COMPTES RENDUS, RECENSIONS, NOTES POROÈILA, OCENE, ZAPISI GEOGRAPHIE LINGUISTIQUE ET BIOLOGIE DU LANGAGE: AUTOUR DE JULES GILLIBRON. Edite par Peter Lauwers, Marie-Rose Simoni-Aurembou, Pierre Swiggers, Orbis supplementa t. 20, Leuven -Paris -Dudley, MA, Peeters Leuven 2002; 212 pp. Ecrire un compte rendu sur une reuvre ayant trait a Jules Gillieron me fait neces­sairement penser a mes etudes de franc;:ais a l'Universite de Ljubljana apres la deu­xieme guerre mondiale. A cette epoque-la, L'Atlas Linguistique de la France etait deja accessible aux etudiants. Les professeurs de franc;:ais de la jeune universite, nee a peine en 1919, sentaient le besoin, pour les etudes de linguistique franc;:aise, d'avoir a leur disposition cette reuvre qui, evidemment, avait deja une renommee remar­quable au-dela des frontieres strictement romanes. Les autorites culturelles franc;:ai­ses etaient tres favorables a la nouvelle universite dans une petite ville meconnue ou, mieux, oubliee depuis l'epoque lointaine des Provinces illyriennes. Pour s'en assu­rer i1 suffit de rappeler le nom du lecteur de franc;:ais envoye en 1921 pour encourager les etudes du franc;:ais Lucien Tesniere. * Le livre dont nous nous occupons est un recueil d'etudes dedie a la memoire de Horst Geckeler. Comme l'expliquent les editeurs, le recueil a ete constitue a la suite d'une journee d'etudes organisee par Paris III en 1998, les exposes de cette rencon­tre ayant ete ensuite remanies et completes. Une bibliographie exhaustive, composee par Peter Lauwers et Pierre Swiggers, clot le volume (pp. 189-212) ; on y trouve enu­meres les differents travaux de Jules Gillieron (les monographies et les articles parus dans des revues, ainsi que ses comptes rendus de divers travaux scientifiques). Cette bibliographie comporte une nouveaute tres utile : les comptes rendus des autres lin­guistes places immediatement apres l'ouvrage de Gillieron auquel ils ont trait. On peut dire que tous les grands linguistes de l'aire romane et d'ailleurs ont reflechi sur l'ALF et sur les etudes que Gillieron a conc;:ues a partir des materiaux proposes dans l'Atlas. L'image scientifique du linguiste suisse est completee par la liste de ses ma­nuscrits consacres en partie aux patois franc;:ais en Suisse, mais contenant aussi les carnets de l'ALF. La bibliographie s'acheve par une liste des instruments de travail ou sont reunies les "notices retrospectives", les etudes sur les conceptions de Gillie­ron ou sur la geographie linguistique ; on y trouve les manuels de linguistique roma­ne et meme ceux de linguistique generale pour lesquels sont minutieusement enu­merees les pages ou sont discutees les idees de Gillieron. Pour montrer l'extreme precision des auteurs de la bibliographie, mentionnons egalement ceci : les remar­ques du linguiste italien Carlo Tagliavini concernant les idees de Gillieron apparais­sent dans la section des manuels de linguistique ainsi que dans la section de lin­guistique romane (c'est la que figurent les reforences de son ouvrage intitule Origini de/le lingue neolatine suivies des pages ayant trait a Gillieron). Le recueil est introduit par un panorama exhaustif des idees du romaniste suisse en matiere de linguistique sous le titre de "Geographie linguistique et biologie du langage: l'apport de Jules Gillieron". Les trois auteurs, Peter Lauwers, Marie-Rose Simone-Aurembou, Pierre Swiggers, soulignent que l'reuvre de Gillieron dans le do­maine de la linguistique n'a pasete suffisamment prise en compte et que son origi­nalite et son actualite meriteraient d'etre appreciees a leur juste valeur. Apres un bref portrait de Gillieron, de sa vie et de son activite universitaire et pedagogique, les auteurs s'interessent a son reuvre. Ils restituent son approche linguistique par rap­port a sa formation scientifique. En effet, le dernier quart du dix-neuvieme siecle et le commencement du vingtieme etal.ent completement domines par les "Junggram­matiker", les neogrammairiens, de l'ecole sortie des spheres universitaires alleman­des se demarquant de l'approche comparatiste. On sai~ aussi que l'ecole neogram­mairienne a salue chaleureusement l'apparition de la nouvelle methode, la geogra­phie linguistique, sans pouvoir prevoir que la nouvelle methode avec des donnees recueillies dans la realite de la langue parlee, aurait a detruire la conviction aveugle en l'infaillibilite des lois phonetiques Gugees "de fer"), indiscutable selon les neo­grammairiens. Le deuxieme chapitre realise par Piet Desmet, Peter Lauwers et Pierre Swiggers, est consacre a la dialectologie franyaise. Il s'agit d'un chapitre essentiel ; en effet, la geographie linguistique se base sur l'etude des langues vivantes. Ce chapitre presente Gillieron comme un innovateur. On sait de l'histoire de la langue franyaise qu'elle a ete, dans sa version ecrite, dominee par Paris, au moins a partir du decret royal de Villiers-Cotteret. Plus tard, la Revolution voit dans les parlers regionaux l'attache­ment a l'ancien regime et recommande aux citoyens de les abandonner. Par ·conse­quent, la conception de Gillieron, visible aussi dans ses petites enquetes realisees vers la fin du XIXe siecle, ouvre dans la recherche linguistique un courant revolu­tionnaire. Les auteurs decrivent minutieusement la situation trouvee par Gillieron et, tout en ne partageant pas son idee de l'individualite substantielle des dialectes (selon laquelle il serait impossible de delimiter un dialecte), retracent sa methode d'investigation ou sont definies des unites comportant des caracteristiques propres. L'idee de Gillieron (exposee par les auteurs p. 45) est que d'importants pheno­menes linguistiques comme l'homonymie, la polysemie, l'etymologie populaire et la contamination ne sont pas explicables par les lois phoniques : un phenomene lin­guistique fait partie de la creation de l'individu. Cette idee nous fait penser a Uriel Weinreich qui, dans Les Langues en contact, situe le champ du changement linguis­tique au niveau du langage de l'individu. Pour cela, !'etude de la langue parlee, des patois, est plus sure que les recherches en linguistique comparee. La methode d'investigation de Gillieron dans ses etudes dialectales est tres bien presentee dans le chapitre sur le developpement de la dialectologie franc;aise et les dix pages de references auxquelles s'ajoutent quelque quatre-vingts notes enrichissent l'ex­pose. Il semble que les auteurs des exposes publies se soient donnes comme principe de ne pas surcharger le texte d'exemples : les notes (dans tout le recueil il y ena plu­sieurs centaines ; trop apremiere vue) ont pour objectif de rendre le texte plus clair. Dans le chapitre suivant, Marie-Rose Simoni-Aurembou analyse, ala suite de la lecture minutieuse des cahiers d'enquete, la methode du travail sur le champ. L'idee d'un seul enqueteur est plutot rare : elle a ete appliquee pour l'ALI, l' Atlante Lingui­stico Italiano, dont on attend encore toujours l'impression complete ; l'enqueteur, le linguiste fri.oulan Ugo Pellis, a conduit l'enquete a peu pres vingt ans apres Edmond Edmont. Les enquetes presque contemporaines ayant prececte la constitution de I'AIS, Sprach-und Sachatlas Italiens und der Siid-schweiz de Karel Jaberg et Jakob Jud, ont ete realisees par quatre explorateurs : Scheuermeyer pour l'Italie septentrionale, Franceschi pour l'Italie centrale, Rohlfs pour l'Italie meridionale et Bottiglioni pour la Sardaigne. L'ASLEF, Atlante Storico Linguistico Etnografico Friulano, en a inclus davantage, et pour cause : en dehors des territoires frioulans, il y a sur le terrain explore des zones slovenes et allemandes. Cela montre assez clairement les difficul­tes et responsabilites accompagnant la conduite des travaux precectant la composi­tion d'un grand atlas linguistique. L'exploit realise par Gillieron il y a plus de cent ans pour la realisation de I'ALF en est d'autant plus admirable. Marie-Rose Simoni­Aurembou souligne que I'ALFn'est pas seulement une entreprise phonetique, comme l'etaient les atlas mineurs pour lesquels Gillieron avait lui-meme dirige l'enquete. Elle juge que la participation d'Edmont au travail a ete trop peu valorisee, opinion egale­ment emise par l'eminent dialectologue roumain Sever Pop. Toutefois, meme si le reseau des points aexplorer n'a pasete defini dans les moindres details, il n'en reste pas moins vrai que la conception de l'enquete revient aGillieron lui-meme. Evidem­ment, l'auteur a raison d'attribuer a Edmont une certaine independance dans le choix des informateurs et meme des localites aexplorer. Il s'agit d'un travail sur le champ. Du reste, comme l'affirme Guilleron lui-meme (citee par M.-R. Simoni­Aurembou, p. 67), "l'Atlas ne devait pas etre l'ceuvre d'un linguiste" ou de lui meme, car "il ne presenterait point les memes garanties de desinteressement" (Gillieron : introduction de Genealogie des mots). La partie centrale du recueil est structuree autour de trois domaines, designees sous une forme condensee dans les titres: contrainte et liberte (pp. 79-112), les lois phoniques (pp. 113-148), l'etymologie (pp. 149-165). Les travaux de Gillieron sont presentes, minutieusement analyses et soumis ala critique : le recueil n'a pas pour objectif de se repandre en louanges sur le travail du chercheur, mais de mettre en evidence tant ses merites et SOn esprit innovateur que les idees considerees SOUVent comme discutables. Ainsi, en parlant de la contrainte et de la liberte dans la langue, Peter Lauwers souligne que la vision de Gillieron sur la pathologie et la therapeu­tique est due a sa conviction que la langue est regie surtout ou exclusivement par la necessite et non par l'esprit createur, par la liberte creatrice (p. 103). On pourrait dire que le linguiste corn;:oit chaque changement intervenant dans la langue comme necessaire, ce qui ne saurait etre toujours vrai. Dans toutes les langues, il existe des homonymies et polysemies; c'est au locuteur de decider si une homonymie doit etre consideree comme "genante", c'est-a-dire si la collision de deux mots ou de deux structures dans un contexte identique ou semblable peut gener la comprehension. En allemand, par exemple, un substantif comme "Dichtung" ne pose aucune diffi­culte. Certes, la brievete du mot fran9ais multiplie les problemes. Les auteurs, Peter Lauwers et Pierre Swiggers, preforent a l'expression "lois pho­netiques" celle de "lois phoniques" (note 2, p. 113) qui englobe aussi le cote phono­logique. Ils mettent en reliefl'attitude de Gillieron devant ce que l'on appelle les lois phoniques. Pour Gillieron, la langue fait l'objet d'une activite consciente, therapeu­tique (p. 119). Les auteurs constatent que les lois -on prefererait peut-etre parler de tendances -sont dans la langue d'une extreme importance en raison des conse­quences facheuses qui en decoulent, c'est-a-dire les etats pathologiques et la therapie y remediant (p. 122). I1 n'est pas surprenant que Gillieron ait consacre tant d'espace et d'energie (creatrice!) a l'analyse des cas d'intervention therapeutique. La recher­che dominante (qui date de ses annees de formation scientifique) a ete marquee par des questions phonetiques, par les lois phonetiques des neogrammairiens, lois infail­libles et intangibles, qui regissent rigoureusement tous les changements d'une lan­gue donnee a une epoque donnee : tout le reste ne doit etre considere que comme des deviations sujettes a etre eliminees. Les deux auteurs jugent que Gillieron n'a pas ebranle les soubassements theoriques sur lesquels reposent les lois phoniques, quand meme, pour lui la vraie constante a ete l'approche globale de la variete lin­guistique s'etalant dans l'espace. Ils considerent son approche comme une nouvelle science etymologique, qui met au premier plan la semantique et reduit la phone­tique aux dimensions d'une science auxiliaire (p. 142). De telles vues ont eu un impact sur l'histoire de la semantique : la seule etymologie ne satisfait pas. Gillieron cherche l'explication du changement linguistique dans les procedes dialectiques d'actions contraignantes et de reactions therapeutiques. Les editeurs ont bien fait d'ajouter une contribution de Pierre Swiggers exposant les critiques du dialectologue et phoneticien Georges Millardet a l'encontre des idees de Gillieron (pp. 167-187). Millardet a pour la premiere fois formulees ces critiques dans son ouvrage intitule Linguistique et dialectologie romanes. Problemes et methodes paru en 1923, done a l'epoque ou les travaux de Gillieron bases sur les materiaux de l'ALF commen9aient a etre connus. La premiere guerre mondiale, bien sur, a em­peche la publication de la production scientifique ou, du moins, retarde de quelques annees sa diffusion. C'est ce dont temoigne, par exemple, la lente et tardive influ­ence de Saussure. Millardet s'oppose a la synchronie caracterisant la dialectologie gillieronnienne (p. 173). Pourtant, la vision synchronique est la condition fonda­mentale de toute enquete linguistique, vu que celle-ci se fixe pour objectif de con­stater une situation a un moment donne. II suffit de se reforer de nouveau a Gillieron qui, dans la Genealogie deja citee, s'oppose a toute donnee temporelle (notamment les mentions telles que "vieilli"). De son cote, Millardet defend le com­paratisme traditionnel et la grammaire comparative dont i1 est le disciple. Swiggers enumere les objections de Millardet ala methode et surtout ala vision des change­ments linguistiques. La geographie linguistique ne peut se substituer au compara­tisme traditionnel. D'apres lui, elle manque de profondeur historique ; elle n'ex­plique pas, n'etudie pas les textes localises, et, en outre, ne tient pas compte des changement connus par le monde linguistique roman. Rien de surprenant, puisque l'enquete renseigne sur la langue, plus exactement sur une certaine langue parlee a une epoque donnee. La contribution de Jacques Chaurand s'interesse aux travaux etymologiques (pp. 149-165). L'auteur examine les vues de Gillieron en prenant comme exemple son analyse des verbes "moudre" et "traire" ainsi que celle de "clore" et "fermer". L'auteur souligne que l'histoire du mot ne peut pas avoir un cours lineaire, car i1 entre soit en collision soit en concurrence avec un autre mot (p. 154). L'auteur se montre critique envers certaines interpretations de Gillieron jugees parfois trop proches de l'etymologie savante. Cependant, i1 reconnait au linguiste le merite de prendre en compte dans ses analyses l'apport de la semantique sans se contenter de passer par les seuls chemins tortueux de la phonetique. * Jules Gillieron est une des personnalites-cles de la linguistique romane du debut du X:Xe siecle. Le recueil des exposes publies offre des aspects approfondis, parfois meconnus, des reflexions non seulement sur un linguiste, mais sur un mouvement de toute premiere importance, sur une vision nouvelle de la langue : elle est etudiee et vue synchroniquement, sans que l'etude devienne immanentiste ou structuraliste. Contre les lois phoniques des neogrammairiens, Gillieron insiste sur l'individualite du mot : chacun d'eux a son histoire qu'il faut etudier. Les collegues de Louvain nous ont fait une grande faveur en nous presentant dans une ectition aussi impeccable sur le plan technique des etudes modernes sur Jules Gillieron et sur le courant linguistique qu'il incarne. Mitja Skubic