137 Gregor Perko* UDK 81'42:355.01(497.1) Université de Ljubljana DOI: 10.4312/linguistica.58.1.137-151 RÉSURGENCES DU PASSÉ : DISCOURS POLITIQUE ET MÉDIATIQUE LORS DE L’ÉCLATEMENT DE L’ANCIENNE YOUGOSLAVIE 1. INTRODUCTION Selon l’avis de la majorité des connaisseurs des événements qui ont mené à l’écla- tement de l’ancienne Yougoslavie, les conflits et les guerres sur ce territoire avaient d’abord commencé « dans » la langue. Le rôle de la langue ne saurait être réduit au seul niveau discursif où l’on s’attend à ce que le feu des armes soit précédé de discours de guerre propagés par les hommes politiques et les médias (Jaunait 2000). À ce rôle actif de la langue, qui devenait génératrice de discours belliqueux, il faut, en ce qui concerne l’ancienne Yougoslavie, ajouter un autre rôle, plus passif de la langue, où les questions de l’identité linguistique servaient de terrain d’exercice aux nationalismes montants. Dans notre article, nous nous proposons d’analyser les deux rôles de la langue évo- qués, mais consacrerons plus d’attention aux discours de haine et de guerre, notamment ceux tenus par deux côtés belligérants : les Serbes et les Croates. 1 Le côté bosniaque, tant dans les discours politiques que médiatiques, qui se voulaient pacifistes, prônait, avant et au début des conflits, qui ont ensuite dégénéré en guerre, la sauvegarde du ca- ractère multiethnique du nouvel État bosnien qui étaient censé naître de la République socialiste de Bosnie-Herzégovine après la sortie de la Slovénie et de la Croatie de la fédération yougoslave. Pendant la guerre, la parole des hommes politiques et la voix des médias bosniques 2 restaient isolées, avec peu d’écho et peu audibles au-delà des frontières instables des entités territoriales bosniaques. Les discours de haine et de guerre qui ont puisé à pleines mains dans l’histoire, mythique ou authentique, et qui ont servi de préparatifs aux conflits armés n’étaient pas l’apanage des hommes poltiques et des médias, en premier lieu de la télévision, mais s’immisçaient également dans la littérature, le cinéma, la chanson, les prêches ou les conversations quotidiennes pour imprégner toutes les composantes de la vie sociale. Notre étude portera sur les discours politiques et médiatiques, et ne s’intéressera pas aux autres genres discurifs, qui servaient souvent de « relais » aux discours de guerre ambiants, mais qui mériteraient une étude à part. * gregor.perko@ff.uni-lj.si 1 Les conflits en Slovénie et en Macédoine connaissaient d’autres ressorts et ne rentreraient que difficilement dans le cadre de la présente étude. Nous n’évoquerons que brièvement la situation linguistique dans ces deux républiques de l’ancienne Yougoslavie. 2 « Bosniaque » s’applique uniquement à la communauté musulmane, « bosnien » est plus général et réfère à tout le territoire de Bosnie et à toutes les communautés ethniques. Linguistica_2018_FINAL_2.indd 137 13.3.2019 13:40:36 138 2. LA GUERRE DES LANGUES L’ancienne Yougoslavie était un pays multinational et plurilingue. Les droits des com- munautés linguistiques étaient garantis par la constitution. Selon Škiljan (2004 : 46), qui emprunte le concept à L.-J. Calvet (1987), l’ancienne Yougoslavie pratiquait une politique de « plurilinguisme à langues dominantes régionales », c’est-à-dire que toutes les communautés linguistiques autochtones possédaient les mêmes droits linguistiques sur les territoires qu’elles occupaient et tous les locuteurs pouvaient en principe utiliser leur langue ou leur variété de langue en communication publique (voir Bugarski 2001, 2002 ; Škiljan 2004). L’application de ce modèle, loin d’être idéale, connaissait des failles qui ont permis aux nationalismes jugulés par la doctrine titoïste, résumée en devise « fraternité et unité des peuples yougoslaves », de s’emparer du champ linguis- tique et d’exploiter la dimension symbolique inhérente à toute langue. Vers la fin des années soixante, après un début d’adoucissement progresif du régime communiste, les tensions interethniques et politiques se sont clairement manifestées également dans le domaine linguistique. La place et le statut des langues slovène et macédonienne n’ont jamais suscité de sé- rieuses dissensions. Les deux langues jouissaient de leurs pleins droits et de leur pleine autonomie sur les territoires respectifs des deux républiques, mais les deux communau- tés linguistques se sont tout de même senties manacées par la prédominance du serbo- croate, qui était la langue maternelle de 76 % des habitants de l’ancienne Yougoslavie. Il n’est pas surprenant que, en réponse à ce sentiment de menace par le serbo-croate, langue proche du slovène et du macédonien du point de vue du système linguistique, on ait assisté dès les années soixante-dix à l’éclosion plus ou moins manifeste d’attitudes puristes. En Slovénie d’abord, avec la création d’un « tribunal arbitral linguistique », qui était censé veiller sur la « pureté » de la langue slovène, essentiellement au niveau lexical, mais également aux niveaux phonétique et syntaxique. Les intellectuels slo- vènes, épaulés par des hommes politiques, voulaient imposer à l’armée yougoslave le slovène comme une des langues de commandement. En Macédoine, cette attitude de défense contre l’influence du serbo-croate a été moins prononcée, ce qui s’explique par le fait que la langue et la nation macédoniennes n’ont été reconnues qu’en 1944-45, et que, à l’époque, le macédonien n’a pas encore trouvé pleinement son identité et établi sa norme. La situation du serbo-croate était nettement plus complexe. La langue, qui est au - jourd’hui parfois baptisée BCMS (bosnien-croate-monténégrin-serbe), n’est pas le pro- duit d’un décret politique, mais d’un accord, en 1850, à Vienne, entre linguistes serbes et croates, dont Vuk Karadžić et Ljudevit Gaj. Pour élaborer la norme, on a choisi le dialecte chtokavien. Au Royaume des Serbes, Croates et Slovènes, plus tard rebaptisé Royaume de Yougoslavie, les premières tensions politiques, mais également linguistiques et cultu- relles, entre les Croates et les Serbes n’ont pas tardé à se manifester, les premiers accusant les seconds d’imposer leur dominance dans tous les domaines. Pendant la Deuxième guerre mondiale et le démembrement de la Yougoslavie, le serbo-croate a officiellement disparu de la carte des langues. Il a été reconstruit après la guerre, mais il fallait un autre accord, celui de Novi Sad en 1954, pour tenter de retablir l’unité du serbo-croate (appelé Linguistica_2018_FINAL_2.indd 138 13.3.2019 13:40:36 139 aussi croato-serbe ou croate et serbe ou bien serbe et croate). L’accord prévoyait d’éla - borer une norme pluricentrique, avec deux prononciations, ijékavienne et ékavienne, et deux alphabets, latin et cyrilique. Une grande partie des linguistes croates étaient cepen - dant réticents à l’égard des tendances unificatrices et mécontents des décisions souvent unilaterales des collègues serbes et de l’application de l’accord. Les principaux orga- nismes et institutions culturels croates ont ainsi, en 1967, signé le « Manifeste concernant le nom et la place de la langue croate littéraire » 3 qui exigeait, entre autres, l’évolution autonome du croate, conforme à la tradition linguistique et culturelle du peuple croate. Les revendications du manifeste ont été rejetées par Tito et les autorités fédérales, et il fallait attendre la nouvelle constitution de la République socialiste de Croatie en 1974 pour voir élever « la langue croate littéraire », l’emploi de l’adjectif « littéraire » étant obligatoire, au statut de la langue d’usage public en Croatie, sans qu’elle soit cependant promue langue officielle. 4 L’aménagement linguistique en Croatie, dont l’objectif était de différencier la variante croate le plus possible de la variante serbe, a été relativement agressif, essentiellement dans le domaine du lexique. Pour purifier la langue de mots ou d’expressions jugés ou sentis trop « serbo-yougo sl aves », les linguistes et les organismes ont essayé de ressusciter des archaïsmes, de puiser dans des dialectes, essentiellement dans ceux de la région de Zagreb, ou de forger des néologismes. Même des mots d’ori- gine latine ou grecque n’y ont pas échappé : opozicija (fr. opposition /politique/) a été remplacé par oporba, avion (fr. avion) par zrakoplov (« flotte-dans-l’air »), aerodrom (fr. aéroport) par zračna luka (« port aérien »), etc. 5 En Bosnie, le concept de langue bosniaque 6 n’a commencé à se developper de ma- nière systématique qu’à l’approche de la guerre. Pour différencier le bosniaque à la fois du serbe et du croate, on a ténté d’émailler le lexique d’unités lexicales ou phraséolo- giques d’origine turque ou arabe, qui subsistaient dans les registres familiers, popu- laires, voire argotiques, mais qui avaient été écartés de la variété standard. Les Serbes, qui constituaient la nation la plus nombreuse et ne sentaient pas leur langue menacée d’assimiliation, n’ont jamais au cours du processus de l’éclatement et des conflits armés cherché à différencier par des moyens d’aménagement linguistique 3 La tradition linguistique slavisante préfère le terme « langue littéraire » à « langue standard ». La langue « littéraire » ne désigne pas une variété diaphasique ou diastratique. 4 Citons le premier paragraphe de l’article 138 de la Constitution de la République socialiste de Croatie (1974), où l’on voit bien avec quelles précautions il fallait introduire le terme : « En République socialiste de Croatie, la langue d’usage public est le Croate littéraire – variante standard de la langue nationale des Croates et des Serbes de Croatie, laquelle langue est dénommée croate ou serbe » (notre traduction). 5 Le succès de l’aménagement était somme toute assez mitigé et la majorité des propositions ne sont jamais entrées dans l’usage courant. Parmi les tentatives qui frisaient l’absurde et le ridicule, mentionnons le « Dictionnaire latin – croate de termes médicaux » de Vladimir Loknar (2003), qui proposait 20 000 néologismes croates pour remplacer des termes médicaux d’usage courant, tels que angine de poitrine, fracture, ménopause, pénis, préservatif ou repport sexuel. 6 Le bosniaque désigne la variante du serbo-croate utilisée par les Musulmans (voir plus loin), et ne peut pas s’appliquer à tout le territoire de Bosnie-Herzégovine, où les communautés serbe et croate dénomment les langues respectives qu’elles utilisent, serbe ou croate. Linguistica_2018_FINAL_2.indd 139 13.3.2019 13:40:36 140 la variante serbe des autres variantes du serbo-croate. Il n’en était pas de même de l’alphabet. En République socialiste de Serbie, les statuts des alphabets cyrillique et latin étaient égaux. Or, les Serbes se plaignaient plus ou moins ouvertement de ce que le régime de Tito favorisait nettement l’emploi de l’alphabet latin. 7 Avec la montée des nationalismes, le cyrillique prenait la valeur de symbole de « serbité ». Après 1990, les constitutions successives de la Serbie donnaient l’alphabet cyrillique comme premier alphabet, l’alphabet latin étant relégué au deuxième rang et son emploi soumis à la réglementation par des lois. En République serbe de Bosnie (en serbe, « Republika Srpska »), l’aménagement linguistique dicté par les pouvoirs politiques a mené à une situation linguistiquement et sociolinguistiquement intenable. Comme en Serbie, les autorités voulaient imposer le cyrillique comme le seul alphabet, mais elles ne se sont pas contentées de cette mesure. Bien que la constitution de la république de 1992 précise que les deux prononciations, ékavienne et ijékavienne, étaient en usage officiel, les autorités voulaient imposer l’ékavien dans les médias et à l’école. Avec ces mesures elles voulaient démarquer les Serbes encore plus manifestement des Bosniaques et des Croates, et se rapprocher davantage de la Serbie, où la prononciation dominante était ékavienne. La population serbe de cette entité qui utilisait, comme les Bosniaques et les Croates, traditionnelle- ment la prononciation ijékavienne s’est trouvée dans une situation linguistiquement déstabilisante qui n’a pas tardé à générer chez les locuteurs un sentiment aiguë d’insé- curité linguistique. Une décision du conseil constitutionnel de la république en 1998 a mis, au moins au niveau législatif, fin à cette pression absurde (Bugarski 2002). 3. LES RÉSURGENCES DU PASSÉ : ENTRE HISTOIRE, MYTHES ET PROPAGANDE On peut dire sans vouloir trop simplifier que les conflits et les guerres en ancienne You- goslavie ont commencé au Kosovo, et c’est au Kosovo qu’ils ont trouvé leur épilogue en 2008, avec la proclamation de l’indépendance de cette province. Nous n’entrerons pas en détail dans la « question du Kosovo », mais il est nécessaire de l’aborder briè- vement pour comprendre les événements tragiques et leur genèse sur les territoires de l’ancienne Yougoslavie. Le Kosovo, majoritairement peuplé d’Albanais, était en Yougoslavie socialiste, de même que la Voïvodine, une province autonome au sein de la République socialiste de Serbie. La constitution yougoslave de 1974 a accordé aux provinces encore davan- tage d’autonomie. Ce statut ne convenait cependant ni aux Albanais, qui voulaient accéder au statut de république, ni aux Serbes, qui refusaient aux Kosovars tout droit à l’autonomie. Les tensions entre les deux nations sont anciennes, bien antérieures à la naissance de la Yougoslavie de Tito. Après la libération du joug ottoman au XIX e sièecle, dans 7 Ce sentiment n’est pas entièrement sans fondement. La priorité donné à l’alphabet latin au détriment du cyrillique s’explique, d’un côté, par la volonté des autorités de faciliter l’intercompréhension entre les peuples yougoslaves et, de l’autre côté, par l’ambition du régime de Tito de s’approcher davantage de l’Occident. Linguistica_2018_FINAL_2.indd 140 13.3.2019 13:40:36 141 l’imaginaire serbe, l’ennemi turc, qui « a privé » les Serbes de leur empire, celui de l’empereur Dušan (en français, Etienne Douchan), a été vite remplacé par l’ennemi albanais. Les Albanais étaient accusés d’avoir collaboré avec les Turcs pour chasser les Serbes du Kosovo et s’emparer de leurs terres et de leurs biens. Les tensions se sont intensifiées dans les années quatre-vingt du XX e siècle, après la mort de Tito, lorsque les autorités serbes essayaient de limiter l’autonomie des provinces. Les Serbes accu- saient les Albanais, qui voulaient non seulement garder, mais renforcer leur autonomie, d’ « irrédentisme », de « séparatisme », de « sécessionnisme », d’« appétits grand-al- banais », etc. Le Kosovo représentait dans l’imaginaire serbe le « cœur » ou le « ber- ceau » de la Serbie. Les conflits ont culminé sous le régime de Milošević pour se trans- former au milieu des années quatre-vingt-dix en une guerre atroce. Pour comprendre le discours des hommes politiques, de l’église orthodoxe, des médias et de la culture populaire serbes lors des guerres en ancienne Yougoslavie, il est inévatible de parler du « mythe du Kosovo » qui en constitue la toile de fond et qui a servi du schéma narratif pour les discours politiques et mediatiques belliqueux. Au cœur de ce mythe se trouve la bataille de Kosovo polje de 1389, qui opposa l’empire ottoman aux troupes chrétiennes de différentes entités balkaniques. La défaite des chré- tiens est dans l’imaginaire serbe, nourri par de nombreux chants folkoriques 8 , ressen- tie comme une sorte de victoire. L’histoire mythologisée et notamment les figures du prince saint Lazare, qui n’abandonna pas le champ de bataille, préférant « l’empire céleste à l’empire terrestre », et de Miloš Obilić, qui sacrifia sa vie pour son peuple et sa religion, ont été largement exploitées depuis le XIV e siècle, y compris pendant la période de l’éclatement de l’ancienne Yougoslavie. L’église othodoxe et les hommes politiques de l’époque ne cessaient de répéter que le peuple serbe était un peuple « cé- leste », un peuple « marthyr », « la treizième tribu d’Israël », un peuple qui se sacrifiait de nouveau pour la défense de sa religion et pour celle de l’Europe contre l’ennemi mu- sulman, incarné d’abord par les Albanais, plus tard par les Bosniaques, contre lesquels les Serbes devaient mener une « guerre sainte ». Lorsque le discours officiel, les médias et la culture populaire parlaient de leaders serbes de Croatie ou de Bosnie et de com- mandants de différentes formations paramilitaires ou de milices serbes, les références au mythe du Kosovo étaient nombreuses. Par exemple, selon le métropolite Amfilohije Radović, Radovan Karadžić et Biljana Plavšić, dirigeants des Serbes en Bosnie et cri- minels de guerre, suivaient le « chemin du saint Lazare ». À ses yeux, Biljana Plavšić était une incarnation de la « fille du Kosovo », héroïne d’un chant éponyme qui soignait les blessures des héros de la bataille de Kosovo polje, et la mère de Radovan Karadžić une incarnation de la « mère des Jugović », mère qui avait dans la bataille, selon le mythe, perdu son mari et ses sept fils. La propagande serbe s’est abondamment servie de la troisième figure proéminente de ce mythe, celle de Vuk Branković, traître « par excellence » qui a « lâchement » abondonné le champ de bataille. Cette figure servait au régime de Milošević à s’en 8 Ces chants ne sont dans la plupart des cas pas des chants folkloriques authentiques, mais des chants composés par des élites serbes, essentiellement religieuses, pour nourrir l’esprit de révolte contre les Ottomans. Linguistica_2018_FINAL_2.indd 141 13.3.2019 13:40:36 142 prendre à l’opposition politique et à tous les Serbes qui refusaient de s’enrôler dans les guerres et de partir se battre et se sacrifier pour « la sainte terre serbe ». Sur le site de la bataille, à Gazimestan, le régime de Milošević a organisé en 1989, pour célébrer 600 ans de la bataille de Kosovo polje, une grandiose commémoration. Milošević, maître de cérémonie et principal orateur, est venu en hélicoptère, descen- dant dans la foule de presque 1 million de personnes comme une réincarnation du saint Lazare qui avait quitté son empire céleste pour revenir parmi les Serbes, redresser les torts faits à ce peuple « martyrisé » et le mener vers un avenir glorieux. D’un apparat- chik communiste local, Milošević s’est mué en « nouveau Lazare » ou « petit Lazare », comme n’ont pas manqué de le baptiser les médias serbes (Pirjevec 1995). Dans son discours, Milošević annonçait la fin sanglante de la Yougoslavie : Aujourd’hui, six siècles après, nous menons de nouveau des batailles et nous nous trouvons devant de nouvelles batailles. Il ne s’agit pas de batailles armées, quoique de telles batailles ne soient pas exclues. Quelles qu’elles soient, les batailles ne peuvent pas être remportées sans détermination, sans courage et sans esprit de sac- rifice. C’est-à-dire sans ces qualités qui ont été présentes à cette époque lointaine au champ du Kosovo. 9 Le deuxième mythe martelé par les autorités et les médias serbes était le mythe du complot mondial contre les Serbes, nation qui n’a « jamais » dans son histoire attaqué aucune autre nation, mais qui était de nouveau « forcée » de défendre ses foyers, sa religion et son identité. Ce complot a été « ourdi » principalement par l’Allemagne et le Vatican (les médias parlaient d’« alliance germano-catholique »), auxquels venaient s’ajouter plus tard les Etats-Units et l’Otan. Les ultimatums et les appels des Occiden- taux et de l’Otan aux Serbes d’arrêter les attaques contre les Croates et les Bosniaques, étaient comparés à l’ultimatum de l’Autriche-Hongrie du 23 juin 1914 dont le refus par la Serbie a mené à la Première Guerre mondiale. L’armée et les hommes politiques évo- quaient même le commencemenent d’une troisième guerre mondiale dont les premières victimes seraient les Serbes. Le troisième axe mythologico-historique autour duquel pivotaient les discours poli- tiques et médiatiques concernait le régime des oustachis croates pendant la Deuxième Guerre mondiale. Le nouvel État croate, même avant d’avoir proclamé son indépen- dance en 1991, était ouvertement amalgamé à l’État indépendant de Croatie d’Ante Pavelić, entité satellite de l’Allemagne nazi et qui était responsable de nombreux crimes de guerre notamment contre les Serbes, ainsi que contre les Juifs, les Roms et les autres minorités. Dans le but de présenter les Croates comme une nation génocide et viscéralement anti-serbe, la télévision serbe bombardait les écrans de documentaires et d’émissions spéciales sur les atrocités commises par les oustachis sur les populations 9 « Šest vekova kasnije, danas, opet smo u bitkama, i pred bitkama. One nisu oružane, mada i takve još nisu isključene. Ali bez obzira kakve da su, bitke se ne mogu dobiti bez odlučnosti, hrabrosti i požrtvovanosti. Bez tih dobrih osobina koje su onda davno bile prisutne na polju Kosovu. » Linguistica_2018_FINAL_2.indd 142 13.3.2019 13:40:36 143 serbes pendant la Deuxième Guerre mondiale (Malešič 1993). Lorsque l’armée you- goslave et les milices serbes ont commencé à « libérer » Vukovar, Dubrovnik et les autres villes supposées être sous le joug des oustachis, les spectateurs ont sans difficulté dresser des parallèles entre les crimes supposés être commis par les forces armées du nouvel État croate et ceux commis par le régime oustachi. Les descriptions se recou- paient : les victimes des forces croates étaient généralement des populations « non ar- mées », essentiellement des enfants, des femmes et des blessés. Les atrocités décrites par des « témoins », qui n’ont pourtant selon leurs propres dires jamais assisté à ces crimes, étaient innommables. Lors du siège de Vukovar par les forces serbes et l’armée yougoslave, selon les médias serbes, les Croates empalaient leurs victimes, leur cre- vaient les yeux, les égorgaient, coupaient leurs doigts, les pendaient, les jetaient dans des charniers, « rôtissaient » des enfants, etc. (Lalić et al. 1997). Ces « reportages », dont l’objectif était de déshumaniser les Croates, se terminaient presque toujours par de petites phrases qui résumaient que les actes commis étaient d’une « inhumanité » et d’une « bestialité » inouïes. 10 Les Croates, pour légitimer leurs aspirations indépendantistes, ont avant tout évo- qué le « rêve millénaire » des Croates de vivre dans un État indépendant et de ne plus être sujets, comme à l’époque du Royaume des Serbes, Croates et Slovène, ou plus tard du Royaume de Yougoslavie, à l’ « hégémonie » ou à la « dictacture » serbe et à l’ « impérialisme » grand-serbe. Les parallèles avec cette période étaient fréquents dans les médias et les discours des hommes politiques croates. Par exemple, après une tentative d’attentat contre le futur président croate Franjo Tuđman, en 1990, commise par un Serbe, les médias croates n’ont pas tardé d’etablir des analogies avec l’attentat commis en 1928 par un député du Parti radical populaire serbe contre Stjepan Radić, fondateur du Parti paysan croate et farouche opposant à l’unification de la Croatie avec le Royaume de Serbie après la Première Guerre mondiale. Toute référence à l’État oustachi de Pavelić a été soignement évitée par les autorités et les médias croates officiels. La période de la Deuxième Guerre n’a été évoquée qu’indirectement, par l’assimilation des forces serbes aux tchetniks (voir plus loin). Les hommes politiques et les médias croates soulignaient l’identité catholique et occidendale de la nation croate : la Croatie serait un rempart contre le monde « ortho- doxe », « byzantin », voire « oriental ». L’église catholique de Croatie jouait un rôle important en attisant les sentiments nationalistes de ses croyants. Les Bosniaques, qui en ancienne Yougoslavie représentaient l’une des nations constitutives de la fédération, appelés « Musulmans », se sont progressivement tournés vers l’islam et la quête d’une identité musulmane plus « solide ». 10 La « déshumanisation » des Croates se produisait également sur un autre ton, autrement cruel, mais loin des caméras officielles de la télévision serbe. Sur Internet, on peut toujours voir la vidéo montrant des troupes paralimilitaires serbes entrant dans un Vukovar complètement rasé en chantant « Ô, Slobodan [Milošević], envoie-nous de la salade, il y aura de la viande, on égorgera des Croates » (https://www.youtube.com/watch?v=1sVj_QRol7I.). Linguistica_2018_FINAL_2.indd 143 13.3.2019 13:40:36 144 4. DU DISCOURS POLITIQUE AU DISCOURS DE HAINE ET DE GUERRE : LE ROLE DE L’INVERSION SÉMANTIQUE Le propre du discours politique est de pouvoir diminuer sa fonction référentielle et sa valeur informationnelle sans pour autant perdre en efficacité. Le discours politique devient ainsi le signe et le ciment de l’appartenance à une certaine idéologie, assurant et affermissant la cohésion du groupe auquel il est adressé (Bugarski 1995 : 31-43, Le Bart 1998). Cette spécificité facilite le passage du discours politique au discours de guerre, sans cependant le garantir. En ancienne Yougoslavie, le passage a été rendu possible à la fois par l’effondrement du système communiste et du modèle titoïste et par l’entrée dans une phase de transistion démocratique (voir Jaunet 2002). Les discours des hommes politiques à cette période qui précédait les conflits sanglants, soulignaient la nécessité de rompre avec le système en place et de construire de nouveaux ordres politiques, et n’excluaient pas le recours à la force et aux conflits armés. Comme nous avons essayé de démontrer dans la section précédente, ils allaient, pour légitimer leurs discours, puiser sélectivement plus ou moins loin dans les histoires nationales, en tout cas il fallait remonter aux époques « prétitoïstes » Les tons belliqueux, voire belligènes de ces discours avaient pour l’objectif de préparer, par la violence verbale, les popula- tions à la violence physique (Malešič 1997). Ces discours politiques qui sont devenu progressivement de purs discours de guerre et de haine s’organisaient selon le principe manichéen divisant la société en deux caté- gories : celle des « nôtres » et celle des « autres ». L’appartenance nationale, ethnique ou religieuse ne suffisait pas pour « ranger » un membre de la communauté du côté des « nôtres », il fallait de plus que celui-ci soit « patriote » et soutienne la guerre et, si possible, y participe, sinon il était relégué parmi les « traîtres ». Dans notre analyse, qui se focalisera sur des aspects sémantiques et pragmatiques, nous essayerons de montrer que la logique de ce discours de geurre et de haine repose largement sur différents procédés relevant de ce qu’on pourrait appeler « inversion sé- mantique » (Bugarski 1995 : 89-95). L’application de ces procédés fait perdre aux mots et aux énoncés leurs « assises » sémantiques ou référentielles de sorte qu’ils ne peuvent plus fonctionner pleinement qu’à l’intérieur de l’univers discursif qui les a générés. 4. 1. Inversions diachroniques Le premier type d’inversion sémantique s’appuie essentiellement sur l’histoire my- thologisée. Pour désigner les hommes politiques qui soutenaient l’indépendance de la Croatie, les forces d’ordre ou les forces armées croates, les médias serbes ont très tôt commencé à employer le terme d’oustachis. Ce terme s’est progressivement généra- lisé et a fini par s’appliquer à tous les Croates. En réponse, les médias croates se sont mis à employer le terme de tchetniks. La rhétorique s’est durcie des deux côtés lors de l’éclatement des conflits armés. Les médias parlaient de « nationalistes oustachis », de « terroristes oustachis », « de criminels oustachis », de « bouchers oustachis », etc. De l’autre côté, on pouvait entendre des syntagmes tels que « hordes de tchetniks », « bandes de tchetniks », « terroristes tchetniks », etc. L’armée populaire yougoslave qui participait activement aux conflits était nommée par les médias croates soit armée Linguistica_2018_FINAL_2.indd 144 13.3.2019 13:40:36 145 « serbo-tchetnik » soit armée « yougo-communiste ». Toutes ces dénominations, par leur expressivité et les références qu’elles faisaient à un passé sanglant, douloureux et sombre de la Deuxième Guerre mondiale, n’ont pas tardé à mobiliser l’opinion pu- blique dans les deux camps et à faire monter le sentiment de haine interethnique. Il convient d’ajouter que, au moins aux débuts, les télévisions tenaient un double discours. Les journalistes eux-mêmes, pour faire preuve d’un semblant d’objectivité et de professionnalisme, évitaient des termes jugés trop expressifs. Ces termes étaient cependant abondamment utilisés par des victimes, des témoins, réels ou présumés, ou des combattants dans des reportages ou des interviews qui faisaient partie des mêmes émissions, ce qui donnait à ces témoignages encore plus de poids. Pour dompter les débordements rhétoriques, les responsables de la télévision natio- nale croate ont élaboré une sorte de « code de comportement » en temps de guerre qu’ont dû respecter les journalistes qui couvraient les combats en Croatie et plus tard en Bosnie (Thompson 1999 : 170-172). Les termes de « tchetnik » ou d’« extrémiste », par exemple, devaient être remplacés par « terroriste serbe », et l’armée populaire you- goslave par « armée serbo-communiste d’occupation ». Les Bosniaques, qui voulaient déclarer l’indépendance de la Bosnie-Herzégovine, étaient désignés par les médias serbes d’abord par le terme de « Turcs », ce qui suffisait d’éveiller chez les Serbes la mémoire collective de la domination ottomane et de voir en Bosniaques un nouveau danger « ottoman » qui allait, de nouveau, s’emparer de la « terre serbe ». Plus tard, le terme de « Turcs » a été remplacé par « moudjahiddin » et même « djihadistes », sans doute pour essayer d’influencer l’opinion occidentale, qui était plutôt pro-bosniaque (ou anti-serbe, selon les médias serbes). R. Bugarski (1995 : 89-90) a observé très pertinemment que ce discours de guerre a bouleversé la relation entre la réalité et le signe linguistique : le signe ne référait plus à la réalité, mais servait à la « produire ». Avant que les termes de « oustachis », de « tchetniks » soient employés, il n’y avait sur le territoire yougoslave pas de groupes qui s’identifiaient ouvertement avec les mouvements oustachis ou tchetniks. La pro- pagande de l’« autre », de l’« ennemi » a provoqué que ces termes sont devenus des auto-désignations pour une partie importante des populations. Le même effet s’est pro- duit avec le terme de « moudjahiddin », qui a été employé dans les médias serbes bien avant les premières arrivées de combattants venant de différents pays musulmans. Au cours de la guerre, les Bosniaques ont adopté le terme pour désigner les « héros » et les « martyrs » bosniaques qui se battaient et se sacrifiaient pour leur pays et leur nation. 4. 2. Travestissements sémantiques et logiques La forme la plus radicale de cette inversion sémantique consiste à violer la signification propre des termes en attribuant à ces termes des significations antonymes, ce qui crée un effet proche de celui d’euphémisme. Lorsque les hommes politiques et les médias serbes employaient les verbes « libérer » et « défendre » et leurs dérivés, ces termes désignaient une réalité qui était décrite par les Croates et les Bosniaques par les termes d’« agression », de « siège », d’« occupation », etc. Le discours serbe reposait sur la premisse selon laquelle les territoires dont voulaient prendre contrôle les forces serbes, Linguistica_2018_FINAL_2.indd 145 13.3.2019 13:40:36 146 aidées en cela par l’armée yougoslave, étaient des territoires « historiquement » serbes, habités majoritairement ou minoritairement par les Serbes. Dans le journal Borba du 3 avril 1991, l’évêque orthodoxe Nikanor a légitimé la « serbité » de ces territoires en disant que « [L]a terre serbe doit s’étendre partout où le sang serbe est versé et où gisent les os serbes ». 11 Les forces serbes et l’armée yougoslave qui assiégeaient Dubrovnik ou Vukovar étaient présentées par les médias serbes comme des forces « liberatrices ». Pour les autres villes assiégées, les médias parlaient de la défense des « foyers sécu- laires » des Serbes. On pouvait lire ou entendre dans les médias serbe de nombreuses « prouesses » rhétoriques qui violaient la logique la plus élémentaire. Le siège d’une ville croate ou bosniaque était présenté comme la défense de cette ville, dont le but était d’en chasser l’occupant. Dans la même logique, il était possible de « libérer » une ville « en défendant » une autre ville. Prenons un exemple qui illustre bien cette « gymnas- tique » dicursive dont l’objectif est de cacher la vraie nature des opérations militaires serbes. Dans une interview donnée à l’hébdomadaire NIN (11/2/1994), le général serbe Ratko Mladić a dit : Le lendemain, nous menions des combats acharnés pour le village d’Osmače. C’était un grand village musulman qu’aucun pied serbe n’a jamais foulé avant que nous ne l’ayons libéré. 12 L’armée yougoslave, devenue après la proclamation des indépendances slovène et croate carrément et ouvertement serbe, a justifié sa participation aux conflits en répé- tant que l’armée était en « mission de paix » et faisait tout son possible pour empê- cher les « tensions interethniques » de dégénérer en conflits armés (Lalić et al. 1997). Selon les autorités de la République serbe de Bosnie, le siège se Sarajavo n’était que la « défense » des banlieues et des collines serbes entourant la ville contre les forces musulmanes. Les habitants de nationalité serbe restés en ville étaient, selon les médias serbes, des « otages » des musulmans, 13 des « boucliers humains ». Les hommes politiques et les médias serbes évitaient et refusaient soigneusement le terme et le concept de « nettoyage ethnique ». On préférait parler de « migrations (humaines) des populations » (en serbe, (humano) preseljavanje stanovništva). Les rai- sons de ces « migrations » étaient présentées comme étant tout à fait « rationnelles » : l’impossibilité pour les Serbes de cohabiter avec les Croates et les Bosniaques. Le patrirache Pavle, chef de l’Église orthodoxe serbe, a envoyé en novembre 1991 une lettre ouverte au lord Carrington, à l’époque responsable des négociations de paix sur le territoire de l’ancienne Yougoslavie, disant que les Serbes ne peuvaient pas vivre ensemble dans le même État avec les Croates et qu’il était nécessaire de les rattacher à 11 « Tamo gde se prospe srpska krv i gdje padnu srpske kosti to mora biti srpska zemlja. » 12 « Sutradan, imali smo veoma jake okršaje za selo Osmače. To je bilo veliko muslimansko selo u koje nikad nije stupila srpska noga, dok ga nismo oslobodili. » 13 Pour diaboliser l’ennemi, les médias serbes pouvaient aller très loin. Par exemple, lors du siège de Sarajavo, des journalistes rapportaient que selon des témoins restés en ville, les Bosniaques « nourrissaient » les lions du zoo avec la chair d’enfants et de femmes serbes. Linguistica_2018_FINAL_2.indd 146 13.3.2019 13:40:36 147 la Serbie, même si cela devait se faire au prix de conflits armés (Tomanić 2001 : 132). Biljana Plavšić, présidente de la République serbe de Bosnie, et professeur de biologie, était même plus explicite lorsque elle évoquait l’impossibilité de cohabitation entre les Serbes et les Bosniaques (Kreso 2011 : 854). La citation se passera de commentaire. Les Musulmans sont un matériau génétiquement défectueux qui s’est converti à l’islam. Et maintenant, il est naturel que ce gène devienne de génération en géné- ration plus condensé. Il se détériore de plus en plus et dicte la façon de penser et de se comporter. C’est inhérent aux gènes. 14 4. 3. Asymétries sémantiques Les médias serbes, dans une plus grande mesure que les médias croates et bosniques, faisaient tout pout présenter les ressortissants de leur nation comme des victimes à la merci de l’ennemi. Les populations serbes en Croatie ou en Bosnie étaient toujours « non armées » ou qui se défendaient « à mains nues ». Pour montrer la barbarie de l’ennemi, les victimes étaient le plus souvent d’innocents civils, essentiellement des enfants, des femmes, des vieillards ou des blessés. Les combattants serbes jouissaient pleinement de leur légitimité, étant des « défenseurs », des « volontaires », des « pa- triotes », « des héros qui se battaient pour les foyers serbes séculaires », tandis que les ennemis n’étaient que des « agresseurs », des « criminels », des « égorgeurs », des « mercenaires », souvent à la solde des puissances étrangères. Dans les médias serbes, les responsables de l’entité serbe de Bosnie étaient désignés par leur titre « officiel » : Radovan Karadžić était « président de la République serbe de Bosnie », tandis que, par exemple, Alija Izetbegović, président de la république de Bos - nie-Herzégovine, internationalement reconnue, n’était que « leader des musulmans bos- niaques », « leader des moudjahiddin » ou bien tout simplement « Alija » ou « Alija le musulman ». Ce souci de délégitimer la nouvelle Fédération de Bosnie-Herzégovine se re - flétait également dans les dénominations dont les médias serbes affublaient le nouvel État : c’étaient soit l’« ancienne » (ou « ex ») République de Bosnie-Herzégovine, soit « soi-di- sant Fédération de Bosnie-Herzégovine », soit tout simplement « autorités musulmanes ». En ancienne Yougoslavie, comme nous l’avons déjà dit plus haut, les Bosniaques étaient officiellement appelés « Musulmans » et étaient considérés comme une des na- tions constitutives de la République socialiste de Bosnie-Herzégovine. Avec le début des tensions, puis de la guerre en Bosnie, les médias serbes, pour dénier la légitimité à la nation bosniaque, n’utilisaient plus la majuscule, marque d’appartenance nationale, et écrivaient le terme de « musulmans » avec une minuscule, reléguant les Bosniaques à la seule appartenance religieuse. Au début de la guerre en Croatie, qui a commencé par la proclamation de la « région autonome serbe de Krajina », les autorités et les médias croates, voulant minimiser la 14 « Muslimani su genetski kvaran materijal prešao u islam. I sad, naravno iz generacije u generaciju se jednostavno taj gen kondenzuje. Postaje sve gori i gori, izražava se jednostavno, diktira način razmišljanja i ponašanja. To je u genima već usađeno. » Linguistica_2018_FINAL_2.indd 147 13.3.2019 13:40:36 148 gravité et l’ampleur des événements, recouraient à l’ironie. La « rébellion » des Serbes, orchestrée en grande partie par le régime de Milošević, était dénommée « révolution des rondins » (en croate, balvan-revolucija). Milan Babić, futur président de la Répu- blique serbe autoproclamée de Krajina et dentiste de profession, était nommé « dentiste de Knin 15 » et Milan Martić, chef des forces paramilitaires de la République de Krajina, « shérif de Knin ». Avec le durcissement des conflits, l’ironie a disparu. 5. CONCLUSIONS Les conflits et les guerres en ancienne Yougoslavie ont été largement préfigurés par des conflits portant sur la question de la « langue » et annoncés par des discours politiques qui se sont dans les années quatre-vingt peu à peu mués en discours de haine contre l’« autre », ensuite ouvertement en discours de guerre. La scission de la langue serbo-croate en lan- gues serbe et croate, puis, plus tard, encore en langues bosniaque et monténégrine, n’a été que l’un des préludes à l’éclatement sanglant de l’État yougoslave. Le but des tons belliqueux adoptés par les hommes politiques et les médias était, d’un côté, de préparer les populations à la violence armée et, de l’autre, de garantir la légitimité de cette violence. Les mécanismes discursifs reposent sur différents types d’inversions sémantiques qui font perdre aux termes leurs « assises » sémantico-référentielles. Nous nous sommes limité à trois types : aux inversions diachroniques, aux travestissements sémantiques et logiques et à l’établisssement d’asymétries sémantiques. Pour comprendre et expliquer ces inversions, il était inévitable de plonger dans l’imaginaire historique des nations impliquées. Les mécanismes sémantiques étudiés, basés sur la manupulation discursive des termes, remettent en question non seulement la relation entre le signe linguistique et son référent, mais également la relation « nécessaire » et imposée par le système lin- guistique entre le signifiant et le signifié. Pour attribuer un signifé à un signifiant, il est plus que jamais nécessaire de recourir au discours : dans le discours de guerre et de haine, cette relation n’est plus l’affaire du système linguistique, mais relève du domaine du discours. Références BUGARSKI, Ranko (1995) Jezik od mira do rata. Belgrade : Slovograf. BUGARSKI, Ranko (2001) Lica jezika – sociolingvističke teme. Belgrade : Čigoja Štampa. BUGARSKI, Ranko (2002) Nova lica jezika – sociolingvističke teme. Belgrade : Čigoja Štampa. CALVET, Louis-Jean (1987) La guerre des langues et les politiques linguistiques. Paris : Payot. JAUNET, Alexandre (2002) « Discours de guerre contre dialogue de paix. Les ces de l’ex-Yougoslavie et du Rwanda. » Cultures & Conflits. 2 novembre 2017. http:// conflits.revues.org/482 KRESO, Muharem (2011) Genocid u Bosni i Hercegovini – posljedice presude Međunarodnog suda pravde. Sarajevo : Univerzitet u Sarajevu. 15 Knin était la capitale de la République serbe autoproclamée de Krajina. Linguistica_2018_FINAL_2.indd 148 13.3.2019 13:40:36 149 LALIĆ, Lazar et al. (1997) Slike i reči mržnje. Episode 2. Belgrade : B92-ARHITEL.2 novembre 2017. http://www.dailymotion.com/video/x3m151k LE BART, Christan (1998) Le discours politique. Paris : PUF. MALEŠIČ, Marjan (1993) The Role of Mass Media in the Serbian-Croation Conflict. Stockholm : Styrelsen for Psyhologiskt Forsvar. MALEŠIČ, Marjan (1997) Propaganda in War. Stockholm : Styrelsen for Psyholo- giskt Forsvar. PIRJEVEC, Jože (1995) Jugoslavija. Nastanek, razvoj ter razpad Karadjordjevićeve in Titove Jugoslavije (1918-1992). Koper : Založba Lipa. ŠKILJAN, Dubravko (2004) « Les politiques langagières en ex-Yougoslavie. » Revue des Études Slaves 75/1, 45-53. THOMPSON, Mark (1999) Forging War : The Media in Serbia, Croatia, Bosnia, and Hercegovina. Londres : University of Luton Press. TOMANIĆ, Milorad (2001) Srpska crkva u ratu i ratovi u njoj. Belgrade : Medijska knjižara Krug. Résumé rÉSUrGeNCeS DU PaSSÉ : DISCOUrS POlITIQUe eT MÉDIaTIQUe lOrS De l’ÉClaTeMeNT De l’aNCIeNNe YOUGOSla VIe Les guerres et les conflits qui ont accompagné l’éclatement de l’ancienne Yougos- lavie sont inextricablement liés à la « langue ». L’« éclatement » du serbo-croate en plusieurs langues nationales et la détermination des Slovènes et, dans une moindre mesure, des Macédoniens de brider l’influence du serbo-croate sur leurs langues respectives constituaient un prélude à l’éclatement politique du pays. Les violences guerrières ont été soigneusement préparées par des moyens linguistiques : le discours de haine, qui s’est vite transformé en discours de guerre, dominait les paroles des hommes politiques, les médias, la culture, les conversations quotidiennes. Ce dis- cours n’aurait pas été possible sans recours au passé et aux histoires mythologisées des parties belligérantes (la bataille de Kosovo Polje, la Yougoslavie prétitoïste, la Deuxième guerre mondiale). L’analyse des discours politiques et médiatiques propo- sée a décelé trois types majeurs d’inversions sémantiques sur lesquelles reposent lar- gement les mécanismes discursifs appliqués : inversions diachroniques (résurgence de termes « oustachis », « tchetniks », « Turcs »), travestissements sémantiques et logiques (« défendre », « libérer » perdent leur signification première) et asymétries sémantiques (l’ennemi est un « agresseur » inhumain, « égorgeur », les « nôtres » soit des « victimes innocentes » soit des « martyrs » ou des « héros »). En conséquence, les termes et les énoncés utilisés perdent leurs « assises » sémantico-référentielles de sorte qu’ils ne peuvent plus fonctionner pleinement qu’à l’intérieur de l’univers discursif qui les a générés. Mots-clé : discours politique, discours médiatique, ancienne Yougoslavie, guerre, histoire Linguistica_2018_FINAL_2.indd 149 13.3.2019 13:40:36 150 Abstract RESURGENCE OF THE PAST: POLITICAL AND MEDIA DISCOURSE DURING THE BREAKUP OF THE FORMER YUGOSLA VIA The wars and conflicts that accompanied the breakup of the former Yugoslavia are inextricably linked to “language”. The “breakup” of Serbo-Croat into several national languages and the determination of Slovenes and, to a lesser extent, Ma- cedonians to restrain the influence of Serbo-Croat on their respective languages was a prelude to the country’s political breakup. Military violence was carefully prepared by linguistic means: hate speech, which quickly turned into war speech, dominated the words of politicians, media, culture and everyday conversation. This would not have been possible without resorting to the past and to the mythologized history of the warring parties (the Battle of Kosovo Polje, Yugoslavia before the Second World War, the Second World War itself). The analysis of the political and media discourses carried out in this study revealed three major types of semantic inversions on which the underlying discursive mechanisms largely rely: diachronic inversions (the resur- gence of the terms “Ustashe”, “Chetniks”, “Turks”), semantic and logical travesties (in which terms such as “defend” and “liberate” lose their primary meanings) and se - mantic asymmetries (the enemy is an inhuman “aggressor” and “slaughterer”, while “our” side is made up of “innocent victims”, “martyrs” or “heroes”). As a result, the terms and utterances used lose their semantic and referential “basis”, so that they can no longer fully function except within the discursive universe that generated them. Keywords: political discourse, media discourse, former Yugoslavia, war, history Povzetek POVRATEK PRETEKLOSTI: POLITIČNI IN MEDIJSKI GOVOR MED RAZPADOM BIVŠE JUGOSLA VIJE Vojne in oboroženi konflikti, ki so spremljali razpad nekdanje Jugoslavije, so tesno povezani z »jezikom«. »Razpad« srbohrvaščine na več nacionalnih jezikov in odločenost Slovencev in v manjši meri tudi Makedoncev, da omejijo vpliv srbohr- vaščine na slovenščino in makedonščino, predstavljata neke vrste uvod v politični razpad države. Vojno nasilje se je skrbno pripravilo z jezikovnimi sredstvi: sovražni govor, ki se postopno spreminja v vojni govor, je prevladoval v politiki, medijih, kulturi in tudi v vsakodnevni komunikaciji. Takšen govor ne bi bil mogoč, če se ne bi poseglo v preteklost in »mitologizirano« zgodovino vojskujočih se strani (bitka na Kosovem polju, predvojna Jugoslavija, druga svetovna vojna). Analiza političnih in medijskih govorov, ki smo jo opravili, je izluščila tri vrste pomenskih inverzij na katerih temeljijo uporabljeni diskurzivni mehanizmi: diahrone inverzije (vrnitev izrazov kot »ustaši«, »četniki«, »Turki«), pomenske in logične preobrazbe (»brani- ti«, »osvoboditi« izgubijo svoj prvotni pomen), pomenske asimetrije (sovražnik je Linguistica_2018_FINAL_2.indd 150 13.3.2019 13:40:36 151 nečloveški »agresor«, »klavec«, »naši« pa so ali »nedolžne žrtve« ali pa »mučeniki«, »junaki«). Posledica takšnih diskurzivnih mehanizmov je, da uporabljene besede in izjave izgubijo svoj pomenski in referenčni temelj in lahko polno delujejo le znotraj diskurzivnega sveta, ki jih je proizvedel. Ključne besede: politični diskurz, medijski diskurz, bivša Jugoslavija, vojna, zgodovina Linguistica_2018_FINAL_2.indd 151 13.3.2019 13:40:36