Vladimir Pogačnik CDU 804.0: 801.25 Universite de Ljubljana L'IMPARFAIT ET LA MODALITE DEONTIQUE L'imparfait, cette valeur controversee en franyais (comme d'ailleurs pour une grande partie aussi dans les autres langues romanes, grace aune riche tradition latine) oscille essentiellement entre ses emplois aspectuo-temporels d'une part et ses distributions modales de l'autre, encore qu'il faille compter sur une forte osmose entre les deux. Quand il apparait avec les verbes dits modaux, il peut en resulter des interferences extremement riches et subtiles d'ordre polysemique (a l'interieur d'un verbe) et d'or­dre synonymique (pour certains couples de verbes), mais qui en fin de compte, sur le plan suprasegmental, laissent rarement un doute, puisque englobees dans des sequen­ces contextuelles suffisamment extensives qui concourent ala desambigui"sation des enonces. l. Ici une redefinition de la semantique de l'imparfait-temps et de l'imparfait-mode s'impose. En indiquant la valeur absolue du passe, l'imparfait renvoie «typiquement aux moments du passe pendant lesquels le proces se deroule, sans preciser la situation temporelle du debut et de la fin du proces». (Gosselin, 1996,199). Autrement dit: «le temps implique par le proces est inscrit sur la ligne du temps comme transformation incessante de l'accomplissement en accompli, sans que soit donne avoir son terminus a quo ni son terminus ad quem» (Bres, 2000, 200). II s'agit de la non incidence ou si l'on veut de la decadence selon Guillaume. 1.1. Neanmoins ce cadre est paradoxalement dejoue dans certains emplois aspec­tuo-temporels ou il s'agit, au contraire, de l'incidence. Nous connaissons: -l'imparfait «narratif»: Le 1 er septembre 1939, les troupes allemandes envahissaient la Po/ogne. - l 'imparfait de «perspective» (de «rupture» ): Une semaine plus tarcl, Charles epou­sait Emma (exemples de Riegel, 1996, 307-308). Le paradoxe toutefois n'est realise qu'en apparence car l'imparfait conserve ses va­leurs essentielles tout en soulignant l'une d'elles dans les cas respectifs. II modifie la perception dans le premier: le proces n'est pas vu de l'exterieur (ce qui equivaudrait a un passe defini), mais de l'interieur ce qui a pour consequence l'effacement de ses Ii­mites senties comme reelles. Dans le deuxieme, l'accent est mis sur «la partie virtuelle inherente aPimparfait» ce qui fait que !'on peut y voir un futur proche au passe: epou­sait (= allait epouser, devait epouser) possede une partie realisee et laisse attendre une suite. 1.2. Or, avec ces deux cas de l'ouverture «deroutante» sur le passe simple et le futur, sur l'effectifet leprospectifau sein de l'incidence, la complexite de l'imparfait est loin de se clore. Car c'est par cette «excursion» aspectuelle et temporeHe que l'on va pouvoir enchainer avec une «incursiom> dans le domaine du mode ou la partie virtuelle de l'imparfait est privilegiee. Nous laisserons de cote le fonctionnement assez clair de l'imparfait dans le systeme hypothetique ou il est employe apres si et associe au conditionnel de la principale pour exprimer avec ce demier soit une condition realisable au present ou au futur, soit une hypothese irreelle. La principale peut etre omise dans les phrases exclamatives ou interrogatives dotees d'une intonation specifique «en suspens» sur laquelle nous re­viendrons ulterieurement. L' omission de la conjonction est interessante pour nous du fait qu'elle entraine le remplacement de l'imparfait par le conditionnel encore qu'il y ait des cas ou le seul imparfait exprime une hypothese irreelle: -II aurait de l 'argent, il s 'acheterait une belle auto. -/S'il avait de l'argent, il s 'achetait ... (mais il n 'ena pas)/ -Quelqu 'un nous verrait ici, dis done? L'imparfait exprimant ce que le guillaumisme a appele «l'imminence contrecarree» nous interessera davantage parce qu'il est tres proche de ses emplois dans la modalite deontique par sa forte dimension virtuelle, fictive, suspendue dans une sorte d'exten­sion voulue. Un complement circonstanciel est incontoumable, il indique: -la cause de la non realisation d'un proces: Sans bouee il se noyait. -un moment posterieur par rapport aun repere passe: Un instant apres, le train de­ raillait. C'est G Guillaume qui, avec ce demier exemple, a ouvert un grand debat sur une double decadence. Elle est selon lui 'positive' au sens de a deraille, 'negative' au sens de aurait deraille, mais n 'a pas deraille. Nous pensons que les nombreuses analyses de cet exemple se sont trop peu sou­ciees de l'importance des elements prosodiques, plus specialement intonatifs: or il est clair que l'intonation est plus «relevee» dans le cas du proces non realise. Reprenant plus ou moins le meme exemple, R.Martin con!ere acet imparfait une valeur modale, et constate simultanement: «L'IMP (se. imparfait) reconstruit certes, dans le passe, une structure de PR (se. present). Mais pour recreer l'incertitude de l'avenir, le locuteur doit se comporter comme s'il ignorait la suite, faire renaitre, au moment du temps considere, une situation d'expectative comparable al'avenir-mais qui n'est pas l'avenir -et qui est done en dehors de sa prise en charge actuelle. L'inactualite... est ... une inactualite de prise en charge de la partie ...qui, de dieto, s'inscrit non dans l'univers actuel de je, mais dans une image d'univers: image demon propre univers dans le passe, ou, en cas de discours indirect, image de quelque autre.» (1985, 32-33) A son tour, P. le Goffic a essaye de gommer la difference entre l'imparfait en tant que passe fictif et passe effectif en soulignant la valeur patente du conditionnel et la valeur de l'hypothese retrospective qu'offre l'imparfait (1986, 66). Quant aA.-M. Berthonneau et G. Kleiber (1993), leurs conclusions se resument a deux points essentiels: -l'imparfait est un temps anaphorique, mais l'antecedent n'est pas un 'moment' dans le passe, mais une situation dans le passe -la relation anaphorique qui unit l'imparfait ason antecedent n'est pas une relation de coreference globale (et done de simultaneite temporelle), sur le modele de l'anaphore pronominale, mais une relation meronimique: l'imparfait presente le proces auquel il s'applique comme une partie, un ingredient d'une situation passee saillante. 2. Dans le cas des verbes de la modalite deontique la situation est pour ainsi dire parallele. Dans les phrases isolees, en l'absence de contexte et d'intonation appropriee, la valeur des imparfaits peut apparaitre ambigue; car ils peuvent etre remplaces (ce qui ne veut pas dire equivalents) soit (1) par le conditionnel passe ou eventuellement le plus-que-parfait du subjonctif pour les proces fictifs, non realises dans le passe pour une raison implicite, soit (2) altemer avec le passe compose (ou simple) quand ils denotent une action effective, realisee, soit (3) -et dans ce cas precis uniquement avec le verbe devoir -par un futur proche au passe dans les cas de prospective pure (sans idee de «ce qui a ete convenu» qui doit s'accompagner d'un complement circonstan­ciel de temps ). 2.1. Devoir Le train devait partir = 1) Le train aurait (eut) du partir!/ ... (avec une montee intonative dans le suraigu a!'oral, traduisant une surcharge emotion­nelle, et un ou plusieurs points d'exclamation al'ecrit, ou encore-cas plus rare-avec une intonation «suspendue» et des points de suspension). L'enonce etant elliptique, il s'agit d'une phrase complexe. La partie qui fait defaut est de double nature: elle implique sans se soucier de l'expliquer la raison de la non realisation et elle est en meme temps une reaction assez violente de l'emetteur con­trarie par la non realisation de ses attentes qui apres coup sont ressenties comme un ordre auquel on n'a pas obei. = 2) Le train a du partir ( dans le sens de a ete oblige de partir) (avec une intonation neutre et dans l'hypothese d'un accent d'insistance sur la deux­ieme syllabe de devait; si, au contraire, il frappe la premiere tout en gardant l'intona­tion neutre, il laisse planer une ambiguite entre les deux interpretations; mais place sur la premiere syllabe et se combinant avec l'intonation montante il nous ramene al'in­terpretation 1 ). II s'agit d'une phrase simple, du type assertif. Le procesa ete realise, le doute sur sa realisation est inexistant dans le premier type intonatif. II peut s'agir d'une phrase complexe elliptique du type exclamatif, signifiant un proces non realise au cas du troisieme type intonatif. Et il peut y avoir une ambiguite absolue dans le cas du simple accent d'insistance sur la premiere syllabe: le proces est effectif ou n'a pasete reallise en ) 2.4. Exprimant la notion deontique d'obligation, le verbe impersonnelfalloir fonc­tionne comme devoir. II afallu protester -implique qu'on a effectivement proteste. JI fallait protest er -implique une ambiguite dans la realisation ou non de la protes­tation. Lorsque l'enonce exprime un reproche, il indique necessairement que le proces n'a pasete realise et signifie: 'Pourquoi n'a-t-on pas proteste!' a cote de 'On aurait du protester!' Le point d'exclamation et l'intonation montante signifient ici quelque chose comme: «Qu'il en fllt ainsi!» 2.5. La locution restrictive n'avoir qu'a semble acquerir le droit de figurer aux cotes de devoir et de falloir etant donne qu' elle les supplee abondamment dans la langue courante. A l'imparfait elle a toutefois des valeurs plus restreintes et autrement distribuees pour le domaine de la factivite: Le train n 'avait qu 'a partir ne contient pas a notre avis toutes les nuances de Le train devait partir. En gros elle implique: = 1) 11 ne restait plus au train qu'a partir. (intonation neutre -cadre assertif) = 2) Le train aurait du partir! (intonation montante -cadre non-factif) 2.6. Dans le registre du «fran\:ais parle» la locution verbale it n 'est pas question est plus ou moins equivalente de on ne peut pas: JI n'etait pas question de protester equivaut a On ne pouvait pas protester, mais dans les enonces negatifs les interpretations sont restreintes: = 1) On n'a pas pu protester. = 2) On aurait voulu protester (mais on n'a pas pu le faire). 3. En conclusion, il convient d'observer qu'il existe un lien etroit entre la modalite deontique qui traite de la necessite ou de la possibilite d'actes accomplis par des agents moralement responsables et les «fonctions desideratives et instrumentales du langage». Le composant «qu'il en soit ainsi» des enonces directifs, symbolise par un point d'ex­clamation, peut etre relie aux notions modales de necessite et de possibilite, qui elles impliquent une reference aun etat futur du monde tout en etant apparentees egalement aux notions d'intention, de desir et de volonte. Ona affaire par ailleurs ades liens etroits entre les notions deontiques de possibilite et d'obligation avec les modes et les temps non-factifs, exprimant la supposition, l'intention, le desir, la volonte et la probabilite: le subjonctif, l'imperatif, le futur -le conditionnel. (Lyons, 1980, pp.435, 441-443) L'imparfait avec ses emplois dits modaux et sa valeur du futur au passe s'inscrit parfaitement dans ce contexte. Mais il remplace egalement l'imperatif et le subjonctif dans les enonces directifs s'adressant au passe, qui selon une logique linguistique intrinseque deviennent des assertions: on asserte l'obligation et la possibilite «d'hier» au lieu d'emettre une directive. Cette fai;on de dire est tres repandue dans les langues indoeuropeennes. Citons neamoins le cas du slovene qui, contrairement au serbe et au croate p.ex., la meconna'it entierement, et a recours soit au conditionnel passe du verbe moda!, soit ala particule deontique naj (=que) avec le verbe auxillie au meme mode et l'omission de l'auxilliare moda!, so it ala periphrase interrogative exprimant le re­proche. Sur le plian pragmatique certaines ambigultes dans l'ancrage referentiel du proces, et plus particulierement les oppositions «proces realise/proces non realise» et «proces a valeur constative/proces avaleur deontique» peuvent appara'itre en l'absence des cir­constants et d'un contexte explicite. Mais leur desambiguYsation se fait grace aux indi­ces suprasegmentaux a l'oral (intonation, accent d'insistance) et grace aux signes de ponctuation al'ecrit (Point d'exclamation, simple ou multiple, points de suspension). Bibliographie BERTHONEAU, A.-M. et KLEIBER, G., 1993, «Pour une nouvelle approche de I'imparfait. L'imparfait, un temps anaphorique meronimique», Langages, 112, pp. 55-73. BLUMENTHAL, P., 1976, «Imperfekt und Perfekt der franzosischen Modalverben», Zeitschrifl fiir .franzosische Sprache und Literatur, LXXXVI, pp. 26-39. BkEs, J., 2000, «L'imparfait dit narratif en contexte iteratif ... », Scolia, 12, pp. 89-98. LE GOFFIC, P., 1986, «Que l'imparfait n'est pas un temps du passe», in P .Le Goffic (ed.), Points de vue sur l'imparfait, Caen, Centre de Publications de l'Universite de Caen, 55-69. GosSELIN, L., 1996, Semantique de la temporalite en.fran9ais, Duculot (coli. Champs linguistiques). GUILLAUME, G., 1971, Le9ons de linguistique 1943-1944, vol. 10, Quebec/Lille, Presses de l'Universite Laval/Presses Universitaires de Lille. LYONS, J., 1980, Semantique linguistique, Larousse (coli. Langue et Langage). MARTIN, R., 1985, «Langage et temps de dieto», Langue frani;:aise, 67, pp. 23-37. MONNERIE-GOARIN, Q., 1996, Les temps du passe et l 'aspect du verbe. Theorie et pratique, Didier-Hatier (coli. Didactique du frani;:ais). RIEGLE M., PELLAT J. C. et R!OUL R., 1996, Grammaire methodique, Paris, PUF. Povzetek FRANCOSKI IMPERFEKT IN DEONTIČNA MODALNOST Prispevek skuša umestiti primere deontičnih modalnih glagolov devoir (s podvariantamafalloir in n'avoir qu'a) in pouvoir (s podvarianto n 'etre pas question), kakor tudi vouloir, v zapleteno struk­turiranost francoskega imperfekta, ki ima tako aspektualne in temporalne, kakor tudi modalne vrednosti, saj v liniji procesa, ki ga izraža, ni jasno določenega začetka ne konca. Zadnje mu pripe­nja značilnost virtualnosti, iz katere izvirajo ne le stičnosti s futurom v preteklosti, ampak tudi izražanje verjetnosti in predpostavljanja. Povezava deontične modalnosti z direktivnim izrekanjem lahko v rastoče intoniranih izrekih pomenja neuresničene procese, ki bi naj se uresničili ali bi se bili lahko uresničili, pa se niso -kljub močni želji izjavljavca ter njegovemu potrjevanju obveznosti in možnosti, kar predstavlja nadomest­no izražanje velelnosti za preteklost. Posebno vlogo pri izrekanju in odklanjanju dvoumnosti igra­ta prozodični razsežnosti intonacije in poudarka. Gramatika primerov skuša posamezne modalne glagole in glagolske besedne zveze umestiti v večpomenska razmerja znotraj njih samih, kakor tudi v medsebojna sopomenska razmerja.