357 Pregledni znanstveni članek/Article (1.02) Bogoslovni vestnik/Theological Quarterly 81 (2021) 2, 357—367 Besedilo prejeto/Received:10/2020; sprejeto/Accepted:01/2021 UDK: 27-36-1sv.Hieronim DOI: 10.34291/BV2021/02/Bret © 2021 Bret, CC BY 4.0 Florence Bret Fondation et transmission dans la Vita Pauli et la Vita Hilarionis Ustanovitev in prenos v Vita Pauli in Vita Hilarionis Foundation and Transmission in Vita Pauli and Vita Hilarionis Sommaire: Les rapports entre mentor et disciple scandent la Vita Pauli et la Vita Hilarionis de Jérôme et tissent une continuité presque héréditaire entre un fon- dateur et ses successeurs. Le but de cet article est de se demander comment ces relations de transmission témoignent des ambitions de Jérôme tant dans le domaine ascétique que littéraire. Ces deux Vies de moines, tout d’abord, veillent à préciser la place de leur héros dans une lignée de moines qui remonte aux origines. La Vie de Paul ne dit presque rien de la vie de l’ascète et se concen- tre sur sa rencontre avec Antoine, qui devient en tout son héritier grâce à des parallèles bibliques. Hilarion, quant à lui, commence sa vie monastique par la rencontre avec un mentor et la termine dans la transmission à l’un de ses disci- ples. À chaque fois, le vêtement ascétique, signe le plus immédiatement visible de l’idéal monastique, transmis d’un moine à son disciple, se fait représentati- on symbolique de cette filiation spirituelle. Cette insistance sur la transmission peut alors être lue comme un redoublement de la visée exemplaire des Vitae, où le lecteur devient le disciple du mentor qu’est pour lui le saint. Mais ce mo- tif devient également pour Jérôme le moyen de définir sa place dans la tradi- tion littéraire hagiographique : à la fois rival et imitateur de la Vie d’Antoine, et premier auteur latin de Vies d’ascètes aspirant à créer lui-même des émules. Mots clés: fondation, transmission, monachisme, Vie de Paul, Vie d’Hilarion Povzetek: Odnos med mentorjem in učencem loči Hieronimovi deli Vita Pauli in Vita Hilarionis in tke skoraj dedno kontinuiteto med ustanoviteljem in njego- vimi nasledniki. Cilj tega članka je prevpraševanje, kako ti odnosi prenosa pri- čajo o Hieronimovih ambicijah na asketskem in na literarnem področju. Vsak od obeh meniških življenjepisov najprej poskrbi za razjasnitev mesta svojega junaka v vrsti menihov, ki sega nazaj vse do začetkov. Vita Pauli skoraj nič ne go- vori o asketovem življenju in se osredotoča na srečanje z Antonom, ki v skladu 358 Bogoslovni vestnik 81 (2021) • 2 z bibličnimi vzori postane njegov dedič. Po drugi strani Hilarion začne meniško življenje s srečanjem z mentorjem in ga konča s prenosom na enega od svojih učencev. Vsakokrat asketsko oblačilo, najbolj neposredno vidno znamenje me- niškega ideala, ki se prenaša od meniha do njegovega učenca, postane simbo- lična predstavitev tega duhovnega sorodstva. Ta poudarek na prenosu lahko nato razumemo kot okrepitev namena obeh Življenj, da bi bralec postal učenec mentorja, to je opisanega svetnika. Toda ta motiv je za Hieronima tudi sredstvo za opredelitev njegovega mesta v hagiografski literarni tradiciji: je tekmec in obenem posnemovalec Življenja sv. Antona, prvi latinski avtor asketskega ži- vljenjepisa, in situdi sam prizadeva ustvariti posnemovalce. Ključne besede: utemeljitev, prenos, meništvo, Pavlovo življenje, Hilarionovo ži- vljenje Abstract: Paul and Anthony, Anthony and Hilarion, Hilarion and Hesychius /…/, the mentor-disciple relationships punctuate Jerome’s Vita Pauli and Vita Hilarionis, and forge an almost genetic continuity between a founder and his successors. This article will ask how these inheritance relationships reflect Jerome’s inten- tions in the ascetic and literary fields. These two Lives of monks make sure to place their hero in a monastic line that goes back to the origins. The Vita Pauli says almost nothing about the ascetic’s life and focuses on his encounter with Anthony, who becomes his heir in all thanks to biblical parallels. Hilarion, for his part, begins his monastic life by meeting a mentor and ends it with an act of transmission to one of his disciples. Each time, the ascetic garment, the most immediately visible sign of the monastic ideal given by a monk to his disciples, becomes a symbolic representation of this spiritual lineage. Consequently, this emphasis on transmission can be read as a doubling of the Vitae’s exempla- ry aim, the reader becoming the disciple of the mentor the saint is for him. However, this motif also becomes for Jerome a way to define his place in the literary hagiographic tradition: both a rival imitator of the Vita Antonii and the first Latin author of Lives of ascetics aspiring to create emulators. Keywords: Foundation, transmission, monasticism, Life of Paul, Life of Hilarion Paul et Antoine, Antoine et Hilarion, Hilarion et Hesychius… Ces duos mentor-dis- ciple ouvrent et ferment la Vie de Paul et la Vie d’Hilarion de Jérôme, deux des trois Vies de moines que Jérôme a écrites entre 376 et 392.1 La Vie de Paul est la première dans l’ordre de rédaction. Elle date de 376 environ et s’intéresse à la figure de Paul de Thèbes qui aurait vécu sur les troisième et quatrième siècles de notre ère et que Jérôme présente comme la figure fondatrice du monachisme. Il répond ici au »best-seller« qu’est la Vie d’Antoine écrite moins de vingt ans plus 1 Nous ne parlerons pas de la troisième Vie de moine, la Vie de Malchus, dont la forme est très particulière et très différente des autres: il s’agit d’un récit romanesque à la première personne enchâssé dans le récit d’un narrateur anonyme. Le héros de la Vita est toujours vivant à la fin du texte. 359Florence Bret - Fondation et transmission dans la Vita Pauli et la Vita Hilarionis tôt et déjà traduite deux fois en latin2 dans laquelle Athanase d’Alexandrie parle lui aussi de celui qu’il considère être le père des moines.3 La Vie d’Hilarion est la dernière des trois Vies écrites par Jérôme, un peu avant 392. C’est la plus longue des trois4 et celle qui a la construction narrative la plus proche de la biographie classique, de la Vie d’Antoine, et des Vies de saints posté- rieures. Dans ce texte également, Jérôme a à cœur de placer son héros dans une lignée monastique temporellement très précise : à la fois par rapport à Antoine, son prédécesseur, et par rapport à la postérité. Dans ces deux Vies, Jérôme place donc comme enjeux majeurs les thèmes de la fondation et de la transmission, qui peuvent être lus à trois échelles différentes. Il s’agira ainsi d’étudier, dans cet article, comment il les présente et les articule au niveau narratif de l’existence du héros de son hagiographie, mais également au niveau spirituel de l’idéal monastique et au niveau littéraire de l’écriture de vies de saints. 1. Fondation et transmission dans le schéma narratif 1.1 La Vie de Paul La Vie de Paul est presque uniquement construite autour des deux thèmes que sont la fondation et la transmission. En effet, la part qui narre la vie même de Paul, son existence dans le désert, est extrêmement réduite : seuls les chapitres 4 à 6 en parlent, ce qui est très peu, même à l’échelle d’une vie aussi courte.5 Mais ce qui rend ce passage particulièrement bref est l’inscription générique du texte puisque, dans l’horizon d’attente du lecteur, le sujet d’une biographie est le sui- vant : écrire la vie d’un homme de sa naissance à sa mort en reprenant un certain nombre de topoï codifiés par les théoriciens de la rhétorique,6 ce dont Jérôme, en fin lettré, est parfaitement conscient. D’ailleurs, quand il annonce son plan, il souligne cette construction textuelle anormale pour une biographie : »J’ai conçu le dessein /…/ d’écrire quelques pages sur les premières années et sur la fin de 2 Athanase rédige la Vie d’Antoine un an après la mort du saint, en 357. Elle est rapidement traduite en latin dans les années qui suivent (traduction aujourd’hui anonyme) puis l’est une seconde fois par Évagre d’Antioche en 373. Ces traductions connaissent une ample diffusion en Occident comme l’atteste Sulpice Sévère qui évoque clairement le texte dans la Vita Martini et dont la connaissance du grec n’est pas assurée (cf. SC 133, 119). 3 »En effet, il n’y avait pas encore en Égypte de si nombreux monastères et le moine ne savait absolument rien du grand désert. Quiconque voulait être attentif à soi-même s’exerçait seul non loin de son village.« (Ath., V. Anton. 3.2) 4 Elle compte trente-trois chapitres. 5 18 chapitres relativement brefs. 6 Eugeneia, genesis, physis, sôma, paideia, epitêdeumata, praxeis et aretai, tukhê, teleutê et ta meta tên teleutên, comme le relève Laurent Pernot (1993, 154–177) à propos de la biographie et du discours épidictique en s’appuyant notamment sur Ménandre de Laodicée et Théon. 360 Bogoslovni vestnik 81 (2021) • 2 Paul«7 et il justifie cette ellipse d’une centaine d’années par son ignorance en la matière : »Les événements qui ont marqué le milieu de sa vie, les embûches que le démon lui a dressées, nul, en effet, ne les connaît.«8 Le fait d’écrire une Vie sans presque rien dire de la vie du personnage apparaît paradoxal. Ce qui reste dans l’œuvre, une fois que tout ce qui aurait pu y être a été écarté, est donc particulièrement révélateur des intentions de Jérôme lorsqu’il rédige ce texte. Il subsiste, dans l’œuvre, un prologue, qui correspond, nous allons le voir, au motif de la fondation, et des chapitres qui correspondent à la fin de la vie de Paul et donc au motif de la transmission. Reprenons le premier motif, celui de la fondation. Jérôme y consacre la première partie de son prologue avant de parler de martyrs pour établir la continuité entre les figures de sainteté : le moine ascète est le successeur des martyrs. Il est martyr dans le cœur à défaut de l’être physiquement. Le premier chapitre de la Vita Pauli est, littéralement, une recherche des origi- nes. Il s’ouvre sur une question inspirée par le début de l’Évangile de Luc :9 »Bien des gens ont souvent demandé quel était le premier solitaire à avoir habité le désert«10 et qui pose clairement le thème de ce prologue : il s’agit de rechercher le πρῶτος ἀνήρ, le fondateur. Se réappropriant un motif courant chez les historiens (dans l’Histoire Romaine de Tite-Live par exemple), Jérôme annonce son ambition de remonter aux origines même du monachisme. Grâce à une habile variatio autour du thème du commencement (a quo po- tissimum monachorum /…/ coepta sit, principia, huius propositi caput, ipse ante omnes, principem rei istius), il propose alors plusieurs hypothèses qu’il va argu- menter avant de les rejeter pour mieux mettre en valeur sa réponse à la questi- on : le premier moine est Paul. Jérôme organise son propos pour nous donner à voir une véritable enquête. Ainsi, il écarte tout d’abord deux figures bibliques : Elie et Jean-Baptiste qui, par leur mode de vie, se rapprochent beaucoup du moine ascète et qui seront d’ailleurs, pour cette raison, les comparaisons bibliques les plus fréquentes utili- sées dans les Vies de moines postérieures. Ce rejet est aisé : si l’on considère que le monachisme est né au IVe siècle, il est évident qu’Elie et Jean ne peuvent être que des modèles, non de vrais moines. Ce n’est qu’ensuite que son propos peut réellement surprendre son lecteur cultivé. Il écarte également une autre figure, celle d’Antoine considéré jusqu’ici comme le premier moine. 7 »Pauca de Pauli principio et fine scribere disposui.« (Hier., V. Pauli 1.4) 8 »Quomodo autem in media aetate vixerit, aut quas Satanae pertulerit insidias, nulli hominum comper- tum habetur.« (Hier., V. Pauli 1.4) 9 Lc 1,1 : »Beaucoup ont entrepris de composer un récit des événements qui se sont accomplis parmi nous.« 10 »Inter multos saepe dubitatum est a quo potissimum monachorum eremus habitari coepta sit.« (Hier., V. Pauli 1.1) 361Florence Bret - Fondation et transmission dans la Vita Pauli et la Vita Hilarionis Ce rejet ne peut se faire qu’au prix de concessions : »cela est vrai en partie«11 et »il aiguillonna le zèle des autres«,12 écrit-il, concessions qui soulignent déjà le type de rivalité littéraire qu’il va vouloir entretenir avec l’œuvre d’Athanase et qui sont une manière de ne pas perdre son lecteur qui connaît déjà Antoine. De plus, souligner l’excellence d’Antoine est une preuve d’honnêteté intellectuelle de la part de Jérôme et une manière de valoriser encore davantage Paul qu’il va placer au-dessus. Car Paul est assurément le terme de sa recherche, et il est défini comme le princeps istius rei. Si Jérôme présente bien le fait qu’il est le fondateur du concept et non du nom, il fait néanmoins immédiatement de lui le seul moine parfait, correspondant à la définition du mot (μοναχός signifiant seul) en prenant astucieusement comme témoins de l’existence de Paul des disciples d’Antoine : »Amathas et Macaire«, ce qui laisse entendre qu’Antoine, lui, n’était pas vraiment seul, donc pas vraiment monachos contrairement au héros de la Vita. Il s’agit donc pour Jérôme de prouver, par une reprise des formes et des règles du genre historique, par une véritable enquête si l’on reprend l’étymologie du mot historia, que Paul est bien le premier moine du monde. Le sérieux et la qualité de sa recherche, d’un point de vue scientifique, se veulent renforcés par le choix d’écarter toutes les anecdotes saugrenues et d’as- pect légendaire qui ont pu être rapportées sur Paul (»on a dit qu’il vivait dans une grotte souterraine, avec une chevelure qui lui tombait jusqu’aux talons«),13 même s’il s’agit d’une prétérition qui permet de faire entendre brièvement au lecteur ces histoires plaisantes sans les cautionner pour autant. Cette découverte, somme toute scientifique, puisqu’elle s’appuie sur des témoi- gnages humains, est renforcée par une preuve d’origine divine. En effet, lorsque, au chapitre 7, Antoine apprend l’existence de Paul, il l’apprend grâce à un songe : »Il lui fut révélé que, plus profond dans le désert, vivait un autre plus parfait que lui«14 dont la nature divine est confirmée par sa déclaration suivante: »Dieu me montrera son autre serviteur.« L’enquête humaine et le signe du ciel ont ainsi donné le même résultat : Jérôme peut donc affirmer que Paul est le fondateur du monachisme. Nous passons presque directement du motif de la fondation à celui de la trans- mission tant le passage sur la description de la vie de Paul se limite à la présen- tation de son lieu de vie, proche du locus amoenus (avec l’ombre, l’eau cristalline et le calme). Le récit, après une brève digression hiéronymienne sur d’autres ascètes isolés du désert, se focalise sur le personnage d’Antoine. Désormais, c’est autour de 11 »Quod ex parte verum est.« (Hier., V. Pauli 1.2) 12 »Ab eo omnium incitata sunt studia.« (Hier., V. Pauli 1.2) 13 »Subterraneo specu crinitum calcaneo tenus hominem /…/.« (Hier., V. Pauli 1.3) 14 »Atque illi per noctem quiescenti revelatum est, esse alium interius multo se meliorem.« (Hier., V. Pauli 7.2) 362 Bogoslovni vestnik 81 (2021) • 2 lui que le récit évolue, comme s’il devenait le héros du texte, alors que Paul, au lieu d’être le personnage principal de sa propre Vita, devient l’enjeu de la quête. D’emblée, la relation entre Paul et Antoine est placée sur le mode de l’inégali- té et de la rivalité constructive. En effet, en plus d’être plus âgé qu’Antoine (cent- treize ans contre »seulement« quatre-vingt-dix), Paul est défini par deux compara- tifs : interius et meliorem, donc il vit plus profond dans le désert et il est meilleur, ce qui nous invite à le percevoir immédiatement comme supérieur à Antoine. Ce choix de la comparaison avec Antoine pour définir le lieu de vie ainsi que les qualités de Paul est très habile de la part de Jérôme : faire un portrait de Paul qui aurait été extrait de la comparaison l’aurait exposé à des critiques aisées de gens qui auraient souligné que rien de cela n’était mieux que ce qu’avait fait Antoine. Là, par l’usage de la comparaison, il place Paul au-dessus d’Antoine sans avoir à préciser comment exactement se manifeste cette supériorité. Antoine, au terme d’un parcours dont la structure du récit est proche de celle d’un conte avec les péripéties, les opposants et les adjuvants qui sont, de plus, des créatures fantastiques ou des animaux, parvient à rencontrer enfin Paul. Face à la porte fermée de ce dernier, Antoine doit se placer en position de suppliant, dans une réécriture du chapitre 48 de la Vie d’Antoine où le saint refusait d’ouvrir lui aussi à un homme qui l’en priait devant sa porte. Cette fois, c’est Antoine qui est devant la porte, ce qui prouve bien qu’il y a une hiérarchie entre les deux hommes : Paul est l’ancien, il est le mentor. Antoine est le disciple. Les moments que les deux moines partagent sont révélateurs de la façon dont Jérôme envisage la transmission entre mentor et disciple : elle se trouve sans cesse à la frontière de l’émulation et de la communion. En effet, les deux moines font tout ensemble. Ils échangent de »mutuelles étreintes« (mutuos amplexus), ils rendent grâce à Dieu »en commun« (in com- mune). Après cette communion dans leurs retrouvailles, ils entrent en commu- nion de manière spirituelle au moment de leur repas. En effet, il s’agit de rompre le pain, donc de reproduire le geste de Jésus lors de la Cène et de célébrer ainsi l’Eucharistie. Incapables de choisir qui aura l’honneur d’imiter le Christ, Paul et Antoine agissent de concert : »ils se décidèrent à prendre le pain chacun par un bout en tirant à soi«,15 lit-on au chapitre 11 de la Vita Pauli, ce qui constitue une concélébration à la forme pour le moins surprenante mais qui a le mérite de sou- ligner la communion spirituelle des deux hommes par ce geste. Cette communion, néanmoins, n’est qu’un élément de la transmission. Entre ces deux hommes qui partagent la même foi et le même ascétisme, il y a une figure de mentor et une figure de disciple. Paul tient pour Antoine des discours formateurs et il est celui qui a le plus de connaissances puisque lui, par exemple, bien qu’il ne soit pas sorti du désert depuis une centaine d’années, connaissait l’existence d’Antoine : »Depuis longtemps, mon frère, je savais que tu habitais 15 »Tandem consilium fuit, ut adprehenso e regione pane, dum ad se quisque nititur, pars sua remaneret in manibus.« (Hier., V. Pauli 11.2) 363Florence Bret - Fondation et transmission dans la Vita Pauli et la Vita Hilarionis dans ces régions«,16 déclare-t-il à Antoine au chapitre 11. Du fait de son âge, Paul sera également le premier à mourir et il compte sur Antoine pour remplir pour lui le devoir d’un fils envers son père : enterrer son corps : »Le Seigneur t’a envoyé pour couvrir de terre mon pauvre corps«,17 annonce Paul à son visiteur qui, en- suite, se considérera comme son »pieux héritier« (pius haeres), comme on peut le lire au chapitre 16. Cette relation entre un mentor et son disciple est d’autant plus prégnante dans le texte que Jérôme a recours à une double intertextualité biblique : une intertex- tualité néotestamentaire et une intertextualité vétotestamentaire. Les instants partagés par Paul et Antoine suivent tout d’abord l’ordre chrono- logique des derniers moments du Christ sur terre. Ils partagent un repas avec la fraction du pain puis ils partagent leur boisson (certes de l’eau et non le sang du Christ), ils passent la nuit en prière, comme Jésus au Jardin des Oliviers, jusqu’au lever du jour. La mention suivante de Paul est dans une parole d’Antoine revenu chez lui : »J’ai vu Paul au paradis«, affirme-t-il avant même d’être sûr de son dé- cès. Ce propos se confirme par une vision qui nous offre à voir la transfiguration et l’ascension de Paul : »Il vit, au milieu des légions angéliques, parmi le chœur des prophètes et des apôtres, Paul, resplendissant d’une blancheur de neige, s’élever dans les cieux.«18 Paul apparaît donc déjà ressuscité et auprès de Dieu. Ce visage christique de Paul, conforté par la pensée que Jérôme donne à Antoine au cha- pitre 12 : »Il crut voir le Christ en Paul«, particulièrement du Christ au moment de la Cène, donc de l’instauration et de la transmission de l’Eucharistie, en fait le mentor absolu vis-à-vis d’Antoine qui se trouve à la place des apôtres. Plus explicite encore que cette intertextualité évangélique, c’est une intertex- tualité vétotestamentaire que Jérôme met en place pour figurer la transmission entre le premier moine et son émule. Paul et Antoine deviennent comparables à Elie et Elisée. Ce parallèle était déjà esquissé dans le prologue quand Jérôme traitait de la possibilité qu’Elie soit à l’origine du monachisme. Le lien entre Paul et Elie est particulièrement visible lors du repas des deux moines ou, plus pré- cisément, dans la manière dont ce repas est apporté à Paul au chapitre 10 : »Ils voient un corbeau s’arrêter sur une branche d’arbre, puis voler doucement à terre et y déposer un pain entier.«19 Cette manière de recevoir de la nourriture est semblable à ce dont bénéficie Elie dans le troisième livre des Règnes (3 Reg 17,6) : »Les corbeaux lui apportaient du pain et de la viande le matin, et du pain et de la viande le soir.« 16 »Olim te, frater, in istis regionibus habitare sciebam.« (Hier., V. Pauli 11.3) 17 »Tu missus a Domino es, qui humo corpusculum tegas.« (Hier., V. Pauli 11.3) 18 »Cumque iam dies inluxisset alia, et trium horarum spatio iter remaneret, videt inter angelorum cater- vas, inter prophetarum et apostolorum choros, niveo Paulum candore fulgentem in sublime conscen- dere.« (Hier., V. Pauli 14.2) 19 »Suspiciunt alitem corvum in ramo arboris consedisse, qui inde leviter subvolans, integrum panem ante mirantium ora deposuit.« (Hier., V. Pauli 10.2) 364 Bogoslovni vestnik 81 (2021) • 2 Le parallèle avec les deux prophètes se poursuit par le motif du manteau qui prend une place prépondérante à la fin de la Vita Pauli. En effet, Paul force Antoine à le quitter et à ne pas assister à son décès en lui réclamant la tunique d’Athanase comme linceul mais, plus intéressant, il y a une transmission de la tunique de Paul, celle qu’il s’était lui-même fabriquée, à Antoine et cette transmission est qualifiée d’héritage : »Le lendemain, le pieux héritier, ne voulant rien perdre des biens de celui qui était mort sans testament, prit pour lui la tunique que Paul avait tissée lui-même /…/ avec des feuilles de palmier.«20 Ce passage de la tunique ou du man- teau d’un moine à un autre est une réécriture de cette même transmission entre Elie et Elisée. Elisée reçoit tout d’abord le manteau d’Elie (3 Reg 19,19) : »Élie s’ap -procha de lui, et il jeta sur lui son manteau.« et, au moment de la montée d’Elie au ciel, il récupère son manteau comme Antoine le fait pour Paul (4 Reg 2,14) : »Il prit le manteau qu’Élie avait laissé tomber.« Prenant son manteau, Elisée de- vient le successeur d’Elie, son héritier. De même, prenant son manteau, Antoine devient l’héritier de Paul. Ce n’est pas simplement un manteau qui est transmis. Ce vêtement, comme Jérôme nous le rappelle dans l’épilogue, représente le mode de vie monastique. Dans ces derniers chapitres de la Vita Pauli, avec un travail rhétorique recherché, Jérôme offre à son lecteur un développement plus large, à portée catéchétique, sur le mode de vie qui convient à un bon chrétien. Sa variatio dans le lexique du vêtement : vestiunt, tunicis, indumentum, vestem … lui permet de brosser toutes les possibilités qui s’offrent aux hommes pour montrer que le bon choix est celui d’Antoine, celui que lui, Jérôme, ferait en conclusion de cet épilogue qui invite à prendre cette Vita comme un apologue : la tunique de Paul, c’est-à-dire le mode de vie ascétique d’un moine, du fondateur du monachisme. 1.2 La Vie d’Hilarion La Vie d’Hilarion, bien que plus classique dans sa composition, développe aussi ces deux thèmes de la fondation et de la transmission. Impossible, bien évidemment, pour Hilarion d’être, lui aussi, le premier moine au monde. Néanmoins Jérôme fait tout pour le présenter comme le premier de sa région, donc comme le premier moine de Palestine. De fait, quand Hilarion cherche un modèle au début de sa vie monastique au chapitre 4, c’est vers l’Égypte et Antoine qu’il doit se tourner, il n’y a pas plus près et, quand il repart d’Égypte pour sa région natale, il est seul avant de faire des émules à son tour et d’être à l’origine de tout le monachisme palestinien. Mais, justement, parce qu’il ne peut pas être le premier de tous, Hilarion se trouve inscrit dans une lignée de moines. En visitant Antoine, il reçoit de sa part un ,manteau‘. 21 Jérôme continue ici de filer la métaphore d’un texte à l’autre. Hilarion, en obtenant un vêtement de moine de la part d’Antoine, reçoit de lui 20 »Ne quid pius haeres ex intestati bonis non possideret, tunicam sibi eius vindicavit, quam in sportarum modum de palmae foliis sibi ipse texuerat.« (Hier., V. Pauli 16.8) 21 »Pelliceum habens ependyten quem illi beatus Antonius proficiscenti dederat.« (Hier., V. Hilar. 3.1) 365Florence Bret - Fondation et transmission dans la Vita Pauli et la Vita Hilarionis l’idéal monastique, celui qu’Antoine, en prenant le manteau de Paul, avait obtenu du premier moine de tous les temps. Hilarion se trouve ainsi inséré dans une filiation de moines qui remonte aux origines mêmes. Ce qu’il a reçu, Hilarion le transmet à son tour. En effet, à la fin de sa vie, au cha- pitre 32, sentant la mort venir, Hilarion lègue ses biens, qui sont essentiellement ses vêtements, à son disciple Hésychius : »Pendant une absence d’Hésychius, il lui écrivit de sa propre main une courte lettre sous forme de testament par laquelle il lui léguait toutes ses richesses, à savoir son exemplaire de la Bible, le sac qui lui tenait lieu de tunique, son capuchon et son petit manteau.«22 On retrouve donc la même notion de legs et d’héritage que dans la Vita Pauli. Un bon moine, un moine saint, se doit de propager le monachisme, de transmettre à des disciples, ressort-il de ces deux Vies de Jérôme. 2. L’élan du monachisme Si Jérôme insiste autant sur la constitution d’une lignée, c’est aussi que cette transmission doit s’étendre plus largement. Le lecteur est invité à s’identifier au disciple. Il est amené, comme Antoine ou Hilarion, à parcourir un chemin pour atteindre le saint qui est pour lui le modèle de vie monastique ou, alors, comme Hésychius, il est convié à accompagner Hilarion, son exemple, durant sa vie, grâce à la lecture. La difficulté du parcours qu’Antoine doit effectuer pour atteindre Paul peut être relue sous cet angle : elle représente spirituellement le parcours que le lecteur devenu ascète doit faire pour se rapprocher de Dieu. Sans proposer un combat spirituel visible par un combat physique contre le diable comme c’est le cas dans la Vie d’Antoine, il s’agit malgré tout de ne pas céder devant les manifestations d’inspiration diabolique et de ne pas se décourager quand le chemin n’est pas évident à reconnaître. Cette insistance sur la transmission d’un mentor à son disciple est donc une ma- nière de rendre visible la visée du texte hagiographique héritée de la biographie classique : c’est un texte didactique, qui narre la vie d’un personnage exemplaire, imitateur du Christ, qui doit servir de modèle pour les lecteurs. La façon dont les disciples découvrent et imitent leur mentor, puis dont ils trans- mettent à leur tour cette spiritualité ascétique et monastique est la représentation de ce que doit faire le lecteur qui accède au même mentor grâce à l’hagiographie. Il doit vivre comme un moine et transmettre à son tour.23 Grâce à l’hagiographie, le lecteur devient à son tour l’héritier du manteau de Paul, pour reprendre l’image de Jérôme, et il est invité à le léguer lui aussi. 22 »Cum absens esset Hesychius, quasi testamenti vice brevem manu propria scripsit epistulam, omnes divitias suas ei derelinquens, evangelium scilicet et tunicam sacceam, cucullam et palliolum.« (Hier., V. Hilar. 32.1) 23 Sur l’importance du monachisme dans la construction de la communauté ecclésiale, voir Bugiulescu 2018. 366 Bogoslovni vestnik 81 (2021) • 2 3. Une lignée littéraire Mais il me semble qu’on peut aller encore plus loin et voir également dans cette importance des motifs de la fondation, de la rivalité et de la transmission une représentation des ambitions littéraires de Jérôme dans le genre biographique hagiographique. Jérôme est un auteur cultivé et qui a une conscience forte de sa création litté- raire. Les Vies de Paul et Hilarion entretiennent des rapports d’intertextualité très forts avec la Vie d’Antoine d’Athanase d’Alexandrie. C’est une source majeure de Jérôme et, en même temps, il se place en rivalité littéraire constante avec cette œuvre (Bastiaensen 1994). Les rapports entre Paul et Antoine sont une manière de mettre son texte et celui d’Athanase sur un pied d’égalité, puis de se hisser littérairement au-dessus finalement, ce que son prologue à la Vita Pauli laisse entrevoir : »Comme la vie d’Antoine a été racontée avec exactitude tant en grec qu’en latin, j’ai conçu le dessein, pour réparer une omission, d’écrire ces quelques pages /…/.«24 L’enjeu littéraire de Jérôme ici est clairement suggéré et l’émulation entre auteurs apparaît plus nettement que chez un autre auteur dont la source principale est aussi la Vie d’Antoine: Sulpice Sévère quand il écrit la Vie de Martin (SC 113, 118–119). On peut donc relire sous cet angle la rivalité entre Paul et Antoine et notam- ment la question de qui est le plus ancien et de qui est le meilleur. Le fait que Jérôme mette des expressions ou des citations virgiliennes dans la bouche de Paul alors que c’est lui l’homme cultivé et non Paul montre qu’il crée un rapprochement entre le premier moine et lui-même. Jérôme s’inscrit donc dans une lignée d’auteurs, il hérite des classiques, il hérite d’Athanase, mais re- vendique la particularité d’être le premier de son espèce, le fondateur d’un genre en latin en étant remonté aux origines du monachisme et en étant le premier à écrire dans cette langue des Vies de saints, qui ne sont pas des passions et il in- vite à l’imitation littéraire. 4. Conclusion Il s’agit donc moins, pour Jérôme, d’écrire des Vies que de fournir des exemples. La Vie de Paul, particulièrement, met l’existence même du héros à l’écart. Le cho- ix d’un objet paradoxal pour une Vita, le choix d’une Vie sans vie, est révélateur des ambitions plus larges de Jérôme : au-delà d’un exercice littéraire autour des conventions du genre biographique, il entend offrir un redoublement de l’objet d’imitation au lecteur. Le personnage principal de la Vita n’est pas le seul exem- ple à suivre, le destinataire peut et doit également s’identifier à son disciple, à son successeur, pour venir prendre sa place dans la lignée des ascètes dont, lui, Jérôme aura été le premier à narrer la vie dans le monde latin. 24 »Igitur quia de Antonio tam Graeco quam Romano stilo diligenter memoriae traditum est /…/.« (Hier., V. Pauli 1.4) 367Florence Bret - Fondation et transmission dans la Vita Pauli et la Vita Hilarionis Abréviations 3(4) Reg – Regum III(IV). Ath. – Athanasius Alexandrinus. Hier. – Hieronymus. SC – Sources Chrétiennes. V. Ant. – Vita Antonii [Baterlink 2004]. V. Hilar. – Vita Hilarionis [Morales 2007]. V. Pauli – Vita Pauli [Morales 2007]. Références Sources primaires Baterlink, Gérard, éd. 2004. Athanase d’Alexan- drie: Vie d’Antoine. SC 400. Paris: Cerf. Fontaine, Jacques, éd. 1967. Sulpice Sévère: Vie de saint Martin. SC 133. Paris: Cerf. Morales, Edgardo M., ed. 2007. Jérôme: Trois Vies de moines (Paul, Malchus, Hilarion). SC 508. Paris: Cerf. Sources secondaires Bastiaensen, Antoon. 1994. Jérôme hagiographe. Dans: Guy Philippart, éd. Hagiographies: his- toire internationale de la littérature hagiogra- phique latine et vernaculaire en Occident des origines à 1550, 97–123. Turnhout: Brepols. Bugiulescu, Marian I. 2018. The Organization and Role of Monasticism in the Christian Church Constitution and Activity. Bogoslovni vestnik 78, no. 2:523–541. Pernot, Laurent. 1993. La rhétorique de l’éloge dans le monde gréco-romain. Paris: Institut des Études Augustiniennes.