VOYAGE A U ■ NORD DE L'EUROPE, particulierement A COPENHAGUE, STOCKHOLM, e t PETERSBOURG. Contenu dans une fuite de Lettres. Par N. WRAXALL, Juk. Traduit de l'An g lois d'après la Seconde Edition. ^ ROTTERDA Chez J. BRONKHORST MDCCLXXVIJ VOYAGE /'m différentes parties NORD DE L'EUROPE. h E T T R E Î. A bord de VAmitié, fur YOcéàn Germa» nique, Jeudi 14 Avril, 1774* ^jfëS^gjE regarde l'ordre que vous me donnft-* tes, à mon déparc, de vous informer J> d'une manière fuivie & dans le plus Nst^Pb grand détail, de tous les événement* qui peuvent répandre du jour fur les caractères ou fur les mœurs des différentes contrées que je me propofe de parcourir, non feulement comme fort honorable pour moi, mais encore comme capable de me procurer les plaifîrs les plus nobles & les plus fenfibles. C'eftune ambition bien flatteule & trèsm Qtfownable qije de £0\w>ir au moinjà fcpfrtt A vrir à fes^mis & aux cœurs fenfiblesàla reconnoïs* fance, des icônes de connoiflances utiles, et dignes de ieur curiofité : il n'y a point dans la nature do confédération plus encourageante. On doit de même convenir que les voyages chez différents peuples , & l'examen de leurs différentes manières d'agir & de penfer , font non feulement capables d'étendre les lumières de l'esprit humain, & de le guérir de fes préjugés ; mais de plus qu'ils font propr es à nous procurer les agréments les plus vifs, et les plus fen-fibles : ayant pour bafe les deux paffions les phis Portes qui. conduifent au plaifir, je veux dire la nouveauté & l'admiration. En effet, de tout temps, les voyageurs ont été tellement'perfuadés de ce penchant de la nature c^TTrort dlspofés à en tirer parti, qu'ils ont inventé, & propofé à la crédulité des hommes les fictions les moins probables & les plus ridicules. Ils ont eu recours au merveilleux, & ils ont amufé l'imagination par des détails., de mœurs & d'actions qui n'existoiënc nulle part. Mais il paroît que d'un côté le temps du menfonge, & de l'autre celui de la crédulité font maintenant pas-fés. La vérité &les|connoiflances folides fe trouvent naturellement: placées dans des fujets , où ellespou-kToient autrefois à peine être fbuffertes. Le monde eft devenu plus feeptique , ex ne fouffre plus qu'on Tamufe par des fables fuperftitieufes, ou par les poi^trueujès faillies d'une imagination fertile & de- du Nord de VEurope. 3 réglée. La culture et lè rafinement des mœurs modernes ont donné lieu de pénétrer avec facHité dans des royaumes & des provinces, dont l'entrée étoit autrefois fermée par la bigoterie , Ja barbarie & le défaut de toute bonne police. l'Espagne même n'eft plus impénétrable à la curiofité : & la fuperftition s'af-foiblit peu à peu dans ce pays, où elle regnoit avec tant d'empire. Quoique le pouvoir qu'ont les voyai geurs d'amufèr & de plaire, fe trouve diminué en ce qu'ils ne peuvent plus s'addresfer à l'imagination , il relie cependant afsez d'objets capables de charmer les perfbnnes curieufes & attentives. Certaines parties du globe font infiniment plus fiches en beautés que d'autres i dans quelques-unes ces richeffes font répandues avec tant de profufior» &: d'une manière fi fur prenante, que les gens les jjplus ftupides font forcés de partager les plaifîrs qu'elles procurent. Dans d'autres parties elles font cachées profondément fous la furface, & reflemblent à des diamants bruts, qui ne brillent qu'aux yeux perçants d'un obfervateur attentif : tels font les royaumes que j'ai delsein d'aller voir ; couverts de neige pendant plufieurs mois, &: enveloppés dans toutes les horreurs du plus rude hiver; fans politefle dans les manières, et conlèrvant encore des traces de l'ignorance gothique, ils ne préfèntenc aucun charme qui puifse attirer les voyageurs. Les armes rçniaines n'ont jamais pénétré dans ces climats ftu* vages ; jarigs les antiquaires n'ont été ten tés de fraît* chir ces neiges pour chercher des restes précieux d'amphithéâtres , de temples & de naumachies : ce-jpendant dans ces royaumes éloignés , dont le fol éfl fi ingrat, on trouve disperfées ça & là des fe-mences de connoifsances : & fi l'esprit ne trouve aucun plaifîr à fè rappeller leur ancienne grandeur, cependant il peut fe donner carrière, & mettre & profit l'examen de leur pouvoir actuel, & de l'influence qu'ils ont fur la balance de l'Europe. Je me propofe, comme vous' favez de vifiter les trois capitales du Nord, & de pafTer quelque temps dans chacune ; quoique probablement je ferai un plus long ièjour à Petersbourg que dans les deux autres villesi perfuadé, comme je le fuis, que cette place eft robjet-le plus digne dés recherches d'un, vrai curieux. Nous fommes maintenant à lutter contre un vent contraire, & le ciel feulfait quand nous en aurons un meilleur. Je continuerai ma cor-xespondance, lorsque je ferai débarqué. du Nor/tde f Europe s L E T T R E II. Copenhague, ta nuit du mardi > 19 Avril 1774* CE matin,,au lever du-fbleil, nous mouillâmes à.Elfeneur,: dansHsle de Zélande: le temps étoic très-beau mais un peu froid. Je préfen-tai mes, lettres de recommandation au conful An-glois,M. Fenwick, qui me reçut très-poliment; <$: comme il étoit trop occupé par un grand nombre de vaifseaux, qui étoient entrés dans le même temps que nous, il m'envoya un domestique pour nr*ac-compagner au Château de-Cronenbourg. Il eft bâti fur le bord du canal* appelle le Sund, dans- le des* fein probablement d'en défendre l'entrée : je doit te cependant très-fort qu'il puifse à préfènt empêcher une flotte de vaifseaux de guerre d'y pafierv? C'eft un beau château ou palais gothique, bâti dans le dernier fiecle par Chriftian IV, qui y fàifok fouventfaréûdence. C*eft un bâtiment à quatre faces; f enfermant une belle cour quarrée. Les tours qui flanquent les quatre coins font fuperbes , & dans- le meilleur goût de l'architecture gothique. On me montra plufieurs grands appartements que l'on appelle encore les appartements.du Roi; il n'y a cependant point d'autres meubles que quelques chaifes; ifc cuir, dqré ,.. de h mêjne antiquité que le chà~ teau, Se quelques mauvaifes peintures quirépréfen-tent les rois du pays montés fur. des chevaux blancs. Je voulus voir les chambres qu'avoit occupé fa Ma-jefté pendant fon emprilbnnement, je veux dire la Reine Matilde depuis peu détrônée; mais j'appris que c'étoient ceux du colonel commandant, qui.xa-yoit eu afsez d'humanité & de politefse pour les lui céder pendant fa détention; les appartements du Roi, qui ibnt de valles fajles fans meubles, fans commodités, fans ornements, n'étant pas propres à recevoir perfonne.dans.la rude faifon qui regnoic lorsqu'elle y fut reléguée le 17 Janvier.17 74. Comme je regardois de tous côtés,, en bas d_ans la cour,]un pauvre-efclave aux fers m'aborda ; Se étant ion bonnet.m'addrefla la parole en François : je. fus-charmé de.rencontrer quelqu'un' avec qui je;pujle lier converfation ; car la fentinelle, qui tn'accompagnoit, étant Danois, ne pouvpit me tr-ans-? mettre fes idéesque dans fa-propre langue, que je ne comprenois pas, plus que le Chinois. J'entrai donc en-converfation avec le prifonnier François, & je .lui demandai s'il avoitété dans le château pendant la dé* tention de la Reine Matilde ? ah,,Mon{ieur ! dit-il, je la voy.ois tous les jours,; j'avois. l'honneur de tournèria '(*) Son crime étoit probablement le vcl, touf les délit» «tant punis chez< les Danois par la Servitude pendant plus e» moins de ternes. du Nordde PEurope.. - y broche pour le dîner de fa majefté ; elle tïie promit même de me procurer ma liberté. Je vous afsûre, ajouta-cil avec .chaleur, que c'étoit la princeke du monde la plus aimable. S'il me tint ce propos flat* teur dans l'intention de plaire. à un Ànglois, ou-ce fut un eiFet.de Ion refpecl; & de fa reconnoiftanv, ce., .c'eit ce.que je ne puis décider 5 mais il produisit fur moi l'effet deiîré. Je ne pus réfister à la force de cet éloge d'une Reine Angloife, malheureufe & outragée ; je mis la main dans la poche, &je lui donnai quelque monnoie , en lui difant d'en remercier la Reine Matilde, puisque c'étoit à l'intention de cette JPrincefle que je lui faifbis c& OOn. : ia..... : Il y a environ à un quart de lieue d'Ellèneur urn petit Château, où le. Roi va fouvent pafser quek ques heures en été. Il n'y arien ni en dedans ni en dehors du bâtiment qui mérite attention ; mais» lorsqu'on eft fur les balcons, le coup .d'oeil eft au defsus de toute expreilion: on y découvre la ville d'Elfeneur, le château de Cronebourg, le Sund & lescótesde Suéde. La ville d'Helfinbourg en Suéde, qui y eft exactement oppofée, forme un point de vue charmant; c'eft un des plus beaux & des plus pittorefques payfages que j'aie jamais vus. J'allai voir enfuite l'églife Danoife ; la femme, qui me la montra, me mena au grand autel, qui étoitentièrement couvert d'un voile. Le garçon qui mac- compagnon me dit qu'il étoit très-beau. Je m'atten-dois à voir un morceau du Correge ou de Raphaël , & j'étois furpris qu'ils euflent de pareils ta--fcleaux;mais le voile étant levé je trouvai que ce n'étoient que des figures de bois en relief dorées, qui repréfentolent desfaints, des martyrs, & des apôtres, avec ChrifHan V au milieu d'eux:, qui paroît être étonné de fe trouver en telle compagnie. Je fus interdit, & je ne pus' m'empêcher de rire de ma méprife. Dans cet état je continuai d'examiner ces figures, pendant que la femme étoit occupée à me faire une longue dissertation Danoi-fe, qui étoit, à ce que je crois, Phifloire de l'autel. En tournant la tête, je me-vis.entouré d'un grand nombre de jeunes filles & de jeunes garçons portant des cheveux roux, qui s'çtoîent rangés en demi cercle pour voir l'étranger. J'eus autant de plaifir à les examiner qu'ils en avoient eux-mêmes à me' regarder ; je pris par la main une des filles dont les, cheveux blonds llottoient en désordre fur fes épaules., & dont toute la figure étoit- une beauté en-miniature, car je crois qu'elle ne pou voie avoir : plus de onze ans, & je lui préfentai un fol, d'une, manière qui lui dit, autant que l'éloquence muette-, peut s'exprimer, „c'elf. votre joli minois, belle enfant n qui vous procure ce préfenû,, le detur put-ebriori n'étoit pas écrit plus lifiblement par la main jtela nature fur la pomme de Paris, qu'il ne l'étoit 'eki Nord dé l'Europe: ^ fur; ma pièce de monnoie ; mais ma déefse étoic trop jeune &■ trop-innocente pour le lire. ■ j , Le vin de Mr. Fenwick, & ce qui étoit alor» plus puiflant, la converfation de là femme, ma retinrent jufqu'à quatre heures ou plas tard, & en la:prenant contre ma bouche, je lui donne <â entendre que mon cœur eft capable de goûter Jes charmes qui' réfukent riéceflàirement de l'har-monie & de la beauté réunies enfemble. Riez, fi vous voulez, de ce tête-à-tête muet ; peut-être le trouverois-je moi-même afsez ridicule, fi je n'étoi» pas plus dispofé à admirer qu' à faire le plaifant. .Quoiqu'il en foit, je. paffe mon temps fort agréablement dans cette douce occupation.; les heures s'écoulene inienfiblement, & je me delafse par cette alternative de mes occupations fériçufes*: car ne yous imaginez pas que j'y donne tout mon temps & toute mon attention; j'ai été voir .pluneurs objets de curiolité de cette capitale*. J'ai été ce matin avec deux gentils-hommes aii palais du comte Moltke. C'eft un bâtiment fuper-$e; on remarque partout le bon goûc dans la cotr du Nord de VEttropël gg tëétïon* des tableaux qui couvrent la grande faîle« Ces pièces ne font pas en fi grand nombre queCel« les que j'ai vues au cabinet du Roi, que l'on appelle ici Mttfaum, mais elles les fu'rpafsent dé beaucoup en beauté. J'ai vu une fois ce dernier; mais comme je me propoiè de l'aller voir une féconde fois, & qu'il contient un grand nombre de productions fingulieres, &de curiofités naturelles, particulières au Danemark, je vous ten donnerai le détail dans une autre lettre. Le Comte Moltke, que vous devez avoir vu en Angleterre, lorfqu'i! y accompagna le Roi actuellement régnant, mena à préfent une vie retirée, convenable à fon grand Ige, & au peu d'influence qu'il a dans les affaires d'état. Il étoit le favori & le miniftre de Frédéric V & fon pouvoir étoit fi abfolu, fur la fin du règne précédent, pendant lequel les infirmités du corps & de l'efprit permettoient à peine au Roi de fupporter le poids de la couronne, qu'on le nom* moit communément, le Roi, ou le Roi Moltke; La tour ronde, que l'on voit ici eft un édifice fort fingulier. Elle fut bâtie par Chriftiani V fouâ le règne duquel fleurifloit le célèbre TychoBrahé, dans le deflfein d'en faire un obier vatoire. Quoi-, qu'elle foit fort haute, il n'y a point d'escalier. On y monte par un chemin en fpirale, d'environ 14 pieds de large, qui mené jufqu'au fommet. Vu pryfeflfewr, qwi m'accempagnoiç, m'affûra qu'un de leurs Rptè .(Christian. V,fi je ne me trompe) y j^onta & en defcendit en carofse; il m'apporta D^meun Jivre -pgur me prouver Jefait, :ii j'en dou* lejvs. J'avoue que cela fe peut aflez facilement^ qyoiqu'javep.quelque:risquepour la vie du cocher* Si ce n'étoit à caufe de la belle Norvégienne* av£c qui après tout.,, je voudrois pouvoir conver-* fer avec la :lartgue,,- aufu* bien qu' avec les mains & fefc yeux, je ne trouverais guère d/inconvenient à Ignorer la langue du: pays.. Toutes: les. perfrjnnes de jfa-çon parlent François-ou Angîois. Les officiers de terreoë- tes Danois» | En effet je trouve que l'aimée eft ici .plutôt divifé en hiver & en été, qu'en quatie fai„ .ions, comme parmi .nous. Un court été fuecede. à .«ne longue fui te-de froids &de ténèbres , qui régnent dans ce climat depuis Octobre jusqu'en Avril. Pendant ce temps on. a de très-grandes chaleurs, pour peu de jours ou pour quelques femaine?. Certainement l'homme eft fenfiblement affecté par les caules phyfiques : il n'eit pas furprenant de voir que les arts d'agrément foient relégués dans les riches & brillants climats du midi, & qu'ils ne lèvent que foiblement la tête dans ces climats, couverts de neige où les habitants paroiflent en quelque forte partager la rigueur.4q leur fol & où la libéralité royale quoique fans bornes, peut à peine faire éebrre quelques plantes foibles & malades, oixnirs ' J' ' Il me paroit que ,les habitants de cette capitale ont un goût lingulier pour la politique, & comme il n'eft pas prudent de fouiller trop avant dans la conduite dufouve.rain & des miniftres, on tâche de fe dédommager par l'intérêt que l'on prend aux affaires d'Angleterre. Dans toutes les compagnies où|je me trouve, on me fait mille queftjons aufu-jfet des habitants deBofton, de fur ce qui a rapport jaux affaires de l'Amérique. Tout le monde eft d'opinion que les colonies ne tarderont pas de jouir d'une entière liberté. On fecouô la tCce & Ton me donne des marques d'incrédulité, lorsque f a£ -fûre que tout fe terminera pafifiquement, que Bos. •ton fera forcé de fe foumettre, que le gouverne-• ment a pris les mefures les plus nobles & les plus ^modérées , & qu'il a: embrafsé les fentiments les <-plüs doüx& les plus paternels; je vois que l'on ne me croit pas, & je fuis obligé de les renvoyer à l'avenir pour la'confirmation de ce que je dis. - II-y a fï peu de perfonnes qui viennent voir ce : royaume par des motifs de curiofité, que l'on eft, ■fort furpris quand j'afsûre que je-n'ai ici aucune aifaire, que mon unique but eft de m'inflrüire & -d'y chercher de nouvelles connoiflances. En effet je trouve qu'un «lois " ou vcinq femaines 'firfnTenta-iondammeut pour remplir cetobjèt , 'auffi, ce temps -paiTé, ne refterai-je pas]uneheure de plus." On ne voie ici aucune trace ni d'induflrie ni d'occupations férietf-'les; & Coppenhague, quoi qu'un des plus beaux ports ■dumonde, ne peut guère fe vanter d'un grand commerce. Lés places publiques font ferriplies d'officiers; & il paroît qu'ils font les trois-quârts de l'as-fembléé à la comédie ou à l'opéra. Le nombre des troupes" eft'en effet trop grand pour un fi petit -royaume, qui n'a point eu de guerre depuis cinquante ans. Les Danois peuvent, à la vérité, faire parade d'une grande étendue de pays; mate de quelle importance font les défèrts incuites & les montagnes inhabitées de la Norvège ÓVde JaLapo- du Nord de l'Europe. jj nie , qui s'étendent vers le pôle ? de quelle confé-quence peuvent être les plaines de l'Iilande , où les habitants font encore, & demeureront probablement toujours dans la plus profonde ignorance ? Leurs pofleflîons dans le Holftein font fans contredit les plus riches, & font le meilleur revenu de la couronne. Rien en effet ne fait mieux^connoître la pauvreté de ce royaume, que la rareté des efpeces. depuis que je luis ici je n'ai point vu d'or , & à peine ai-je vu de l'argent. Tout fe paie en papier Si l'on perd un feul Daler aux cartes ou au billard, la dette s'acquitte par un billet. Je reçus hier au marin deux cents rix-dalers, dont il n'y en avoitpas un feul en espèce réelle. LETTRE. IV. Copenhague le 29 d'Avril 1774; JE continuerai mes remarques fur les principaux objets de curiofité qui fe trouvent ici. Mercredi marin j'allai voir avec quelques dames le palais de Rofenbourg. Il fut confhuit, à ce que l'on m'afsûra , par notre célèbre Inigo Jones. l{ eft fitué au mibeu d'un grand jardin. Heft petit , & très peu fréquenté anjourd'hui par le Roi ou la famille royale. Les appartements, les ta-piflèries, les meubles ont un certain air d'antique té, qui fltf déplaît pas, & qui infpire du refpecfî; La grande faile en particulier eft dans ce goût. Les tapisferies qui ne font pas mal exécutées, re-préfentent les différentes actions par mer & par terre, qui ont fignalé les anciennes guerres entre la Suéde & le Danemark. Ces deux peuples femblent avoir toujours eu- la môme rivalité & animofité nationales, qui diftinguent en Europe les François & les Anglois, & que probablement ils retiendront toujours en un certain degré. Dans le fond de ce grand appartement il y a trois lions d'argent, de grandeur naturelle, qui lemblent, par leur air fauvage & féroce, deftinés àcaractérifer la nation qui les a fait faire, & le fiecle où ils ont parus. Dans un temps de mollefTe & de luxe, on eft frappé d'étonnement de trouver dans une ialle à manger , des figures aufïi monftrueufes & une magnificence aufiî fàuvage. Il y a dans ce château plu-fieurs petits cabinets remplis de choies rares, que les différents fbuverains de Danemark ont rassemblées , & laifsées à leur poftérité. Un grand nombre de ces pièces ont une valeur intrinfeque, d'autres font confervées uniquement pour rappeller le fbuvenir de quelque événement auquel elles ont rapport: du nombre des premières eft d'abord une felle fur laquelle Chriftian IV encra en forme de triomphe à Copenhague. Elle eft couverte de perles, de dia* niants & d'autres pierres précieufes, les éperons font d'or, & enrichis de pierres de grand prix. L'habit & le cafque que le roi porta en cette occafion font pareillement garnis de perles. J'ai oublié la fomme que ces ornements magnifiques avoient cou. té dans ces temps-là ; mais vous pouvez aifément juger qu'elle doit être immenfe. On y confèrve aufli avec grand foin un mouchoir de ce prince teint du fang qu'il veria dans une blefsure qui lui fit-perdre l'œil. Celui qui m'accompagnoit me mon-, tra, avec un transport de joie qui éclatoit fur fon vifage, une e'pée de Charles XII. Roi de Suéde r c'efl précifément une épe'e telle qu'on peut fe figurer que ce roi a portée; & elle conviendroit très-bien au dernier foldat. Ce formidable cimeterre démontre par fa grandeur & fon poids la force extraordinaire de ce redoutable guerrier. Je doute ■fort que le roi de Danemark actuellement régnant pût la ibulever ; j'ignore même s'il pourroit la remue;'. La lame a .au moins quatre pieds de long, & la garde eft toute de cuivre. Je ne pus m'empêcher de rire, lorfque j'entrai -dans la chambre dans laquelle Chriftian IV mourut. Il s'y trouve en effet quelques figures que Ion pourroit à jufte titre appeller célcfles & angéliques; mais [qui feroient mieux plac^e$j$ans le cabinet ••d'un jeune voluptueux, qu'expofées aux regards d'un homme mourant. Je communiquai ma pen fée à notre .conducteur, qui ne fit que fecouer la.tête & lever les épaules, & ne dit mot. Si ce monar* mie eut été Mufulman, j'aurois cru que c'étoit une repréfentation de Houris, dans les bras defquellesia verru fatiguée alloit bientôt iè repofer &oùilpou-roit oublier les embarras de la royauté; mais ii paroît qu'il mourut Luthérien. Les jardins de ce palais, étant toujours ouverts > & remplis de monde, les dimanches & les jours de fèces, font un des principaux divertifsements de la ville. L'emplacement en eft vafte ; mais il n'y a . ni fymmetrie ni bon goût. On n'y trouve aucune production de l'art, excepté une feule ftatue d'Hercule vainqueur du lion de Nemée-, qui eft fous un portique pour être à 1 abri des injures de l'air* Ceft l'ouvrage d'un Italien qui a trouvé moyen de déployer un grand favoir anatomique & beaucoup de beauté dans l'attitude & dans les muscles du héros , qui par un ufage extraordinaire de fes forces ouvre, & déchire la gueule de fon adverfaire. J'allai voir hier la collection de raretés, de peintures &c. dont je vous ai fait mention ailleurs. Elle appartient à Monfieur Spengîer , que je crois être avantageufèment " connu dans le monde littéraire. Il eft Suifle de naiffance; mais ion favoir & fapo-litefle l'ont rendu citoyen de l'univers. J'ai toujours trouvé que le grand & le bon ne font d'aucun pays. Ses tableaux j pour un particulier, font en très-grand nombre, & fort bien choifis. Plu- ùeurs de ces pièces lui ont été données par les maîtres-mêmes, comme un tribut d'amitié & d'admiration dues à ion génie & à fon cœur. Ce font en effet pour la plupart des productions d'artiftes Allemands, Hollandois, & Flamands. Il eft bon méchanicien & anatomifte, & il a plufieurs morceaux de goût, dans ces deux branches de fciences , qu'il a faits lui-même en ivoire r qui font des chef-d'œuvres. Je ne fus pas furpris de lui entendre nommer le Docteur Fothergill fon ami particulier , ni de trouver qu'il entretenoit la plus intime correspondance avec le célèbre Linnaeus en Suéde. Je lui dis que j'avois intention d'aller voir-ce grand homme dans fa. retraite à Upfal, & que je m'étois déjà procuvé des lettres de recommandation pour lui. Pour rendre juftice au Danemark, je dois ajouter que le feu Roi fit ce gentilhomme gar*. de du Mufamm & qu'il jouit d'un appointemenîi confidérable. Je fus charmé de voir que fon grand lavoir & fes talents extraordinaires ne l'euffentpas xéduit à la pauvreté. J'ai été ici dans toutes les égliles Allemandes, Françoifes & Danoifes. Mais.ce n'eftpas dansles églifes des Luthériens qu'il faut chercher les productions du goût & de l'art ; les Madonnes & les Magdelaines ne- fe trouvent que dans les lieux de dévotion des Catholiques , ce qui forme un des plus beaux ornements du culte de la Religion Ro-«tfiine. Il y a ici cependant une églifeoùfonapk* cé fix ftatues de plâtre devant le grand autel. Corn* nie deux de ces ftatues font armées d'épées dorées suffi grandes que celles de Charles XII & qu'une troiiieme lonne la trompette, je les pris, en vérité, à la première vue, pour une efpece de garde que l'on y avoit poflée pour défendre le faint lieu ; mais en m'approchant de plus près, je trouvai que, probablement pour écarter de pareilles méprises , on avoit eu foin de les fandtifier, & de placer leurs noms au pied de chaque flatue. Aux quatre premières on a donné les noms juifs des anges, qui fe trouvent dans l'écriture, Gabriel, Uriè'l, Raphaële^: Michel; mais malheureufement après en être venu jusque là , comme il y avoit encore deux jigures fans nom & qu'il ne fe trouvoit plus de titres d'anges, il paroit que l'on a été terriblement em-barrafsé : fous Tune des deux on a mis le mot Cherub, fans déterminer qui ce pouvoit être; fous l'autre on a écrit Jeremiell: quel eft ce Jeremiell, c'eft ce que j'ignore. J'aurois cru que c'étoit le prophete Jérémie , dont on avoit un peu altéré le nom, & pour confirmer cette idée, il tient un livre à la main : mais il a une paire d'ailes, qui caufent un cruel'embarras. Je ne pus me fatis-faire au fujet de ce'perfbnnage, & je fusobligéde lai fier au Roi Chriftian V., qui a bâti 1 eglife & érigé les ftatues, le foin de répondre de fon ouvrage , & d'expliquer l'énigme. du Nord de l'Europe. - - g* La police de Copenhague eft exactement obfer-vée , & l'on peut parcourir toute la ville, au milieu delà nuit, fans craindre le moindre danger. On n'entend jamais parler ni de vois, ni d'affaffinats* On n'y porte point de manteaux, & l'on ne cache point le poignard fous les habits comme dans les Heaumes du midi de l'Europe, Tout eft auili tranquille ici. à onze heures du foir que dans un village, &"à peine entend-on un carofse dans les Je ne crois pas ,que cette ville ait plus d'étendue que le quart de Londres, peut-être même n'eft elle pas fi grande. Elle eft fortifiée du côté dç la terre par un foiïé. toujours plein d'eau. -Les rues lônt pour l'ordinaire alfez larges , & les maifons belles ce. Je dois cependant avouer, que fi Struenfee n'abufa pas, comme je le penîe, de fon pouvoir exceffif, il en fit -affûrément un violent & imprudent ufage. Il parok ( fi l'on peut juger d'à-près fes actions) avoir été , en quelque façon ébloui par les faveurs du Roi , & les honneurs dont il étoit comblé , & n'avoir pas fait affez d'attention aux exemples que Thiftoire fournit des Wulfeys dans les temps paffés 3i des Choifeuls des nos jours ; preuves frappantes du peu de fiabilité de la fortune, du danger du pouvoir politique, & des grandeurs de la cour. Lorfqu'on le prefTa, peu de temps avant qu'il fût arrêté, de fe retirer de la cour, & de paffer le Belt, avec la plus ample affùrance d'une penfion annuelle de quarante cinquante, ou cent mille dalers, une malheureufé illufion lui fit négliger tout confeil, le réferva pour la prifon & l'échafaud. La reine douairière* \ da Nord de fEuropà & le Prince Frédéric furent les foibles inlbuments qui op'rerent cette cataftrophe. Quoique les dif-cours publics aient fait ibnner bien haut leurs in-' trigues, <& leur habileté imaginaire, je trouve que la feule marque d'adrefle qu'ils aient donnée en cette occafion , a été de garder le fecret, qui trompa Struenfee & la reine Matilde jufqu'au moment qu'ils furent arrêtés. On m'a aifûré, qu'au lever du Roi qui précéda cet événement, Struenfee parut dans des habits de la plus grande magnificence* / & qu'il ne reçut jamais tant d'hommages lerviles de la foule, qu'au moment de fa ruine. La nuit deftinée à les arrêter , il y eut bal paré an Palais; la reine après avoir danfé, comme de coutume, une contre-da'nfe avec le Roi, donna la main à Struenfee durant le relie de lafoirée. tfllefe retira environ à deux heures du matin, & fut fui vie par Struenfee & le comte Brandt. Alors le moment étoit venu : la reine douairière & fon fils le Prince Frédéric allèrent à la chambre du Roi qui étoit déjà couché. Ils fe mirent à genoux à côté du lit, & le conjurèrent par des larmes & des prières defau-ver fa perfonne & fon royaume d'une ruine imminente , en faifant arrêter ceux qu'ils difbienc en être 3es auteurs. On dit que le Roi eut de la peine , ^ fe lajfler fléchir, & qu'il ne ligna l'ordre qu'en ■héfitant & avec répugnance. Lnfin leurs prières Févahjrçnc 9 & il ligna le papier. Le Colonel \ Koller.Sarmer fe rendit dans Pinfknt à l'apparue* ment de Struenfee, lequel,■ ainfi que celui de Brandt étoient dans (e palais ; ils furent faifis tous deux prefque au même moment, & comme toute réfiftance étoit inutile, il furent conduits immédiatement après à la citadelle. Lorfque le comte Struenfee mit le pied hors du caroffe, il dit en iburiant au commandant qui devoit le garder, ?, je crois que vous n'êtes pas peu furpris de me „ voir votre prifonnier Ne déplaife à votre excellence, je ne fuis point du tout furpris, répliqua brufquement le vieux officier, mais au contraire je vous ai attendu il y a longtemps. Il étoit cinq heures du matin lorfque le comte de Rantzau frappa à la porte de l'antichambre de la reine, & demanda à entrer. On donna ordre à une femme de chambre de la reine d'aller l'éveiller , & de l'informer de fon arrêt. Alors on la mit dans un caroffe du Roi, & on la conduifit à Elfeneur, pour l'enfermer au château de Cronebourg. Dans le même temps, comme l'on craignoit ^un fouleve^ ment dans la ville, on avoit pris toutes le précautions pour le prévenir ; on fit courir parmi la populace les rapports les plus infâmes & les plus ridicules, pour rendre les prifbnniers d'état odieux: qu'on avoit mis du poifon dans le caffé du Roi 9 qu'on avoit eu deffein de le déclarer incapable de gouverner, & d'envoyer la Reine douairière hor» du royaume, ainfî que le Prince Frédéric, &: qu'on avoit refolu de proclamer régente la reine Matilde. Pour confn'mer ces bruits fmguliers öc même contradictoires , le Roi parut avec fon frère dans un caroffe de parade, & fe promena par la ville , pur fe montrer ; comme s'il eut échappé la plus horrible, confpiration.. Pendant que cela fe paifok, Struenfee & Brandt éprouvèrent toutes les rigueurs de la plus rude prifon. Struenfee fut chargé de chaines très-pefantes aux pieds & au mains, & en même temps attaché à la muraille avec une barre de fer. J'ai vu la chambre, & je puis vous aflïïrer qu'elle n'a pas plus de dix ou douze pieds en quarré, il n'y a rien qu'un petit lit, & un miférable poêle de fer. Cependant tout chargé de chaines qu'il étoit H écrivit avec un crayon dans ce féjour de mi-fere, l'hiftoire de fa vie, & le détail de fa con« duite pendant fon miniltere; on m'a alfûré que cet écrit eft fait avec beaucoup de génie. On nomma un tribunal pour faire le procès de la-Reine , ôc des deux comtes & on donna à chacun un avocat pour conferver quelque apparent ce de juflice. Vous favez comment a fini cette horrible affaire le 28 Avril I772. Je dois, toutefois , faire mention de quelques particularités relatives au comce Brandt qui font alfez lin-gulierts, fc de la plus exacte vérité, que je ne doute pas que vous n'ayiez déjà entendues; Cet horr.me infortuné s'éleva principalement (bus les aurpices de Srruenfee, quoiqu'il fût originairement d'une famille honorable. Pendant le féjour que la cour fît au palais royal de Hercs-holm, il arriva que le Roi eut une querelle avec Brandt, & ce qui paroîr affez finjmlier , l'appel-la en duel. Le comte , comme vous pouvez pen-fer, le refufa. Quelque temps après le Roi réitéra fon défi ; le nomma poltron &c comme Brandt confervoit toujours fon fang froid, & qu'il fe comporta avec la modération qui convient à un fbjet, le Roi porte fa main à la bouche du comte, lui prend la langue, & lavoir prefque fuffo-qué: dans cette fituarion eft-il fin-prenant qu'il ait mordu te Roi, qu'il l'ait battu ou qu'il ait fait l'un & l'autre? Sa propre défenfe lui devoit né-ceflairement faire oubher dans ce mom nt- là tout autre fentiment, & obtenir fon pardon. Har la médiation de Struenfee la que rei Je fut alfoupie , & le Roi promit de ne plus pen 1er à cette affaire & de ne garder aucun rtffentirn nt. Cependant ce que le comte avoit fait pour fe défendre contre la rage d'un homme furieux fervit de prérexte pour, le faire condamner à mort. On allégua qu'il avoit porté la main fur la perfonnr facrée du Roi, ce qui étoit un crime digne de mort fuivant les lobe de Danemark. Son Avocat fit une excelLnt plaidoyer 'du Nord dû l'Europe. Jj" ' tioyer pour fa j unification, il tic voir avec forée ' la différence effentielle qu'il y a, entre aiTaillir le •Souverain & fe défendre loi-même contre les at-■ taques d'un homme furieux. „ Un de nos Rois , dit-il, (Chriftian V.) étoit accoutumé de fe délasser l'efprit âveô fès courtifans: dans ces ocCalions 'il avoit là coutume de dire, " le Roi n'eft pas aü logis. „ Alors tous les courtifans , enufoient avec ' lui avec toute la liberté & familiarité polîibles , ■fans être gênés par la préferice dû Roi. Lorfqu'il avoit envie de reprendre la dignité royale, il di-foit „ le Roi eft retourné au logis ". Mais, ajouta t-il, que faut-il faire quand le Roi n'efl jamais au logis? ,, — Ce language fembleroit convenir mieux dans'la bouche d'un Anglois que d'en Danois, il fait voir un efprit courageux & dégagé d'entraves. Là tête, & le cadavre de •cet homme infortuné font encore expofés fur la roue à une lieue & demie de la ville : j'ai vu ces triftes relies avec une pitié mêlée d'horreur. Ils préfentent un exemple frappant, mais bien terrible aux courtifans futurs. On m'a alTuré que StrUehfee fe fournit k fa fentence fans murmurer, fans faire la moindre fupplicatioh pour ' éviter le : coup funefté qu'on lui portait : mais ' qufil témoigna la plus .grande horreur-, de l'injuitice criante que fort commettoit, en condamnant coröte Brandt Ç au même fupplice. On trouve le portrait de Struenfee dans toutes les boutiques, avec cette devife autour ; mata muîta Struen-fe ipjumperdidit : vous voyez que c'eft une mlférable pointe fur fon nom; Cependant, malgré toutes,les calomnies du parti victorieux, malgré les terreurs d'un gouvernement despotique, & la réferve naturelle de la nation, il fe trouve encore ici des perfonnes qui ofent di. re, quoique avec ambiguité, leur véritables fen-timents. „ Monfieur, médit, il y a quelques jours, un homme d'efpric & d'honneur, entre nous tout n'eft pas comme il devroit être ; nous n'avons à préfent ni roi, ni minifbe: une imbé-cilité mêlée de délbrdre caractérife notre gouvernement : les effets en ibnt trop viïlbles; les C01*_ dons bleus & les cordons blancs font prodigués & avilis: les finances font dans un plus mauvais étac que lorfque Struenfee entreprit d'y mettre ordre : l'armée nous dévore. En Norvège les affaires font encore pires : le Roi n'y eft pas aimé du peuple, & fon autorité y efl fi peu refpeélée, que les Norvégiens ont refufé & refufent. encore de payer la capitation, & il n'eu pas poffible d'y lever cet impôt. „ Je n'ai point amplifié ni exagéré cette peinture, que je crois dans le fond n'être que trop jufte. L'efprit du Roi efl certainement affoibli, &en général on fait peu de fcrupule de le dire. Il fait, à la vérité, jouer aux cartes. Jarifef, aller à l'opéra; mais il efl: fans contredic dans un état d'imbécilité, qui le rend incapable de difcuter ou de conduire une affaire qui regarde le bien de l'état ou l'intérêt du peuple: tout cela eft abandonné aux miniftres, qui marchent avec beaucoup de précaution fur les pas de Struenfee ; mais ils ne veulent pas encore continuer fes mefures patriotiques : fa chute eft encore trop récente. Le Roi a le vifage fort exténué, & il eft beaucoup plus pâle & plus maigre que du temps de fon voyage en Angleterre. La reine douairière & le prince Frédéric vivent avec lui dans le palais , & l'accompagnent par-tout comme fon ombre. Le Prince n'a reçu d'autres marques de bonté de la nature, ou de la fortune, que la naiflance royale. Il cfh très - difforme,. & fes défauts perfonnels lui ont mérite 1. nom de Richard III, parmi ceux qui n'aiment pas la cour: quoiqu'il ait fans doute pris origine parmi les Anglois. Il y a ici comédie danoife trois fois la fèmaine , & un opéra italien tous les famedis, au palais du toi; mais ni-leurs chanteurs, ni leurs danfeurs ne me plaifent en aucune façon. . Je ne vous ai pas parlé dans cette lettre de ma belle Norvégienne. Elle a perdu fon pere depuis que je vous ai écrit dernièrement, je ne la vis point pendant deux jours, qu'elle confacra à fa mémoire, dans la retraite. Alors elle m'apparuc Cz dans toute h lu/ubre fplendeur du deuil, les yeux; rougis de pleurs, & fa beauté relevée par fon ajustement. Si j'avois plus de temps à refter ici, je crois que je ferois des progrès rapides dans le Da-"nois ; mon cœur Ta déjà fait. Excepté cette hum-*ble belle, je n'ai pas vu plus de trois ou quatre jolies femmes à Copenhague. Je porte peut-être ufi jugement prématuré,* mais en général il ne me paroît pas que le fexe foit aufn aimable ici que chez nous. J'ai entendu décrier cette cour comme la plus débauchée & la plus licentieufe : cela peut être, malgré tout ce que je puis dire de contraire; mais, fur ma parole , les fymptômes n'en font pas vifibles. Le Roi quoique dans la fleur de fà jeunette, & fans femme , vit aufli chastement que Jofeph Andrews. Pour ce qui eft du Prince Frédéric la nature, comme on dit, lui a totalement refufé les qualités propres aux affaires de la galanterie. Il faut convenir, en même temps, que le Roi enagifîbit tout autrement, il y a quelques années. J'irai voir demain en grande compagnie la ville de Malmoe en Suéde ; elle eft à quatre lieues d'ici fur la côte oppofée. Le temps qui a été très-beau ces jours paffes, & reffemblant plutôt à l'été qu'au printemps, a changé ce foir, & nous menace de pluie. Si cela arrive nous remettrons notre partie à vendredi, pareequ'il y aura jeudf feal paré à la cour, ou je me propofe d'affilier. Dimanche j'irai faire un tour pour voir les palais. En attendant je vous expe'die cette lettre par I3, pofte qui part ce foir pour l'Angleterre. Adieu! je fuis. Votre &c. LETTRE V. Copenhague, Samedi, y de Mars 177r4- JE fus hier au matin, avecMonfieur Spengler? au mufacum , ou cabinet de curiofite's du Roi. C'eft une ample collection qui embraiTe les trois règnes de la nature, ainfi que les" beaux arts; Le Roi Frédéric IV y a plus contribué qu'aucun des autres Souverains. Chaque nation a produit les héros, & fes hommes nés pour le bien public, que l'hiftoire fe rappelle avec plaifir. Certains pays iönt toutefois plus fertiles en grands hommes & en génies fublimes que d'autres. La Suéde peut mettre fur le rang lès deux Guftaves le premier & le fécond; fes Chriftines& fes Charles ne font pas moins célèbres. Dans quel pays du monde le nom de Pierre eft-il incon* -ver."1 "^glflatCUr ÛR-*- ♦^P^l „-„Jr,._ C 3 nes? Mais ici l'aftre du génie n'a pas encore brillé frr le trône pour répandre ' fa lumière fur les té* nebres qui l'environnent. 11 y a cependant deux monarques chéris dans l'hiftoire danoife, dont on révère la mémoire, & dont on fe rappelle en foupirant les règnes heureux & les jours d'or. Le premier eft Chriflian IV, le rival de Guftave Adolphe, quoique beaucoup moins célèbre que lui. L'autre eft Frédéric IV. Ce Prince aima les fciences : fon goût pour les beaux arts lui fit faire deux voyages en Italie, l'un avant, l'autre après être monté fur le trône. Comme Chnftian IV eft communément reprcfènté fur les tapifleries revêtu d'armes & tenant une javeline à la main % ainfi ce dernier prince eft partout dépeint comme le patron des fciences, & l'ami des beaux arts aumes-de Danemark, de Nor-, vece & de Suéde. le fbuveram de ce dernier ètanc obligé de lui rendre hommage. . Je ne vous ai'point encore parlé du palais même\' dont le iVlufcum "n'occupe qu'une très petite* partie. 11 fut bâti par le grand pere'du Roi régnant; Chriflian l\ 9 & quoiquil cil: coûté fix mil-Ions de' rjxdalers, finferip on qui effc fur le fiçin-tilpice porte que le' roi le bâtit avec les revenus ordinaires de la couronne,fans mettre de nouveaux impôts fur fes fujets. Il en. croit cependantrede--vable à l'étonnante économie de fou pere Frédéric XV» qui, nonobfbmt une guerre prefquecontinuel-' le qu'il eut à foutenir contre Charles XI[., - Jaiflïf cependant fon Royaume dans fêtât le plus fions--faut, & on trouva des tréfors immenfes dans les •eorfres de la couronne après fa mort. Le bâtiment" \. ;'du Nord de.l'Europe: 4Ï fclî: d'une grandeur prodigieufe. Si je voulois y chercher des .défauts la feule choie- que j'y trou»* verois à redire ce fer oit qu'il efl trop magnifique, pour un Roi de Danemark; iur le. même principe que les étrangers obier vent coijframment que. des1.' jaL-iis e;i /Angleterre ne répondent; pas à ia gran*. deurj^ i\ la dign;'é de F'-mpire Britannique.. Je, n'ai vu que peu départements ; c.:r l'intérieur no fe moi',ü;e. jamais. pendant que ia famille royale.-fait fa -éii.ience dans la ville... Il y en a un qui eft trés remarquable., que l'on .pourvoit à jufte titre appe.er la ch mhve des Rois, puifque l'on n'y. voit a'autres tabl ■ ux que les portraits de tous les monarques aét.ue lement .régnants de l'Europe. Çe.font dçs préîenrs des fouveraihs. refpect'ifs." Je ne pu ^ nf empêcher çle rire, en voyant les diffé-rentes façons dont ils ont voulu s'habiller. Le Roi de Prune qui a paffe fa vie dans les camps & les. armées, & qui a plus fouvent couché dans fon" uniforme r_ que. dans un habit de velours, s'efl mo-deflunent hab'iîéen plein bleu, & la vifiere du. çafqup paroîr. dans un coin du tableau pour déûgner • le. guerrier: tandis que le Roi d'Efpagne Char-tes ÏH» qui a à peine entendu, le bruit des armes , &: qui connoit. autant l'arrangement d'une, bataille. %«Qu'une femmelette, s'eft armé de pied en cap,' & jet;e des regards terribles^ Cette oftcntation TicUcuie excite à rire, & forme un contraire frap-' c5 pant, entre le portrait modefte d'un prince, qut pouvoit avec tant de juftice fe décorer de trophées militaires. J'allai mercredi paffé, avec la compagnie dont je vous ai, parlée, à Malmoe en Suéde: au-lieu de quatre dieues, la diitance efl: prefque le double, & je crois que le détrait eft au moins auffi large que de Douvres à Calais. Nous eûmes cependant le vent favorable, & nous fûmes de retour à Copenhague vers les dix heures du foir. C'eft' une pauvre ville, quoique bien fortifiée,& nous eûmes toutes les peines du monde à nous procurer un mi-férable dîner, dans un méchant cabaret. On m'a dit que je dois apporter avec moi dans ma voiture tout ce dont j'aurai beibin pour mon voyage par terre d'ici à Stokholm, puifqu'on ne trouve rien dans la plupart des villages. j J'ai cependant de h peine à croire qu'un pays foit tellement dénué du néceffaire, & jem'image que les Danois exagèrent les matières. Nous fûmes très-mal récompenfés à Malmoe des fatigues de notre voyage. Excepté Je corps d'un moine qui efl maçonné dans la muraille de ï'églife, je ne vis rien de' curieux. La tradition dit que ce miféràble vécut neuf jours dans cet état au moyen de quelques œufs qu'on lui portoit par un trou ,• & qu'il reçut cette ünguliere' "* punition pour caufe d'adultère. A dire le vrai cette capitale ne mé niait guère £ &: j'y trouve peu d'objets dignes d'admiration. Je pars demain pour aller voir les palais qui font dans les environs, & probablement je ne retournerai pas avant mercredi. Je compte de refter enfuitë encore un jour ou deux ici, & puis je me mettrai én route pour la Suéde. La froideur, pour ne pas employer un terme plus dur, avec laquelle un Anglois eft à préfent reçu à la cour, eft un autre motif pour hater mon départ. Je crois qu'à; Stokholm & à Petersbourg nous fournies, vus de meilleur œil. N'eft ce pas quelque chofe de fin-gulier que ni l'envoyé de Danemark , ni celui d'Angleterre ne foient préfentement dans leurs départements reipeórifs ? Monfieur Woodword eft depuis quelques mois à Londres , & je vis ici le Baron de.Diedcn lundi paffe. Cela a mauvaifè apparence; plufieurs Danois me l'on fait remarquer,. & m'en ont demandé la raüon. Je les aî allures que je n'en fais rien. Le Roi étoit au bal paré jeudi dernier, & il danfa comme de coutume , des menuets & des contredances ; ,il excelle dans les dernières. En fuite il joua aux cartes juf m'a deux heures-, alors il fe retira , & la compagnie fe fépa-ra. C'efl le dernier bal à ce qu'on m'a dit, que l'on donnera cette failbn, d'autant que l'été appro* che, & que la cour ira bientôt à .la campagne» . On peut dire avec juftice qu'il n'y a prefquTaii- cun intervalle entre l'hiver & l'été : il y a huit jouri que nous étions en plein hiver , & à préfent, tant Je changement eft rapide, les arbres font en feuilles , & le temps eft extrêmement chaud pendant le jour. Ce changement fubit n'eft pas à beaucoup près lî gracieux, que celui qui fe fait lente»; ment & par dégrés comme chez nous. / Je garderai cette lettre jufqu'après mon retour: je me promets un voyage fort agréable, comme nous fommes deux voitures, & grande compagnie. Je vais maintenant à l'Opéra Italien. Ainfi adieu t LETTRE VI. Copenhague, Jeudi, 12de Mai 1774» JE retournai hier de mon voyage de Zélande & j'avoue que j'ai eu beaucoup de plaifir dans. m cette petite courfe. Notre première ftation fut à Roskild , qui eft à quatre lieues danoifes ,ou feize milles anglois, de Copenhague. C'eft une placides plus anciennes de rifle , & on dit qu'elle a été une ville fort confidérable, plufîeurs iiecles. ayant l'exiftence de la capitale. Cette ville doit fm .origine comme Venife, à quelques pêcheurs qui dreûerent leurs cabanes fur le bord de la mer 1 du Nord de PËuropT. £5 Ôc trouvant le lieu propre au commercé > ju lui donnèrent le nom de Kiobenhaven qu'elle porte à préfent, c'eft-à-dire port des marchands. La feule marque qui refte à Roskild de la réfidence que les rois ygmt faite autrefois efl leur fépulture. Depuis l'antiquité la plus reculée les fouverainsdè Danemark ont été enterrés dans la cathédrale. Je paifai deux ou trois heures autour des tombes & des coffres dans lefquels repofent leurs reftes. Les caveaux qui font fous l'églife font en très-grand nombre, & le pavé eft couvert de cercueils de rois, de reines, & de princes, qui, quoique nés dans des hecles différents, font à préfent raffen> blés & placés dans les mêmes àpartements obfcurs^ n'ayant d'autre compagnie que le filence & les ténèbres. La fplendeur qui accompagne ceux d'une naiffance illuftre, même après leur mort, a pref-que entièrementdifparu ici: le temps a détruitPor &: la pourpre qui marquoient autrefois leur dignité. Je demandai où étoit la célèbre Margarite de Waldemar, que Phiftoire a appellée la Semiramis du Nord, qui réuniffoit fous fa domination tous les royaumes qui font fous le ciel polaire ? l'Homme qui nous accompagnoit dans ces fbuterains m'as-fura que fon corps y repofoit, & il me montra une porte de fer, dont l'accès étoient fermé par les cercueils des monarques fes fuccefîeurs. „ Cette porte, dit-il, mené à une autre cave ou eftenter- ré la reine dont vous parlez. Vous n'en pouvez-pas ^°'r davantage. " A la vue de cet endroit lu-gu're, il étoit impofïible de ne pas fentir l'impres-fion de cette fombre melancholie, que des ieenes de cette nature ont accoutumé de produire fur l'esprit. Les vapeurs froides & mal-iaifantes de l'air, la fombre lueur des lîambeaux, le grand nombre de cadavres placés les uns à côté des autres,avec des couronnes pour marquer leur grandeur paffee, le trille afpecl de ce lieu de ténèbres, toutes ces choies font une forte impreffion & rendoient m'lancholique l'efprit le plus gai. Je le trouvai ainfi , & je fortis avec plaifir de ce trille lieu pour aller jouir de la clarté du jour. Il y a dans une chapelle deux maufblées des plus magnifiques de l'Europe : ils font faits en Italie, par ordre de Chriftian IV, & furent élevés en mémoire de fon pere & de fon grand pere , Frédéric II & .Chriftian III. Ceux de François premier, & de Louis douze à l'abbaye de St Denis n'égalent point en beauté ces chef^ d'œuvres de fculpture. Autour du tombeau de Frédéric II, tous les événemens & exploits milir taires de fon règne font artiftement repréfentés en bas-reîief. Je fus furpris que Chriftian IV, qui a élevé ces monuments, k qui eft l'idole de l'histoire danoife, n'eût pas encore reçu cet honorable tribut de la pofléricé; Outre ces deux tombeaux de marbre dont je viens de faire mention, il y en a. quatre autres, que l'on y a placés depuis peu, qui font l'ouvrage du célèbre Wiedwelt, natif de ce pays , & encore vivant. J'aurai occalion de vous en parler encore dans la fuite. Nous allâmes voir à vingt milles de Roskild une fonderie de canon , commencée par le feu roi, .& appellée d'après fon nom l'ouvrage de Frédéric. Les Danois en parlent comme de l'entreprife la plus utile & la plus magnifique de l'Europe. Je la vifitai d'un bout à l'autre, & j'avoue que j'en fus étonné. On peut y faire à la vérité de bons canons & d'autres munitions de guerre, car !e bâtiment eft extrêmement fpatieux; mais il n'eft pas fi extraordinaire , ni pour le génie ni pour la magnificence, que les Danois le veulent donner à entendre & il ne mérite affùrément pas les éloges excefhTs qu'ils en font. - Le palais de Frédériksbourg n'eft qu'à cinq ou fix milles de cette fonderie. C'eft un grand château entouré d'un triple foffé, & deftiné, comme toutes les anciennes réfidenees des princes, à fer-vir de défence contre l'ennemi. Il fut bâti par ^Chriftian IV, il eft compofé fuivant le génie du temps d'architcéture Grecque & Gotique. Le grand pavillon eft orné de piliers Tofcans & Do- xiques, & fur le fourme: du bâtiment il y a des ,pb •"tours.Les rois 7 vont très-rarement à present} & même le roi régnant à changé la cérémonie du. couronnement, qui fe fàifbit autrefois toujours dans "ce palais. Il fut couronné à Copenhague: les rai-fo"s que l'on allégua pour changer cette coutume, éroîent que ce voyage caufoit trop de dépenfe, & que les apartemenrs n'étoient plus propres à préfent pour recevoir la nobieïïe & la cour. Il y a • quelques chambres qui font magnifiques, quoique garnies dans le goût antique. La falle des chevaliers eft extrêmement grande; les tapifferies re-préfentent les guerres de Danemark, & le plat-.fond eft un morceaux de fculpture le plus fin &ie -mieux travaillé que je vis jamais. Le chambranle -de la cheminé étoit autrefois couvert de plaques d'argent richement travaillées ; mais les Suédois, qui ont fouventfait desdefeentes dans cette ifle , & qui ont même-affiégé la capitale, les ont enlevées-, & pillé le palais malgré fon triple forTé & fa formidable apparence. La Reine Matilde y étoit fou-vent pendant les voyages du^Roi. Il y a une belle route par le bois royal d'ici à Frectériksbourg. Cet endroit étoit la refidence favorite du feu roi Frédéric, qui y paffa les dernières années de fa vie, dans une efpece de : retraite , éloigné de la cour & de fes -fujets. Les Danois conviennent tous qu'il étoit généreux & compatiffant> doux & vertueux, qu'il étoit plein dû Nord de PEurope. * 0 joe fentiments d'humanité, & infiniment aimé de fes fujets, jufqu'à ce qu'il contracta malheureuie-ment cette fatale paffion pour le vin, qui le rendit incapable de veiller au bien de fes peuples ; & qui le mit au tombeau avant fon temps. Le palais eft petit, mais les jardins font très-beaux: ils font ornés d'un grand nombre de ftatues faites par le célèbre Wied welt, le Rubiliac de Danemark. Les campagnes qui entourent le jardin forment un coup d'œil fuperbe ; il y eft répandu un air de folitude qui plait infiniment. Je n'ai plus qu'un palais à vous faire parcourir & puis je quitterai les féjours des princes pur, vous entretenir de la vie ordinaire. C'eft Hercs-, holm, le plus grand & le plus magnifique de tous, bâti par Chriftian VI. C'étoit la réfidence favorite de la cour du temps de la Reine Matilde. Celui qui nous montroit les appartements n'omit pas de nous parler de Struenfee & de Brandt, & il nous fit voir la chambre où arriva le malheureux acci. dent qui coûta la vie à ce dernier. Quelque trille , quelque affreux afpect que doive offrir l'ifle de Zélande en hyver, lorfqu'elleeft couverte de neige, .toutefois elle préfente en cette faifbn de l'année un coup d'œil charmant. Ce pays eft partout fort uni, mais il eft couvert de bled ou de bois & cultivé avec grand foin. Je crus plus d'une fois être fur les plaines de WÜtshjre ou de Hampshire, à caufe du grand nombre de petîtet éminences répandues de tous côtés. Ces élévations de terre reffemblent exactement à celles que l'on voit en Angleterre , & ce font probablement d'anciens tombeaux Saxons. Je demandai fi quelques antiquaires curieux n'en a voient pas ouvert quelques-uns , comme on en a examiné plufieurs chez nous t mais pour toute réponfe on me regarda avec fur-prife. 11 n'y a point ici de Stukelys, pour fouiller dans les monuments de piété & de magnificen* ce de nos ancêtres. J'obfervai de même plufieurs* monceaux de pierres arrangées en forme circulai" re, dont quelques-uns avoient une étendue confi-dérable; mais ils ne fa vent pas mieux l'origine de ces monuments que des autres; &c*auroit été perdre mon temps que de vouloir chercher quelque inftruction là deffus chez le peuple qui habite cet-» te contrée. Je ne puis m'empêcher de vous rapporter une courte defcription que me donna de la Zélande un gentilhomme recommandable par fon efprit, peu de temps après mon arrivée. Je dînois avec lui, & entr'autres queftions, naturelles à un étranger, je lui demandai fi le pays étoit agréable : fa réponfe fut courte mais très énergique. „ Monfieür , dit-il, 3, il n'y a fur cet ifle ni montagne ni rivière-a, mais pour des lacs, grâce à Dieu, il y en a » affez Cela eû vrai au pied de la lettre,- Bc du Nord de l'Europe: - jraï fbuvent eu occafion de me rappeller cette ex-prèffion pendant mon dernier voyage. ' Le temps eft à préfent extrêmement chaud -, 8c je me promets beaucoup d'agréments dans mon * voyage de Suéde, en dépit des mauvaifes auberges , & de tous les inconvénients dont on me menace. La laifori eft en eifet, extrêmement favorable. Il n'y a que trois ans que dans ce temps-ci on étoit encore dans toutes les horreurs de l'hy-ver, & dans une difette qui approchoit de la famine. Des voitures & des chevaux chargées dö bois vinrent de Suéde fur la glace, & s'en retournèrent vers la fm du mois d'Avril. Ce fut le 6 de Mai que quatre vaifleaux anglois briferent la glace pour entrer dans le port de Copenhague. La rigueur de la faifon fit fouffrir plus de maux à cette ville, que n'auroit fait le plus rude liège. On étoit au milieu de l'été quand, les feuilles commencèrent à paroître. J'avoue que l'hiftoire de ces faits nous réconcilie- avec l'Angleterre malgrétous fes brouillards & les autres intempéries de l'air qui paroiifent de pures bagatelles en comparaifbn de ces rigoureux climats. Je fuis fort preffé par mes amis de différer de quelques jours mon départ pour Stokholm. Si j'écoutois les mouvements de mon coeur, je me conformerois fans héfiter à leurs defirs ; mais corn-*ne je fuis d'intention de voir Petersboürg & Mor P z cow pendant l'été, ainfi que la capitale dont je viens de parler , je fuis fourd à toutes les fbllici* rations de l'amitié. Quant au tendres liens qui m'attachoient ici auparavant, ils font rompus &; anéantis. Ma belle Norvégienne n'eft plus ici pour m'enchanter par fa mufique, & pour détruire mes réfblutions par la ma^le de fes yeux. Elle quitta Copenhague, le jour avant que je partis pour aller voir les palais, & elle eft allée demeurer dans un endroit éloigné de la Zélande , où je ne la retrouverai jamais. Je n'eus pas même la confolation de la prendre dans mes bras, & de lui dire le dernier adieu; il ne me refte plus rien à faire que d'eifacer fon image de mon cœur. Je me propoie de partir pour Elfeneur au plus tard dimanche au matin. Là je panerai le Sund jufqu'à Heliinbourg en Suéde. Je compte que j'emploierai lix ou fopt jours pour aller de cet endroit jufqu'à la capitale, comme j'ai deflein de' faire la route à petites journées, pour voir à mon aile les •iingularités du pays. Je quitte Copenhague, y ayant à peine été un mois, & cependant j'ai vu tout ce qui eft digne de l'attention d'un voyageur. Je ne fais quelles idées je vous en ai données. Mon unique but eft de vous amu-ler; comme la charité couvre une multitude de péchés, de même l'amitié peut excuser une multi. tude de fautes : j'ai une entière confiance dans 1* vôtre. Ma prochaine lettre fera probablement de Stokholm, Je fuis ; Votre très-affectionné, &cï î LETTRE VII. Jonkioping, la nuit du mercredi, 18 Mai 1774. JE vous- écris d'une petite ville dans le cœuc de la Suéde , où je fuis arrivé ce matin, après trois jours de voyage très- deiàgréables. Comme le temps que nous nous arrêtons ici me donne une heure ou deux de loiiir, je lesconfacre à vous donner quelques particularités de. ma route : je vous les détailierai comme elles fe préfen-teront à mon efprit, fans rechercher ni l'exaéti? tude ni la précifion.. Je quittai Copenhague, comme je m'étois pro-pofé, famediau matin, & j'arrivai à hlfeneur à mU di. Je ne pus m'empêcher d'arrêter quelques minutes au village de Ni vad pour voir l'endroit célèbre où débarqua Charles XI1. Les Danois, pour-s'oppofer à fa defcente, avoient drefle une batterie de douze peces de canon; mais le jeune guerrier qui u'avoit.alors, fi je ne me trompe, que feizer I>3 ans, Jesctiafla de leurs retranchements," Se fut un des premiers qui fauta à terre. N'eft-ce pas mi-lady Montagu qui remarque dans une de fes lettres,* que les endroits qui ont fervi de théâtre aux: grands événements & aux actions célèbres, impriment du refpecT; , & infpirent au fpeétateur des fentiments de plaifir , plufieurs fiecles après. J'eus occafion de me rappeller cette obfervation, pendant.que j'étois fur la batterie. Les embrafu-res font prefque de niveau avec le refle de la batterie, & dans cent ans il paroîtra à peine des traces de ce combat. C'était:'une belle journée, je lie pus me défendre contre les charmes-d'Elfencur-, * & de Madame Ferïwik: je fus follicité de deux côtés de demeurer ju'qu'au dimanche} fi la dame eut plus d'attraits pour' moi que la -place, c'efr, un fecret que je n'entreprendrai pas d'expliquer ; mais je vous laiife en pleine liberté de-tirer des confé-quences de la connoifïance que vous avez de "mon coeur. Cette Dame, dont je crois vous avoir parlé dans une autre lettre, eit née à Archangel en R.ufïie : preuve évidente que ce climat-glacial-peut produire d'auffi belles ames que le pays le plus tempéré & le plus gracieux. Mais,où ma plume m'entraîne-t-elle ? j'oubliois, que je dois'vous donner la relation de mon voyage, & non-le portrait d'une dame. Retournons à notre objet. 1[e traverfai le Sund le lendemain matin, quoi- que le vent fût fort frais. Nous le payâmes en moins d'une demi - heure. A mon entrée fur les, terres de Suéde j'eus le plaifir de voir de près les beaux payfàges, que j'avois vus de loin le jour précédent, & fille de Zélande s'offrit au contraire dans le lointain. Je laiffe aux connoilîéurs à déterminer laquelle de ces deux perfpectives de-voit avoir pour moi le plus de charmes : j'avoue que la vue d'Eifeneur me plut infiniment davantage: Madame Fenwicky formoit le principal objet dans le fond du tableau ; mais de ia tour d Hel" finbourg je pouvois à peine diffinguer avec mes lunettes la maifon où elle demeuroit. Pouvez-vous être furpris de ma préférence ? Je fis vingt milles dans l'après-dinée : alors l'approche de la nuit, & le manque de chevaux m'obligèrent de m'arrcter à un miférable petit cabaret f ou plutôt cabane, où je ne pus me procurer rieu qu'un peu de lait. Je me couchai dans mes habits, je dormis pendant quelques heures, & je montai en voiture à cinq heures du matin. Si j'avois connu la manière de voyager dans ce pays, qui efl de faire partir un payfan quelque temps auparavant , pour faire tenir des chevaux prêts à chaque pofte, je n'aurois pas perdu tant de temps : mais comme je n'a vois pas pris cette précaution, je fus obligé d'attendre à chaque polie une heu* tc où deux jufqa'à ce que l'on eue cherché de« chevaux dans les villages voilas. Je fus encore forcé de palier la nuit fui vante dans une cabane bien plus laie & plus affreufe que la première ; où je m'enveloppai dans ma redingote, &■ me couchai fur une table Le matin , lorfque j'allai continuer ma route, je trouvai l'afpeét. de la nature entièrement changé. La neige couvroit la terre a deux pieds de profondeur, & l'hyver fembloit avoir renouvelle fon empire, dans ces plaines inhabitables, d'où le mois de Mai ne peut pas le bannir. Dans l'efpéranee de pouvoir arriver à Jonkioping avant la nuit, je me mis en route en dépit des rigueurs de la raifom' Le temps qui avoir été tîèsrchand, étoit devenu en peu d'heures auffi froid que dans le mois de Décembre. Les coeners paroilfent entièrement ïnfenfibles à ce changement fubitj ils réitèrent abfolument dans le même habit que le jour précédent ; &les payfans, hommts & femmes écoienc nud-pieds comme auparavant. La neige cependant , & le manque de chevaux m'empêchèrent d'entrer dans la ville le même jour ; je reliai la nuit paffée dans une maifbn dont il eft impoflïble de dépeindre l'horrible fituation: elle eft entièrement détachée de tout village ou hameau, & l'endroit où elle eft iituée, eft un rocher pelé, ©ù il n'y a pas le plus petit morceau de terre; el- le efl: entourée de tous cô:és par le bois le plus épris & le plus affreux qu'il foit poffible de concevoir ; dans lequel je n'ai point vu de créature humaine dans l'efpace de plus de deux lieues. Toutefois , dans cet horrible lieu, la fatigue me fit dormir très-profondément, avec mon domefti-que à côté de moi, jufqu'à trois heures du matin. J'entrai en voiture à.la pointe du jour, & je quittai cette trifte habitation. Si j'avois été en Espagne ou en Portugal, j'avoue que la crainte m'eut tenu éveillé, & je me ferois rappelle tous les horribles récits de meutres & d'afluflinats dont les nourrices & les hiffoires entretiennent les enfants ; mais ici ces accidents arrivent rarement ou jamais» & on peut voyager dans ce pays en toute fureté. J'arrivai ici à dix heures du matin, & je fus charmé de pouvoir jouir de quelques heures de repos, après tant de fâcheufes rencontres. Il efl difficile de vous donner une idée du pays par lequel j'ai palfé, les horreurs paffen t l'imagination. Les vingt premiers milles n'offrent que très peu .de traces de culture; quoiqu'il n'y ait point d'as-femblage de maifons ou de cabanes, que l'onpuis-fe appeller village , cependant quelques enaumieres difperfées ça & là , & un peu de terre labourée au milieu d'un efpace immenfè de terres incultes, an. noncent au voyageur que le pays n'eft pas totale* D 5 ment dénué d'habitants. Mais en entrant plus avant dans la province de Scanie, & enfuite dans celle de'Smaland, ces foibles traces d'hommes & de •culture s'évanouiffent. Des forêts de fa pins & de trembles couvrent le pays, & je puis vous'afiurer n'avoir pas vu 100 habitants ni dix hameaux dans Tefpace de plus de 60 milles: pour des villages*. 51 n'y en a pas un feul. J'ai marché quelquefois ■douze ou quinze milles anglois, fans rencontrer une feule perfonne , quoique je tournaffe les yeux avec impatience de tous cotés, dans.l'efpérance de voir un vifage d'homme. Il y a des cantons où les fapins qui bordent le chemin des deux'cotés, forment des avenuesaus-fi belles que celles qui environnent ailleurs les palais & les châteaux. Cette trille magnificence jointe aufilence de-la Solitude agit puiffamment fur l'ame. Les oifeaux même femblent avoir abandonné ces fombres forêts; je n'en vis, ni en entendis ""aucun excepté le pic-vert & le coucou. Je de-" mandai fi l'on trouvoit beaucoup d'ours & de loups dans ces bois, puifque ces animaux choififfent communément pour leur retraite les endroits dépeuplés ; mais les payfans m'affurerent que l'on n'y voyoit que très-rarement des loups: & que' pour des ours il n'y en avoit aucun. Cette trille dépopulation efl un des maux que 'du Nord de l'Europe ■ - ^ 'Charles XII fit reflentir à fon malheureux -royàu... ms. La défaire à Pukawa, la perte de fes.plus .riches provinces, & de fes plus braves fujets ne l'ayant puabbattre; fa fureur;pour, la guerre, aug-snentée par.uneanimolké perfounelle. contre le:Roi de Danemarc, lui; fie faire de nouveaux efforts^ épuiferfon pays par de nouvelles levées., Quoi-que plus d'un demi fiecle fe foit écoulé depuis fh ïnort, la Suéde n'a pu encore fe rétablir-, ni. repeupler fes campagnes défertes. . • Lss payfans-iont civils & humbles jufqu'à fo-î)éilTa,nce, très-reconnolfïants des moindres choies qu'on, leur donne, $ç infiniment moins fauvages<% moins grofiiers qu'on ne l'imagincrok à ne coniidé-rer que les apparences de ce qui les entoure. Je jfîs un très-grand nombre de belles perfonnespar-jmi les femmes, qui àenaque polieaccouroient autour de moi ; j'avoue qu'en diftribuant mes Sche-lings , la beauté regloit les parts plutôt que l'âge,, des infirmités ou !a pauvreté. ; Telle efl: la force 4e ce penchant ■ enchanteur, auquel je tâchai en-vain de réJifler : ,1a .railbn me condamna ; mais j'étouffai fes jufles reproencs, pour ne fuivre que le mouvement de mon cœur. Si je n'a vois pas pris la; précaution ; d'apporter du .vin & des proviens ayee moi dans la voiture, j'aurois du mburrir de faim pendant trois eu quatre jours de vojage àtr^p t c -•>» fiJ Zi+iA tCr*L mais c'étoit la police & non pas la religion qui en étoit la caufe. Après que l'on eut bien fouillé dans mes malles & viûté tout mon bagage, on me permit d'entrer. 'du Nord de l'Europe* 67 Je fuis logé à préfent vis-à-vis le palais , & comme dit mon hôte, dans le même appartement que l'archevêque d'Upfal avoit occupé pendant jQx mois qu'il paffa en cette ville , pour le couronnement du Roi dont il fit la cérémonie. . Vous vous imaginerez qu'il doit être magnifique; qu'il eft tendu de tapiiTeries, & que les chaifes font couvertes de velours. Rien moins que cela: un moine de la Trappe pourroit y demeurer, fans enfreindre fon vœu de pauvreté ,• & quoique je paie un ducat & demi, par femaine % à peine ai-je été fi Amplement logé dans aucune ville de l'Europe. La raifon qui engagea l'Archevêque à prendre cet appartement fut làns dou* te, le voifinage du palais. Il feroit difficile de trouver un autre motif. Je n'ai pas trouvé jufquici beaucoup d'agréments dans cette ville; la cour & les nobles font déjà à la campagne, & il n'y a qu'un fèul di-vertiiTement public dans la femaine, qui eft un •opéra fuédois. Je ne puis encore juger quelle efpece d'amufement c'eft, ni jufqu'où la langue eft fufceptible des beautés de la muûque, puisqu'il n'y a pas eu de repréfentation, jeudi pafie. Ainfi, faute d'autre amufement je me fuis promené par toute la ville. J'ai parcouru un grand nombre de collines qui entourent cette capitale; le coup d'œil qu'elle offre en ces endroit* eft chai* là mant. Je puis vous aflurer, fans crainte de rné tromper, que la fituation de Stokholm eft peu propre pour la capitale d'un royaume. La politique, ^'abondance, le commerce, tout femble indiquer un endroit plus convenable. Permettez - moi de juftifier mon opinion par quelques remarques. Les habitants m'affurent que cette ville doit fon origine au hazard. Il y a environ trois fiecles, que le vice-roi qui gouvernoit le pays fous Christian II Roi de Danemark, ayant formé le des-fein de fonder une ville; au lieu de fixer un endroit propre pour l'exécution de fon plan, jet-ta très-fagement une grande pièce de bois dans le lac Mêler, & réfblut de bâtir fa ville dans l'endroit où le morceau de bois s'arrêteroit. Une petite ifle le retint, & Ton dit que le nom de Stokholm vient de cette circonftance. On me montra la pointe de terre où félon la tradition le morceau de bois s'arrêta & où les premières maifon s fur ent bâties. Quoiqu'il en foit, iln'étoit guère pofiible de trouver un défert plus aride. La rivière même a un grand nombre d'inconvénients : comme elle'tourne d'une manière furprenan-te, & qu'il n'y a point de marée, les vaifTeaux doivent avoir un très-bon vent pour entrer dans la ville. Si le vent eft contraire, il eft abfolu-ment impoffible d'en approcher. L'endroit de la Suéde que la nature & la raifon femblent défig- fier pour la fondation d'une capitale, c'eft Carls-crone: elle eft fîtuée entre Copenhague & Pe-tersbourg, peu éloignée de la Poméranie & de l'Allemagne : elle a la fertile province de Scanie par derrière ; un port capable de contenir toute la flotte, un climat plus doux & plus méridional de quelques dégrés que Stokholm; toutes ces circon-ftances ne laiflent aucun lieu. de douter que fa û> tuation ne foit plus avantageufe. Il y a quelque chofe d'extraordinairement fàu-vage dans tous les environs de cette ville. Mê? me dans cette aimable faifbn où tous les êtres fem-blent fe réveiller du long fbmmeil d'un hy ver polaire , tout eft fombre & fans vie. Les rayons du fóleil font réfléchis par les rochers qui entourent la ville de tout côtés, & qui ne produifent ni arbres ni vçrdure pour charmer, les yeux. Lorfque je porte mes regards fur ces triftes objets je me rappelle la prophétie de.la Famine de Churchill, qui, quelque exagérée qu'elle foit pour le climat qu'i^ a en vue, fe vérifie ici au pied de la lettre. Je ne fuis point furpris que Chriftine ait fui ce royaume ignorant & barbare, & qu'elle fe foit retirée dans un pays où les arts Öc les fciençea, fleuriffoient. Ce royaume a cependant été plus fertile en grands & fublimes génies, qu'aucun autre du Nord. Je me fens frappé de' refpecl & d'admi* E 3 y S Voyage vers différentes parties ration lorfque je me promené dans l'e'glife où re» pofent les noms immortels de Guftave Adolphe, de Torftenfon, de Baner,& de Charles XII. Je reffens une douce melancholie en confidérant les monuments élevés en leur honneur. J'ai eu différents entretiens avec des Suédois depuis mon arrivée, fur les victoires & la mort de ce dernier héros. Us font prefque tous convaincus qu'il n'a pas été tué d'une balle tirée des remparts de Frédéricshall comme on l'a débité. Comme toutes les circonftances qui ont rapport à la mort d'un homme fi extraordinaire, font inté-Tenantes, & qu'il y a de fortes railbn de douter qu'il foit mort de la manière qu'on le dit communément , j'efpere que vous me pardonnerez, fi j'entre dans quelque détail fur ce fujet. Mr. de Voltaire a pris grand foin de prouver le contraire , & de juftifier l'ingénieur qui accompagnoit le roi. Je crois néanmoins que les raifons qu'il allègue, font peu concluantes, & que certains faits qu'il rapporte dépofent me. me contre fon opinion. „ Le roi fortit, dit-il, 5, dans le deflein de voir les progrès qu'avoient „ fait fès troupes. C'étoit la nuit ; il fe mit à „ genoux pour mieux examiner, & appuya fa „ tête fur fa main. Dans cette attitude , au „ milieu des ténèbres, une balle le frappa à la „ tempe ; il tomba à la renverfe fur le parapet, en pouffant un profond foupir, & mourut dans „ Pinftant. Il eut cependant encore la force de „ porter la main à fon épée, & ce fut dans ce moment qu'il expira. Megret ingénieur fran* „ çois, dit alors avec le fang froid qui le diftin-guoit, la fcene efl jouée, allons nous, en " ƒ je cite de mémoire, & je demande pardon à mon-fieur de Voltaire, fi je ne rapporte pas littéralement fes propres termes; mais je ne crois pas avoir omis, ou avoir ajouté rien d'effentiel. Les Suédois admettent ces faits, mais ils en tirent d'autres conféquences. Eft-il probable, di-fent- ils, qu'une balle tirée au hazard , & pendant la nuit, ait atteint précifément la tête du roi? n'eft-il pas plus vraifemblable au contraire, qu'un coup fi bien ajufté, foit parti d'un piftolet tiré par quelqu'un qui étoit à portée? L'attitude de Charles n'indiquoit-elle pas le deflein de fe défendre contre un aggreffeur, qui étoit près de fa perfbnne? il n'auroit pas porté la main à fon épée contre un boulet de canon. Le mot de Megret n'eft pas naturel dans un événement fi inattendu, il femble plutôt celui d'un homme qui avoit prévu cette cataftrophe fanglan-te. Ajoutez à cela que les Suédois étoient irrités contre un prince qui leur avoit fait perdre leurs meilleures provinces, leurs meilleures troupes cv leurs richeflès, &que les revers aigriffoient fansJ'a- battrequi pourfiûvoit avec opiniâtreté une guerre malheureufe, qui ne vouloir entendre aucune propolition de paix , qui ne confultolt jamais l'intérêt de la patrie. D'ailleurs les opprefïïons &]es exactions du Baron de Gortz avoient révolté tous les esprits, & il ne reftoit d'autre remède à tous ces maux que la mort du roi. Le Prince de Heffe, beau-frere de Charles, ne fit que peu de recherches fur une mort qui devoit le toucher de fi près, & tout fe palfa fans bruit. Ce qui m'a encore confirmé dans ce fentiment, ce font les remarques que j'ai faites fur les vêtements de Charles XII On conferve avec beaucoup de foin dans l'arfenal , les habits qu'il portoit ce jour-là. Je les ai examinés avec beaucoup d'attention. Le jufte-au-corps efl; d'un drap bleu commun, tel que le portent les foldats ; il avoit une large ceinture de buffle où pc-ndoit fon épée. Son chapeau n'a qu'un trou, d'environ un pouce quarré, à l'endroit où il a touché h tempe, &: certainement il auroit été plus déchiré, fi le coup eût été d'un boulet. Ses gants font faits, d'une belle peau fine, & comme celui de la main gauche eft très-propre , il paroît qu'il les avoit mis pour la première fois. Le gant de la main droite & le ceinturon à l'endroit où a porté la poignée de l'épée, font fouillés de fang, ce qui jrouve que le rgi a d'abord mis la main à h tète & enfuite à ion épée. Mais comme il mourut fur le champ, on ne peut tirer de tout cela que des inductions très-vagues ; & après s'être épuité en conjectures, on eft forcé de laïfler retomber 0 voile fur cet événement obfcur. Le Docteur Johnfton a tracé le portrait le plus vrai & le p us exact de cet homme extraordinaire , qui foit jamais forti de la plume d'un grand écrivain. Vous fouvenez-vous des quatre derniers vers? On y dépeint fa mort. Mis fail was deftirfd to a harren Jîrand, A petiy fortr.Js, and a dubious band; He le ft the name at ivich the ivortd grew paie , To point a moral, or adorn a taie. „ Il étoit deftiné a périr fur un rivage aride, devant une petite fortrefle, par une main in-,, connue. 11 îaifla fon nom qui avoit fait pâlir le j, monde pour fervir de leçon dans fhifbire, eu „ d'ornement à la fable." Je ne vous ennuierai pas par des descriptions, de palais, qui ne font que des répétitions des mêmes idées, & qui n'offrent d'ordinaire rien autre choie que des tapilferies/, des dorures, des tableaux, & autres ornements qui font les mêmes dans tous les pays du monde. En Suéde , néan-inoins les palais, quoiqu'en grand nombre,'rie font E5 pas â beaucoup près li magnifiques que ceut que j'ai vus dans les autres parties de l'Europe. ^Architecture & la peinture n'ont jamais été portées ici à ce point de perfection qu'on remarque dans les autres pays. Leurs fouverains quoique couronnés de lauriers, & de trophées militaires, ne fe font Jamais fignaics par la protection des beaux arts. H y a cependant une exception dans la perfonne de la reine douairière. Cette illuftre dame, qui eft iœur du roi de Pruffe, eft la protectrice déclarée des lettres & du mérite, qu'elle favorifè de tout fön pouvoir. Pendant la vie de fon mari elle avoit une influence fans bornes fur les affaires d'état ; mais à préfent elle mené une vie rétirée & fblitaire. Sa réfidence d'été eft à Droningholm. C'eft le feul palais dont je vous donnerai la defeription. Il fut bâti par Charles X, vers le milieu du flecle dernier. Sans être vafte ni fomptueux il eft orné & meublé avec goût. H eft fitué fur le bord du lac Mêler qui en baigne presque les murailles. Les Jardins quî lont d'une grande étendue, & en face du palais forment un beau contraire avec les rochers efear-pés, les fapins, & l'eau qui entourent cet endroit de tout côté. C'eft le triomphe de la culture & de l'art oppofé au défert le plus fauvage & le plus affreux. Tous les appartements de ce palais montrent le bon goût de celle qui l'habite. Plufieurs, du, Nord de VEurope. y5 chambres lont enrichies de collections d'hiftoire naturelle, de médailles, de marbres, de pétrifications &: d'infectes: les noms de Paul Veronefe, de Rubbens & de Rembrand, n'y font pas inconnus , on y voit plufieurs de leurs meilleures pièces. Je fus furpris de voir une li belle bibliothèque, les livres font choifis avec beaucoup de goût, dans chaque branche de fcience. On m'a affuré que la reine entend le latin aufii bien que les langues vivantes. Je remarquai fur la table près de laquelle famajefté lit, un Horace, parmi différents ouvrages Auglois, François & Italiens. Elle a enrichi le palais de plufieurs antiques de prand prix, apportés d'Herculanum: on y voit les idoles Egyptiennes ,Sérapis, Ifis,& le Chien Anubis. J'avoue que j'étois agréablement furpris de me trouver au milieu de toutes les richeffes de la Grèce & de l'Italie, furies bords d'un lac de Suéde dont le nom eft à peine connu en Europe, où je m'étois feulement attendu à trouver les drapeaux de Charles. XII, ou les batailles de Guftave Adolphe, re-préfentées en tapifieries. Je n'oublierai pas de vous parler de deux galleries ornées dans ce gout^' dans lune ce font les victoires de Charles X, dans l'autre celles de Charles XI, fils du précédent., Les rois de ce pays femblent avoir pofledé les talents militaires par droit de fucceflion -, & il n'y en 4 aucun qui paroifle avoir dégénéré en ce point dii grand fondateur Guftave Vafa. Ce lieu foiitaire m'a beaucoup amufe: peut-être mérite-t-il plus qu'aucun autre endroit du royaume l'attention d'un voyageur, par la multitude de cu-xiofii és qu'il contient. La ville de Stokholm forme un contrafte frappant avec la capitale de Danemark, elle eft beaucoup plus grande; mais fa fituation n'eft pas plus avantageufe. Elle eft bâtie fur fept petites ifles formées par la rivière, & les fauxbourgs s'étendent confidérablement du côcé de la terre ferme. Presque toutes les rues lont montueufes & pénibles pour les voitures; mais les mailbns font bien conftruites, quoique bâties de briques. La ville eft du double plus grande, qu'elle n'étoit du temps de Charles XII, les nouveaux quartiers contiennent plufieurs rues longues & fpatieuies. Le palais royal eft au centre de la ville fur une place quarrée au fbmmet d'une colline, l'accès en eft difficile de tous côtés. La vue de ce palais domine la ville, la rivière, & une vafte étendue de pays. Quoique les appartements ne foient pas fi beaux que ceux du palais de Copenhague, le dehors cependant fait un meilleur elfet. Il fut commencé par Caries XI, & continué fous Frédéric & le feu roi, mais il n'eft pas encore entièrement achevée Toute la famille royale y tient fa rdfidence peu- 3ant l'hyver, quoiqu' elle foit disperfée en été dans différentes maifbns de campagne. J'ai vu tous les appartements: plufieurs font ornés avec beaucoup de ftmptuofité ; mais rien n'approche du bon goût & de la magnificence dé Droningholm.— On nepeuC rien imaginer de plus agréable, & de plus charmant que la vue de la rivière; elle eft divifée en' un grand nombre de branches, dont les bords font couverts de bâtiments publics, & de belles maL fons. Dans certains endroits où elle a une largeur confîdérable, fon cours eft lent & tranquille : dans d'autres où elle eft plus étroite , elle roule fes eaux avec toute fimpétuofité d'un torrent. Elle forme tant de petites ifles, que presque tous les magazins. publics en occupent une en particulier. Le tout offre un coup d'œil romanesque qui réjouit le fpectateur. Le quai n'eft pas long ; mais il eft d'une largeur prodigieufe: il fur paffe en ce genre tout ce quej'aî vu de ma vie ; & on m'a affuré qu'il y a dix brafc lès de profondeur près du rivage. J'Aurai l'honneur d!être préfenté au roi jeudi prochain. Vous: pouvez vous attendre à recevoir de mes nouvelles, après que j'aurai vu un prince li célèbre par fon habileté & l'étendue de fes connoiffances, & qui à l'âge de vingt-fix ans a changé la forme du gouvernement fans répandre du fang, & fans avoir rencontré la moindre dif-r £culté, Votre LETTRE IX. Stoliholrriy Vendredi, 23 de Juin JE tâcherai autant qu'il me fera poffible de fa-tisfaire à votre demande au fujet du jeune roi de Suéde, &: de vous tracer un fidele portrait fuivant les lumières que j'ai pu obtenir. Sa perfonne, ion caractère, les actions, font des fu-jets fi agréables & qui flattent tellement les Suédois, qu'il ne faut pas les prier beaucoup, pour les faire parler lur ces matières. Permettez -moi de vous rappeller en peu de mots l'histoire du pays, pour vous donner une connoiffance exacte de la dernière révolution , & du préfent gouvernement de Suéde. L'oppression étoit telle pendant les dernières années de Charles XII, qu'à la mort arrivée, en 1718, les états obligèrent la fœur de ce prince, Ulrique Eléonore, avant de monter fur le thrô-ne, de renoncer à tout droit héréditaire, à tout pouvoir abfolu, & de ne tenir la couronne que du confentement libre de tous les ordres de l'état. Elle refigna cette fouveraineté limitée 9 deux ans après, entre les mains de fon mari le* Prince de Heffe, qui mourut en 1751* Il eut la / 1 / réputation d'un roi actif & courageux, & Ton eft généralement d'opinion qu'il fe fèroit remis en poifeflion de l'autorité dont fa femme avoit été privée, li le manque d'enfants à qui il l'auroit pu tranfmettre, ne l'eut rendu indifférent fur cet objet. Adolphe, le dernier roi, étoit un homme foible, & l'autorité démocratique atteignit fous lut le plus haut degré , auquel elle pouvoit afpirer. Le revenu du Roi ne répondoit pas à fa dignité 9 & fon autorité étoit méprifée. Dans ces circon* fiances Guftave III fuccéda à la couronne. I! avoit le même avantage fur fes deux prédeceffeurs, qu'eut le roi régnant George III en montant fur le thrône d'Angleterre ; favoir d'être né dans le pays fur lequel il regnoit, & d'en parler parfaitement la langue. Les Suédois qui, depuis l'année 1720, n'avoient vu que des étrangers fur le thrône furent charmés d'avoir une fois un roi né parmi eux ; & l'on m'a montré depuis mon arrivée ici plufieurs médailles d'argent frappées en mémoire de cet heureux événement, fur le revers defquelles on voit cette infcription. Fàderris land &, „ c'eft mon pays natal ". Si l'on peut ajouter foi aux rapports que l'on fait de la mauvaife ad-wtiniftration, pendant que l'autorité étoit entre les mains du Sénat, il étoit bien temps de redrefler ^es torts qu'on, faifoic à l'état,qui fouSroit plusd« ïrréfblutions, des délais & des divifions d'une grande- aiiemblée, que de l'autorité d'un monarque despotique. Le mécontentement croiffoit de jour en jour, & un jeune prince aimé de ces fujets, étoit pré. à en tirer avantage. Je n'entreprendrai pas de vous donner l'hiftoire de cette révolution, dont les moindres particularités font connues clans toute l'Europe, & qui eft trop récente pour être oubliée. Ce fut le 19 d'Août qu'arriva cet événement extraordinaire , qui rétablit la couronne dans les droits dont elle avoit été privée pendant plus d'un demi»fiecle. L'habileté' du roi dans une conjoncture li critique & fî danger eu le furpalfa de beaucoup ce que l'on auroit pu attendre de fon âge. On dit qu'il n'y eut que cinq perfonnes qui fus-fent inftruites de ce deiîein, qui fut mis en exécution avec autant de vigueur, qu'il avoit été formé avec ad r elfe & jugement. Les fbldats & le peuple furent gagnés fucceÛï veinent par l'éloquence avec laquelle le roi leur parla ; ce qui pr ouve de quelle importance eft le talent de la parole dans les émotions populaires, & dans les affaires publiques. Peu de perfonnes furent emprifonnées, .& cela même pour très-peu de temps, & leur op-pofition ne leur fit rien perdre de la faveur du roi. Le fénat prêta un nouveau ferment au roi, & la tranquilité fut rétablie dans tout le royaume. 'du Nófd de?Europe? Si Ne vous imaginez pas néanmoins que l'autorité du roi eft fans bornes, comme en France ou en JEfpagne. Au contraire, on prétend que la forme du gouvernement préfent eft modelée fur celui d'Angleterre, & que dans certaines affaires importantes l'autorité du roi eft plus limitée que chez nous , puifqu'il ne peut faire ni la guerre ni la paix fans l'approbation de tous les ordres de l'état. II feroit cependant difficile de dire au jufte quels font les limites de fon pouvoir ; un jeune prince qui a déjà réufll dans là première entreprife, & qui pos-fede dans un degré éminent la plupart des qualités qui ont le plus de pouvoir fur la multitude, aura peu de peine à les palfer ou à les étendre à volonté. Il eft affable & gracieux, & extrêmement populaire; il fait fou vent vifite à des perfonnes d'un rang inférieur, avec une aifance & une politefle •qui ne peuvent manquer de le faire adorer. U donne les foins à tous les départements de l'adml-niftration: le moindre de fesfujets peut lui addrefc fer fes plaintes fans craindre d'être dédaigné. Les fol-dats l'aiment malgré la grande attention qu'il apporte à la difcipline. Les revues fréquentes qu'il fait de fes troupes dans les différentes parties du,royaume > fon activité, infatigable, & fon courage rendront peut-être à la Suéde dans quelques années cette importance dans la balance politique qu'elle a perdue depuis la mort de Charles XII, U y a ae-j E $5 2 Voyage vers différentes parties tuellement à environ un demi-mille de Stokholnr ùn camp où ce monarque fe rend cous les jours, & où il reçoit les hommages de la noblelTe & des perfonnes les plus diflinguées du royaume, fous fa tente où il couche très-fouvent. On médite de grandes choies en Scanie & en Finlande; on établit des magazins confîdérables, & tout annonce de grands deffeins. Hors d'état de recompenfer en argent ou par des penfions les officiers qui lui ont été particulièrement attachés, lors de la révolution, le roi a trouvé le moyen de les fatis-xaire par des rubans & des étoiles, qu'il diûribue libéralement, & qui ont le même effet, fans altérer le treibr déjà épuifé. Il a établi un nouvel ordre de chevalerie, fous le nom d'ordre de Vafa, qui efl conféré, fans égard à la naiffance & aux places, à quiconque a bien mérité de la patrie. Il «Il actif & appliqué ; plus fouvent à cheval qu'en voiture: il paroît rarement dans l'éclat du trône. Il efl plutót petit que grand ; fa figure n'eft pas plie, & ce qu'il y a de lingulier , c'eft qu'un côté de fon vifage ne reffemble pas à l'autre. Il faut croire que ce dérangement dans les traits a été produit par quelque accident arrivé au moment de là naiffance. Les Suédois fe plaignent généralement de ce qu'il n'a pint d'enfants auprès de la reine; ceft à caufe de cela que fon frère le prince Charles eîl actuellement marié. On dit que le roi n'a point d'attachement pour les femmes. Etant allé voir le palais il y a quelques jours je fus frappé à la vue d'une belle tête de femme que je trouvai dans l'appartement du roi. Celui qui m'accompagnoit me dit que c'étoit le portrait d'une dame à laquelle le roi avoit été fort attaché pendant fes voyages; qu'elle étoit morte depuis: que le roi avoit été fi fenfible à cette perte,qu'il verfà un torrent de larmes en recevant cette nouvelle , <& qu'il ne voulut point paroître en public pendant deux jours (*). Je remarquai aufîi dans les chambres qu'occupe) fa majefté, que les murs étoient couverts de tableaux qui repréfentent les batailles de Narva & de Pultawa, & que partout fur les tables il y avoic des plans de lièges & de batailles, principalement celles de Charles XII & autres rois de Suéde. Peut-être ces anecdotes vous paroîtront - elles triviales & indignes d'être rapportées ; mais comme; elles peuvent fervir à faire connoître le caractère d'un prince qui s'eit déjà rendu célèbre par toute l'Europe; j'efpere que vous excuferez ces minuties {*) J'ai appris depuis que cette perfonne étoit une da-«ae Françoife d'un rang diftingué, jfijfô du HÙnjjfcç a*: &rt difgracié il y a quelques années. F z dans lefquelles je fuis encré, dans le deflein de» vous tracer un fidele porcrait de ce Souverain. Les deux grands obftacles qui empêcheront ce tovaume de fuivre les vues ambitieufes d'un fou-verain entreprenant, lbnt le manque de population > <& la rareté des efpeces. Je fuis furpris d'entendre que le mariage n'eft pas encouragé par des marques d'honneur , ou par des exemptions de taxe, ou autres avantages pécuniaires que le gou-vernement peut accorder; puifqu'il eft devenu l'objet le plus efléntiel & le plus néceffaire de po* Jitique qu'on puilfe adopter. Si le bruit qui court au fujet des finances eft fondé, il faut qu'il y ait quelque génie fupérieur animé du bien public à la tête des affaires, pour avoir ofé entamer une entreprife de cette impor_ tance. On fe propolè de révoquer en une ibis tout le papier qui a cours à préfent, & de le payer en efpeces réelles ; mais il cela eft vrai, il faudra un temps confidérable pour exécuter ce projet, qui .caufèra un changement bien furpre-nant dans l'état. S'il eft permis de juger fur les apparences, la Suéde ne paroît avoir rien à craindre de ces grandes puiffances du nord, qui fe liguèrent contre Charles XII, & qui lurent à la fin victorieufes. La Rufiie eft engagé da ,s une guerre difpendieu-fè avec la Porte, qui a épurfé fes tréfors <& fes r' 'du Nord de TEurope: ' jerovinces. La foiblefle du Danemark raflure la Suéde de. ce côté-là, mieux que l'alliance qu'il y a entre les deux couronnes. La Pologne déchirée, par des guerres inteftines, n'eft pas dans l'état où. elle étoit lous Augufte. La Prtifle unie par lefang avec ce royaume entretient l'amitié la plus intime ; mais l'expérience a appris combien font fragiles les Eens qui unifient les Souverains. Je me propofe de faire un tour à Upfal, & aux mines de fer; je garderai cette lettre juiqu'amoq retour. Je pars ce loir. Ainfi, adieu! LETTRE X. Eîfcar-Eus, Jeudi ,8 dë Juin 1774» QUoique je ibis incapable de vous dépeindre les beautés de la nature que j'ai vues depuis mon départ de Stokholm, puiiqu'il eft imposable de donner une idée des objets qui refufenr les» entraves du langage, & qu'on doit voir pour en fentir toute la beauté; je tiendrai cependant ma promené, & je tacherai de vous donner une de£ cription de mon voyage, pendant que les impves-fions font encore récentes, & que les traces qu'il a lailfées dans mon efprit ne lont pas encore ehV oées par d'autres idéesi ~ Je quittai Stokholm Vendredi dernier, en-com* F 3 pagnïe d'un gentilhomme qui me fît l'honneur d'être mon guide, & qui m'a comblé de politefles. Nous montâmes dans notre vis-à-vis environ à fix heures du loir, après l'avoir pourvu de vin & de provifîons de bouche que Phofpitalité fuédoife nous a à peine permis d'entamer; nous ne nous-arrêtâmes que pour changer de chevaux, & fur les trois heures du matin nous arrivâmes à la mai-fon de campagne du gentilhomme où nous nous étions propofé de faire quelque féjour. Je ne puis pas dire que nous allâmes de nuit, puifque les ténèbres font inconnues pendant cette laifon de l'année , & que j'aurois pu lire facilement à minuitun caractère ordinaire. La maifbn eft bâtie fur les boidsd'un lac qui a environ neuf milles angloisde circonférence; elle eft fituée dans un endroit cultivé le plus agréable que .'on.pu;ffe voir. Dans l'apres-dinée du jour fuivant nous croifâmes le lac dans un petit bateau, pour aller voir les ruines d'un vieux château qui eft fur le bord oppofé, précifément en face de la maifbn où nous logeons y d'où il forme un point de vue charmant. Le lac a environ une lieue de large. Un vieux pay-fan, qui travailioit dans le jardin qui eft près du château, nous conduiiit dans tous les appartements nui étoient encore acceflibles. Il nous dit Qu'autrefois on l'appelloit îe palais de Morby & que félon la tradition il fut bâti il y a onze cents 'du NordIde PEurope. 5 ans par la fille d'un évêque. Il pafla enfuite dans la célèbre famille d'Oxenftiern, qui l'habitoit dans le fiecle pafie;. mais elle le quitta à caufe des* réparations continuelles qu'il falloit y faire. Il ajouta que jadis plufieurs fouverains de Suéde y avoient fait iouvent quelque féjour, & que l'on y avoit tenu des diètes nationales, Il a en effet une apparence - vénérable & majelîueufe ; & ur* air d'ancienne magnificence répandu partout, confirme l'hiftoire du payfm. La fbirée étoit très-belle, le foleil donnoit fur les ruines du bâtiment, & les eaux du lac baignoient les murailles. Toute la nature étoit tranquille & paifible, le ciel étoit férein, aucun vent ne fe faifoicfentir fur la furface. je m'éloignai un peu du palais, j'ôtai mes habits, & je me plongeai dans l'eau: jamais de ma vie je ne me fuis baigné avec autant de plaifir. Nous retournâmes avant louper chez notre.aimable hôte, qui n'omit rien pour nous rendre notre vifite agréable , & nous prefla vivement de prolonger notre féjour. Nous continuâmes cependant notre voyage le lendemain matin, & nous logeâmes dans une autre maifon de campagne très-magnifique, qui appartient au même gentilhomme. Elle efl: fituée^ à environ trente mi les de la première. Nous tu» mes reçus par fon maître d'hôtel auquel il avoit donné fes ordres à ce fiijet. Nous fîmes vin^t nulles dans faprès-dinée, & nous defcendîmes en*. F 4 viron â cinq heures à une maifbn de campagne que l'on pour i oie plutôt appeller palais. Elle appartient à une dame dont le mari qui efl mort de-pui* peu étoit Anglois. Le nom de la maifon eft Forsmark. La dame fouoit aux échecs avec un Vieux gentilhomme brique nous entrâmes. Elle nous fit l'accueille plus gracieux, & nous pria de refter chez, elie le plus longtemps qu'il nous feroit pofiible Je fus charmé d'une invitation fi polie> quo'que je ne connuff pas encore les autres agrément que ce féjour devoit me procurer. & qui n'eurent que trop d'influence fur moi. On fervic le thé; & deux autres dames , qui étaient en vi-fite auffî bien que nous, entrèrent dans la chambre. La plus vieille paroiiïoit avoir environ foixan-te ans. Non feulement elle parloit François en' perfection, mais aufli elle converfoit en Angloîs avec beaucoup de facilité. Elle avoit appris cette dernière langue de la femme du comte.Gyl-lenbourg , qui étoit née en Angleterre, & qui avoit époufè ie comte pendant la réfidence qu'il fit k Londres en qualité d'envoyé , fous le règne de George L La plus jeune , qui étoit fa nièce, pou-' voit avoir vingt ans tout au plus. Quelques taches de rouflèur' que le fbieil avoit produit fur fori vifage en dépit de tous les foins qu'on avoit pris pour les prévenir , "ne fer voient qu'à relever la plus joii figure du monde. Elle avoit les traits. délicats & le contour du vifage plus approchant du rond que de l'ovale ; fa lèvre de deffous pendoit un peu en parlant , & découvroit en même temps un rang de dents blanches comme l'ivoire. Elle a les yeux gris ; mais la nature leur a donné une éloquence perfuafive & touchante, qui dte aufpecta-teur le pouvoir de critiquer ce défaut, fi c'en eft un. Ses bras font faits au tour : fon habit étoit un jéfuite à ta campagne, d'un brun tirant fur le pourpre garni de foie blanche, il defcendoit jusque lur le poignet : mais ce que l'on perdoit de ce côté-là étoit recompenfé par ce qui s'offroit à là vue dans un autre endroit : fes bras étoient cachés* mais fa gorge étoit à découvert. La blancheur de fon fèin pouvoit être comparée à la neige fans métaphore: eue por toit autour du col un cordon de fatin Wanc, auquel pendoit une petite croix de diamant, qui en toute autre occalion auroit attiré les regards, mais qui perdoit fon éclat fur le fein où elle repo-foit Ses cheveux blonds éroient dreffes avec beaucoup de grâce; lorsqu'elle fortoit elleportoit un chapeau blanc furmonté d'une plume noire, & elle fe cachoit le vifàge avec un voile de foie verte fort claire. !e fus charmé de la propreté qui bril-loit autour de fa perfonne, & fur fon ajuftement, dans un pays où les femmes même de condition font plus communément fujettes au défaut contraire. Ne vous' étonnez pas du détail minutieux de ce posait, que vous me pardonneriez aifémenfi £ vous aviez vu l'original. Sa converfation étoit telle qu'il convient à une perfonne de condition qui a reçu une éducation convenable à fon état» Elle chantoitavec grâce, &elle me fit leplaifir de chanter deux ©u. trois airs Suédois & François. Les chaulons Suédoifes , que je n'entendois pas me plurent davantage que les Françoifes, que je comprenois parfaitement. La raifbn en étoit, que je vis, ou que je crus voir je ne fais quoi dans fes yeux, & dans fes geiles, lorsqu'elle çhantoit les premières , que je ne voyois point dans ies autres. Je voulus favoir quels fentiments ces airs expri-moient, & je lui demandai de me l'expliquer. Elle éluda l'explication fous prétexte qu'elle étoit incapable de transmettre la beauté dans une autre langue. Je fis femblant d'être parfaitement convaincu que Texcufe qu'elle alléguoit étoit jufte, quoique mon cœur cherchât une raifon plus vraifemblable de Ibhrefus, & me donnât peut-être une idée plus fidele de la chanfon que n'auroit pu faire une traduction littérale. Il elî inutile de dire que j'eus pour cette aimable perfonne toutes les attentions que fa beauté & les qualités de fon esprit méritoient à fi jufte titre, & auxquelles je ne pouvois être infenfible. Elle parut fatisfaite des foins que je prévois pour lui plaire, & j'eus la vanité & la foibleûe de m'imaginer que, lorsque je lui baifai la main & que je la retins un moment entre les miennes, la nuit avant que nous nous retirâmes à nos appartements refpecti fs, j'avois quelque part dans ion eiïime* £e*lendemain nous déjeunâmes tous dans des chambres fépar.'es , fuivant la coutume du pays, où on ne fe raflemble jamais comme en Angleterre, pour déjeûner & boire du thé autour d'une grande table» En descendant je rencontrai le gentilhomme que j'avois vu à mon arrivée. Il eft né en Poméranie, & il s'appelle le Comte Liewen : il poffede les plus grands honneurs dont on puilTe jouir en Suéde-, étant un des feize fénateurs, & chevalier du Séraphin qui eft l'ordre le plus honorable du royaume. Notre converfation tomba fur les victoires& le caractère de Charles XII. Je lui demandai s'il fe relfouvenoit de la mort de ce monarque, & je le priai de me faire grâce de m'en raconter les particularités : il répondit amplement à cette question. Comme cette autorité eft peut-être la plus authentique & la plus inconteft.ble, que l'on puifte avoir fur ce fujet, je rapporterai. autant que ma mémoire le permettra , fes propres paroles. • „ Il y a peu perfonnes aujourd'hui , dit-il y qui puiffent parler avec autant de certitude fur ce point que moi. J'étors dans le camp devant Fré> déricshall, & j'avois l'honneur de fervir le Roi en qualité de page, la même nuit qu'il fut tué. Je ne doute aucunement qu'il n'ait été aûasfiné. Xa rnsît étoit extrêmement obfcure, & il étoit presque impoflible qu'une balle tirée du fort pût iui percer l'a tetê à la difknce, & dans l'endroit où il étoit. Je vis le corps du roi, & je fuis fur que* la bleflure fut faite par une balle de piflolet. Siker en fut foupçonné parce qu'il n'étoit pas avec le roi avant qu'il reçut le coup, mais qu'il parut un moment après Ceux, ajouta-t-il, qui font au fait de la guerre, connoiifent le bruit que fait un boulet de canon, mais le bruit du coup qui tua le roi, étoit d'une arme-à-feu tout-à-fait différente. Je ne crois pas que le prince de Heffe fût mêlé dans cette a£« Jàire , pu qu'il en eût connoifiance en aucune façon; mais l'opinion générale dans l'armée étoit que le coup partoit d'une main inconnue ". — Je voua laifîe faire vous-même vos. réflexions fur un événement aulîî obfcur & aufii extraordinaire. Aprhs la mort de Charles XII, le comte avoit vu toutes les cours de l'Europe. Il étoit en Angleterre en 1722, & il y connut dans ce temps-là M. Walpole fi célèbre dépuis. Il a été en compagnie avec le régent de France , & avec Augufte roi de Pologne. Il avoit rendu vifite à la belle com-teffe de Konigsmark, maîtrefTe de ce monarque, dans fa retraité à l'Abbaye de Quedlingbourg, & il m'aflura que quoiqu'elle fût fur le déclin de l'âge, elle avoit encore des charmes inexprimables. U étoit à la cour de Danemark pendant le règne de. 'du Nord de P Europe: ' Frédéric IV; mais il n'avoir, jamais eu le plaifîr. de voir le plus grand prince de fon fiècle le czar de Ruffie, Pierre I. J e fus 'enchanté de la converfation de ce vénérable gentilhomme, &: je trouvai que la fageûe peut avoir autant de charmes que la beauté, lorsqu'on la poifede dans un degré fi éminent. N'applau-direz-vous pas à ma philolbphie, & à mon empire fur mes parlions, fi je vous dis, qu'en dépit de tant de charmes, malgré des motifs fipuiffantspour prolonger mon féjour, je me forçai de partir le foir fuivant, & de continuer ma route quoiqu'avec répugnance. Il faut cependant que je vous fafle part d'une circonflance relative à la jeune demoifel-le dont je vous ai parlé ci-devant, qui vous fera peut-être rire à mes dépens. Il y a une vieille étiquette dans cette partie du monde, au fiijet de la conduite des femmes , qui permet à un amant la plus grande familiarité avec la main de fa maîtref-fe, qu'il peut bai fer, ferrer, de la quelle en un mot il peut faire tout ce qui lui vient dans la tête ; mais fes lèvres, & même fes joues font un palladium qu'elle garde avec la plus exacte vigilance, & où ni l'éloquence ni la fubtilité ne peuvent jamais fe procurer aucun accès. J'avois ré-folu d'eiTayer s'il ne feroit pas poflible de vaincre ce fâcheux obftacle, & de fubjuguer la tyrannie de fl'uiage. J'étois convaincu que r£ raddre.ife ni la farce neferoient rien fans l'autorité'de l'exemple. Je mVifai d'un ltratagême, & je me couronnois déjà des myrtes que j'étois fur de cueillir. Lorsque je pris congé de la compagnie, je commençai par la maîtrelfe de lamaifon; & en lui témoignant la plus vive reconnoiffance de fes politelfes & de fa bonté, je lui pris la main , que je baifai avec refpecï.; maintenant, Madame, dis-je en Anglois à la vieil-le dame, je vais prendre congé de vous à la mo-de angloile , je fuis fur que vous n'y trouverez point à redire. En prononçant ces mots je l'embranai, & lui baifai la joue. Elle fut fort fatisfaite de cet acte de galanterie , & me dit en riant, allez, faites de même à Charlotte. J'avançai plein de joie. & de fair le plus humble & le plus fournis^ je lui demandai fi je pouvois afpirer à cet honneur? je n'attendis pas fa réponfe, & j'allai cueillir le fruit de mes intrigues, lorsque reculant de deux pas, elle mit la main fur fon fein, & en affectant une contenance plus expreflive que tout ce qu'elle auroitpu dire, elle me jetta ua regard de furprife & de refus. rVlonfieur , dit-elle, il faut vous fouve-nir que je fuis Suédoife. Elle n'eut pas befoin de s'expliquer plus clairement, je vis que j'avois entrepris une chofe audefTus de ma capaciré, &je n'eus d' autre envie que de me retirer avec honneur. Je ne voulus point employer de violence -pour gagner par force ce que je ne pou vois obtenir de fon confentement. Elle me tendît la main, & en faifanc une vertu de la néceflité, j'y imprimai un froid baifer, & lui dis adieu. Elle me regarda lorsque je quittai la chambre, <& en nous accompagnant jusqu'à la por te, elle fui vit des yeux la voiture jusqu' à ce qu'elle fut hors de vue. Si ce fut pur me dédommager de ma tentative inutile, ou fi ce fut repentir d'avoir refufé par un vain préjugé une liberté fi innocente, c'eft ce que je ne fais pas; & j'étois trop mortifié & trop irrité dans ce moment-là par cette façon d'agir li fotte ur être feltis, & que les paroles ne peuvent exprimer. Je ferai cependant ce qui me lèra poûibie pour vous en donner quelque îd-'e. La Dahl a là fource dans la Laponie Norvégienne & après avoir parcouru une grande étendue * de pays le jette dans la mer , environ à vingt milles de cette place. Elle a environ un mille de iarge ; mais aupreo de la première cataracte elle eft puis étroite, .& eile roule lès eaux axeç beauco'. p a'i" péruoiité. Dans cet endroit une petite fie ou plu ôt un rocher divife la rivière en deux Kendant-thyvér, loifqu'une des cataractes Cffl ^e ée on p-uc approcher de fille, mus a préfent il ieroii tocaiem nt imiulliole. La profondeur de chacune de ces cataractes, eft d'uiviion qua-rame pieds; mais l'une eft perpendiculaire & es-ca pée , l'autre eit oblique & va en pente. Autant ew je puis en jug^r par mes yeux, elles out au moins quatre- vingt ou quatre-vingt-dix verges en largeur. je ferois même porté à croire qu elles fon: plus larges. Le terrible bruit de ces cataractes qui lurpaffe ue beaucoup le plus bruyant tonnerre; la vapeur qui monte continuellement, & qui offufme la vue; l'agitation de la rivière, qui ne reprend ia première tranquillité qu'à une gran- de diftance de là; les fapins d'une hauteur prodi-gieufe. qui bordent la. rivière; tout ceia forme une fçene des plus pjttorefques & des plus e'tonnantcs que nous puifll- offrir le livre de la nature. Je n'aurois pas changé le piailir que je goûtois, lors qu'étant pref.jue au bas de la-ça aracte fur des perles décochées durocher, je me fentois arrolé des goutes qui s'échappoient en forme de pluie de la nappe.'d'eau, -contre le bmquet le plus fompmeux d'un roi. Il n'y a que huit jours, que fix malheureux pêcheurs furent entrainés par la rapidité du torrent, &.précipités en bas.du rocher, où ils périrent tous mférablement. On en retrouva quatre,, mais leurs, corps ëtoient tellement défigurés,, qu'il fut impuffib.e de les reconnoître. Plu» lieurs accidents de cette forte arrivent tous les jouis. Après avoir vu les ' catavaétes l'après - diné , je fis trois milles fur les bords de .la rivière pour voir les retranchements desRuffes lorfqu'ils abordèrent en. 1719. Là je forcis de ma voirure, & eomme cet endroit formera probablement les bornes de mon voyage vers le nord, & que felon toute apparence, je n'-approcherai jamais plus p ès du pôle , je ne pus m'empêcner de m'arrêter un moment, & de graver avec un canif dans l'écorce d'un grand tremble le nom de ma maitreffe; &. l'année de mon vov.age dans ces rigoureux climats* e 4 I/ifle d'où je vous e'cris à préfent n'eft qu'à deux cents milles d'Uma en Laponie, & les provinces qui m'en féparent font déjà alfez barbares pour dégoûter un voyageur. Le gentilnomme chez qui je loge m'a donné une de'cripiion de l'hyver qui me fait frémir. Je uis bien aife de ne l'avoir vu qu'en Juin. Demain matin nous tournerons le vi-fage vers le midi, & je compte d être à Upfat avant la nuit. Je ne puis pas vous promettre de vous écrire de cet endroit, car je n'y relierai proba: 1- ment qu'un feul jour. Je vous enverrai de Stokholm la concluiion de ma courfè. Stokholm y Mardi, 14 Juin I7*»4. Nous arrivâmes vendredi à Soderfors qui eft à vingt mules d'Eifcar-Eue, fur les dix heures du mur in. Le chemin , ainfi que le village eft le long de la Dahl. Après y avoir vu l'atrelier ou. on forge les ancres, nous continuâmes notre route vers Upfal, ou nous arrivâmes le loir. J'avois. ïé'biu d'employer le jour fuivant à voir les colleges , les bâtiments publics , les curiofués . les-p< ntures & toutes ces productions de l'art & des fciences, que l'on trouve ordinairement dans le féjour des mufes. Les Suédois m'avoient parlé avec tant d'en houfiafme de cette univerfité, que je çraignois qu'un ièui jour ne funiroit pas poup Satisfaire, ma curiofité Mais je fuis maintenant totalement décrompé, & je puis vous affurer, qu'Upfal n'a rien qui puifie engager un homme de goût à y aller li l'on excepte le célèbre Linnams. Ce Lycée du Nord ne renferme pas un feul tableau dans fes murs. II' n'y a que. deux ftatues, qui font les buftes de Guftave Adolphe & de Charles XI. Un gentilhomme qui demeure dans cette ville, & qui efl fils du dernier archevêque d'Up-fal, nous fit l'honneur d'être notre Cicerone, «Sc de nous conduire par la ville. Je lui demandai combien il y avoit de colleges , & quels étoient les plus célèbres. „ Monfieur, me dit-il, nous en avons trois: mais il n'y en a aucun qui mérite votre attention. Les principaux objets de curiofité font la bibliothèque, la cathédrale, & le jardin de Botanique: je n'en connois point d'autres". La bibliothèque eft un beau bâtiment : il y a un cabinet, où, faute de meilleure occupation, je paffai une heure ou deux, à examiner un grand nombre de petits colifichets, plutôt que de raretés que le bibliothécaire me fit voir, & que l'on y conferve avec grand foin. On y voit entr'au--tres la bourfè que Judas avoit en garde; une des trente piec s d'argent qu'il reçut pour trahir fon. maître; & une paire de pantoufles rouges avec lefquelles la vierge LVlarie rendit vifite à Elifabeth. Je dois rendre j.uûice au bibliothécaire, car il rou,- G5 gît en me les montrant, Je ne pus m'emrecher dedui dire, que je crovois que l'uni ver fué ne le* roit pas mal d'envoyer ces précieufes reliques à St. Janvier, ou à notre Dame de Lorette., qui^ s'ils n'en étoient pas déjà pourvus, lui auraient probablement une grande obligation d'un-préfent li eftimable. Qy a n t à la Cathédrale, elle eft bâtie de briques. Comme il y avoit, il y a quelque temps deux tours du côte de l'oueit qui avoient befoin de .réparation, on a ajouté une architrave d'ordre dorique à ces .vieilles murailles gothiques, & on, a piacé deux grands dômes de cuivre fur le fom. met. Cette éguïfe le*a cependant à jamais re Ipt étar bîe . puisque ' les cendres de Guflave Vafâ ■& du C:i '.ceder Oxenftiern y repofent. Le dernier de ces grand hommes dont ta Suéde révère encore aujourd'hui la vertu & ia fageife , eft enterré dans une chapelle" obfcure (busun .marbre, ordinaire: il n'y a ni-épitaphe ni monument érigé en là mémoire, tandis qu'un S. Eric,. jih dévot de quelque ' fîècle barbare, eft confervé dans un cercueil d'argent, & placé à coté du maître-autel. IL y a à préfent, à ce que l'on m'a aiTuré, près de i5oo étudiants à l'uni verfité d'Upfid.' On n'y '•voit pas comme parmi nous, de'jeunes gens de famille; mais la plupart font des pauvres miféra-i>les, qui logent- cinq ou fix enfemble dans de$ s. \ du Nord de t Europe. ïo~ méchantes baraques parmi l'ordure & l'indigence. Les p^oieileurs dans les diffrentes.branches de littérature igrtf environ vingt-deux, leur, appointe-ment ne monte jamais plus haut qu'à i }ó, ou ! \0 L. par an ; & la plupart n'a pas même la moitié de cette fomme. Le moment de notre arrivée à -Upfai, le gentilhomme qui m'accompagnoit, & qui eft intime ami de Linnams , lui fit dire qu'il auroit l'honneur de l'alier voir incelfamment, fi ceia lui ecoit agréable; & qu'il emmeneroit en même temps un gentilhomme Anglois qui étoit venu à Upî'àl pour voir un fi grand homme. Il nous fi: dire qu'il nous rendroit vifite à trois heures de l'a près-diné. Il vint ponctuellement à l'heure marquée, & après avoir caue un moment avec nous, il nous mena au ja din de Botanique où il nous montra une col-lectuön tres nombreufe de plantes, d'abrifleaux & de fleurs, qui lui ont été envoyées de tou:es les parties du monde. Il prit congé de nous à la porte & nous quitta. Ce célèbre botanifte efl à préfent dans la foixante-neuvieme anné • de. ion âge, avant complété la foixante huitième le mois pafte ; il efl d'une taille médiocre , qui paroît encore moindre par l'habitude qu'il a contractée de fe courber en marchant. Ii é oit habillé de bleu, «S: botté, ce eu' efl la coutume en Suéde. Il avoit à fa boutonnière la croix blanche de l'ordre de l'étoile po, ftàt Foyage vers différentes partie/ laire, qui lui fut conféré par le feu roi Adolphe; qui l'honoroit & l'eftimoit. H jouit d'un honnête revenu par fes appointements , &par les élevés qu'il a dans l'univerfité, fans compter les biens qu'il a amafîes par fes ouvrages. Il a une maifbn de campagne à environ cinq milles de la ville,* & il tient équipage. Il a un fils & quatre filles qui font actuellement vivant : mais je ne trouve pas qu'aucun de fes enfants pofTede le génie de fon pere> Il affiste rarement aux courfes de botanique qui fe font deux fois par femaine autour d'Upfal, & qui lont conduites par fon fils qui efl profeffeur de botanique. Moniteur Linnseus a été en Angleterre en France, & en Allemagne ; il ne parle cependant d'autres langues que le Latin & le Suédois, mais il converfe en latin avec une extrême facilité. On m'a affuré que fon favoir n'efl nullement univerfel, mais abfolument borné dans fhifloire naturelle. Son esprit n'a encore rien perdu de fa vigueur, mais fa mémoire commence un peu à s'affoiblir. La remarque qu'un prophete n'eft jamais honoré dans ion pays, eft bien vraie à ion égard: Car je trouvai que ceux qui le fréquentoient habituellement étoient plus portés à critiquer fes défauts perfon-nels & fes foibles, qu'à admirer fes talents fupé-rieurs , & la célébrité de fon nom. C'efl ainfi qu'il arrive toujours quand nous voyons les objets de trop près, & à travers les foibleffes qui font / înféparables de l'humanité. Le judicieux Rochefou-cauit dit très-bien, que l'admiration & la familiarité font imcompatibles. C'efl 'au temps feul à apprécier le vrai mérite, & à lui afiigner le rang qui lui eft dû dans le temple de la mémoire. CJp s a l étoit autrefois la réfidence des rois de Suéde, & elle eft beaucoup plus ancienne que la capitale d'aujourd'hui. Elle eft fituée dans une vafte plaine, couverte de grain. La plupart des maifbns & des édifices publics font de bois. Nous partîmes de cette ville dimanche au matin, &; nous arrivâmes ici le foir. Dans cette coude de près de dix jours, j'ai presque fait le tour de toute la province d'LTpland. Le pays eft rempli ou d'horribles déferts & de rochers pelés , ou d'impénétrables forêts, dénuées d'habitants, & qu'il eft impofiible de défricher. La quantité de terres cultivées eft comme -ah à vingt : Je crois même pouvoir dire fans bles-fer la vérité que la proportion n'eft pas fi grande»' La nature cependant a dédommagé en quelque façon ce pays ftérile, en l'enrichiffant de mines inépui-fables de cuivre, de fer , & d'argent. Les payfans font ordinairement employés dans le travail de ces métaux. J'ai vu pendant mon voyage fix ou lèpt forges ; où l'on occupe conftamment depuis quatre cents jusqu'à quatorze cents perfonnes ; partout où il y a une maifon de campagne, on eft fur de trouver une forge ; les Cyclopes ne font pas plus adroirs dans ;e travail de leurs nruériaux. Je les ai vus dans leur foucjuenille. de toile, battre à grands coups de marteau une barre de 1er, dont la chaleur m'ótoit presque insupportable à la di-ilance .de dix pieds. & dont les étincelles les couvraient depuis les pieds jusqu'à la tête. J'eus le ggaifir de voir toutes les manœuvres que l'on met en ufage pour réduire la mine en fer , & j'avoue que ces opérations fon, très-curieufes & très-in-frruétives. D'abord on met la mine dans le feu pendant un temps confidérabie en plein air, après quoi on la jette dans un iburneau, & lorsqu'elle eu entrée en fuiion, on la verfe dans des moules de làble, d'environ trois verges de long. Ces Cochons comme on les appelle alors , font mis dans une forge qui eft éenauffée à un prodigieux degré de chaleur. On en cafie un grand morceau avec des -pincettes que l'on façonne enfuite au marteau; alors on le met encore au feu, d'où on le retire pour •lui donner fa dernière forme. On le porte fous une grande machine qui reffembie à un marteau qu'on met en action par le moyeu de l'eau, qui l'applatit '.&Ua. façonne en barre. Rien n'égale la dextérité de l'ouvrier-qui conduit cette dernière opération» d'autant que l'œil en efl le feul guide. C'efl af-luvément un bonheur pour la Suéde de pouvoir occuper le gens de la campagne à ce travail, qui fans cela périraient, de faim & de miïere 7. puisque le - du Nord de PEuropèl ÏOç fol ingrat ne peut-leur procurer les néceûîtés de la vie. Les palais & les maifons de campagne font ordinairement bâtis fur les bords des lacs, dont le yay& eft plein. Ma dernière courfe a été conftamment d'une maifon de campagne à une autre Rien n'égale la genéreufe hospitalité que j'ai rencoutrée partout. On s'oifenferoit même fi un étranger qui vient voir les forges, n'allait pas faluer le propriétaire qui attend de lui cette marque d'attention & de refpect Cet ufage fait voir clairement que peu de perfonnes voyagent dans cette partie de l'Europe: s'il y venoit fbuvent des étrangers on au-roit bientôt abrogé cette coutume, ou du moins on l'auroit coniidérablement diminuée. Je ne puis pas donner les mômes éloges à la poli te lie &; aux manières des Suédois qu'a leur bienveillance & à leur hospitalité. La propreté, leur manque ab-folument. il y a une profunon de mets dans leur repas , mais il n'y règne ni goût ni arrangement. La table s'aiVaiffe fous le nombre de plats, qu'on apporte tous en une fois , & qu'on laiffe enfuite refroidir pendant un repas cérémonieux qui dure pour le moins deux heures. Mais le prologue, de cette comédie n'eft pas moins mauvais. Avant que'de fe mettre à table la compagnie prend des beurrées qu'ils trempent dans un verre •à'eaù de vie, & cette horrible coutume a non feulement prévalu parmi les perfonnes de condition , mais elle s'étend même aux dames aufli bien qu'aux hommes. Je vous avoue que je ne pus me faire à cet ufige , qui , quoiqu'il doive probablement fon origine au froid çigoureux du climat, n'eft digne que des Moscovites avant le règne de leur réformateur Pierre. Des le premier moment de mon arrivée, & pendant mon féjour en cette capitale, je me fuis appliqué à connoître les hommes de génie, & Jes perfonnes qui excellent dans la peinture, la fculpture, ou la poéfie: dans le deflein de m'in-troduire chez eux, & de me procurer leur con-noiffance. On m'en a nomme deux ou trois, dont on eftime beaucoup les ouvrages : mais je crois que leur rareté , plutót que leur mérite perfonnel, leur a donné de la célébrité, dans un pays qui a été fécond en trophées militaires» mais qui a produit peu d'hommes de génie. Les noms de Steinboch , de Piper, de Lewenhaulp •& d'Oxenftiern vivent encore dans leur descendants , & la cour d'aujourd'hui eft compofée des petits fils de ces célèbres généraux qui fè fignalerent aux journées de Nar va & de Pultawa. Je vais maintenant dire adieu à la Suéde II eft encore très incertain d'où je vous écrirai ma prochaine lettre;peut-êtred'Abo, oude quelque autre \ autre place. en Finlande- Je fuis avec tout le dévouement poflible. Votre très - affectionné&c. LETTRE XI. Abo en Finlande, Mardi, 21 Juin 177+ VOrjs verrez par l'endroit, d'où ma lettre eft datée , que je fuis'maintenant de l'autre eâ. té du Golfe de Bothnie. Un Spectacle d'un genre tout-à-fait particulier m'a détenu à Scokholm » un jour plus longtemps que je ne m'étûis propofé. La Icene étoit dans un grand parc, environ à un mille de la ville, où les troupes ont été campées pendant quelques femaines. Cet endroit eft très propre pour un divertilfement guerrier, tant par h nature du terrein, qui eft irrégulier & plein de collines, que par les petits bois de lapins qui l'entourent,. & une branche du lac Mêler qui letra-verfe, & fur laquelle il y a un pont de bateaux. Le roi commandoit deux" régiments dont le plus grand nombre étoit compofé d'infanterie, & fart frère cadet le prince Frédéric avoit fous lui environ mille hommes, tant à pied qu*à cheval Es î 14 Voyage vers différentes parties ignoroient parfaitement les deffeins l'un de l'autre. Le roi tâchoit feulement d'entourer l'armée de fbn frère & le prince faifoit tous fes efforts pour faire line belle retraite. La reine douairière y afliftoit avec fa fille la prlhceffe de Suéde, dans une petite chaifè ouverte, qui leur permettoit de fuivre les troupes par tout le camp, & 'â'être préfentes à toutes les opérations. Le roi habillé en uniforme "ctoit monté fur un cheval couleur de crème, & il Jarut auûi animé & aufli intéreiîé dans cet effai, /qu'il auroit pu l'être le jour d'une aélion. 11 étoit environ cinq heures du fbir lorfqu'on commença. Je ne pus fuivre les deux généraux dans leurs différentes manœuvres ,qui s'exécutoient avec,trop de sapidité, & quLétoient trop compliquées pour admettre une defcription détaillée. Le réfultat fut . toutefois favorable au roi. Son frère, ayant manqué de fè fàifir d'un pofte , qui auroit pu fervir de retraite en cas d'une attaque imprévue, s'ap-,perçut.trop tard de fa faute; & lorfqu'il voulut ,fi'emparer de ce paffage , il trouva que les trou-.pes ennemis en étoient déjà en po%flion , ayant à cette fin pafle la rivière dans des bateaux. Après avoir effayé en. vain de les débuscquer de ce poste, il fit faire bataillon qua r ré à fon infanterie, & fit un feu très-yif de tous côtés pendant un temps confidérable*. .Mais fe trouvant environné par des forces fupérieures, &ne voyant aucun moyen d'é\ 'du Nor i de f Europe. 115 ehapper, il rendit fon épée au roi, & fes Ibldats demeurèrent prifbnniers de guerre. Sa cavalerie s'étoit cependant emparée d'un pofte très-avanta. geux, & fans être ailarmés du fort de leur con>: pagnons, ils refuferent de le rendre, & demandèrent la permiflion de fe retirer avec tous les honneurs militaires. Leur fort n'étoit pas encore décidé , lorîque je quittai la place à onze heures dó nuit. Cet agréable divertiffement étoit-très-propre à apprendre aux troupes toutes les opérations d'une campagne, & à les faire mettre en pratique-dans l'occafion. Il repréfèntoit au naturel toutes les ru-fes de la guerre, au milieu de la paix. Je quittai Stokholm le lendemain à quatre heures • du matin, & j'arrivai à Grifelhamn à ónze heures de nuit. Je louai un bateau pour me transporter dans i'ifle d'Àland. Le temps étoit très -beau & tres-agréable, & une pecite bife qui fou£ floit , nous étoit favorable. Les bateliers me prelferent de ne point perdre de temps;'je con-noifibis trop bien l'inconftunce de cet élément pour ne pas me prêter à leur avis. Je donnai ordre de mettre ma voiture dans le bateau, je Mvîs immédiatement, & nous mitnes à. la voUe. je fer. mai ma -voiture, & m'étant enveloppé dans mk redingote, je m'endormis profondément. Lorlque je me réveillai le matin , nous avions fait plus de tiers du paflage, qui a quarante -cinq, miliea ■anglais de large-: & fur les neuf heures nottf abordâmes à Frebbenby dans rifle d'Aland. Il fe--toit inutile de vous rappeller que cette ifle eft fa-meufe par les négotiations qui s'y firent, entre le Comte Ofterman & le Baron Goerts, l'an 1718,' -pour reconcilier les deux Souverains Pierre & Charles qu'une guerre acharnée avoit fi longtemps di-tvifésj & que cette paix auroit probablement changé la face de l'Europe, fi la mort imprévue de ce dernier n'eut fait avorter ces projets. Pendant que je m'arrêtois pour changer de chevaux dans un petit village nommé Haroldsby, le bailli ou le gouverneur de l'ifle paffa dans fen-. monter, qui me parurent fort geu propres à lôu- H3 tenir deux 'hommes. Je fui vis cependant mon guide, & j'entrai dans la chambre par une porte faite en trappe. J'avoue que je fus frappé de corn-paiïion & d'horreur, en voyant qu'un Souverain avoit occupé un cachot, qui paroît trop affreux pour le plus grand criminel. La chambre eft de pierre & voûtée à plein centre. Je la mefurai de mes pieds; elle avoit environ vingt-trois pieds de long fur douze de large. Le jour y entre par une petite fenêtre, pratiquée dans une muraille de cinq pieds d épaiifeur. Dans i'un des coins eft une petite cheminée, & dans l'autre eft un buffet creufé dans le mur. Le pavé eft de br ques , & 1^ payfan pré.endit me faire voir q. '1 eft ufé dans les endroits où le roi avoit a u urne de fe promener. J'ai iionte de vous dire que -toutes mes cônnoiffmees au fujet de çcc iiiuftre prifonnier font tirées de la converfation. Guftave Vafa , Guftave Adolphe , Christine & Charles XII ont eu leurs hiftoriens, & on peut lire leur vie en toutes langues ; mais je cherchai en vain à Stokholm une hiftoire des rois de Suéde, il n'y en a pas. Je fuis redevable à la perfonne dont je viens de parler , du p^u que je fais concernant Eric. Il étoit le fils aine ae Guftave Vafa, & il fuccéda à fon peie en i:,6o. Son nom paroît fur la lifte des amans de noue Elifabeth, mais il iemble que la nature lui avoit refufé les qualités propres pour la galanterie. v II donnoit une application immodérée à l'étude de l'Aftrologie , qui étoit la manie de ion fiecle. Il fut dépofé en 1568 par fon frère Jean III & après avoir été tranfporté dans différentes priions, il mourut à Gripsholm en Suéde , & l'on eft d'opinion qu'il fût empoifonné. Chaque nation paroît avoir eu fes Eric. Wen-ceslas de l'empire, Pierre III de Ruflie, Al-phonfe VI de Portugal, Henri IV de Caftille, ne font que la même luftoire, rapportée différemment, & variée dans les circonftanees. Les Anglois ont eu plufieurs Erics: nos annales font fouillées de fang de Rois. Les étrangers remarquent avec juftice, que Ton paffe à peine les ruines d'un château, où quelqu'un de nos princes, n'ait été emprifonné ou décapité. Mais revenons à notre fujet. Je quittai Caftleholm après avoir fatisfait ma curiofité, &.j arrivai le foir au bord de la mer. j'avois réfoki d'aller en Finlande par la route de la N pofte, qui paflè par plufieurs petites ifles ou rochers , où il y a conftammcnt des bateaux pour transporter les voyageurs de l'une à l'autre. Comme j'étois, prêt à exécuter ce deflein, quatre ou cinq hommes m'abborderent, qui s'offrirent 3 me conduire, tout droit à Abo, ils me dirent que h diftance n'étoit que de cent vingt milles ar- 114 gloïs, que le vent étoit très-bon, qu'ils avoient ■ fait fouvent ce paffage en douze ou quatorze1 heures, & qu'ils ne doutoient pas de le faire dans *e même temps. Ils ajoutèrent que je n'avois point de. temps à perdre , que leur petit bateau étoit prêt, & qu'on n'attendoit que mes ordres, je n'néfitai pas longtemps, j'acceptai leur offre, & je quittai Aland famedi à minuit. Je dormis dans ma voiture, comme j'avois fait la nuit précédente , & à ièpt heures du matin je me trouvai dans un paiiage fort étroit, entouré de rochers efcarpés, & les bateliers étoient occupes à ramer ; mais je ne fus pas peu chagrin d'apprendre qtu le vent avoir, changé , - que nous étions à pe.ne à trente milles de l'endroit que nous venions de quitter , & que je ne devois pas me flatter d'arriver ce jour-là en Finlande. Ils ajoutèrent que tout le chemin fe faifbit par des pafTagesr étroits, femblables à celui où. je me trouvois: que plufieurs de ces ifles étoient habitées ; &: que nous pourrions aborder à quelqu'une, fi j'avois envie de me procurer quelques rafraîchis-fements. Je çonfentîs avec joie à cette proportion, & vers les neuf heures nous mîmes ped à terre dans une ifie nommée Lappo. Je m'avançai vers un petit hameau environ à un mille du rivage : les pauvres payfans m'apportèrent avec beaucoup de plàifir un peu de lait, ôc m'aide- rent à bouillir mon cafte. Leur pauvreté eft extrême ,* un peu de pain noir , du poiflbn, du porc & une efpece de boiflbn qu'ils appellent bierre, font toute leur nourriture. Après avoir pris un bon déjeuné dans ce lieu fàuvage & inconnu, je retournai au bateau. Toute la journée nous pourruivîmes notre voyage à travers un la* byrinthe de petites ifles ou rochers , dont plufieurs étoient couvertes de trembles & de fapins d'autres étoient vertes & agréables > mais la plupart étoient arides &: efcarpées. Je me ferois imaginé être au milieu des Cyclades, fi fameufes dans l'hiftoire ; mais on ne trouve point ici des temples confacrés à Apollon ou à funon ; & la poëfie ne s'eft jamais occupée à immortalifer toutes ces collines & ces promontoires. Plufieurs de ces points de vue font cependant mer* veilleufement pittoresques , & j'arrêtai fbuvenc le batelier pour quelques minutes afin de com-templer le coup d'œil ravilfant qui m'entouroiu je me trouvai quelquefois dans des pafiàges qui n'avoient pas plus de vingt ou trente pieds de large; en d'autres endroits on auroit cru être en pleine mer. J'étois étonné qu'ils eonnuflent fi exactement leur route > dans ce labyrinthe tor-» tueux où il n'y avoit qu'une longue expérien» se qui les avoient pu conduire. Nous étions, H 5 environ â quarante milles d'Abo lorsque le foîeil fe coucha, & je fus encore obligé de dormir dans jua voiture: nous n'entrâmes la rivière que hier au matin , & je finis mon voyage à huit heures. Il n'y à rien à Abo qui'ait piqué ma curiofité», ou qui mérite d'être . rapporté. C eft une mé-chante capitale d'une province barbare. Les maisons font pour la plupart de bois, & le palais de l'Archevêque eft conftruit des mêmes matériaux, à cela pres qu'il eft peint en rouge. Je m'informai fi i 'uni ver fi té contenoit quelque chofe qui méritoit attention ; mais on m'affura qu'on regar-deroit un tel mefiage comme une pièce de plaifante-* rie, puisqu'il n'y avoir rien qu'une petite bibliothèque & quelques inftruments de Phyfique. J e rendis viiite au gouverneur peu de temps après mon arrivée ; il m'a procuré des chevaux pour ma route jusqu'à Heiöngfors , la permiere ville qui fe trouve fur le chemin de Petersbourg, & qui eft à cent vingt milles d'ici. Comme il lait fort chaud dans ce temps-ci pendant la journée, je différai mon départ jusqu'au foir. Il y. a ici maintenant une grande foire, & je me fuis amufé pendant une heure à regarder de la fenêtre de mon apârtement, une troupe de trois ou quatre mille payfans de Finlande , qui forment? du JVcrd de T Europe. 12% un coup d'oeil. charmant dans leurs habillements, ruûiques. Adieu, Wyborg en Carelie, mercredi y 29 Juin 9 1774. La Finlande eft plus fertile & mieux cultivée que je ne me fétois imaginé. Je ne vis point de province en Suéde excepté EiVGothland où \\ y ait moins de ces rochers pelés, que la nature en fon courroux a répandus fur ces royaumes : & nul endroit ne paroît mieux peuplé que cette province. Les paylàns parlent un jargon barbare entièrement différent du Suédois & du Ruffe ; mais dans les villes on fe fert généralement du premier de ces langages. Je m'arrêtai un jour de plus à Helfingfors , pour voir cette fortreffe immenfe qu'on a bâtie pour fervir de barrière contre les Runes, & où 'il y a préfentement une garnifbn de 8000 hommes. Elle n'eft cependant pas complette ; plus de deux tiers travaillent aux fortifications elle fera en état félon toute apparence, avant la rupture prochaine entre ces deux nations rivales. Je couchai à Borgo la nuit du vendredi, ôc le jour fuivant à dix heures du foir j'arrivai aux frontières de la Suéde. La rivière Kymen fé-pare les domaines de Suéde de l'empire de Ruflie. Pn pont de bois tra verf e cette rivière dont la* moitié eft conftamment réparée par l'une, & l'autre moitié par l'autre nation. Je fus arrêté par la garde des deux côtés, & avant que fou me permît de paner on me vifita rîgoureufement. Environ à une lieue de cet endroit ma voiture fe rompit au milieu d'un bois, éloigné de plus de deux milles anglois de toute habitation. Il étoit quatre heures du matin lorsque cet accident arriva. Je laîflai le poftillon pour garder la chaife , & je m'avançai avec mon valet versie premier hameau. Nous nous addreffâmes au premier payfân que nous rencontrâmes-, qui étoit Suédois de naiffance & qui entendoit la langue. Après bien des fupplications, je l'engageai à me ceder une roue de ià petite charette. Je me crus très-heureux d'avoir trouvé ce fecours à l'aide duquel j'arrivai le même loir à Frédérics-ham. Tout annonça ici un peuple différent de celui que je venois de quitter. Les traits du vifage , la complexion 9 les manières, 1 nabille-ment des habitants , tout étoit à la Moscovite. Mille lieues n'auroient pu faire une différence plus frappante que cet éloignement de quelques milles feulement, C'eft exactement, la même choie, èn paffant les Pyrénées , pour entrer de la domination Françoife dans la Navarre Efpagnole-Cela fait voir combien la différence de gouvernement , de police, & de religion change le car 'raclere des individus qui compofent la Société. Le plan de Frédéricsham eft un des plug beaux que j'ai jamais vus. Il réalifè en miniature celui de Mr. Chriftophe Wren, après l'incendie de Londres , en 1666. Toutes les rues partent «lu même centre, où il y a un très-bel hotel de . ville. La vraie politefie & l'hospitalité du Général Sefhkoff, auquel , comme gouverneur de îa ville j'allai préfenter mes refpects à mon arrivée me retinrent ici un jour. Il m'introduifit chez le prince Iflembourg , un Allemand qui eft au fer-vice de l'impératrice de Ruffie. Je le nomme» afin de vous donner un tableau de ce pays, tel qu'il me le dépeignit lui-même. Ces pro vin* ces , comme vous favez , me dit-il, furent con-quifes fur Frédéric , roi de Suéde par feu l'impératrice Elizabeth. Lorsque les Suédois eurent évacué la province, & qu'elle entra ions la domination de l'impératrice, les payfans, les prêtres & les artifans achetèrent les meilleures terres pur des bagatelles. . Le pays eft dépeuplé ftérile & fans culture. Moi-même j'ai acheté depuis mon arri.. ïée , plus de quarante milles anglois de terres pour 2000 (*) roubles. „ Je me rappellai le difcours du prince, en paffant de Frédéricsham V^Enviroa 400. U Sterling, jusqu'à cette place. Tout le pays n'offre qu'un défert, le plus fauvage, le plus pierreux, & le plus affreux qu'on pui fie concevoir. Depuis les portes vie Frédéricsham jusqu'à 'entrée de cette ville , à peine vis je d'autres marques de popu-. Jation que quelques hameaux où je m'arrêtai pour changer de chevaux. Et cependant on s'eft disputé avec autant d'acharnement cette pauvre frontière, & elle a coûté autant de fàng, que les plus fertiles & les plus heureufes régions de la terre. Je n'ai vu aucun endroit depuis mon départ de Stokholm , où il y ait autant d'induftne & de commerce qu'ici. C'eft une ville fortifiée, qui pendant les'guerres entre Charles & Pierre fut réputée une des plus fortes places du pays, les Ruffes ayant été plus d'une fois forcés d'en lever le fiege. Mais à préfent les fortifications tombent en ruine. J'arrivai ici hier, & je partirai ce fbir. J'efpere d'arriver demain à Petersbourg, mais il fera probablement fort tard, la diftance étant de cent dix milles anglois. Je vous enverrai cette lettre des que j'y ferai arrivé. Adieu 1 LETTRE XI. Petersbourg, Lundi, iï Juillet 1774: TOus ne devez pas encore attendre de moi une defcription de cette grande capitale, qui, quoique l'ouvrage de ce fîecle, eft de'ja devenue une ville fmmenfe, & qui offre infiniment plus de matière d'amufement & d'inftruclion , qu'aucune de celles que j'ai vues jufqu'ici. Je fus frappé d'admiration " & de plaifir à la vue des ports, des rues, & des bâtiments publics, qui fe font élevés comme par enchantement, de mémoire des perfonnes encore vivantes, ce qui ont converti les marais de la Neva en une ville des plus magnifiques de la terre. L'imagination aidée par tant d'objets s'élève au fondateur & fè repré-fefite en idée le génietutélairede Pierre le Grand, qui veille encore fur fon ouvrage, cVquï contemple avec la tendreffe d'un pere les palais ce les temples qu'il a élevés. Les noms que l'iiiftoire ancienne nous rappelle avec tant d'enthoufiafme difparoifTent à la vue de cet homme immortel. Les législateurs de la Grèce & de l'Jigypte n'au-roient jamais ofé penfer à la réformé que le Czar exécuta. Les fucceffeurs de Cadmus de The-ièus & de Romulus étoient animés de la même ardeur quelesr guide; mais les Mofçovites, crou- piflant dans la plus profonde ignorance, féparés pa* des préjugés ridicules des autres nations de l'Europe , & également efclaves de la fuperftition, & de leurs anciens ufages, dévoient être tirés par force, de leur ancienne barbarie > & il falloit les contraindre à recevoir les ccr.noiffances,j les mœurs & la politefle. J'avoue que je ne puis jamais envi-fàger un événement il récent & fi mervedleux fans être entrainé par un efpece d'enthoufiafme ; dont je reviens maintenant pour vous donner une description imparfaite des fêtes dont j'ai été témoin. J'eus le plaifir d'accompagner fir Robert Gunning , Samedi pafle , au palais de PeterhofF, où l'impératrice tient actuedement fa rélîdence. C'étoit le jour de l'anni ver faire de ion avènement au thrône, jour auquel il y a ordinairement une cour très-brillante. Comme nous arrivâmes de bonne heure j'eus l'occafion de voir les jardins avant que fa majefté parut. Ils font d'une très-grande étendue, fitués fur les bords du golfe de Finlande, & baignés de fes eaux. Le palais efl fur une éminence au milieu des jardins, & on y jouit d'une très belle perfpective. Il fut commencé par Pierre I; mais il a été aggrandi & embelli par les impératrices fes fucceffeurs: de forte qu'il effc maintenant très grand. En face du bâtiment il y a un canal de quelques cents verges de profondeur, qw ; 'du Nord de fEurofö I2g Cjül communique au golfe. On y voit trois jets d'eau , qui ne jouent pas feulement les jours de fêtes comme ceux de'Ver failles, mais coriftamme nt toute l'année. Tous les appartements lon^ très-magnifiques ; mais l'anti - chambre dû i château attira toute mon attention. J'y vis cinq tableaux incomparables des Souverains de la Ruffie. Ge font desr portraits en pied, mais'je ne fais de quel maître.; pierre le Grand eft le premier & vis-à-vis la vil-: hgeoife Livonienne qu'il éleva de la chaumière à la fouveraineté. le reftai quelque temps à con* templer en iilence & avec étonnement cecte fem^-tne^ui d'un état fi abject eft parvenue au thrône/ %c qui en fut digne par fà fidélité, fes vertus cV fon génie." Elle y eft repréfentée dans le mbyeri' âge; les yeux & les cheveux noirs j l'air ouvert y & fouriant avec douceur. Elle eft de taille médiocre. Les impératrices Anne & Élizabeth ^ tiennent auni leur place dans -Cet appartement^ fnais elles n'arrêtèrent pas longtemps mes regards. Je me hâtai d'examiner le portrait de l'impéra^ trice régnante, qui eft dans un coftume fingulier.-Elle eft en Uniforme ruflê, borjtée, & montée en cavalier fur un cheval blanc On voit à Ion chapeau la branche de chêne quelle portoit, ainfi que ceux de fon parti, lors de la révolution qui l'a élevée au thrône impérial. Ses cheveux longs bottent en défordre fur fes épaules. l& peintre à 7$6 Voyage 'vérs différentes partfo très-bien exprimé.'cetair échauffé que donnent la fatigue d'une grande entreprife & l'ardeur du fuccès. Ce portrait eft très-reffemblant, foit pour la figure, foit pour les vêtements qu'elle a voit, lorsqu'elle arriva, il y a douze ans > à Peterhoff, & s'empara du thrône. Pendant que j'avois les yeux attachés fur ce tableau, & l'efprit occupé de la triffe fin du malheureux empereur, on annonça l'arrivée de l'imi pératrice. , Elle étoit accompagnée d'un cortège nombreux de feigneurs & de gentilhpmmes. Je refientis un plaifir mêlé de terreur à la vue de cette femme extraordinaire, que fon intrépidité & fà politique ont placée & maintenue fur le thrône des Czars. ' Quoiqu'elle paroifle avoir maintenant un peu trop d'embonpoint, il y a néanmoins dans fpn port & fes manières une dignité mêlée de douceur qui fait une impreflion frappante. Elle avoit un habit de foie d'un bleu foncé , rayée d'or , ^5-, fes cheveux étoient parfemés de diamants. Après que les miniftres étrangers eurent fait les compliments d'uiage en pareil jour, j'eus l'honneur de lui être préfenté, & de lui baifer la main* 3-e grand duc & la grande ducheïîe de Rufiie fui* virent l'impératrice, qui après avoir demeurée k peine une minute dans le cercle, fe mit à la table du jeu. Je fuivis la foule à l'autre bout de l'appartement, où une Souveraine d'un autre efpece, geut-êcre non «oins abfolue} & exerçant un en*. pire fans -bornes, avoit formé un autre cercle.d'adorateurs , par la.magie de fa voix,& où les qualités perionnelles recevoient des hommages , peut-être plus flatteurs que ceux que l'on rendoit à. la grandeur , puifque c'étoit un tribut payé par le cœur. C'étoit la fameufe Gabrieli,.-que. JBrydone vit à Palermo , & que le fort voulut que je ren-contraire àPetersbourg, Elle venoit de commencer, un air lorfque j'arrivai : j'écoutai avec grande attention pendant le peu de-,minutes qu'il dura. Quand elle eut fini je continuai à la regarder, lorsque le comte Rzewusky> jeune gentilhomme po-lonois m'aborda, & me demanda fi je fbuhaitois de lui parler. Je lui répondis qu'il ne pouvoir me procurer un plus grand pïaifir. Elle fe leva avec beaucoup de politefle, lorfque le comte lui pré-fenta un gentilhomme anglois, nouvellement arrivé. .Je ne perdis point foccafion d'entrer avec ek le en converfation. Elle répondit avec beaucoup» d'aifance & de liberté à quelques petites guettions que je lui fis.- Elle me dit, que, quoiqu'elle fûc accoutumée aux climats ardents d'Italie & de Sicile, là iknté n'a voit rien fouffert des froids rigoureux de celui-ci; que l'impératrice étoit une. bonne maîtrene, <5c qu'elle avoit lieu d'être con* tente de fa fituation préfente : mais que nonobstant elle avoit un violent defir de voir l'Angleterre j qu'elle avoit.été fourent fur le point d'encrepreà? *32' Voyage vers 'différentes parties dre ce-voyage, mais que jufqu'ici- elle n avoit p*' fe procurer ce plaifîr. Je l'attirai que la nation angloilb ieroit bien heureufe de voir chez elle une femme d'un mérite fi extraordinaire & que le nom1 de la belle Gabriel! étoit déjà trop bien connu parmi nous pour ne lui pas faire la réception la plus • obligeante. Je faifis ce moment pour lui deman. der fi elle avoit connu, on entendu nommer Mr. Brydone, qui étoit à Palerme il y a quelques années, & qui nous a donné une defcription de fa-perfonne & de fa voix. Elle me dit qu'elle n'a-' Toit point eu le plaifir de le connoître, & qu'elle lie fe fouvenoit pas d'avoir-jamais entendu fon nom* Mais elle me nomma'M. Hamikon & le Lord Cowper qu'elle avoit connus particulièrement. Jtfotre converfation fut agréablement interrompue par un air qu'elle commença à chanter. Jamais je n'ai entendu une vöix ff douce, fi harmonieufe & fi touchante. Rien cependant n'égale la négligence apparente qu'elle affecte dans toutes fes manie* res lorfqu'elle chante, Scelle paroît abfolumenc. méprifèr. l'arc de plaire. On m'a néanmoins affure que fà voix s'eft affoiblie depuis qu'elle eft ici, & -qu'elle n'a plus cette jufteffe & cette extenfion qu'elle avôit il y a quelques années. Elle n'a point. perdu ici- l'humeur capricieufe qu'elle a fait pa-. roître dans les "autres parties de l'Europe, puisqu'on la lui attribue ici univerfellement. Elle étoit* à Milan lorfque l'impératrice l'engagea à venir -à fà cour ' Elle demanda pour appointement 700c» roubles (environ 1500 L. Sterling) par an, avec-une maifon & un équipage; & elle ne voulut pas même relâcher le dernier article de ce prix. On lui remontra que le falaire qu'elle exigeoit étoic énorme & extravagant, & pour la porter à le diminuer on lui dit qu'un maréchal de camp n'a voit pas plus. „ Si c'eft là la raifon, répliqua-1-elle, je 9, confeillerois à fi.majefté de faire chanter quel-que maréchal ". Sa perfonne, confidérée flric-tement, n'offre pas beaucoup d'attraits. Elle eft d'une taille au "deflous de la médiocre; elle a les traits foibles, & les yeux bleus ; mais fa gorge eft d'une extrême blancheur ; & comme fon habillement lailfe entrevoir une partie de fon fein, on ne la regarde pas impunément. Ses char mes. n'ont, pas manqué de lui attirer une. foule d'admirateurs depuis qu'elle eft ici, & elle a fon favori RufTe* comme elle avoit fon amant Sicilien* Quoique fes appointements fbient fi extraordinaires, ce n'eft; qu'en des occafions particulières & les jours de gala qu'elle chante ordinairement. Et peut-être ne l'entendrai-je plus pendant mon féjour en cette capitale. La cour fe retira entre huit & neuf heure a du fbir, & je retournai à Petersbourg. Hier je m.; fendis encore une fois à Peterholf pour, voir Ijl I3 jnafcarade & les illuminations dans les jardins; Le'premier de ces divertiiïements eft tuTbalparé in domino. Tout le monde fans diftincTtion eft admis en cette oecafion, & il n'y eut pas moins de 4 ou 5000 perlbnnes. L'impératrice étoit en: domino bleu, & elle joua aux cartes la plus gran^ de partie de la nuit. Les- illuminations dans les jardins furpafToient de beaucoup toutes celles que j ai vues de ma vie. On m'a affuré que les Rus-fes furpafient toutes les nations de l'Europe dans ces décorations noéturnes, ainfi que dansles feux d'artifices. Deux arcades illuminées d'une étendue prodigieufe étoient en face du palais : le canal qui fe joint au golfe de Finlande étoit illuminé de deux côtés, & la vue étoit terminée par un roc, qui faifoit un effet charmant. De chaque côté du canal on avoit des'promenades-également illuminées , & dans les lointains on voyoit des festons de lampes de différentes couleurs. Tous les jets d'eau jôuoient. Des cafcadesartificielles, où l'eau tomboit d'une pente fur une autre, fous lefquelles on avoit rangé partout des lampions'avec beaucoup d'art , amufoient & furprenoient le fpeétateur en même temps. De tous côtés on voyoit des berceaux, des pyramides & des ten> pies de feu: enfin les yachts de l'impératrice pa-roifîbient fur l'eau ornés de la même façon. Rien n'eft plujs propre à exciter dans l'âme ces fentu tïments fbmbres & tumultueux .d'admiration & de plaifir. Quoique les fens feuls ibient affectésCe fpectacle ne laifle pas de faire de fortes impres-fions fur l'efprit. Si l'on ajoute à tout cela le pouvoir de la mufique, la dance, les cris de joie, & la préfence d'une multitude de perfonnes des deux: fexes, vêtues d'habits qui mettent de niveau toutes les conditions, il faut être bien mifanthropeou infenfible pour ne pas offrir quelques grains d'encens fur cet autel de joie & de galanterie*' Mais comme cette imprefiion eft violente & qu'elle eft produite par des caufes artificielles, elle fe diffipe bientôt, &: elle expire avec l'huile & les flambeaux qui l'ont fait naître. C'eft un efpece d'enchantement paffager, un délire de quelques heures qui paffe avant qu'on ait eu le temps de le bien confidérer. Il y a ü peu de nuit pendant cette faifon, que fi le ciel n'eut pas été fort nébuleux, les illuminations n'auroient pu produire tout leur effet. Cette circonftance néanmoins avec la vapeur noire caufée par cette multitude de lampes , qui étoient répandues au deffus des jardins, donna un degré d'obfcurité , qui fous le feuillage du bois approchoit beaucoup des ténèbres pendant deux heures , depuis onze jusqu'à une heure du matin ; mais avant crois heures le jour parut, & diffipa la fplendeur de ce brillant fpeétacle qui exige les ténèbres* fie la nuit pur répandre fon luftre. La laifitu-de* & la fatigue du corps que je n'avois point fentie auparavant, me rappellaalors la.néceflité de me repofer. Les lampes s'éteignoient de tous côtés , la compagnie commençoit à fe difperfer & à quitter la place : Chaque moment diminuoit la' magie qui avoit tant charmé auparavant, & Tem chantement palfa. Je le quittai avant qu'il difpa-. Tut entièrement. : Je montai en carofle entre quatre & cinq heures, où en peu de minutes je m'endormis profondément. : J'arrivai en ville à huit heures du matin , & le fbleil commençoit déjà à être très-chaud. . Je me mis au lit fatigué «de plaifir, & bien-aifè de goûter le filence & le repos. Quelque magnifique que fût cette illumination, on m'afîura qu'elle n'approchoic point de celle que l'impératrice fit faire il y a deux ans, lorfque le prince royal de Prutfe étoit ici. Sa Majeflé alla à fa rencontre àunediftance confidéra-Jble, Se on avoit arrangé la marche de façon que leur entrevue arriva fur Iefoir. Alors ilsretourne-Tent à la ville par un chemin illuminé de la manière la plus magnifique. Les feux d'artifice & les mafearades étoient dans le même goût ; & on n'avoir, rien omis de ce que le lbuverain pouvoir peut produire pour plaire Se Caufer de Fadmira-çiori» Si le. voyage du roi de Sqede à Çetersbourg a lieu; comme on l'efpere, ces fuperbes fpec~tacle$ •ièront renouvelles. Il y a non feulement en cette cour une mag, niiicence & une pompe royale qui furpaffe de beaucoup tout ce que j'ai vu, ailleurs ; mais tourtes choies font d'une grandeur coloflàle de même que l'empire. Les édifices publics, les églifes, Jes monafteres, les hôtels & les châteaux font d'une grandeur immenfe, & femblent deftinés à des géants. La ftatue & le piédeftal qu'on va dreffer a Pierre le grand ne font pas moins dans des proportions énormes & gigantefques. On pourroit prefque les ranger dans la clafle des pyramides d'Egypte. On m'a dit que cette manière de bâtir étoit encore plus générale & plus commune à Mofcou. Le palais que l'impératrice régnante y fait bâtir aura deux ou trois, milles anglois de circonférence; en attendant on en a fait un de briques pour la recevoir. La ville elle-même eft un aflemblage immenfe de villages^ & les feigneurs Rufles vont ordinairement à cinquante ou foixante verft, qui font au moins quarante de nos milles pour fe rendre vifke. Il y a dans ce goût une grandeur, fauvage & barbare, qu'on ne trouve point dans les ouvrages des architectes & des fculpteurs d'Athènes. Je fils, qu'on pourra dire que la différence entre la gran-. 1.5 deur & l'étendue de la petite république d'Athëi nes, & celles du vafte empire de Ruflie, a pu donner lieu à ces notions exagérées du beau ; mais cela ne fuffit pas pour altérer le criterium invariable de la nature, qui eft le même en tous pays. Comme les fêtes de la cour font maintenant finies, j'aurai le temps d'aller voir les principaux objets de curiofité & d'amufement de cette ville. Vous pouvez en attendre une defcription dans ma prochaine lettre. J'ai à la fin abandonné, quoiqu'à regret, le deffein que j'avois d'aller à Mofcou, -parceqne la faifon eft trop avancée, & que le voyage par terre, par la Livonie, la Cour lande, la Prufle, & l'Allemagne eft trop long &• trop defa-gréable après le i de Septembre, à caufe des pluies d'automne qui rendent les chemins prefque impraticables. Le temps eft à préfent extrêmement chaud. ïl furpafle de beaucoup les plus grandes chaleurs d'Angleterre. Je fuis Votre cj?V- LETTRE XII. Petersbourg, Vendredi 15 Juillet, 1774. LA vénération des Ruffes pour leur héros & légiflateur Pierre approche de l'idolâtrie comme vous pouvez bien vous imaginer, & elle augmente à mefure que le temps de fon règne efl' plug reculé. -Les perfonnes éclairées & impartiales, qui ont fu fe défaire des préjugés, & qui voient les objets dépouillés du faux brihant qui éblouit la multitude, ont cependant envifagé fon caractère d'un œil différent, & onr fait de ces actions fur lesquelles fa renommée efl bâtie, finon la matière de leurs cenfures , du moins un fujet de critique. Cinquante ans qui fons presque écoulés depuis fa mort ont en quelque façon levé le voile de devant le ianctuajre politique ; & l'expérience du bien ou du mal que fes règlements ont fait leur a imprimé le caractère de juftice ou d'erreur. L'homme eft fujet à tant d'ereurs, il eft fi borné dans fes connoiffances, la fphere de la prévoyance humaine eft circonfcrite dans de fi. étroites limites ; que les chofes qui à Ja première vue paroiûent excellentes, contiennent fouvent un poifon caché, que le temps fait éclor*-re, & qui détruit les avantages qu'on en avoit attendus,. & nous force à condamner, ce que-nous avions approuvé d'abord. Monfieur de ■Yokaire, qui dans tous les écrits fe laiffe plutôt conduire par. le génie & l'imagination, que par l'impartialité & l'exacte vérité, n'a pas peu contribué à -rendre cette illufion générale, & à orner fon lié-ros Pierre, d'une fauffe fplendeur. Il y a trois points de vue fous lesquels on peut le regarder $ comme fouverain, comme légiflateur, & comme réformateur des mœurs de là nation; & il y a des perfonnes qui affinent qu'il ne réuflit qu'en partie, môme' dans la dernière de ces qualités, à laquelle il fàcrifïa les deux autres Ecouter leurs arguments , & décidez vous même. Il eft ïnconteftable * difent-ils, que les Ruffes, au commencement de ce fiecle, étoient enveloppés des téne* bres d'une Ignorance profonde, ils n'avoient aucune liaifon avec les autres peuples de l'Europe qu'ils méprifoient. Pierre rompit la barrière. Il les força d'adopter des arts & des mœurs dont ils n'avoient aucune idée, de contracter des habitudes & des manières différentes de celles qu'ils avoienc auparavant. Mais tout ce changement n'etoit que ■fuperficiel. Les Ruffes perdirent à la vérité cette rudeffequiles car act ér ifoit, mais ils n'y gagnerena presque rien. La plus grande partie des boyards ^ gentilshommes ruffes, n'ont jamais vu ni la cotu* ni la nouvelle capitale. Ils vivent dans leurs terres aux environs "de Moscou, fans faire leur cour au" fouveraïn, s'embarraffant peu des règlements publiés ' à 4- ou 500 milles de-là. Mais quelque ' idée :que l'on fe forme du changement de leurs ufages , on eft forcé de regarder le czar Pierre -Comme un monarque imprudent. Ces vaftespöf-feûîonsde Mofcovie, qui s'étendent jusqu'aux fron-"' tieres Septentrionales de la Chine, de la Per fe & de la Turquie font de cet empire une partie de PAfie plutôt que de l'Europe. On avoit très-làgement établi pur métropole la ville de MoL cou, qui par fa lituation dans l'intérieur de l'em-pire, facilitoit au gouvernement les moyens d'étendre fon autorité dans les provinces les plus éloignées» &rde contenir ce grand nombre de tribus ambulantes &,féroces, dont on ne peut , qu'avec beaucoup de peine , s'afïïirer l'obéiffance ; le czar a négligé ■ toutes œs'considérations importantes. Séduit par' fe manie de devenir fouverain Européen, il perdit de vue le poids qu'il mettoit ' néceifairement dans la balance de T'Afîe , pour enlever à la! Suéde deux ou trois provinces ftériles. Il pafla môme & vie dans des embarras & des guerres pour confer-ver ces chétivés conquêtes. L'établiffement de la capitale dans un coin limitrophe de la Ruffie 3 {i»r les bords du lac de Finlande, dans un ma^ Ï4£ Voyage versdifférentes parties rais où la nature avoit tout refufé, fut là fuite de cette faufe politique. Si (du moins le corn-merce eût été le premier objet de fes foins en. fondant cette ville, Ion peuple auroit pu retirer des grands avantages de fes liailbns avec l'Europe , & en même temps il auroit confervé, fon rang-dans le fyftême de la politique afiatique. Que pouvons nous.dire de ce prince en le, çoniidérant comme pere du peuple, titre* qui de*, vrok toujours accompagner celui de fondateur?. Le grand, nombre des citoyens qui .périrent par les, vapeurs mortelles qui s'exhaloient des terres ma-récageufes où.Peterbourg efl bâti, la févéritéfans bornes, la cruauté même qu'il employa pour introduire &: fbutenir fes règlements^- portent les. ames généreufe,s..& humaines à fouhaïter de pouvoir- tirer le rideau fur la malheureufe néceffité que Tón cite pour juitifier cette, partie de la vie. du czar. Malgré ces démarches, qui terniffent fa gloire, Fierre fut un grand pHnce, & il efl. à préiùmer que s'il eût vécu plus longtemps, „J'expérience l'auroit éclairé fur fes erreurs. Son génie gouverna fous le régné très-court'de Catherine ; mais lès autres fucceffeurs ne furent pas. difcerner ce qu'il y avoit de mal entendu dans fon adminiflration. Loin d'avoir augmenté leur grandeur , depuis l'an 1730,. ils en font confidé* rablement déchus. Sous le règne . de l'impér^ trïce Anne la différence ne fut pas fi • fenfible. Elle gouverna les Ruffes par la terreur, le Knout à la main. Elifàbeth qui lui fuccéda relâcha les rênes du gouvernement, la douceur lui gagna le cœur de fes fujets. Elle fit vœu de ne point verfer de fàng pendant fon règne par la main du bourreau , & elle tint fà. promeffe ; mais elle s'engagea fans*nécpfiné dans la dernière guerre» où elle facrifîa des milliers de fes fujets. L'impératrice régnante efl douce, humaine, & paffion-née pour procurer le bonheur de fes fujets; mais les circonftances particulières qui relevèrent fur le thrône donnent des entraves à fon pouvoir , & l'empêchent de fuivre ce que larai-fbn lui diète. Je fais que vous ferez furpris de voir un tableau fi diiférent de ceux qu'on nous offre ordinairement. de . cet empire, que nous regardons comme un objet de terreur politique, dont l'Europe pourroit bien même avoir à craindre une autre monarchie uni ver felle : mais fbu-venons nous que les lumières d'après lesquelles nous jugeons font bien foibles, & bien trom-peufes;, & que nous ne connoiffons pas les res-forts fecrets qui opèrent fi puiffamment, & qui empêcheront probablement cette nation d'atteindre à un degré de .fupériorité, qui pourroit devenir fatale à fes voifins. Je me fuis laifle entraîner; tfop loin par mes réflexions. J'abandonne çe-s •frccutot'öns qui pourroient bien vous tromper & me tromper moi-même , pour retourner à des tfbje'rs qui font plus à ma portée, & qui me* touchent de plus près. 'Un des monuments les plus fuperbes que h recbnno'ffance ait érigés à la mémoire de Pierre le grand , c'eft la ftatue équeftre de ce prince que l'impératrice a fait faire par Monfieur Fal-connette. Je fus introduit il y a quelques jours chez ce fameux fculpteur , & j'eus le plaifir de voir le modèle qui eft déjà achevé. L'artifte y a réuni la plus grande fimplicité aux perfections les plus fublimes, il n'y a aucune ftatue ni ancienne ni moderne qui ait pu lui fuggérer l'idée de ce chef-d'œuvre, qui exprime admirablement le Caractère du héros, & de la nation fur laquelle il régna. Aulieu d'un piedeftal orné d'inferip-tions & entouré d'efclaves , il eft monté fur un roc d'une grandeur prodigieufe où fon cheval s'efforce de monter, & dont il a presque atteint le fommet. Cette attitude lui a donné occafion de déployer une grande connoiffance de l'anato-mie dans les mufcles de la partie de 'derrière du cheval, fur laquelle tout le poids du corps appuie nécessairement. La figure du czar eft pleine de feu &: de courage. ïl tient de la main gauche la bride de fon cheval, & il étend la droite, „ en père & en maître „ comme dit l'artifte* r Sous le roc efl cette infcription : Petro P R i m o y CatjherinaSècunda Pos uit. „ J'ai tâché '* dit M. Falconette. .pendant que je travaillois à >, ce modèle, de fliiflr autant qu'il étoit pofïible les „ vrais fentîments du légiflateur rufîè, & de les ex-1. primer d'une manière qu'il auroit pu reconnaître. „ lui-même. Je n'ai point orné fa perfonne d'attributs _ „ à la romaine , je ne lui ai pas donné non plusr „ un bâton de maréchal. "Un habillement ancien-„ n'auroit pas été naturel, puisqu'il vouloit abo- lir l'habillement ruffe. La peau d'ours fur la-„ quelle il efl afïis ell un fymbole de la nation j „ qu'il a civilifée: Peut-être " dit il, „ le czar „ auroit pu me demander, pourquoi je ne lui ar jt point mis de fabre dans la main f mais il ra-V roît en avoir fait trop d'ufage pendant fa vie,-„ & un fculpreur ne doit exprimer que ces par-„ des du caractère qui lui font honneur, &jet« „ ter un vcile fur les erreurs &• les vices qui le „ ternifient. Un panégyrique étudié pour l'in-„ fcription eut été déplacé & inutile , puisque w l'hifloire a déjà rempli cette tâche avec beau-3, coup d'impartialité. Je dois rendre juflice au „ goût & au difcernement de l'impératrice re->, gnante qui a préféré cette infcription à toutes;. L celles quoi: auroit pu compofer. " Abltraclion^ faite de l'habileté de cet artifle dans la fculp-luire / FaJconetce eu un homme d'une profond^ érudition qui pofiede des talents extraordinaire^ Jl eft citoyen de la terre, n'ayant aucun égard à ces baffes diftinctions de climat ou de pays qui diminuent la bienveillance du cœur, &qui mettent des bornes à la philanthropie. Il eft cependant, à ce qu'on dit, très-fenfible aux cenfures & aux critiques injuftes que l'envie ou la multitude igïio» rante font des ouvrages d'un homme d efprit* li fait de grands éloges des peintres que nous avons actuellement en Angleterre , particulièrement de M. Joshua Reynolds avec qui il entretient une étroite correspondance; & ils échangent leurs ouvrages refpectifs. Le comte Hugo» Uno dans ta prifon pendoit fur là cheminée, ïl me dit, que cette pièce lui avoit été envoyée depuis peu par le Chevalier Reynolds, & qu'il ne pouvoit regarder l'expreffion délicate de ce tableau fans une terreur mêlée d'admiration. Il me demanda 11 je connoiflbis Mademoifelle Angélique, dont il a presque toutes les pièces çoi'il aime paflionnément. En un mot, fà connois-fance m'a fait un plaifir infini. Il m'a permis de la cultiver pendant mon féjour, & je n'en reçois pas moins d'honneur que d'inftruction. Comme il a paffé le moyen âge de la vie, & qu'il & demeuré à Petersbourg près de huit ans, je ne pus m'empêcher de lui demander, il y * quelques jours, s'il tfayoit pas envie de retour- du Nord de fEu rope. | * y lier en France, fa patrie, furtout pendant qu'un jeune prince, qui paroît ouvrir fon règne avec grand applaudiffement, pourroic l'employer à quelque ouvrage qui ferviroit d'ornement à Ion royaume ? ?, He'ias! monfieur " me dit-il „ J'ai vécu affez ,> longtemps pour favoir que tout monarque, & )t particulièrement les jeunes princes, commen->, cent leur carrière avec honneur & approba- tion, & que le temps détruit- ordinairement ces „ trophées prématurés- Pour moi je n'ai rien j, à demander à ma patrie, lorsque je la re->, verrai, que quelques pieds de terre pour ma. „ fépulture; & je ne crois pas qu'elle pui lie me refufer cela." J'ai toujours remarqué que tous ceux qui polfedent des tf.Ients fupérieurs tiennent' le même language. .Après que l'âge tumultueux de la vie efl pafie, temps , 01^ l'ambition & l'espérance offrent aux hommes un bonheur imaginaire * & les trompent ordinairement dans leurs projets ; ils ne font plus d'autres fbu-haits que de pouvoir vivre dans la retraite, £C Sis difent .avec Tibulle, . r ■ : .' • ■ i ....... Me mea ffiupertas vit a tra ducat inertie Dum meus ajfîduo luceat igne focus. Mais vous me direz que je me jette dans del réflexions, tandis que vous n'attendez de moi que des defcriptions. Je finis donc , & je tâcherai £ fi je puis, de vous donner dans un jour ou deux quelque idée de cette capitale, félon mes foibles lumières. Petersbourg, Mercredi, 20 Juillet 1774. Cette ville n'eft encore qu'un vafte circuit-cmi demande des impératrices futures, & presque des fiecles pour être rempli. Elle occupe maintenant une étendue prodigieufe de terrein; mais comme les maiions en plufieurs endroits, ne fe touchent point , & qu'il y a de grands eÇ>aces, où l'on n'a pas encore bâti , il eft difficile d'en marquer, au jufte la grandeur, La piété n'a pas manqué d'y ajouter fa magnificence, & d'élever des temples dans presque tous les quartiers. La curiofité & la nouveauté me les ont fait parcourir tous. L'architecture du dehors eft presque partout la même. Les Grecs femblent aimer autant les dômes, dans leurs égli-. fes-, que les Mahométans ' les minarets. On voit ordinairement un grand dôme entouré de quatre plus petits, tous couverts de cuivre doré, ce qui fait un bel effet y "lorsque le foïeil donne des-fus. Les ornements, font d'une magnificence - gotique & barbare: un temple mexiquain ne'.pour- t du Nord de VEuropèï cl.^ - loir Hêtre davantagéi Un tableau de la vierge de l'enfant jefus eft entouré d'ornements de tête .d'or & d'argent, & quelquefois chargé d'habits complets: on ne laiffe a découvert que les doigts, que la multitude baife dévotement. Ces tableaux & ces ftatues bizarres excitent fouvent à rire, & la pauvre madotwe refiemhle à unepnfonniere chargée de chaines d'or. L'habillement des papas ou prêtres reifemble beaucoup à celui de l'émulé romaine.' 11 eft ordinairement compofé d'une .-étoC-fe de foie préeieufe. La manière dont ils font le fer vice divin a plus l'air d'une conjuration que d'une prière addreilée à la divinité. Ils en difènt 2a plus grande partie, li vite, que l'on eft forcé de croire qu'il eft impoflible que le peuple, quellf que foit Ion attention, comprenne un feul mot de ce que le prêtre dit. St. Nicolas, tient encore. un rang djftingné dans le calendrier Rufle. lia prefque autant d'autels que la vierge elle-même. Us représentent ordinairement la.tete.de la vierge & de l'enfant Jefusauûi noire ou du moins d'une couleur olivâtre aufïï foncée que le teint des Indiens* Je crois qu'en ceci ils donnent une idée plus, .jufte de fa perfonne que Raphaël ou le Guide;., puifque les femmes fyriennes de bafTe condition, qui font expofées aux ardeurs du foleil dans les cii-niats brûlants de la Paleftine, doivent nécefîàire-. mène avoir le teint bafané Dans l'églife de 1* citadelle repofe le corps de Pierre I, & des Souverains fes fucceffeurs, qui font tous dans des cetr Ctteils rangés les uns à côcé des autres. 11 n'y a aucun monument de marbre érigé en leur mémoire ; &:. le feul motif qui puitle engager un voyageur à entrer dans cette églife, c'eft qu'elle contient les cendres de Pierre le grand. Un feul mcnarque eft exclu de ce lieu, comme indigne d'être enterré avec fes prédéceffeurs fur le thrône de Ruffie. C'eft le malheureux PierreIII, qui, après fa mort fut expqfé pendant quelques jours dans le monaftere de St. Alexandre Newfskoi, à quelques milles de-la vilie, pour perfuader au peuple qu'il n'avoit fouffert aucune violence, & il y '•fct enterre enfuite ferra cérémonie. Voici quelques remarques fur fa vie & fon caractère. Quoique peu de perfonnes ofent dire, leur fentiment avec liberté fur ce fujet, je fuis néanmoins porté à croire, d'après ce que j'ai entendu , qu'il étoit très indigne, & même incapable de régner ; & que, quelque blâme que mérite l'impératrice en qualité de fa femme, il étoit néceffaire, pour le-bien de !a t\uffie, de le dépofer. 11 apporta à Petersbourg tous les préjugés pernicieux d'un Allemand. . H montra ouvertement fon mépris pour leur religion^ leurs Idix & les ufages. Il étoit fur le point de commencer une guerre avec le Danemark pour recouper fes poffeffions clans le Holftein., & il aJIoiç » Commencer fa marche en peu de jours à travers l'étendue immenfe de pays qui fépare ces deux royaumes. Ii avoit maltraité perfonnellement là, femme, & il l'avoit aliénée par ion imprudence & lès folies. Cette révolution, fut exécutée avec beaucoup de vigueur & de célérité. L'empereur étoic ce jour-là à Oranienbaum, n'ayant pas le moindre lbupçon de ce qui devôit arriver. L'impératrice partit dePeterhorf, où elle étoit dans ce temps-là, par une porte du jardin. Le prince Orîoff la conduifit dans fà voiture, éfc elle arriva à Petersbourg avant que fon abfence fût connue. En un inflant elle prit pofTeftion du palais fans la moindre oppofition, & s'étant habillée en uniforme, elle fe mit à la tête des gardes, & marcha vers Peterholf. Dès que l'empereur en reçut la nouvelle il partit immédiatement d'Oranienbaum , & s'embarqua fur un yacht impérial, dans l'efpérance d'arriver à Cronfladt qui eft prefque du cócé oppofé du golfe, où il eut été en fureté. Il fut cependant trompé , puifque l'impératrice l'avoir déjn prévenu en envoyant deux vatfleaux pour lui en défendre Hen-tree. Lorfqu'il approcha de la fortreflè, 0.1 lui Ordonna de fe rendre, finon qu'on le couleroit à fond : & en même temps on pointa le canon à ce deflein. La comtelîe de VoronzofT fa maître(fe> & un grand nombre de femmes qu'il avoit avec-lui dfins le vaillèau , effrayées de la ié&ftaçce> K 4. çju'on parut vouloir faire, fe jetteront à genoux autour de lui, & remplirent l'air de leurs cris •pour le porter à abandonner fa réfolution ; ce qu'il fit en effet. Cédant à fes propres craintes, & à leurs importunités, il n'eut pas le courage d'aller à terre:' il retourna à Oranienbaum. Il fut prouvé dans la fuite que les canons n'ctoient pas chargés. Le vieux fcld-maréehal comte Munich qui venoit d'être rappelle de fon long exil en Sibérie, étoit avec lui dans ce moment critique &: lui donna le feul confeil qui pouvoitle fauver. Il le conjura d'aller en perfonne à la rencontre de l'impératrice, & de commander aux gardes d'obéir à fes ordres comme de leur fouverain , & il offrit fa vie pour la défenfe de l'empereur. Pierre n'avoit pas allez de courage, ni asfez de préfence d'efprit pour appercevoir la nécessité de cette conduite & l'embraffer à l'inftant Au contraire, ne confultant que fes terreurs, il fe jet-t'a à terre aux pieds de l'impératrice dans le jardin d'Oranienbaum, & fe couvrant le vifage de fes mains, il verfa un torrent de larmes & la conjura de lui épargner la vie, & de lui afïïgner ics domaines du Holftein. Elle lui ordonna de fe lever, Scelle le conduifit au palais de PeterhufF çù il figna un papier par lequel il réfigna tcut -pouvoir entre fes mains. En même temps, plufieurs chariots couverts prirent différentes foutes, afin, Çjue l'on ne fût pas dans lequel étoit le prince . .'eh.Nord de PEuropel - «gy jguj venoit .d'é:re déj>ofé. Cette grande révolu^ tijwi du plus pnifîant empire de la terre fe fit dans l'cfpace Vie quelques heures .prefque fans çon.lifion ni tifüulte. Le peuple accoutumé au deipotifV e & fe Jouciant très-peu en • quelles ma'uis eft la pùijjançe demeurèrent . fpeéfat-urs. tranQuil'.es de la révolution. Les gardes iuyent les feuis ..cleurs: & toute la fcene ne fut qu,'u-ne-rppecion de la conduite de la princeffe EjîÇi-Beth, lorfque le jeune Ivan fut dépofé, il y a quelques années. Nous devons tirer-le voile fur. le relie de cette trille hifloire. On fupppfe aigrement qu'un tel . p.rifbnnicr. ne put pas reftec-longtemps dans cet état. Le neuvième jour a-, près fon emprifonnement on fit courir le bruç qu'il étoit attaqué d'une colique, & bientôt après, on annonça fa mort. Nous n'en favjons. pas 4avan-, tage. L'hiftoire éclaircira peut-être ce myftere dans la luite; mais c'ei> un de ces événements, qu'on ne connoîtra point dans ce fiecle. Quoique je ne veuille point paraître Papologifte du crime, la juftice cependant exige que je prenne la défenfe de l'impératrice. On fait que Pierre' avoit deflein de la traiter de la manière lapa us féve-rc & qu'il auroit exécuté fes projets, s'il n'eut été prévenu par une fi vigoureufe attaque. Si nous ajoutons ù cela la conduite irréprochable de l'impératrice de-, kmsçe temps-lü, ia fageffe & la prudence avec K5 laquelle elle a gouverné, les fentiments d'huma* nité, qu'elle a fait paroître en tant d'occafions, on fe. ra peut-être porté à détourner les yeux d'une action que la politique d'état rendoit néceflaire, & qui dès le moment de fà réfiftance devint inévitable. — Je retourne à Pétersbourg. Les édifices publics de toute efpece font en fl grand nombre en cette capitale, qu'ils font au moins-3a cinquième on la fixicme partie de toute la ville. Il y en a de pierre, mais le plus grand nombre n'eft que de briques ou dé bois enduit de mortier, Le palais d'hyver eft de pierre, il fut bâti par l'impératrice.Eli(lïbeth. II. eft très-grand, & fort mafiiC ' On croiroit que Jean Vanbrug a été appel-lé pour aider à en tracer le plan, car rien ne xeffemble plus à fa manière de bâtir. 11 n'eft cependant pas encore entièrement achevé, comme prefque tout autre chofc en Rufîle. La fituatiort en eft agréable, fur les bords de la Neva, au centre de la ville. Il y a à côté un petit palais bâti par l'impératrice régnante , & appelle, je ne fais pourquoi, P hermitage. Il ne reffemble pas plus aux idées que nous avons d'un hermitage, qu'à un temple; mais lorfque fà majefté y fait fa réfiden-ce elle eft en retraite, & il n'y a ni cour ni as-» femblée. On me permit il y a quelques jours de voir les appartements, qui font très - jolis, & meublés avec beaucoup de goût. Il y a deux galeries de peintures, qui furent achetées Uer, flierement en Italie pour des fommes immeves. Je Voudrais,bien y pouvoir p&flèr quelques u~ res , chaque jour. La couronne que je vis lans ce palais efl peut-être la plus riche de l'Eur-jpe. Elle eft "faite en tonne de bonnet, & entié' ement couverte de diamants. Le fameux diamaftt le Prince Orloff a acheté pour 500,000 rc'iblesr* & qu'il à préfenté-, il y a quelques mois a : veraine, eft placé dans le fceptre. Il flirr -de beaucoup en grandeur le diamant de Pîtt, b: il eft au moins d'une auflî belle eau. Les lapïï. daires aflurent que c'eft le plus beau & le plus rare que l'on ait jamais porté de Goljeonde. Il y a ici deux académies, l'une des arts, Se l'autre des fciences. L'impératrice régnante a fondé la prémière. qui fera un fuperbe édifice lorsqu'il fera fini. Elle eft pourvue de maîtres dans les différentes branches de la littérature , & remplie des meilleurs modèles de fculpture Grecque & Romaine. Je ne trouve pas, cependant qu'il y ait encore paru des génies éminents, quoiqu'ils n'aient pas été fans artiftes. La nature femble avoir relégué la perfection de ces productions élégantes &: exquifes dans des climats particuliers, où elles naiffent d'elles-mêmes en certains fiecies; & Qües ne font jamais qu'imparfaitement copiées par ,Iqs autres nations où les germes ne font pas fibiert pre'parés, ni les organes fi bien difpofes. • . La Rivière de Neva:a pour moi plus de charmes que tout autre ch fe que. je vois ici. La .Tamiiè n'y efl pas comparable en beauté ; & comme fon courant-fore .cojiftamment du lac'Lodaga pour fe jetter damHfc golfe de Finlande, elle eft toujours pleine, claire -& parfaitement pure. Ses fcords forment, fans contredit, la plus beile promenade du monde. Ce n'eft point un quai, puifque lesvaiiTeaux ne montent jamais jufqu'à cette partie, mais c'eft un-endroit de parade, qui a un mille d'étendue, dont'les-bâtiments ne peuvent guerre être furpafles en beauté. On doit encore en augmenter l'étendue- de prefque le double. Il y a un pont de bateaux fur la rivière, où.elle a le moins de largeur. De cette belle rivière on afor^ mé des canaux-.dans toutes les parties de la ville» Nulle fituation në feroit plus favorable au commerce, li l'inclémence du climat ne la tenoit géléo pendant cinq ou fix mois de Tannée. Comme cette place eft l'ouvrage, de peu d'années, elle eft faite avec beaucoup de régularité. Rien ne paroît vieux & la plupart des bâtiments ne font pas encore achevés; ils ont une belle apparence3. & ils font comme tout autre chofe, plus grands, que ce que j'ai vu ailleurs. Les rues. font. pou.c la plupart pavées; mais on a la coutume ici dans plufieurs endroits de couvrir les rues dun plancher de bois. . On m'a dit que cela étoit encore plus commun autrefois à Mofcou, où, dans les fréquents incendies qu'ils font accoutumés d'avoir, la rue même prend flamme, & le feu devient terrible , comme les maifons font auffi pour la plupart: de bois, même à préfent. ' La police de Petersbourg eft très-bonne; oiï peut1 fe promener à toute heure de la nuit en grande fureté. Il arrive de temps en temps un meurtre, mais ils ne font pas fréquents. Dans cette faifbn de Tannée, que la cour efî hors de ville, il n'y a point de fpectacles publics excepté au palais impérial, où il y a comédie Rulfe & Françoife deux fois par femaine. Les places font réglées fuivarit le rang, & on ne paie point d'argent pour l'entrée, comme cefl Tamu-femenc de l'impératrice, & qu'il efl limité aux perfonnes de qualité. Pour moi, je trouve plus de plaifir à me promener tous les foirs jufqu'à onze heures ou minuit fur les bords de la Neva, ou dans les jardins d'été qui appartiennent aufil à la couronne, & qui font toujours ouverts, lié font fitués au bout de la promenade dont je viens de parler, & ils font pleins de ftatues, de jets; d'eau & de fontaines. Mon heure de for tir eft' maintenant venue, & la foirée efl trop belle, £°ur ne pas en jouir. Ainfi adieu. ^^^^^^^^■■^^^^^^^ LETTRE XIII. Petersburg, Samedi,23 Juil» let, 1774. LE s Rusfes d'origine qui n'ont pas dégénéré .ie leur façon d'être primitive, par le corn-» Çli . e avec d'autres nations, ont dans leurs $œurs plus de rapport avec les Afiatiques qu'avec les Européens. Les hommes de la clasfe du peu-j; ■ po:':ent généralement la barbe longue, en dépit des é lits rigoureux de Pierre le Grand. Les femmes ne font que fe ferrer la tête avec un morceau de foie ou de toile, dans le goût des turbans* lies portent le refle, des vêtements asfez appro-ants; des nôtres. J'en ai cependant vu plufieurs 5 l'ancien habillement rusfè de différentes pro-5, qui efl: asfez grotesque. Il y en a dont efrurè s'avance de 6 en 7 pouces fur le front* luj efl enrichie de perles,* d'autres portent une espèce de bonnet lacé fur la tête, & le relie de leur veu-mient n'eft pas moins fîrtgulier. Je viens de voir plus de 200 perfonnes des deu£ fexes/jui fe b'ignoient pêle-mêle. Vous-vous rappellerez à cette occafion la manière dont Milady 5 ontague décrit les bains de Ste. Sophie, & voua attendrez quelque choie de la même. nature ; mais rïen n'efr, plus différent. Les vives couleurs de fa plume ont tracé un tableau plus voluptueux & plus enchanteur, que tout ce qu'Ovide a jamais imagi, né, ou que le Titien a peint; nous y voyons les houris de Mahomet réalifées, «3c la beauté fans voiles dans toute fa magnificence ; mais ici c'étoit une perfpeéfive qui excitoit plutót le dégoût que le defîr, & il n'y eut que la curiofité qui pût m'y mener. Il y a plufieurs de ces bains publics à Pe-tersbourg, où tout le monde entre pour quelques copies. Il efl vrai qu'on y a" defliné des places féparées pour les hommes & pour les femmes,mais ni les uns ni les autres' ne pâroisfent guère faire attention à cette différence, on fè mêle fans distinction & l'on fe baigne tout nue. Une chofê non moins extraordinaire, c'efl que l'un «Se l'autre fexe fe rendent d'abord dans une pièce échauffée à un degré fi excefüf, qu'on a peine à y respirer. Ils y reftent jusqu'à ce que leur corps fbic couvert de fueur; alors ils fe plongent dans la Neva, ou fe font jetter plufieurs féaux d'eau froide fur eux. Ces bains peuvent endurcir les corps rusfes; mais je crois qu'ils produiroient tout un autre effet fur les conftitutions angloifes. La plupart des femmes font les plus hideufes perfonnes que j'aie jamais vues, & m'ont rappelle la Cani-die dHorace, avec laquelle elles peuvent aller de JRr- J'y ai compté environ une demi douzaine de jeunes filles pâsfablem.ént jolies ,& on n'auroit pas pu les placer plus avantageuferneric que parmi ces fpec-tres. En qualité d'obfervateùr de la nature je trou-' v.e qu'on ne pourroit fréquenter une meilleure école, puisque l'imagination peut à peiné fe figurer une attitude qui ne fe trouve point, ici; mais comme, voluptueux je ne voudrois plus y aller. Un gentilhomme avec lequel je mo trouvai, il y a. quelques jours, me communiqua une remarque que j'ai crue in.génicufe & asfez vraifeniblable. Nous parlions des. danfeulès indiennes que j'avois vues à Goay Mangalore & autres endroits de la eôte de Malabar & qui comme Ton fait, font nubiles & fou-vent mères à l'âge de onze ans. Cette fécondité* précoce efl due à la proximité du foleil, qui mû. rit les hommes amfi que les-végéteaux, plus prompt tement fous le tropique qu'ailleurs.*» Il ne faut pas-croire dit-il que l'oppofé arrive parmi nous; & que fi une Indienne parvient à là maturité à n ans, une Moscovite ne l'acquiert qu'à 22.. Les" femmes de ce pays-ci font toutes formées & avancées de bonne heure > en dépit de la nature. '. Pendant fix mois d'hyver elles font renfermées dans des appartements où les poêles répandent une chaleur, exceflive. Au fortir de l'hyver elles entrent fù-bitemenc dans un été très-chaud de 2 ou 3 mois, Il fuit de tout cela, ainfi que des bains chauds, qu'elles aiment avec pasfion, qu'elles manquent,*' ainfi- ainfi que toutes les productions forcées de cet éclat, de cette fraîcheur qui font les dons de la nature préparés dans une jufte progresfîon. Oh ne voit point à la plupart de nos femmes cette fermeté &: cette élafticité charmantes de h chair, fi indispenfablement nécesfaires pour former la beauté. J'avoue que cette obfervation me parut non feulement fondée en raifon, mais qu'elle fut confirmée par ce que je vis dans l'asfemblée, à laquelle j'asfistai l'après-midi. Abstraction faite de cette influence particuliere du climat, & des moyens qu'on emploie pour en modérer la rigueur, le fexe rusfe mérite peu d'éloges. Il eft vrai qu'on m'a dit que les idées de la beauté & le goût pour les femmes di£-féroient beaucoup en Rusfie de ce qu'ils font chez nous ; & qu'une femme pur prétendre au titre de belle de voit pefer au moins 200 livres» L'impératice Elizabeth étoit une de ces beautés maöives.' c'eft ainfi qu'on la voit dans fes portraits. On prétend qu'il n'y a point de cour en Europe où il règne tant de galanterie que dans celle-ci , & on dit que les dames qui l'a compofènt n'auroient pas mal figuré dans celle de Jeanne de Naples, fi fameufe dans 1 niftoire. La conduite -de fa Majefté fut néanmoins très-févere, dans l'affaire d'un certain miniftre qui réfidoit en cette cour, il y a quelque temps. Si l'on ajoute foi aux h iGz Voyage vers différentes parles bruits > il avoit été plutôt féduic que féducteur d'une fille d'honneur; dès que l'impératrice put montrer fon resfentiment, la demoifefe fut envoyée en jetraite pour jeûner jusqu'à fon trépas. Le temps eft prodigieufement changé depuis Cette femaine: .toute la violence des chaleurs eft pasfée, & on dit qu'elle ne retournera plus cet été. On nJa point de fruits ici excepté les fraifes & les framboifes; les.pommes, les poires, &c. font presque inconnues. On y a cependant, à ce que l'on m'a asfuré, d'excellents melons, des gre-mdes, & des pommes de pins, apportés d'Aftra-can à Petérsbourg en vingt-et-un jours, ce qui eft au moina une diftance de quinze cents milles»' En effet lorsqu'on confidere l'étendue immenfe de cet empire on fe perd dans fes idées. On compte cinq mille lieues d'Angleterre , .d'ici â Kamfchatka qui forme les bornes incertaines de de leur domination du côté de l'eft. Du côté du nord elles s'étendent jusqu'à la Nouvelle Zemble, le Groenland, 8z Dieu fait où. On y compte fi» royaumes différents, dont on peut voir les couronnes à Moscou: favoir la Rusfie, la Sibérie* Calàn, Aftracan, & deux autres, dont je ne fais pas les noms. Le fol, le climat, <3c les pn> duits des terres doivent être infiniment différents dans un empire fi étendu. Ceux qui ont vu l'Ucrai-ne, nous la repréfentent comme la plus fertile, «Sc Ta plus délicieufe province de la terre. Le pays autour de cette capitale efl un marais, couvert de bouleaux & de fapins. Il ne s'y trouve pas une feule hauteur dans l'espace de plufieurs milles. Toutes les maifbns de Petersbourg font bâties fur pilotis, comme celles d'Amflerdam; ce qui m'a fait fouvent resfouvenir de la Hollande. Entre autres édifices publics, j'en vis un dimanche ' pasfé, qui ne peut guère être iurpasfé en utilité par. aucun autre de ■ l'Europe , «5c qui efl digne de l'impératrice régnante, qui peut pasîèr pour la fondatrice. Cette maiibn R:t commencée par Elisabeth , à deffein d'en faire un couvent de rellgieufes. C'efluît ' bâtiment très Magnifique, mais qui n'efl point encore : achevé, ainfi que' tout autre chofeque l'on voit ici. Sa Majeflé régnante qui préiere Iv feience à la fuperflition, l'a converti en une maifon publique d'éducation, où de jeunes filles- de toutes conditions font inftrnites aux dépends de la courronne, dans tout ce qui efl nécellaire à leur fexe, ou qui peut fervir à Porner. -Les demoifelles de famille nobh font élevées d'une manière tout»à-fait différente des autres. Je crois avoir oui dire qu'il y a à préfent plus de deux cents trente filles de qualité , & plus de quatre cents autres, dans cet admirable féminaire. ■ Quelques règlements de police m'ont parus linguliers, quoique je doive avouer qu'ils pro- L 2 duifent des effets fàlutaires. Me trouvant ïndîs-pofc peu de temps après mon arrivée, j'envoyai mon valet pour m'acheter un peu de magnefie.- Il vint me dire qu'aucun apothicaire n'avoit voulu lut en vendre; & que trois ou quatre d'entr'eux l'a-voient asfuré, qu'ils n'oferoient en donner un drag-me, fi on leur donnoit cent ducats , à moins d'une ordonnance *fignée d'un me'decin. Esculape ne pouvoit faire une loix plus avantageufe à îa faculté, mais elle empêche les empiriques de tuer une infinité d'hommes, comme ils font impunément parmi nous. Il y a un autre règlement, très-utile en effet, mais fort incommode aux étrangers; quelques presfantes affaires que puisfe avoir un étranger il ne peut quitter la capitale pour pasfer les frontières, fans l'avoir feit annoncer dans les papiers publics, dix jours avant fon départ. On doit le fouvenir cependant, que Petersbourg n'eft point une ville de pasfage, & qu'il efl: rare qu'une perfonne y vienne, pour n'y demeurer qu'un jour ou deux ; de façon que cet inconvénient n'eft pas fi grand, ni li univerfel qu'il paroît d'abord. J'a i fait une excurlion ou deux à la campagne : particulièrement à Gatchina, palais du Prince Or-Üoff, environ à quarante milles de ja capitale. Il eft fitué dans le plus bel endroit qui fè trouve autour de la ville, & il fera fuperbe lorsqu'il fera achevé. Les jardins font faits dans Je goût du Nord derPEurope. i6$ anglois, par un homme de mérite que le princer y envoya à ce fujet. La nature du fol, & un© belle pièce d'eau près de la mailbn, lui donnèrent car-riere pour déployer fon génie. A mon retour, je-vis le palais de Zarsco-Zelo: il fut bati par Eliza-beth. C'eft Je triomphe le plus complet d'un goût barbare qui règne dans ces royaumes du nord. La iituation en eft' basfe, & il n'a presqu'aucune vue fur la campagne des environs. Il eft très-grand,& le frontispice eft d'une étendue confidérable ; mais ' il n'y a que deux étages. Tous les chapitaux des colonnes, les ftatues & plufieurs autres parties de l'architecture extérieure font dorées ; & l'on ne voit presqu'autre chofe dans les appartements du dedans. Il y a une chambre qui eft meublée dans un goût particulier ; les murs font incruftés d'ambre , travaillé en feftons & autres ornements du même genre. Sa transparence & fa rareté font un bel effet. Ce fut un préfent du roi de Prusfe à la feue impératrice- L'Impératrice régnante préfère cette place à toutes les autres;, & lorsqu'elle y eft, elle eft en retraite, comme dans la ville à l'hermitage. J e n'ai encore rien dit du grand duc de Rus-fic, l'héritier de la couronne. Il eft difficile de favoir quelles qualités ou talents il p0s. fede réellement, puisque fous ce gouvernement despotique & jaloux, le fuçcesfeur à l'empire n'a J>as te moindre pouvoir. 11 n'a encore fait connoî- L3 tre en rien fon génie & fon caractère. Ceux qui le connoisfent, diiènc qu'il eft doux & attable , & qu'il promet de grandes chofes. Mais combien ces marques ne font elles pas incertaines, & que nous aurons peut-être de tla peine à le reconnoître dans le futur empereur Paul I. Il eft marié, comme vous favez, depuis onze mois. La grande duchefTe, qui eft. une princelfe allemande de la maifon de Heffe-Darmftadt, eft bienfaite de fa perfonne ; & elle a je ne fais quoi dans fa phifionomie & fon maintien qui annonce les qualités du cœur les plus eftimabies. On asfure que le duc lui eft fort attaché. Je vis hier une relation dans nos papiers anglois, qui font connus par toute l'Europe, pour être le dépôt de3 menfonges, que le rebelle Pu. gatchef a été fait prifonnier, & qu'il a fini fon rôle. Rien de moins vrai: il s'eft retiré au conti aire dans les provinces méridionales de l'empire, où il exerce encore les mêmes ravages. Je viens d'apprendre que quatre nouveaux régiments ont reçu ordre de marcher contre lui. 11 a été ici ce que Ali-bey fut en Egypte, & il trouve-ra probablement à la fin la même deftinée. La mort du grand Seigneur ne paroît pas avoir caufé aucun changement dans la guerre entre la Porte & la Ruifie. Deux puiflantes armées fous le commandement du prince Dolgorucki & du . du Nord de f Europe. l0-^ maréchal Romanzorf font aux mains avec les Turcs; la première dans la Crimée, l'autre furie Danube dont on a arrofé 'les bords de fàng humain. La nouvelle d'un grand avantage remporté par les troupes impériales fut reçue ici, il y a dix ou douze jours. Mais la paix paroît encore être bien loin. De nouveaux Bâchas & de nouveaux Janisfaires prennent la place de ceux qui ont été tués dans la dernière action; 8c les Turcs devenus plus prudents par tant de défuites, adoptent la maxime de Fabius, & tâchent d'épuifer leur ennemi en prolongeant cette guerre difpendieufe & meurtrière. C'eft aifurémenc le meilleur parti qu'ils puiflènt prendre, vu la diftance immenfe de la capitale de cet empire au théâtre de l'action. Les fommes immenfes requifes pour fubvenir à cette guerre empê* chent- d'achever les bâtiments publics , & retardent l'embeîîilfement de cette capitale. Les amis des arts & de la paix déplorent cette malheureu-fe nêceiHtè. x Le fameux globe de Tycho Brahe, que Pierrede grand reçut de Frédéric IV, Roi de Da-nemarc n'exifte plus : il fut coniumé par le feu en 1747. Je vis ce matin le nouveau, qu'on a conftruit dernièrement fur le modèle de l'autre. Il eft un peu moins grand. Il a onze pieds de diamètre d'un pôle à l'autre. Le dedans qui L 4 168 Voyage vers 'différentes parties contient une table avec des fieges autour, peut admettre douze perfonnes. Je m'y afiis pendant quelque temps. Dans la concavité on voit toutes les conftellations ; les étoiles font marquées fuivant leurs différentes grandeurs par des clous d'argent entourés de rayons. Sur la partie extérieure du globe, on a peint les différents pays de la terre; mais cet ouvrage n'eft pas encore achevé. On a fait un bâtiment rond dans un endroit détaché de toute autre maifon, pour y placer cette belle machine aftronomique, qui efl,à ce que je crois, la plus grande de cette eipece qui fe trouve en Europe. Je fuis maintenant fur le point de quitter Pe-tersbourg, pour retourner en Angleterre. .J'ai fait trop peu de féjour ici pour pouvoir connoître le génie, les manières, & le caractère des Rus-ies. J'ai vu la réfidence de la cour, mais je n'ai pas vu l'ancienne capitale de l'empire. Si je fuivois mes inclinations, je ne me contenterois pas d'avoir vu Petersbourg, mais j'irois voir aufli Mof-cou; de-là je continuerais ma route par Cafàn & Aftracan, jufqu'à Conftantinople. On fe moque de moi, & l'on me jette un regard de furprife, lorfque j'affure que c'eft là mon intention, & que ni les dangers ni la fatigue n'ont rien d'effrayant i pour moi, quand l'inftruction eft la recompenfe de nies travaux. Je fais que cette façon de pen fer n'appartient pas à tout le monde, & 'qu'elle doit paroîcre peu vrailèmblable à bien des perfonnes. Je m'effbrcerois en vain d'allumer cet enthouiias-me pallionné, cette avidité infatiable, ce plaifir divin que je goûte dans cette occupation, dans le cœur de ceux à qui la nature n'a pas donné les mêmes fentiments. Ce charme idéal mais irréfi-ftible dont l'enthoufiafine revêt les objets, qui élevé l'efprit de l'homme, & qui lui fait mépriser les richeifes, le pouvoir & les plaifirs, pour chercher à sinftruire, n'eft pas donné à tout le monde. LETTRE XIV. Narva, Dimanche, 13 Juillet 1774- Jeudi paîfé à fix heures du matin Je quittai Pé-tersbourg, où plufieurs petits accidents m'a-voient retenu plus long-temps que je ne m'é-tois propofé. Tout le pays depuis cette capitale jufqu'aux portes de Narva eft une vafte plaine unie partout, & couvertede bled en plufieurs endroits, que les payfans font déjà occupés à moiifonner. Cette contrée me fit Ibuvenir de la plaine de Salisbury à laquelle elle relfemble extrêmement J'a-• L5 vois réfôlu de ne m'arrêter que quelques heures à Narva, mais les prenantes foîlicitaiions de deux ou trois gentilshommes fort polis, que j'ai rencori trés ici, m'ont fait prolonger mon féjour. Vendredi après-dîner ils me conduifirent hors de la ville pour me montrer le célèbre endroit , ou Charles XII de'fît 100,000 Mofcovites avec une poignée de Suédois. Les retranchements du camp des Ruffes font encore très-vifibles, & l'on m'a allure qu'ils s'étendent, près de dix-hüit milles anglois fur les bords du golfe de Finlande. Leur principal quartier étok établi dans une petite ifle fur la rivière, où il y avoit un pont, qui s'en-fonçant fous la foule des fuyards fit périr plus de Mofcovites, que n'avoient fait les ennemis. Pierre vengea léverement la honte de fon armée dans ce:te maiheureufe journée, lorfque dans la fuite il prit Narva, & qu'il en fit tranfporter les habitants dans les contrées les plus éloignées de fon empire. On montre encore le baftion où il donna l'aiïaut ; & on dit qu'ayant trouvé le commandant de la place en robe de chambre, il lui donna plufieurs coups, lui reprochant d'avoir négligé les intérêts de fon fbuverain, & d'avoir été trouvé dans un habillement fi indigne d'un fbidat. * Un homme de condition, fort poli, & extrêmement verfé dans les fciences m'a raconté une anecdote concernant fa famille. Je vous rapporterai ici fes propres paroles autant qu'il fera poffible;. Elle m'a paru tres-intéreffartte & tre's : finguliere. Manière, " dit-il, „ & fœur ainée étoient » nées en Livonie, & devinrent captives du Czar „ lorfque cette ville fut prife. Eue furent ven-„ dues comme telles aux Ruffes, & emmenées „ dans l'intérieur de l'empire. La fortune ne les avoit pas même laiffées enlemble dans cet état" d'exil; & l'une ne favoit pas à quel maître ap-„ partenoit l'autre. Ma mere, après deux ans „ d'efclavage trouva fa fœur, dont le fore avoit été plus heureux. Un boyard, ou gemiihom-„ me ruffe, épris de fa perfonne, l'époufa. Elle ,, employa, tout de fuite fon bien & fbn pouvoir „ pour mettre fa fœur en liberté. Ma mere de-„ meura chez elle jufqu'à ce que l'impératrice „ Catherine qui étoit une villageoile.de Livonie ,, obtint la liberté de toutes les peribnnes de fbn ,, pays & leur procura en même temps la reflitu-v tion de leurs maifbns, &: de leurs effets. Cet 9, édit engagea ma mere à retourner à Narva. Il „ feroit inutile de vous rappeller, que le grand prince Menzikoff, qui de l'état.de garçon pa-tillier, fut élevé par fon génie & fon mérite aux ,> plus hautes charges de l'empire, fut depuis exi-5> lé en Sibérie , & tous fes biens confisqués. Le y, boyard qui avoit époufé ma tante, étoit un de }> fes principaux partifans, & il avoit la fur ineen* „ dance de tous fes biens. Il fut enveloppe' dans „ la difgrace du prince, & réduit à un état de „ pauvreté & de miferc. Sa femme eut tout de „ fuite recours à fa fœur, qui eut alors occaiion „ de rendre les bienfaits qu'elle avoit autrefois re-„ çus. Ma tante que j'ai très-bien connue, eft „ morte: mais ma mere eft encore en vie. J'ai entendu mille fois cette hiftoire de fa bou-„ che, & je fuis fur de la vérité. Il y a, " ajou-„ ta-til, plufieurs perfonnes encore vivantes, „ qui fe fouviennent de la bataille de Narva. Entr'autres il y a un vieillard à qui une cir-„ conftance très-extraordinaire lauva la vie. Ii étoit un enfant à la mamelle d'environ onze mois. Quelques loldats mofcovites , par une 3, cruauté barbare, l'arrachèrent des bras de fa nourrice, le jetterent. contre un mur, & s'en „ allèrent le croyant mort. La nourrice cepen-„ dant y retourna, & voyant qu'il donnoit enco- re des lignes de vie, elle le rapporta au logis; „ & il vit encore à préfent ". J'employai la plus grande partie de la journée de hier à examiner l'embouchure de la rivière, qui eft environ à huit milles d'ici. Le beau temps nous engagea à aller en bateau fur le golfe de Finlande. Les vaiflèaux de grand port demeurent fur la rade, l'entrée de la rivière étant fermée par des bancs de fable, quoiqu'elle foit pro* fonde partout ailleurs* Elle fe décharge dans le lac Peipus environ à quarante milles de Narva. De l'autre côté de ce lac efl ficué la ville de Plescow en Moscovie : elle fournit à -Narva le bois de fapin & le chanvre, qui font prefque les feuls articles de fon commerce. De l'autre côté de cette rivière vis-à-vis de la ville, efl un-grand fauxbourg avec une ancienne fortreffe ap-pellée Ivanogorod. Elle fut bâtie par un czar nommé Jean Bafili\vitz , qui étoit, fi je ne me trompe, contemporain de notre Elizabeth, & fit un traité de commerce avec les Anglois fous fbn règne. Ces villes ont fervi de frontières pendant une longue fuite d'années entre la Rusfie <& la Suéde. Le même gentilhomme dont je vous ai déjà parlé, m'a communiqué quelques particularités relativement à l'antiquité de Narva. Cette ville fut fondée par Waldeman I, Roi de Danemark, dont on conferve avec grand foin la chartre originale dans les archives de la ville. Les fouve-verains fes fuccefîeurs la vendirent aux chevaliers de l'ordre teu tonique. Si gismond roi de Suéde <& de Pologne la conquit fur eux, vers la fin du feizieme fiecle. Les rois de Suéde lui accorderont dans la fuite des privileges particuliers, qui furent tous confirmés par Pierre le grand, lorsqu'elle changea de maître. J'eus le plaifir de- dîner, hier dans la. compagnie de quatre dames- habillées à la mode de Li-vonie. Uien ne p ou voit mieux réaUfer cette magnitlcen.ee barbare dont-on a fait il fouvent la description, & que. l'on voit il rarement aujourd'hui en Europe. Leurs ■ ornements étoient d?un prix exceflif, & auroient pu être portés par les perfonnes- du plus haut rang fans dégrader leur qualité. Leurs tût» s étoient couvertes d'un bonnet de perles dont la valeur étoit au* moins de deux mille roubles y & elles avoient encore plufieurs rangs de perles autour du cou. Une partie . de la gorge étoit découverte, l'autre étoit cachée par une robe de foie rouge bordée d'une large dentelle d'or qui leur descendoit jusqu'aux pieds. Leurs bras n'avoient d'autre couverture que les manches-de leurs chemifes ; & lorfqu'clles for tent elles fe couvrent la tête d'un voile de foie qui descend fur les épaules. Une autre preuve de ce que j'ai avancé fur la fécondité précoce des femmes dans ces pays fèptentrionaùx, c'eft qu'une de ces quatre dames eft mariée depuis fixmois, quoiqu'elle ne foit âgée à préfent que de douze ans & demi : ce qui n'eft point regardé ici comme extraordinaire. Je vais maintenant dîner à la maifon de campagne d'un gentilhomme environ à un mille d'ici > près de la cataracte de la rivière. Dans l'après- dinée je continuerai ma route vers Riga, &Jg finirai probablement cette lettre dans quelque endroit de Livonie. Riga, Lundi, 8. d'Août, 1774. La promenade eit charmante fur les bords de la rivière depuis Narva jufqu'aux cataractes. Une petite iflequi divife le courant de l'eau préci-fément en cet endroit forme deux cascades. Je n'en vis qu'une, car on ne- peut jamais les voir toutes ; deux à la fois, comme fur le Dahl en Suéde. Leur largeur m'a paru d'environ 130 verges,,mais la chute n'efl que de dix-huit ou dix-neuf pieds. Elle fait néanmoins beaucoup de bruit o: il s'en élevé une efpece de brouillard,. ce qui joint.aux objets pittoresques d'alentour affecte agréabkmenr, lame & arrête le ipectateur, . . I l étoit lix heures du fuir avant que je retour-naile à la ville pour continuer *ma route.. On paffe d'abord par les plaines que les Moscovites occupoient le jour qu'ils furent défaits par Charles XII, enfuite on tourne à gauche; & lundi au foir je me trouvai fur les bords du lac Peipus que je côtoyai pendant plufieurs milles. Vers la nuit j'arrivai" à Ninall petit village, baigné des eaux du lac. & très-agréablement fitué. De-là je n'eus que quarante ou cinquante milles jufqu'à Derpt, o« j'arrivai le lendemain matin. Cette place qui eft plutót un grand village mal bâu qu'une ville, étoit autrefois, lorfque la Livonie appartenoit aux Suédois , une fortreife d'importance fur les frontières de- Mofcovie, où fon entretenoit une nombreufe garnifbn, Précifément au delfus de la ville efl une éminence, où l'on voit les ruines d'une abbaye , ou d'une cathédrale que les RufTes font occupés à démolir tout-à-fait. Cette éminence qui efl très-propre à bâtir une fortreile, leur à fait commet- " tre cet outrage envers les vénérables refies de piété & de magnificence que ce bâtiment offroit. La poflérité verra l'étendard où a été la croix ; & la trompette où étoit la cloche des matines. Celui qui révère l'antiquité ne peut s'empêcher de déplorer les coups funeftes que la guerre ne ceffe de porter aux productions de l'art & de l'élégance. Les traditions que j'ai trouvées chez les habitants de la ville, concernant cet édifice font très-vagues. Ils difent que les chevaliers de l'ordre teutonique, qui furent les premiers feigneurs de Livonie, en font.cenfés les fondateurs: que les Rusfes & les Poîbnois dans leurs différentes incur-iions l'ont fouvent pillée & faccagée, & que dans une de ces irruptions les habitants de Derpt qui s'y étoient refugiés, furent tous masfacrés. Je pourfuivai ma route pendant l'après-dinée par les plaines les plus fertiles qu'on puisfe voir. Ce char- charmant vallon finifîbit environ à quarante milles de Derpt. A l'approche de la nuit j'entrai dans une épaifle forêt de fapins & de bouleaux, où la chaife s'enfonçoit dans le fable jufqu'à l'effieu. La nuit étoit extrêmement obfcure ; il faifoit un rude vent, & il pleuvoit à verfe. Il étoit une heure du matin lorfque j'arrivai à la pofte qui eft au milieu du bois. Comme j'avois réfolu d'attendre le retour du jour, je me couchai dans mes habits , & je m'endormis tout de fuite. La fatigue des deux nuits précédentes que j'avois paffées dans ma voiture, me rendoit ce peu de repos très • né-celfaire. Là même forêt continua les deux jours fui-vants. Vers le foir j'arrivai à Wolmar, petite ■ ville, autrefois fortifiée, où l'on voit encore la citadelle & les remparts conftruits par les Suédois, De là il n'y a plus que huit milles jufqu'à Riga, où j'arrivai vendredi matin. La route depuis Narva jufqu'à cette ville eft de plus de 300 milles anglois. Mon féjour en cet endroit a été plutót réglé par le caprice, que proportionné aux objets d'amufement & d'inftruétion qu'il offre. Il eut été difficile de trouver un endroit plus dépourvu de beautés naturelles pour bâtir une ville. Elle eft entourée de tous côtés par des fables arides, & fi un voyageur jugeoit de la Livonie d'après la perfpective qu'offre ce défert, il ac-cuferoit affurément de menfonge les auteurs qui M l'ont appellée le grenier du Nord. Ce fut, feîorl toute apparence, le commerce qui donna naiffance à cette place , & c efl le commerce qui la fou-tient & l'enrichit encore aujourd'hui. La rivière Duna efl une fource inépuilable d'abondance ; elle parcoure une grande parcic de la Pologne, & elle fert à tranfporter les principales marchandifes de ce royaume. Le bois de charpente fait un objet con-dQdérable de commerce. On m'a affuré que la plupart des grands arbres font deux ans en chemin pour arriver à Riga. On les coupe près de Ben-der fur les Bords du Nieller. De là on les traîne fur les neiges pendant l'hyver jufqu'à la Duna, par où on les apporte ici la faifbn fui vante. ,Les Polonois arrivent ordinairement en Mai & Juin, & ils s'en retournent avant la fin de Juillet : à préfent il y en a très-peu. Le pont efl un des ouvrages les plus finguliers de lTiïurope. Il furpaffe en longueur celui de Rouen, & tous ceux que j'ai vus auparavant. Je me connois trop peu en ouvrages 4e méchanique pour vous en donner Ja defeription. Il efl fait de poutres jointes ensemble, & il monte & defeend avec la marée. - Au printemps, dès qu'il n'y a plus de glace fur la rivière, on y met le pont, & on l'ôte avant que les gelées commencent : ce qui arrive ordinairement en Novembre. A trois milles de cette ville efl l'endroit où Charles XII, défît les Saxons, du Nord de VEürope. ^ Un grand banc de fable couvre maintenant le lieu où fe donna la bataille. La ville de Riga eft très-defigréable : les maifbns font entaifées les unes fur les autres, & les fortifications qui l'entourent empêchent de remédier à cet inconvénient. Toutes les mai Ions font hautes, & les rues lort étroites mal pavées, & très-fàles. Les fauxbourgs font aufii grands que la ville; ils font principalement habités par des Ruffes ; car il leur eft défendu de faire aucun commerce dans les murs. Il y a environ 8coo habitants dans la ville, & pour le moins autant dans les fauxbourgs. Il faut que le commerce de ce port foit prodigieux, puifque .Pon compte que le nombre des vai fléaux qui y entrent tous les ans, égale celui des maifons de la ville ; ce qui eft environ 800. En 1772 il y eut 1030 yailleaux des différentes parties de l'Europe. On prétend que la ville eft fort ancienne. On dit que les chevaliers de l'ordre teutonique, lorfqu'ils vinrent faire la conquête de la Livonie,& en conver* tir les habitants païens, trouvèrent quelques marchands de Brème, qui, attirés par la fituationavan-tageufe du lieu, s'étoient déjà établis fur la Duna, <& y avoient bâci Riga. Je crois que cette tradL tioh eft bien fondée. J'ai vu maintenant ici tout ce qui mérite quelque attention. Je partirai de-m-iin-matin de bonne heure pour Mittaw , réfiden-ce du duc de Courlande, & capitale de ce duché. M 2 , le gouverneur vient de recevoir une lettre de l'impératrice, par laquelle elle lui fait favoir qu'une paix avantageufe & honorable efl; conclue avec les Turcs. Vous pouvez juger quelle joie cette nouvelle répand parmi les habitants. LETTRE XV. Mittaw, Jeudi, il d'Août 1774* La diflance de Riga à Mittaw efl: d environ trente milles. C'eil une route fort agréable-Environ à moitié chemin la Ruflie fe fépare de la Courlande. J'arrivai ici mardi-matin. En entrant dans la ville je rencontrai fon alteife le duc , qui retournoit de la chaflè avec un petit train. Je lui fus préfenté hier par le Baron Klopman; il me reçut avec beaucoup de politeiTe ; il me fit dîner avec lui, & me plaça à- fa gauche à table, la vieille duchefle fa mere étant aiîife à la droite. Il me fit l'honneur dans l'après-dinée de me montrer lui-même les appartements du palais, & plufieurs curiofités qu'il a rafiémblées. Notre difcours à table tomba fur l'heureufe nouvelle, que l'onve-noit de recevoir, de la paix conclue avec les Turcs: comme il avoit reçu le même jour une lettre fur ce fujet de fa fœur la princeûe de Courlande, qui eft mariée à Petersbourg, il m'en raconta tous les articles. 11 me témoigna à plufieurs reprifes la haute eftime qu'il a pour ]a nation angloife: „ pour preuve," dit-il, „ de notre ancienne alliance, j'ai dans les archives du ?» duché plufieurs traités d'amitié non feulement ?, avec vos rois, mais même avec le fameux pro-• „ tecleur -Cromwell ". Il avoit connu perfonnel-lement le feu lord Baltimore , qui avoit paffé quelques jours à Mittaw pendant le règne de fon pere, & il m'affura qu'il avoit fbuvent eu deflein, & que mêmc-il efpéroit encore de voir l'Angleterre. ■ Il eut la bonté de m'inviter à une de fes mailbus de campagne à Ruhendahl, environ à vingt milles d'ici, fituée, comme, il dit, dans l'endroit le plus charmant de la Courlande; mais comme le temps ne me le permettoit pas, je fus obligé de refufer cette faveur. En prenant congé de lui ^ je lui dis que j'cfpérois avoir dans peu de temps l'honneur de lui prëfenter mes refpeéts en Angleterre ; finon, que je ne p^iTerois jamais par Mittaw , fans reconnoître les obligations que je lui a-vois pour les lîontés qu'il m'avoit témoignées en cet" te vifite. Comme cette petite fouveraineté-& fort hiftoirc ne font pas fort connues dans la partie de l'Europe que vous habitez, je ne doute pas que la-relation que je vous en donnerai ne vous foit agréa--ble; d'autant plus que je la tiens du Baron Klop» M 3 man, qui eil né & qui demeure dans le duché, & que plufieurs particularités* m'ont été racontées par le duc même. La Courlande auffi bien que la Livonie appar-tenoient autrefois aux Chevaliers de l'ordre Teu-tonique ; mais en 1401 le grand maitre , nommé Ketler, en devint le premier duc. Cette dignité fefla dans fa famille, jufqu'à ce qu'elle fut éteinte dans la perfonne de Ferdinand , qui combattit fi vaillamment contre Charles XII, à la bataille fur la Duna. Il réfida à Dantzic dans une efpece d'exil, privé de les domaines. Son pré-déceflèur le jeune duc Frédéric, avoit été marié à Anne, fille d'Ivan, frère ainé de Pierre le grand , c'eft cette princefle qui. monta dans la fuite fur le thrône de Rusfie. Il ne vécut que fix femaines après fon mariage, étant emporté dans la fleur de fon âge par une fièvre violente. Sa veuve refta en poffesfion du duché, jufqu'à la mort de Pierre II. qu'elle fut appellée à l'empire par une faction. ' Quoique cet événement l'obligeât à quitter Mittaw -, & à retourner à Pe-tersbourg, elle conferva néanmoins fon autorité -y & après la mort de Ferdinand qui ne Jaiffa point d'enfants, elle plaça fon favori Biron dans le duché , quoique le comte de Saxe eût été élu précédemment par la noblcffe, & qu'il eût tâché de Êûre quelque réftftance. Il feroit inutile de vous rappeller que Biron fut pendant plufieurs années fón miniftre, & qu'il eût un pouvoir fans bornes» tant fur fa- maîcrefle que fur les fujets. Il n'étoit point d'extraclion noble, mais fon génie, & la faveur de l'impératrice relevèrent aux plus hautes dignités. Elle le laiila régent après fa mort, mais il ne retint cette charge que quinze joursc & il fut relégué en Sibérie, & enfuite à Jeres-lof, près de trois cens milles au de - là de Moscou. Il demeura dans cet exil jusqu'à la mort de l'impératrice Elizabeth. Alors Pierre III le rappelia & le rétablit dans lès dignités & dans lès domaines. Pendant fa difgrace la Courlande fut gouvernée pendant plufieurs années par quatre grands officiers d'état, qui préfidoient aux différents départements , jusqu'à ce que le prince Charles de Saxe s'empara du duché, & le retint trois ans, après quoi le nouveau fbuverain de Ruflie l'obligea de l'évacuer. Le dernier duc mourut il y a deux ans, ;lgé de plus de quatre-vingts ans, & il transmit Ion héritage à Ion fils le prince régnant. H eft dans la cinquantième année de fon âge; il fut féparé de fa première femme, qui étoit une princeffe allemande de la maifon de Waldeck, & il a époufé dernièrement une dame Ruffe. Le duc n'eft que 2g premier gentilhomme de l'état, n'ayant aucune autorité fur les autres nobles. Us ne lui paienï ni taxes ni redevances de quelque nature que ce foit, & ils font feigneurs abfolus dans leurs terres, ayant droit de vie & de mort fur leurs vaifaux. La Courlande eft un fief de Pologne, & en cette qualité fon altefle rendit hommage au nom de fon pere à Stanillas, le roi régnant, à fon avènement au thrône. Le duché a foixante-trois milles d'Allemagne en longueur, & vingt-fix en largeur. Il eft extrêmement fertile, fur-, tout en grain. C'eft particulièrement de l'impôt qui eft mis fur cette denrée, &r de fon patrimoine que les revenus du duc proviennent ; ils montent rarement à moins de 400,000 dal-lers, & quelquefois ils font le double de cette fomme. Le duc à 500 Soldats pour la parade feulement; néanmoins les confédérés de Pologne entrèrent dans le duché avec 4000 hommes: ils n'étoient plus qu'à une lieue, de Rnhcndahl, quand les préparatifs qu'on fit pour la défenfe les forcèrent de fe retirer. Il me dit que l'ancienne réfidence des ducs de Courlande étoit à Goldingen, ville qui eft éloignée d'ici de près de fix milles anglois, & où l'on voit encore les mines du palais qui leur apartenoit. Le palais de Mittaw fut commencé par le feu duc, avant ion banniffement, & continué à fon. retour. Le dedans n'eft. pas encore entièrement fini. Le plan en paroît trop magnifique pour un fi petit fîmveraîn. Il eft très - agréablement fitué fur une petite éminence à peu de diftance de la ville, baignée par la rivière Aa, qui eft très-large, Se qui parcourt agréablement les prés qui entourent le château de tous côtés. Le pays qui eft presque partout plat, & couverc d'agréables bosquets, reifemble beaucoup à certaines contrées d'Angleterre. La rivière eft navigable pour de Petits bateaux jusqu'à Riga. Comme il y a toujours un grand nombre de ces petites barques qui vont & viennent fur la rivière, les voiles qui fèmblent fe mouvoir fur la plaine forment un _coup d'œil extrêmement pittoresque. Je n'ai jamais vu de: plus charmants payfàges, que ceux qui fe préfentent des différents balcons du palais. La ville de Mittaw n'eft pas fort ancienne. Un particulier de Courlande la fonda, en 1426, elle occupe au moins autant de terrein que Riga \ mais comme les rues font plus larges, & que les maifons ne font pas en aufii grand nombre, on ne peut pas dire qu'elle fbic aufîi grande. Le nombre des habitants ne monte qu'à 3 - on 4000. La plupart des mailbns font de bois, & font une pauvre figure. Les rues font très-mal pavées, & ce qui eft encore plus fmgulier, la no-, bleffe s'eft oppofe'e par caprice au duc lorsqu'il Voulut remédier à ce défaut. If eft obligé d'a& M 5 fembler tous les deux ans une diète, compofée dt* corps de la nobleffe, pour faire des loix & re~ drelfer les griefs: Ü prélide à l'aflemblée, mais il n'a presque aucune influence ni autorité fur elle. C E duché repréfente exactement la Pologne en miniature ; la même ariftocratie , les mêmes desordres , les mêmes vices de .gouvernement y exi-ftent. En cas que le.duc ait des fils de fon préfent mariage , il eft probable que la Rusfie confer-vera le duché dans là famille des Birons, vu que ce font fes créatures, & qu'ils en dépendent entièrement; mais fi le contraire arrive, le fort de la Courlande eft très-précaire. La Prusfe l'entoure d'un cô!:é, la Rusfie de l'autre, & l'ambition & l'avidité de l'une ou l'autre de ces deux puis-fances pour r oient bien lui faire fubir le fort de la Pologne. Les droits de l'humanité, de lajuftice» & de la liberté ont été fi cruellement violés & foulés au pieds dans le partage de ce malheureux royaume, qu'un événement de la même nature ne furprendroit pas notre fiecle. Le duc eft ami des lettres. Il a dernièrement établi une académie à Mittaw pour Pinftruétion des gentilshommes & des perfonnes de condition, où les profelfeurs feront entretenus à fes dépends. C'eft une entreprife très-louable, qui lui fait beaucoup d'honneur. Les environs de cette ville me plaifènt infiniment,- & la manière dont j'y ai été reçu m'engagerait à prolonger mon féjour, fi le temps me le permettait. Le duc va très-fouvent à la chasfe: il aime furtout la chasfe aux loups, & il en tue fou-vent fix ou fept dans une macinée. Je voudrais pouvoir l'accompagner dans ce divertisfement, que je crois devoir être très-galant. La poste part dans le moment, je dois finir ma lettre. Dans deux heures je partirai pour Memel; mais comme je ne m'y arrêterai qu'un jour, vous n'aurez de mes nouvelles que lorsque je ferri arrivé à Koningsberg; de là je vous écrirai. Adieu ! V<#re &c. LETTRE XVL Konigsberg, Jeudi, 18 Août, 1774. Je partis de Mittaw il y a huit jours. J'arrf* vai avant minuit à Frawenburg, petit village qui en eft éloigné de cinquante milles. Rien n'égale la beauté du pays par où je pasfai : des plaines immenfes/qul une femaine ou deux auparavant avoient été couvertes de bled. & où on voyoit encore les gerbes, offroient aux yeux du voyageur l'abon- dinc'e & le bonheur- Tout fembloit justifier une obfervation que le duc m'a voit faite, en parlant ' «le la Courlande, que les archives du duché & lès traditions les plus anciennes ne font nulle part mention de famine. • La nature y a été fi libérale que la dénomination de Sicile du nord que l'on donne communément à la Livonie, convient avec plus de juftice à cette province, dont les' productions qui étoient autrefois exportées par Riga', donnèrent naisfance à cette opinion. Je continuai ma route le lendemain de grand martin , car je m'étois arrêté plus ■ par defir de ne pas perdre, la charmante perfpective1 qui s'offroit;, que par fatigue ou belbin de repos. Ce petit délai me fut "amplentent payé par la continuation de la-même feene. Je pasfai par différents bois, mais il n'y avoit rien de fauvage ni de fombre. Ils étoient compofés de chênes', dcfàpins, de mélcfes & de noyers, fous l'ombre desquels je fis un diner avec quelques provifions froides que j'avois apportées avec moi, pendant que mon valet me procuroit un desfert de" noix qui pendoient audesfus de ma tête. Gii-Blas ne dîna jamais plus délicieufcment dans les forêts de Léon & de Caftille, que je le fis dans celles de Courlande. J'arrêtai encore une fois au milieu de la nuit dans un petit hameau, où étoit la pofte. Près des frontières 'a population & la fertilité du fol disparurent. Des forêts fombres de vingt milles anglois de long, qUf ne peuvent fervir que de retraite aux ours & aux: loups, formoient un contraire frappant avec les riches vallées que je venois de quitter",où l'induf-trie & l'agriculture renchérisfent encore fur la bonté du IbL J'arrivai fur les frontières du duché famedi matin , & pasfant un ruisfèau par un pont de bois j'entrai en Pologne. C'eft un coin de la Lituanie de douze ou treize milles de large qui fépare la Prusfe de la Courlande. On m'arrêta à Po-îangen, une miférable ville de cette province, & j'eus l'honneur d'être vifité au bureau, au nom du roi Stanislas. La ville eft fituée à peu de diftance > de la mer baltique ; fe elle eft remarquable par la grande quantité d'ambre qu'on recueille fur le rivage , & qui fait la feule branche de fbn commerce. A deux milles Anglois de là on voit l'aigle noir, de Prusfe,& dans l'après-dînée j'arrivai à Memel, qui eft la première ville des états de fa Majefté Prusfienne, où je fus obligé de fubir la cérémonie d'une recherche beaucoup plus févere qu'en Pologne , les peines les plus rigoureufes étant attachées à l'introduction des articles de contrebande, en quelque petite quantité qu'ils foient. Comme j'étois d'intention de faire quelque féjour à Memel, je m'étois procuré des lettres pour une des principales maifbns de commerce. L'hospitalité que j'avois trouvée à Narva, & la politesfe que l'on m'a voit témoignée à Riga me firent bien augurer de cette place, & quelques motifs d'une autre nature, dont je vous parlerai ci après, y ajoutèrent encore du- poids. Je ne perdis pas une minute à mon arrivée, pour me préparer à la vilite que j'avois à faire. Je mis plus de foin qu à l'ordinaire à m'a-jufler: je mis un habit un peu plus que décent.: des manchettes de dentelles & un peu de poudre dans mes cheveux me firent croire que j'étois très piquant pour un voyageur: dans cet équipage je me mis en route. Il étoit près de fept heures du foir, le temps étoit très-pluvieux : mais la tempête ayant eesfe un moment, je volai vers l'endroit de ma deftination. J'étois précédé par une fille fans bas nifouliers, qu'on m'avoit donnée pour me montrer le chemin: étant arrivée à la maifbn, ma conductrice ouvrit la porte de la rue fans cérémonie, & montant un escalier, ouvrit une autre porte & me fit entrer dans un appartement où elle me laisfa, & fortit avec autant de précipitation qu'elle étoit entrée. Si les pupitres & les armoires qui entouroient presque les trois côtés de la chambre ne m'eusient annoncé que c'étoit un comptoir, je l'anrois asfurément pris pour un galetas,* les fenêtres étoient tellement couvertes d'une croûte de matière opaque, qu'il étoit impos-lible de voir diftinétement aucun objet du dehors & les rayons de lumière qui y pénétraient difficilement en tous temps, y étoient*très-impar* fàitement admis à l'heure que j'y parus.— Deux figures noires de très-mauvaife mine, qui par leurs phyiionomie & leur contenance pouvoient paster pour de vrais descendants d'Abraham en ligne droite, apparurent dans le môme moment comme des au* tomates mis en action par des resfbrts,& fembloienc par leurs regards demander la caufe d'une entrée fi brusque. Ils paroisibient âgés d'environ cinquante ans, & ils étoient tous deux habillés en plein deuil avec des pleureufes. J'avoue que la manière dont j'étois entré dans cet étrange apparu tement me déconcerta ; toutefois, tirant de ma poche mes lettres de créance, je les préfentai à celui qui étoit le plus proche de moi, „Je n'ai pas l'honneur ï mesûeurs, dis-je , d'être connu de vous;ces lettres fervent pour me faire connoître , & me recommander à vos bons offices : elles font comme vous verrez de Riga, d'où je fuis parti il y a quelques jours." Cette courte harangue produifit une profonde révérence de tous deux, & tandis que l'un -parcouroit ma lettre, l'autre me prióit de m'affeoir fur une chaifè qui jadis avoit été couverte de cuir; mais le temps l'ayant entièrement rongé, le crin de cheval en tenoit lieu: c'étoit un meuble parfaitement dans le goût de tout ce qui étoit dans la chambre. Je me conformai à l'invitation, & je m'amufai à regarder autour de moi pendant que les deux frères étoient occupés de ma, lettre. „ Ifl der Herr ein Kauff-mannl " dit le fécond en allongeant le cou avec un regard d'ignorance & de curiofité „ ich weiff nicht " répondit l'autre en hauffant les épaules. „ Meflîeurs, " dis je, „ quoique je ne fois pas aufiî heureux que de parler Allemand, je com-prens quelque chofe de cette langue: les motifs qui me portent à voyager font la curiofité & le defir d'apprendre: j'ai fait presque le tour du nord de l'Europe cet été, & mon féjour ici, ainfi que dans tous les autres endroits que j'ai vus a pour objet l'inltruclion & l'amufement." Nous penfâmes répondit le premier que vous étiez venu à notre foire, qui commence lundi : vous avez fans doute entendu parler de la foire de Memel ; h* vous avez befoin de quelques maichandifès, nos commis vous montreront le chemin & l'achèteront pour vous.'' Heureufement je n'ai befoin de rien, dis-je, excepté quelques colifichets d'ambre pour en faire des préfems en Angleterre ; & l'on m'a dit que c'étoit ici l'endroit du monde le plus propre pour en acheter. " Je ne doute pas, repliqua-t-il, que s'il ne vous faut que cela, l'hôte de l'auberge où vous logez, ne puiffe vous le procurer auffi bien que qui ce foit; mais fi vous vouliez acheter de l'ambre en gros, la ville de Polangen, par où vous avez paifé étoit le lieu propre propre: elle appartient à préfent à la courronne de Pologne ,• mais nous efpérons que dans peu notre roi s'en mettra en polfeûlon, dès que les affaires feront réglées à Varfovie; & alors , comme vous favez, nous aurons tout le commerce de l'ambre en nos mains." Malheureux Staniflas-penfai je ; combien peu de poids ont les confidé-rations d'équité & de justice auprès de l'intérêt; & avec quelle infenfîbilité ces marchands avides ne verront-ils pas les pauvres relies de ce royaume démembré tomber en d'autres mains! " Le commerce de Memel eft néanmoins, repris je, fort-confidérable à préfent; n'eft ce pas?"Pafla-blement, " dit-il, ,, il n'y a que quatre mai-funs qui le partagent; nous recevons une grande quantité de bois de charpente, qu'on apporte icf par la rivière Rulfe du fond de la Lituanie: nous faifons aufli un commerce allez confidéra-bîe en lin, en chanvre , & en graine de lin: cinq cents vaiffeaux furent chargés ici, l'année paffée , de ces derniers articles ; & l'on en auroit chargé bien davantage dans cette faifbn, fi depuis quelque temps l'eau n'eut pas été fi baffe ; il y avoit dix-huit pieds ; & maintenant il n'y en a que quinze ; trille circonftance pour nous ! '» „ Et pourquoi," dis-je, „ n'avez-vous pas fait des remontrances à fa majefté pruffi.nne? Un fouverain û fage, fi attentif à tout ce qui a rapport au commerce, qui veife lui-même y tous les départements de la police, & qui eft fon propre miniftre, ne manquerait pas de faire écarter tous les obftacles qui empêchent ou diminuent votre commerce.'* C'eft ce que nous n'avons pas éprouvé, ripliqua-t-il, on a fait des remontrances : le roi a donné des ordres en confé* quence; mais ils ne font pas exécutés: là ma-jefté eft un grand homme; mais Berlin eft bien loin ; & c'eft ici une frontière du royaume." Je demandai s'il y avoit quelques objets de curiofi-tés à Memel. „ Il n'y a rien, que je fâche," dit le fécond frère , „ excepté une manufacture de potalTe, & vous pourrez en voir une meilleure à Dantzik: les vaiffeaux dans le port font ce qu'il y a de plus beau.'' Dans l'intention de prolonger le temps , je tournai la converfation fur le fiege de Memel dans la dernière guerre, "dont ils me racontèrent quelques particularités, ayant été dans la ville dans ce temps-là. Six cens invalides feulement le fbutinrent pendant quatre jours, contre une armée de cinquante mille Rus-fes, obtinrent une capitulation, & fortirent avec tous les honneurs de la guerre. J'avois alors épuifé tous les lieux communs de la converfation ,* il commençoit à faire fi obfcur, que je pou-vois à peine diftinguer autre chpfe de mes compagnons que leurs nez <5c leurs pleureufes : ils ne me firent aucune invitation ni pour louper, ni pour dîner le lendemain ; ii fe faifoît de plus en plus obfcur. — en un mot, je fentis que je devois m'en aller* ainfi je me levai, je leur fis ma révérence , & je leur louhaitai la bonne nuit. Je retournai au logis bien mortifié du peu de fuccès de ma vifite. Vous vous imaginerez qu'il y avoit quelque motif caché qui me por-toit à rechercher fi vivement l'amitié de deux pareils per tonnages , & perfévérer fi longtemps dans le deflein de faire leur connoiilànce. H y en eut un; je l'avoue. J'avois appris avant mon arrivée, que l'un des deux avoit une femme d'une beauté extraordinaire, affable & polie au fuprê-me degré; & l'efpérance de jouir de fa compagnie avoit réglé ma conduite dans cette entrevue. J'aurois cru la préfence d'une telle femme plus que fufiifante pour compenfèr toutes mes fouffrances. Comme je ne fus pas affez heureux pour jouir de ce bonheur , je pris mon parti le mieux que je pus, Se je bus à ia fàntd de Mademoifelle de Treiden dans mon louper folitaire, avec un verre de vin de Rhin qui étoit allez bon. Je ne vous ai pas encore dit qui efl: Mademoifelle de Treiden; elle efc très jeune, très-jolie & d'un très-bon nature! ; ii vdvs voulez en favoir davantage, eue demeure N s à Mittaw, & elle eft fille d'honneur de la dtf-chcflc de Courlande. I e commandai pour le lendemain à midi des chevaux de pofte pour Koningsberg , & je for-tis le matin pour voir la ville. Les dames marchoienc dans les rues, les plus fales qu'il foit poffible d'imaginer, en négligé, avec des fouliers de fatin blanc ; & les meilleurs les conduifoient gallamment à régule (car c'étoit un dimanche) en habits biens de velours, avec de grands chapeaux de Kevenhuller. Il s'y trouvoit quelque figures originales ; & fi Leonardo da Vinci eut été là , il fe feroit mis à l'ouvrage avec fbn pinceau dans la minute. C'étoit un fpeéhicle très-comique. 11 n'y a en effet rien en cette place qui puiffe occuper la curiofité d'un homme pendant deux heures : les bâtiments font très-mauvais; & comme mon ami me dit dans le comptoir, je crois, que les vaiffeaux dans le port font ce qu'il y a de plus beau à Memel. " Le chemin de là jusqu'à Koningsberg eft fur nn banc de fable d'environ quatre-vingt-trois milles de long, & dans plufieurs endroits d'un mille de large : nulle part la largeur n'excède trois milles. Cet étrange banc de fable fe termine un peu vers le nord de la ville , dont il eft féparé par un canal d'environ un demi-mille de large. lorsque le temps eft beau, & la mer calme, la route eft très-agréable, le fable fur les bords de l'eau étant dur & ferme. Malheureufement pour moi , un vent d'oueft'fort impétueux pouffa les vagues beaucoup plus avant fur le rivage que de coutume. Je pafl'ii le canal à deux heures de I'aprè>dlnée, & j'arrivai à la première pofte fur le fuir. Je ne me fouviens pas d'avoir eu jamais une plus terrible nuit : non feulement il pleuvôiç fans interruption, mais le vent qui avoit augmenté toute la journée changea en ouragan. La mer étant pouftée beaucoup au delà des bornes ordinaires, força les poftillons de marcher dans l'eau qui couvroit fou vent les roues de devant de La voiture, &: rugiiToit dans mes oreilles comme un tonnerre. Dans une pareille fituation je ne pouvois pas prendre beaucoup de repos: plus d'une fois je craignis d'être culbuté dans la mer, & ce ne fut qu'avec la plus grande précaution qu'on empêcha la voiture de fe renverfer. Le jour vint fort à propos après une pareille nuit. Sur les -huit heures du matin nous arrivâmes à une nfférab'e chaumière, appellée auberge, où je trouvai les pauvres habitants occupés à bouillir des eitrouilles, qui font un des principaux articles de leur nourriture. Les femmes reflembîent plutôt à des forcicr es qu'à des créatures humaines: elles n'ont d'autres coéllùre que leurs cheveux , & elles font à peine couvertes jusqu' aux genoux. Lu parmi les chevaux dans une grande écurie, je fis mon déjeûné & je bus mon caffé fort tranquillement J'atteignis le bout du banc de fable, où il joint le "continent, fur le midi, & je fus fort aife de me trouver encore une fois fur 3a terre ferme, après avoir marché pendant vingt deux heures-fur le rivage-de la mer baltique, & quelquefois au milieu de fes vagues- Il y a environ vingt milles d'ici à Koningsberg ;ie pays eft plat, mais bien cultivé. Je pasfai presque fous les roues, où les cadavres de quatre malfaiteurs qui furent dernièrement exécutés font expofés. Je détournai les yeux de cet affreux fpcétacle, également humiliant & lugubre pour un cœur qui. a des fetiments d'humanité. Etant arrivé aux portes de la ville, un officier de la garde examina mon pasfe-port, & un îôiuat, la baïonnette au bout du fûfil. monta1 fur le flege de la voiture ; le poftil-lon fbnna du cor, & je fus conduit comme un prifonnier d'état par plulieurs rues jusqu'au bureau. Là je fubis une autre recherche à la prusfienne, après quoi on me permit d'aller à une auberge. Je ne partirai point d'ici avant demain au foir; & même alors je le ferai avec répugnance. La fortune qui dispenfe ordinairement fes faveurs avec caprice, m'a recompenfé ici largement pour mon peu de fùccès à Memel. Un homme de cot> dîtion , avec qui je fis connoisfance le jour de mon arrivée, me fit l'honneur de m'inviter à un bal qui dévoie fe tenir chez lui le lendemain au foir ; j'y allai fur les fix heures. Le temps étoit beau' & les dames étoient afliies fbus un berceau dans le jardin, tandis qu'une bande de muficiens jouoit des inflruments. Je me préfentai à toutes fans diftindion, laisfant à mes propres fentiments à décider à qui je donnerois la préférence. Dans çefie utuatiqn ce ne fut pas la beauté qui détermina mon choix. Quoique la demoifelle qui attira toute mon attention la pofsédât dans un dé-gré éminent. Dirai-je que ce fut un pur Tiazard, un cas fortuit, où nul autre motif n'eut part? ou n'y a-c-il pas plutôt quelques caufes inconnues, quelque fympathie fecrette, foit entre l'esprit où le corps, qui par une énergie fubtile Sc irréüflt-.ble attirent certaines perfonnes, dans le feindesquelles la nature a formé une certaine conformité de fentiments pour fe donner un mutuel plaifir? Quoiqu'il en foit de ces caufes cachées, j'en ferais l'effet. Les pallions ne dépendent pas du. rationnement, & on peut fentir l'admiration fans . la définir. Sa taille étoit bien prife & formée avec fyinmétrie. Une délicatesfe mêlée de langueur formoit fon caractère. Gît agrément n'é-toit pas borné à quelque attitude particuliere, ù certains traits, ou à un regard; il étoit répancju N4 fur toute fa perfonne, & on l'appercevoit ausfi diftinctement dans le mouvement de fa main, que dans les changements de fes yeux. Le temps n'a-voit encore rien ôté à fes charmes; mais une maladie avoit lai si e la pâleur fur fes jouei, fans diminuer les agréments de fà perfonne. Elje étoit né;:;à lier lin d'une famille françoife. Elle par-loit parfaitement cette langue, ainfi que l'Italienne, &. elle lifoit le Tasfè & BoÜeau avec une égale facilité. Guarini auroit pu écouter avec autant de ravissement que moi, lorsque d'un ton de voix le plus charmant, elle chanta fon QPri-fnovèra Gioventu del anno. Sa fanté ne lui per-mettoit pas de danfér ; mvis elle me recommanda Ton amie, une. jeune demóiièlle très aimable, 'fi les charmes de ma déesre n'avoient pas éclip-fé fa beauté. La mufique ni la danfe n'eurent point d'attraits pour moi, & je retournai bien vite de cette espèce'd'esclavage pour me mettre à coté d'elle; pour obferver tous les changements de fon vifage, & entendre les doux accents de fa voix. Elle ne fut pas in-fenfible à cet hommage plus .flatteur en effet pour elle qu'un volume de compliments. Elle étoit une du petit nombre des femmes qui fa vent que l'amour ne s'allie pas avec le babil. Elle me pria de lui apprendre l'rAnglois, & me promit en retour de m'enfeigner ' l'Allemand. 3,'.De temps en temps," ajouta-t-elie4 ?, nous pourrions avoir recours, pour nous amufer „ plus noblement, au Pajîor Fido, ou à la Gierti* ?, faîemme. „ Que ne puis-je accepter cette offre? pourquoi ne pas profiter d'une pareille occafion? puis-je avoir un meilleur maître 11 je parcours tous les cercles de l'empire?'Le génie même de la langue me paroîtroit différent, lorsqu'elle daig-neroit me le montrer, & toutes fes duretés lè-roient adoucies, en pasfant par un tel milieu. Je ne fais ce qui en arrivera:" l'espérance ne fort jamais du cœur de l'homme:" mais pour le prélent des obftacles infurmontables m'empêchent de rester h Koningsberg. C' e s t une très-grande ville ; je ne la crois pas moins étendue ' que Copenhague. Elle contient 50,000 habitants, fans y comprendre 8coo fol-dats ; c'eft un amas de maiions & de rues fans élégance, fans beauté & fans ordre : les bâtiments font dans un mauvais goût, & pour la .plupart vieux: Jl y a ici une académie fondée par un des premiers ducs1 de Prusfe; mais nos écoles de grammaire en Angleterre valent beaucoup mieux. Un profefleur me montra la bibliothèque & les autres appartements: il n'y a rien qui mérite attention, excepté le fàuf-conduit original donné par Charles V à Luther ; lorsqu'il alloit à la diète de Worms en 152]. Cette pièce eft fignée de la main de l'empereur & mérite d'être confervée. Konings- N.5 ■ berg fait un commerce confîde'rable en chanvre & en lin; mais elle eft à fept lieues d'Allemagne• de Fiilow, port de mer à l'embouchure de la rivière de Pregeî ; de façon- qu'il n'y a que de petits vaisfeaux qui puisient venir jusqu'à la ville. Le Roi de Prusfe régnant n a.témoignéaucun attachement pour cett partie de ces"domaines, & il n'a pas vihté - la ville depuis 1753 , quoiqu'il vienne tous les ans faire la revue générale des troupes à Graudéntz près de Marienwêrder fur la Viftùle > à peu de diftance d'ici. La rivière eft ici fort étroite % mais il y a quelques jardins charmants fur les bords. On m'a dit qu'un roi de Bohême fonda Koningsberg en 1255, cette partie de la Prusfe apartenant dans ce temps-là à fa' couronne. La demoifelle dont je vous ai parlé, a été le feul motif pour prolonger mon féjour. La politesre -franche & fincere que m'ont témoigné un marchand anglois & fa femme, dont le nom eft Collins, m'a fait oublier Memel : cette femme eft Prusfienne; mais • peu de dames angloifes posfedent le moitié de fon pouvoir de plaire. Je vais dans le moment fou- ' per chez elle;-ainfi, adieu! Dans peu de jours. ■ j'espere de vous écrire de Dantzic: en attendent je vous prie de me croire. Votre &c- ^^^^^^^^^^^^'^^^^ LETTRE XVII. Eibing, Lundi. 22 d'Août, I774- JE partis de Koningsberg ïamedi - matin, & je continuai ma route le long des bords de la rivière de Pregel, par des plaines fertiles* " Ce toit un des plus beaux jours de lu laifbn, les chaleurs étoient tempe're'es par un vent frais; & toute la nature oifroit un afpecT rrarrr. Je rL arrêter la voiture fur une petite hauteur, à peu de diftance de la ville, & jettant un regard fur le grand nombre de fes .tours que le foieii do-roit; des larmes de trouble & de defefpdir me vinrent aux yeux Se dim;nuo;e;n les enarmes fie la perfpective. Mais l'imagination chalfa bientôt la triftefié, & je la vis de la plus haute tour de Koningsberg, le mouchoir à la main, me dï-fant en 'vain le dernier adieu. Alors je continuai mon chemin, en donnant une libre carrière à ces vidons d'un bonheur futur , à ces efpéran-ces de réunion auxquelles l'efprit de l'homme a toujours recours, lorSm'il eft accablé de douleur, ces efpérances trompeufes , quoique l'efprit eu connoiiïe la 1 utilité, peuvent pour le moment calmer la douleur, & nous enchanter par leur magie. L'essieu de la voiture le rompit dans l'après-dînéc; & comme il falloit quelques heures pour en faire un nouveau, je fus forcé de refier dans le village où cela arriva, jufqu'au lendemain. Le lit & l'appartement où je dormis la nuit auroient pu fervir de modèle à Pope pour décrire celui ou Villiers expira. L'imagination auroit de la peine à en-concevoir un plus miférable & un plus fom_ bre. Le lendemain matin je déjeunai à Frawen-burg. C'eft une petite ville fkuéje dans une plaine fablonneuié-lur le rivage de la mer. J'allai voir l'églife qui a été tres-célebre dans les fiecles pas-fés. Elle eft fituée fur une colline où on.jouit . d'une agréable perfpeétivc., Elle appartonoit autrefois aux évèques d'Ermeland, qui étoient des princes féculiers & ecciéfiaftiques, comme les évèques élecl:eurs-.de -l'empire d'Allemagne : ils étoient ^ nommés par les.rois de Pologne, & étoient vas-feux de ce royaume. Leurs revenus ne valoient ; pas moins que -39,000 ducats par an, & leurs domaines étoient coniidérables. Le Roi de Prune, a regarde ce fief comme lui appartenant,.& en conséquence il s'en efl: mis en poîlefiion. L'évêque d'à préfent eft un jeune gentilhomme polonois, qui fut invefti de la dignité, il y a quelques années, par fe Roi Staniflas. On dit qu'il poffede au fuprême àëkré l'art de plaire, & que par fes bons mors & fon efpri'c enjoué il s'eft mis fort avant dans les bonnes grâces de^fon nouveau Souveram, qui a eu la bonté de lui accorder une penfîon annuelle de 6000ducats furies revenues de l'évéché, avec laquelle il r'-fide à préfent à Cracovie. Je reviens à l'églife de Frawenburg : elle appartient aux catholiques, & on y célébroit le ferviee du matin lorfque j'y entrai. Comme on m'avoit dit à Koningsberg que i'immortel Copernic y étoit enter-rj, je fus très-impatient pour voir fon tombeau ; mais je fus trompé dans mon attente. Un des prêtres me dit, que, quoiqu'il eût été chanoine de h cathédrale, fon corps étoit enterré à Torn, Heu de fa naiffance. On montre cependant encore l'appartement qui lui appartenoit; & les chanoines reçoivent encore aujourd'hui l'eau par une machine de fon invention, qui l'élevé d'en basa une grande hauteur, d'où elle eft diftribuée dans toutes les parties de leur refidence. Je vis cette machine, & quoique je fois le juge le moins compétent dans tout ce qui dépend des principes de l'hy-droftatique cependant je fus frappée, de fa grande fimplicité. La célèbre machine de Marli fut conftruite d'après le plan de celle ci par ordre de Louis XIV. -H n'y a pas plus de vingt milles de Frawen- burg à Elbing, où j'arrivai Mer au matin, & que je quitterai ce foir. Cette ville fut fondée car une colonie de Lubec, la Tyr de la Mer Baltique vers l'an 1234. Elle eft fituée, fur une petite rivière qui tombe dans la mer à cinq milles de là, mais qui n'admet que de petits vaiffeaux-Pillovv fort également de port à Koninsberg & à Elbing. Les chevaliers de Tordre teutonique en furent feigneurs pendant un grand nombre d'années ; mais en [450 les habitants fecouerent leur joug. A cette époque on peut dater la fplendeur de leurs annales. lis devinrent commerçant^, riches & puiflants ; il furent refpjctés par tout le Nord , & firent même la guerre aux róis de Danemark & de Suéde avec fuccès Guftave Adolphe, prit la ville ; mais fa mort prématurée, & la paix de Weftphaiie qui fuivit en 1648, lui rendirent fa liberté. Charles XII la prit par aiTaut au commencement de ce fiecle parcequ'elle fuivoit le parti d'Augufte fon ennemi. Les retranchements de fon camp font encore vilibles à peu de diftance des remparts. Elle demeura libre depuis ce temps-là fous ia protection de la Pologne j & elle étoit accoutumée d'envoyer deux membres à la diète de ce royaume , jufqu'au '3 de Septembre, 1772 que le général du roi de Pruffe en prit poiTefîion au nom de fon maître, & en chaffa la garni ion po-lonoife de 200 hommes, qui voulut faire quelque reTiflance. L'aigle noir a pris la place de k croix, leurs anciennes armes, & il paroît fur toutes les portes de la ville. Ils commencent de'ja à fendu la rigueur & la rapacité' de leur nouveau gouvernement, qui menace d'engloutir toute la Prune Polonoife, & d'éteindre la liberté & le commerce dans une ruine générale. La ville contient environ quinze mille habitants. L'architecture des maifons eft la plus grotesque & la plus finguliere que j'aie vue en Europe. Elles font terminées en pointe ; & prefque tous les étages d'enhaut font m>, habitables, étant déûgnés pour des greniers & non pour demeure. Elle étoit autrefois fortifiée dans le goût gotique, & entourée d'une tranchée; mais ces fnibles remparts ont été en grande partie démous depuis quelle eft devenue fujette de ce nouveau maître. On me permit par une grâce particuliere, de voir les tréfors dernièrement découverts ici, &. dont on a tant parlé dans les papiers publics par route l'Europe. Ils font enfermés dans trois grands coffres, fous un appartement voûté de la maifon de ville, où ils ont été nombre d'années, fans qu'on y ait touché. Il n'y a point d'argent en efpecc, ce font des ornements que les prêtres portoient dans la célébration du fervice divin, La grande beauté du travail en conftitue principalement le prb:; la valeur intrinfeque n'excé-: dant pas 25,000 écus, ou 6coo livres fterling. Je puis vous rapporter la véritable hiftoire de ce trélbr, puiOue je la tiens de la perfonne même qui en a la garde. Lorfque la ville fut prife par Guftave Adolphe, il mit les Luthériens en poifeflion de la cathédrale qui appartenoit auparavant aux catholiques. üladiflas roi de Pologne la Jeur rendit quelques années après; mais les pieux feélateurs de Luther trouvèrent moyen de cacher la plus grande partie des richelfes qui appartenoient à fes premiers propriétaires, & les mirent dans cette retraite obfcure. Lefecret étoit dangereux, connu de peu de perfonnes, & tres-bien gardé. On attend maintenant les ordres de fa majefté concernant la difpofition de cette argenterie. Comme ce prince n'eft infatué d'aucune fuperftition ni religion particuliere , il en fera peut-être le même ufage que fit autrefois Balthafàr des vaiffeaux du temple des Juifs en la convertiffant en vai Hélle pour fa tab;e: mais les catholiques efperent mieux de fa piété. Dans la même chambre où ces faintes reliques ont écé découvertes on a a uni trouvé plufieurs labres qui a voient appartenus aux chevaliers de l'ordre teutonique. Je les examinai avec beaucoup d'attention , & je ferois pre que tenté de croire que ce ne font que des armes d'ostentation, comme les armes d'Alexandre aux Indes, pour donner à la poftérité de fauifes idées de leur leur force & de leur valeur. Leur poids & leur grandeur font fi énormes,que quoique j'en aie me-'* furé un, je crains de vous en dire la longueur» Rien ne peut être plus groflîer & plus barbare que leur conftrucr.ion : deux pièces de fer forment la garde, & la poignée efl entourée d'une bande de cuir croifée. Ce font réellement des objets de curiofité & d'admiration. Je pars dans l'inftant pour Marienbourg qui n'eft qu'à vingt milles d'i-ci. Je fuis Votre &t. LETTRE XVIIL Marienbourg, Mercredi, 24 d'Août 1774. J'at goûté tant de plaifir à examiner un des plus beaux monuments de l'ancienne magnificence, qui nous relient maintenant en Europe, que je ne perdrai point de temps pour vous en donner 1a defcription, pendant que les imprenions qu'il a faites fur mon imagination font encore récentes. Nous devons cet ouvrage à Un ordre de chevalerie; les Chevaliers Teutoniques en étant les fonda, teurs. Comme j'ai tant de fois fait mention de cet ordre dans mes dernières lettres, je vous épar* gnerai Ja peine d'avoir recours à des volumes pois 11 o Voyage vers * différentes parties dreux en vous donnant un petit abrège de Jeta? .origine, de leur grandeur, & de leur extinction. La folie, & une fureur religieufe leur donnèrent naiiTance dans les fiecles de ténèbres. L'europe dans le deflein fanatique de recouvrer la terre fainte des mains des Sarafins à qui elle appartenoit, envoya ces efcadrons de faints guerriers l'un après l'autre pour exécuter ce ridicule projet. Ils furent appelles Chevaliers Templiers , Chevaliers de Saint Jean de Jérufalem, & Chevaliers Teutoni-ques. Ils portèrent dans ces guerres le figne de paix &de concorde, la croix, attachée fur la poitrine ou fur les épaules. Ce fut en i ic,i, pendant deur & en puillance. Ces princes le donnèrent à des familles nobles ; & je vis une chartre originale de Si gismond Augufte, écrite en 1507, qui en - fait une ftaroftie royale pour André Gorsley, à condition d'entrer en campagne avec autant de valîaux fou'il y eft mentionné, lorfqu'il en feroit averti par un mandat:de. la couronne. Telle é"toit, comme vous lavez, l'ancienne conftitution feodale par toute l'Europe. Le château pafla Cnfuite dans d'autres grandes familles, & en dernier lieu dans celle des Radzivil, dont les descendants Ie pöfféderent jufqu'en 1772, que douze bouffa rds pruffiens en chaïTerent cinquante fol-dats polonois qui « gardoient. & y arborèrent l'aigle noir. Je ne puis quitter ce château fans jetter les yeux: fur les conquêtes prodigieufes, & les domaines 'immenies de l'ordre teutonique, qui comprenoieht toute l'étendue du pays depuis l'Jngrîé jufqu'aux frontières du Brandebourg.' Lorfqü'on' réfléchit fur cette âflociation extraordinaire d'un nombre de chevaliers errants , expul-fés de Syrie, qui viennent fonder un nouvel empire Tut les bords de la Viftule, qui le retien* nent en entier pendant plufieurs fiecles, & égalent les fotiverains en fplcndeur, on trouve une ample matière pour les fpéculations d'un Fhilofbphe. ' Je m'arrêtai pour dîner à Fredlan:, petite ville environ à dix milles de Schlokaw, & enfuite je continuai ma route. Si vous conf jltez les mappes de cette partie de l'Europe vous trouverez une grande étendue de pays entre Fredlant & Tempelbourg' en Poméranie, qui eft marquée ainfi ,, Waldow' defertum." Mon chemin eftprécifément à travers-: cedéfert qui a au moins quarante milles en longueur, 2 40 Voyage vers différentes parités & qui eft en général aride & affreux. Lundi â une heure du matin j'arrivai à Gaffrow, petite ville dans la grande Pologne, où je fus asfez heureux pour trouver des cheveaux immédiatement ; & à fept heures j'entrai dans un village appelle Treid-nitz, où j'aurois bien voulu dejeuner, mais il ne s'y trouvoit rien. Le pauvre homme à la cabane duquel je m'arrêtrai pour rafraîchir les che v aux, me dit qu'il n'avoit point vu de caffé depuis quinze ans, que rien de tout cela ne fe trouvoit dans le village; mais qu'on pouvoit en avoir a Tempel bourg qui n'étoit qu'à douze milles delà .11 n'y avoit point de milieu, & par conféquent je paffai outre, & j'arrivai à Tempelbourg fur les dix heures bien fatigué. Là commencent les domaines héréditaires & légitimes de fa majeflé pruffienne : mais combien n'ya-t-il pas ajouté en s'emparant de toute laPrus-iè poionoife, de l'évêché d'Ermenland > des villes, libres de Culm, d'Elbing & de Marienbourg , de la province de Cujavie en Pologne & autres districts de moins d'importance? Thorn, Dantzic & Posna doivent néceflairement tomber entre fes mains , à moins que quelque puiffance n'intervienne ; & il eft incertain quels limites un fouverain fi ambitieux mettra à fon pouvoir. Je lai fie à de meilleures têtes que moi à déterminer à quel point le fyftême. général du pouvoir eft affecté par ces changements, dont vous n'avez que des idées ùks imparfaites, & très fausTes'en Angleterre. Le partage de la Pologne, royaume fi peu connu, quoique plus grand que les neuf cercles de l'empire d'Allemagne frappera la poftérité d'étonnernent; quoique dans ces temps-ci on le regarde avec tran-quilité & indifférence. Cela juftiSe la remarque du Cardinal de Retz, que les événements dé notre liecle, quelque extraordinaires qu'ils foienc rte nous affectent que foiblement; & qu'il faut du temps pour leur donner leur véritable poids & grandeur qui le perdent lorsqu'on les voit de trop près. Je pasfài hier par trois ou quatre petites villes entre Lempelbourg & cette place, qui en efu éloignce de cinquante milles. La famine & la mifere y regnoient partout. Ce ne fut qu'avec beaucoup de peines, & après des inftances réitérées , qiic j que. Tous les meubles & les ornements de fa maifon font des marques de fon bon goût. Ses chambres font ornées des bultes antiques, & la Venus Célefte efl vis-à-vis de la Venus Egyptienne, Cléopatre. Il a voyagé en Angleterre,, en France, & en Italie ; & il a fait une campagne, il y a quelques années, contre le Turc 1 tir les bords du , Danube. Si l'on ajoute à toutes ces belles qualités, les manières les plus polies & les plus engageantes, on aura une idée du prince le plus aimable & le plus accompli. Nous foupâmes hier au foir tête à tête ; il me donna une perdrix & une bouteille de vin de Hongrie; C'étoit un de ces fbupers qu'Horace appelle iVoç-tes canaque Dcûm, fans cérémonie, fans cette oftentatióti, & cette étiquette gênante qui régnent communément chez les grands, & qui éloignent les vrais plaifirs. J'aurois continué* ma route ce matin, fi fes follicitations presfantes ne rn eusfent pas détenu. Je viens dans ce moment de lui dire adieu avec autant de regret que de reconnoisfance. 11 y a encore un autre plaifir, s'il efl permis de l'appeller ainfi ; dont je fuis redevable à cette ville; c'eft d'avoir vu la belle prifonniere, la princesfe royale de Prusfe. Mais il n'y a que lVil qui puisfefe fatisfaire; car il eft févêtement défendu d'approcher d'elle ou de lui parler. Je ne vous raconterai pas fon hiftoire, qui eft asfez connue dans toute l'Europe. Elle a à préfent vingt-huit ans, & elle a été prifonniere pendant cinq ans Elle eft belle & aimable, de taille médiocre i bien proportionnée, & très-adroite dans tous les exercices du corps.. Elle a. le nez long & pointu comme toute la famille de Biunswic Wolfenbuttel, dont elle descend. U y a cependant quelque choie de trifte dans fa contenance, dont il n'eft pas difficile de deviner la caufe. La manière dont elle vit eft asfez defagreable, & elle eft bien capable d'effacer les fautes Quelle £ commues. Dans la fleur de ion âge elle eft en-, fermée, dans une fortresfe lugubre, bâtie dans quelque fiecle barbare par un duc de Poméranie, or. elle a trois ou quatre appartements, qui, fi l'on ajoute foi aux rapports, ne répondent pas à fou rang & à fa dignité. Ses appointements ne montent qu'à 7600 dalers de Prusfe, qui ne font, pas 1200 L. St. avec quoi elle eft obligée de fe procurer tout ce dont elle a de befoin. Deux valets & deux filles de chambre compofent tout fon domeftique. Elle n'a jamais. eu. la pernââ-§on de fortir hors des portes de Stettin jus- 8L3 jufqu'au mois paffé , que cette liberté , lui fut accordée. Une de fes femmes l'accompagne toujours. Toutes les dames ont libre accès auprès d'elle; mais il n'y a que deux hommes qui aient la permiflïon de lui parler. Ce font le Duc de Beveren, & le gouverneur, un officier encore plus avancé en âge. Le prince de Delfau, quoique très familier avec e\le avant fa difgrace m'a affuré qu'il ne lui a jamais parlé* Je crois que ma vertu ne tiendroit pas contre une pareille tentation, & fi j'érois placé fi près d'un pré-cipi?e fi dangereux, j'y tomberois infailliblement. L'hifbire d'Araxas m'a toujours paru plus touchante & plus naturelle, que la conduite de Sci-pion avec fa vierge Ceîtibérienne , qui, file fait eft vrai, étoit plutót une froideur de tempérament, qu'un effort divin de vertu & de magnanimité. J'eus hier le plaifir de voir fbn alteffe à cheval : elle étoit habillée en amazone , & elle montroit beaucoup d'adrefie à manier le cheval qu'elle montoit. Elle étoit aflife en cavalier, félon la coutume d'Allemagne, & elle faifoit une ^ui e tr^.5 galante, Toute cette après-dinée j'ai été occupé à la regarder de la fenêtre de la chambre où je dînai avec le prince Delfau, vis-à vis de laquelle elle fe promena plufieurs heures. Son habillement n'étoit aucunement royal, une robe de chambre de foie, & fes cheveux COè'fTés fort fimplement ne donnaient pas lieu de fcupçonner fa qualité; mais fon pied, le plus petit & le plus-mignon du monde étoit une beauté naturelle qui n'avoit pas beibin des ornements de Part. Vous vous moquerez de cette defcriptioa minutieufe, & de me voir revenir à. tout moment à cette princefle; mais je fuis touché de la iituation; & je compatis au fort d'une jeune femme qui palfera probablement la vie dans cette trille priion, & dont le crime , vu les cir-conllances, ne méritoit point une punition fi fé-vère. Je me fais li fort occupé de cette infortunée prince lie que je ne vous ai pas encore dit un mot de Stettin. A vous dire le vrai, je n'en fais pas grand' chofe. Il y a un grand nombre de maifons , un grand nombre de rues, deux grandes églhes, une rivière, un quai, & à ce que l'on me dit, un commerce fort étendu. Le nombre des habitants monte environ à 15,00c. Voilà la fomme de mes connoilîàr.ces au fujet de cette place. J'et ois à la parade ce matin lorsque le Duc de Beveren fît la revue du fécond bataillon de la garni fon. Tous les Soldat9 font d'une belle taille, & ils excécutent les différentes manœuvres avec une rapidité & une adrelfe -fur prenante s. -Q.-4 C'eft avec raifon qu'on dit que l'exercice Pruölen furpailé mus les autres de l'Europe. Je para demain-matin .pour Strelitz. Adieu ! Votre &c. L ET T RE XXI. Verden, Jeudi, 22 Septembre • ' :. '' ;• '"'^.f rv^f:,. JE fortis de la Pomcranie , & j'arrivai avant la nuit a Fœnijow dans le. brandebourg. C'eft une grande ville iitue'e fur un lac, &-comme presque coutps les -autres villes de la Truffe remplie de foldats. 11 n'y avoit delà que cinq nulles, (j'entends des milles d'Allemagne) jusqu'à Strelitz.; mais les chemins étoient li mauvais que jern'-y, arrivé, que, ie lendemain a imdu quoique j'euile marche toute la nuit. Les me-iures .font fi peu exactes qu'il eft imposable de déterminer précifément ce que c'eft .qu'un mille. On a deux divifions; Klein (ou petit) milie , & Stark(ov\ grand) mille. Le premiers contient généralement çntre quatre & cinq milles anglois ; mais je ne puis déterminer'la longueur de l'autre, d'autant qu'il contient quelquefois cinq ; quelquefois lix, Se fpuvcnt fept de nos milles. Le duché de Meck. Icn^ourg Strelitz. commence à cinq ou lix miiies-an-, glois de cette viliegui eft- teltemeiitentourée de bois de fapins & de chênes, qu'on ne peut la voir quc brsqu'on en eft fort près. L accueil gracieux que me fit le duc m'engagea a y refter trois jours, il étoit - à ion petit palais de. retraite, quil a bâti a quatre mille s de Strelitz, & qu'on, nomme ]e pJai^r. d'Adolpue. Il eft fitué fur les-boi-js d'un petit lac, mais tout le pays, à l'exception d'un petit efpace qui entoure la maifon,-eft couvert d'épaillés forêts. Pendant l'hyver il. fait fa ré.ûdojttcjç au nouveau Sre&z où il a un. palais pius. grand-, & où il tient une cour de fouverain,. Je n'eus pas l'honneur de voir laprin-celfe de . Mecklenbourg , pareequé une maladie dangereufe la tenoit au lit depuis. quinze- jours La ville du vieux Strelitz eft petite, & comme les ducs. n'y_ont point eu de palais pendant un grand nombre d'années , elle ne renferme rien qui puiflb. piquer la curiofité d'un voyageur. Je la quitttai.. il y a huit jours, & je pris la route de;Ze]lpar> le Brandebourg. Je m'arrêtai à Miro.w , petite ville fur les frontières du duché , pour voir. un palais où fon Alteiîe m'a dit que la reine d'An-, gleterre & toute la famille ducale eft jiée. li ■ eft bien bati , mais il n'eft point meublé à pre-; fent, & le duc d'aujourd'hui y va très rarement. Je pourfuivis ma route .ce jour-là & le fuivant par les terres du roi de Pruffe, Se j'arrivai dans paprès-dînée "fur les bords de l'Elbe. C'eft une rivière majeftueufe, quoiqu'elle ibit ici forr éloignée de la mer. Elle fépare le marquifatde Brandebourg du duché de Lunebourg. Je la pas* fai dans un bac, & j'entrai dans les domaines de mon fbuverain qui font du côté oppofé. Je vins la même nuit à la petite ville de Dane-berg. - Il faifoit un beau clair de lune, & corn-me il y avoit encore cinquante , ou foixante milles jusqu'à Zell, j'étois rcfolu de ne pas per« dre un moment. L'hôte, quiparloit François m'exagéra avec beaucoup d'éloquence les incommodités de la route, & la longueur des milles jusqu'à Ultzen, la première place fur mon chemin. Il n'y a pas un village, dît il, d'ici à cet endroit ; ajoutez à cela que vous ne devez pas efpérer d'y arriver avant fix heures du matin-, à caufe du fable qui couvre le chemin. Je commandai donc des chevaux pour les fix heures' du matin, croyant de pouvoir arriver à Zell le même jour ; mais je me trompai, & je fus encore obligé de pafier la nuit dans une miférable cabane, où l'hôte me dit, pour me confcHer que le roi régnant de Suéde (probablement par le même accident) avoit logé ii y a quelques années. J'arrivai à Zell dimanche au matin, & je n'en partis que hier. J'eus l'honneur de dîner avec fa majeûé la Reine de Danemarc le lundi. La princefle de Jîrunswic a été ici pendant quinze jours en viûte, Brunswlc étant très peu éloigné de Zell. J'avoue que j'étois très-curieux de voir cette jeune reine dont les malheurs ont déjà interene presque toute l'Europe ; qui dans la fleur de ion âge a été chasfée d'un thrône qui n'éroit pas digne d'elle , & que l'avenir rappellera probablement, à la fatisfaction de tout le mondé. Vous vous fbuvenez du fort de Marie de Medicis: fbn pouvoir , fon exil, fon retour font le fujet des tableaux immortels de Rubbens dans la gallerie du Luxembourg. La Réunion de Chriftian VI avec la reine poura fournir au pinceau du génie un fujet auflu noble que l'hiftoire de Louis XI il & de fà mere; mais où trouvera-ton un Rubbens pour l'exécuter. Le château o*e. Zell où fa majefté réfide, eft détaché de la ville; ii eft fortifié & entouré félon la méthode ancienne d'un large folle plein d'eau. Il fut bâti par un duc de Zell avant que ce duché paffa dans la maifbn de Hannovre. Le pays d'alentour eft défert, fablonneux & désagréable. Il eft éloigné de cinquante milles d'ici, & la route eft auffi trifte qu'on puifle l'imaginer, à un peu plus de mi-chemin de l'autre côté de la rivière Aller, eft le petit palais d'Ahlden , célèbre par l'emprifonnement de l'électrice Sophie , femnae de George i Elle y mourut un- peu avant l'avènement de ion fils au thrône. On dit qu'un jour il fit des tentatives pour la voir & îui parler, & que fêtant féparé à ce deflein de (a fuite, il vint, à l'imprévu au château: mais que le gentilhomme qui la gardoit lui refufa l'entrée, & prévint la rencontre-du prince & de fa mere. •J'avOTS toujours cru que Verden étoit une ville piu? grande & de plus- d'importance. La cathc: draîe eft un objet de curiolité à caufe de fon antiquité. On dit qu'elle fut bâtie par Chaiîe-magne en 786 après les conquêtes fur les Saxons. Les portraits des évêques depuis cette époque jus--qu'en 1566, que la Religion Luthérienne fùpplanta la Catholique, font peints fur les murailles du chœur. Je ne pus m'empêcher de rire en regardant le premier, qui félon Tinfcription qui eft au dcffus de fa tête étoit faint, comte & abbé; mais qui nonobstant tous ces titres fut afîaffiné après fon inverti-tare par les Saxons païens qui n'eurent aucun égard ni à fa couronne ni à fa crofle. La Cathédrale d'aujourd'hui n'eft pas auflt ancienne que Çharlemagne : elle fut bâtie au milieu du qua* torzieme fieele, l'autre ayant été réduite en cendres en 1313. Un antiquaire y trouvéroit anv pie matière pour fes recherches, tout le pavé étant couvert de tombes où on voit des portraits & des infcrjptions mutilées & prefque indéchtf- ftables. Devant le maître-autel eft un monumenr» de marbre d'un travail exquis, élevé à Philippe Sigismond , né en 1568, qui étoit Duc de Lu-nebourg & évêque de Verden, à préfent il n'y a plus d'évêques, le fiege étant totalement aboli. Vous lavez que George I achetta la ville de Verden de Frédéric IV, Roi de .Danemark, qui s'en étoit emparé pendant le féjour de Charles XII en Turquie, à qui elle appartenoit auparavant. La ville ne contient que 500 habitants, non compris un bataillon de troupes Hanovriennes. Elle eft fituée fur les bords de la rivière Aller, mais elle n'a aucun commerce, & les bâtiments prouvent fuffifamment qu'elle eft très-pauvre. Il n'y a que vingt milles d'ici à Brème où j'efpere d'arriver ce foir, La voiture eft à la porte. Ainfi adieu. ..... . ......_ ..., ...v ■ - LETTRE XXII. Brème, Dimanche, 25 Sep* tembre 1774. Cette ville eft grande, riche, & très commerçante ; mais elle n'eft pas agréable, & elle mérite très-peu l'attention d un voyageur. Si là vie de l'homme étoit une fois plus longue qu'elle n'eft, on ne feroit pas tenté de l'aller voir une féconde fois. Il faut cependant avouer que j'y fus fans lettres de recommandation, rarceque je ne l'avois pas comprifedans le plan de mon tour. Toutefois par le fecours de mon hôte, aux bons offices duquel la nécefîité m'a rendu redevable, j'ai vu tout ce qui mérite attention ici, & je quitterai la ville cette après-dînée, très-fatisfait du féjour que j'y ai fait. J'ai vu une chofe très extraordinaire que j'aurois eu de la peine à croire, fi je ne J'avois vu de mes yeux. J'avois toujours cru que les cadavres enterrés, ou expofés à l'air fans préparation pour les défendre de fes attaques, fe cor-rompoient néceffairement, devenoient puants, & fe pouriffoient. L'art d'embaumer eft très-ancien, & il fut inventé pour préferver les corps de ces fuites inévitables de la mort ; mais qu'ils puiffent refter entiers pendant plufieurs ûecles, fans le fè- tours de Part, c'eft ce que j'ai vu prouvé fi in-conteftablement dépuis mon arrivée, que je me perfuade qu'il n'y a pas l'ombre d'en douter. Sous ï'églife cathédrale il y a un appartement voûté , foutenu par des piliers ; il a foixante pas de long for trente de large. La lumière & l'air y lont conftamment admis par trois fenêtres , quoiqu'il foit plufieurs pieds au deflous du niveau de la terre. On y voit cinq grands coffres de bois de chêne, qui renferment chacun un corps* Je les examinai pendant plufieurs heures. Le plus curieux & le plus parfait eft celui d'une femme. La tradition dit, que ce fut une comteffe angloifè, qui mourut à Brème, & qui donna ordre de placer fbn corps dans cette voute fans l'enterrer, dans l'attente que fes parents le feroient tranfporter dans fon pays. On dit qu'il y a été pendant deux cens cinquante ans. Quoique la peau foit partout ridée, cependant les traits de fbn vifage font fi peu changés , qu'on voit clairement qu'elle étoit jeune & même belle. Elle a le vifage petit & rond, le cartilage du nez & des narines n'ont fubi aucune altération : fes dents font toutes fermes dans leurs alvéoles. Les joues font enfoncées, mais cepen. dant beaucoup moins que dans les corps embaumés que j'ai vus. Ses cheveux ont maintenant dix-huit puces de longueur; ils fbnt très-épais 6c fi forts qu'ils peuvent foutenir le corps. Le linge extrêmement fin qui couvre le corps prou; ve que cette dame dévoie être d'un rang diftingué; mais j'ai fâché en vain de me procurer quelque éclaireiffement fur fbn hiftoire & fon Jwwg ; quoique je me fois donné beaucoup de peines à ce fujet. L'hôte de l'auberge qui étoit avec moi médit qu'il l'avoit vu depuis quarante ans & qu'il ne re^ marquoit pas la moindre altération. Dans un autre coffre efl le corps d'un manœuvre, qu'on dit avoir été écrafé par la chute, en tombant de l'églife. Sa bouche eft ouverte, ainli que les paupières ; & fes yeux font déféchés. Tout fon corps marque une mort violente. .Un petit enfant qui mourut de la petite vérole eft encore plus remar-. quable. Les marques des puftules qui ont percé la peau fur les mains & la tête font encore vifibles. On croiroit cependant qu'un corps, mort d'unepa* reilie maladie , doit néceffairement contenir en foi le levain de la putréfaction. Les deux autres font moins extraordinaires. Il y a aufii dans cette cave des coqs d'inde:,- des faucons, des belettes fufpen-dus à la voute, quelques-uns depuis un temps immémorial, d'autres depuis peu, & qui.font tous très-bien confervés. La peau,, la chair, les plumes ; ne font aucunement altérées. La caufe de ce phénomène eft fans doute la féchereffe, de cette ca-ve, envain voudroit-on en chercher une autre. Le magiftrat ne permet plus qu'on y mette des nou-* veaux; veaux corps. Et-il n'y a point d'autre chambre fouterraine qui ait la même propriété. Cette cave auroit pu faire d'excellents miracles, il y a deux ou trois fiecles, fi elle eut écé en bonnes mains; mais à préfent les hommes iônt devenus trop fà-ges. Vous favezque cette ville eft célèbre pour fon vieux vin; on le porte des bords du Rhin par des voitures de terre, & on le met dans des caves publiques. Ces caves font d'une grandeur étonnante, elle s'étendent fous toute la maifon de ville & la bourfè, mais elles ne font pas comparables à celles qu' j'ai vues à Oeyras en Portugal, qui appartiennent au Marquis de Pombal, ni à celles du Cap de bonne espérance. Il y a une chambre particuliere appellée la Rofe, où on garde du vin qu'on dit avoir 170 ans, & dont on demande lèpe dalers la bouteille; mais il n'eft pas bon à boire à préfent. Brème eft fuué fur la même Rivière que Verden, qui eft connue ici fous le nom de "Wefel. Les grands vaisfeaux demeurent à douze ou quinze milles de la ville, car il n'y a pas asfez d'eau pour qu'ils puisfent venir plus haut. Elle contient quarante.cinq milles habitants, & on dit qu'elle furpafferoit Hambourg en commerce ii la rivière ne formoit point d'obftacle. C'eft ure ville libre fous la protection de l'empire: & elle R ic nomme république fur la monnoic qu'on y to. JLe Roi d'Angleterre en qualité d'Electeur de Man* novre a certains droits asfez, importants dans la place, & non feulement la cathédrale lui appartient mais ausfi un grand nombre do bd.imcnts publics & privés. 11 posfede ausfi une, espèce de pouvoir fupréme dans la judicature, & quoique lés Magistrats connoisfent de toutes fortes- de'cri-' mes dans le territoire de iîrcme , toutefois fon' délègue' ou baüii d'Ole prononcer la fenténee. Les for-' cifications, quoique bien entretenues ne font d'aucune' conféquence: le parti le plus fort en èft toujours lé maître. Pendant la dernière guerre les François &lesAngiois furent alternativement reçus dans la place, lorsqu'ils parurent devant les portes, parchïcedture des mai fon s efl horrible, & je m'imaginai être de nouveau à Eibing; tous.les étages d'enhaut font, ou ont été autrefois des greniers. Les maifons forment la. perfuective la plus'gro.' tesque, quoique plufieurs Ibient maintenant un peu bâties à la moderne. Tontes les rues font étroites: le quai efl: l'endroit le plus agréable de la ville; on y jouit d'un beau point de vue. Toute la race d'Abraham eft exclue de cette ville; les loix leur défendent d'y demeurer ou d'y faire commerce, ou du moins ii y a une fi forte taxe mile fur leur perfonhès ( un ducat par jour} qu'il ne leur prendra pas aifément envie d'y pa- roître. Cette exclufion des enfants d'Israël a attiré fur les habitants quelques farcasmes: Je ne fais fi c'eft avec raifbn. Hambourg a adopté une maxime tout-a-fait contraire: elle admet cette nation lans diilinction, avec les autres peuples de l'Europe. Je ne fais laquelle de ces deux mefures eft la plus fage, eu égard au commerce; mais la dernière eft la plus génércufe, & refpire plus d'humanité. Si tous les gouvernements ferment leurs portes à ces pauvres vagabonds de Pa-ieftine , déjà accablés de mépris, disperfés, & vivant fans conducteur , &. fans force politique , ou cherceront-ils un alyle. Leur ca» ractere , en qualité de nation, ne parle asfurémet pas beaucoup en leur faveur, & je ne fuis point du tout furpris de leur ancienne paslion pour l'idor latrie, puisqu'il y en a très-peu aujourd'hui, comme je crois, qui ne flèchisfertt pas le genou devant un veau d'or érigé a Londres ou à Amfterdam avec autant de dévotion que leurs ancêtres adorèrent celui de Horeb. Le principe pourroit être un peu différent, quoique j'aie toujours é;é d'opinion que la valeur intrinfeque du premier veau confti-tuoit la partie la plus adorable de fa divinité, dans l'esprit de fes adorateurs, autrement pourquoi Aa-ron ne le fit-il pas d'abord de cuivre. P lut u s & Mercure, font les principales divinités qu'on révère dans cette ville, & comme R 2 je fénat du temps de Tibère, ils ne veulent poinî admettre les dieux des étrangers. Le plaifir fous quelque forme quil paroifle,de dance, de comédie •de bal, paroît le plus dangereux. Il s'y étoit glifé néanmoins, à ce que dit mon hôte , durant un mois, l'hyver paffe fous la forme d'un concert ce qui n'allarma pas peu les bourgue-maîtres, qui ont tâché de profcrire cette nouveauté. La manière la plus polie de paffer une foirée, eft de s'as-fembler dans de petites loges d'environ vingt pieds de long fur fix de large , dans la cave publique, où on boit du vin au milieu d'une nue de fumée des pipes. On jureroit qu'ils font les vrais descendants des anciens Saxons, qui s'imaginoient que le bonheur du ciel conliftoit à boire de la bierre dans le crâne de leurs ennemis. Le fexe, le feul objet digne de culte,, ne paroît tenir ici aucun yang dans la fociété*A ni former ce lien charmant qui unit les principes difeordants de la nature humaine. Les hommes, les hommes feuis forment des cotteries &: s'aifemblent pour difputer, pour faoire <& s'ennuyer. L'idée feule en eft odieufe <& dégoutante. J'espere d'arriver à Hambourg jeudi matin', d'où je vous écrirai probablement encore une fois avant que de nïembaïquer fur l'Elbe pour l'Angleterre. Je fuis. LETTRE XXIIL Hambourg, 30 Septembre 1774* La route eft trifte & folitaire depuis Brème jufqu'à cette place , à travers les bruyères ' fahionneufes & dépeuplées du duché de Lu-nebourg; J'arrivai de l'aucre coté de l'Elbe jeudi Taprès dînée, où la ville de Hambourg s'offrit en perfpeclive à la diftance de deux lieues. Le coup d'œil eft charmant: & comme l'efpace qui fépare Hambourg d'Altena eft très-peu confidérable, les deux places femblent ne faire qu'une ville, qui couvre les jx>rds de la rivière. Je couchai à Har-burg qui appartient à fa majefté brittannique, & je traverfai la rivière jeudi matin. Le peu de féjour que je ferai ici m'empêche de vous donrjer une defcription de Hambourg comme je m'étois propofé. Maintenant j'ai achevé le voyage propofé autour de la mer Baltique & après avoir fait près de 1000 lieues je reverrai avec plaifir mon paya pour me repofèr pendant quelques mois. Le vent «11 très-favorable , & on me promet une heureuîè . navigation jufqu'à Hull ', mais comme je fuis à 2Ö2 Voyage mrs différentes parties &c. #jc-huït milles d'Allemagne de l'embouchure de jà rivière, je crains que le voyage ne foit fore ennuyeux. Dans fefpérance de vous voir bientôt > Je fuis. Monsieur Votre &c» . N. WRAXALL, Jun. FIN.