un lieu inoccupable, infigurable. Ceux qui détiennent l'exercice de l'auto- 1 7 C L A U D E L E F O R T rité publique, grâce à l'opération du suffrage, apparaissent comme de sim- ples mortels voués à être remplacés par d'autres. Leur mode de désignation et leur action sont soumis au droit et leur compétence s'arrête aux frontières de domaines expressément reconnus comme non politiques. Or, il ne s'agit pas là de simples règles destinées à assurer les conditions d'une cohésion de la nation. La notion d'un pouvoir assigné à sa limite se dissocie de celle de la loi, dont le fondement se dérobe, dont on ne peut désormais que débattre à l'épreuve des revendications de nouveaux groupements et des changements matériels qui affectent la vie sociale. 1 8