Filozofski vestnik | Letnik XXXI | Številka 2 | 2010 | 171-187 Alexandra Renault* Aborder la Schizophrenie : de Merleau-Ponty a Harold Searles^ Si l'interet philosophique de la psychanalyse dans l'ffiuvre de Merleau-Ponty a suscite beaucoup de recherches2, il n'en est pas de meme concernant l'interet psychanalytique et particulierement clinique de cette ffiuvre. Cela tient peut-etre au fait que la relation de Merleau-Ponty a la clinique est assez ambigue, puisque, s'il y fait assez souvent reference dans ses ouvrages, et s'il a assiste a des semi-naires cliniques a l'hopital Sainte-Anne a Paris, il a precise plusieurs fois n'avoir lui-meme aucune experience pratique de la psychanalyse. Lors de la discussion ayant suivie la conference de Lacan du 23 fevrier 1957 a la Societe de philosophie, Merleau-Ponty exprime ainsi un certain sentiment d'etrangete vis-a-vis de la clinique psychanalytique : « Je ne suis ni analyse, ni analyste, alors que presque tous ceux qui sont intervenus jusqu'ici etaient au moins l'un des deux ! [...] Pour nous autres, qui n'avons pas passe dans le laminoir d'une analyse, il 1 Cet article reprend le texte d'une conference prononcee lors d'une Journee consacree a Merleau-Ponty et la psychanalyse le 20. 06. 2009 a l'universite de Paris-I Sorbonne, dans le cadre du seminaire de l'Ecole Frangaise de Daseinsanalyse rattache aux Archives Husserl de Paris (ENS-Ulm). 2 Cf. par exemple R. Bernet, « The phenomenon of gaze in Merleau-Ponty and Lacan », Chiasmi international, Mimesis-Vrin-Memphis, n°i « Merleau-Ponty. L'heritage contemporain », 1999, p. 105-120 ; M. Lefeuvre, Merleau-Ponty. Au-dela de la Phänomenologie, Paris, Klincksieck, 1976 (chapitre « Psychanalyse », p. 243-300) ; D. Olkowski, « Merleau-Ponty'sws Freudianism : from the body of consciousness to the body of flesh », in Merleau-Ponty and psychology, Hoeller K. ed., Atlantic Highlands, Humanities Press Internat, 1993, p. 97-116 ; A. Renault, « L'ontologie merleau-pontyenne de la chair dans son rapport a la metapsychologie freudienne des pulsions », Alter, n°9/2001, « La pulsion », p. 171-196 ; « Merleau-Ponty et Lacan : un dialogue possible ? », in Merleau-Ponty aux frontieres de l'invisible, Barbaras R., Bimbenet E. et Cariou M. dir., Paris-Milan, Mimesis-Vrin, « L'ffiil et l'esprit », 2003, p. 117-129 ; « Phänomenologie de l'ima-ginaire et imaginaire de la phenomenologie : Merleau-Ponty lecteur de Sartre et Freud », in Chiasmi international, Mimesis-Vrin-Memphis, n°5 « Le reel et l'imaginaire », 2003, p. 149-177 ; M. Richir, « Merleau-Ponty : un tout nouveau rapport a la psychanalyse », Les cahiers de philosophie, n°7, 1989, p. 155-187 ; « A l'ecoute des phenomenes de corps », Alter, n°14/2006, « Phe-nomenologie et psychanalyse », p. 127-146 ; P. Rodrigo, « Merleau-Ponty et la psychanalyse. L'inconscient comme grandeur negative », Chiasmi international, Mimesis-Vrin-Memphis, n°4 « Figures et fonds de la chair », 2002, p. 27-48. * Universite Lumieres-Lyon-II 171 faut bien vous rendre compte que ce dont vous parlez ne ressemble pas a ce que nous trouvons dans beaucoup de textes de Freud »3. La difference qu'etablit Mer-leau-Ponty entre les « inities » et les « non-inities » a l'experience psychanaly-tique fait egalement signe vers une certaine distance prise vis-a-vis de la psychanalyse lacanienne, qu'il affichera trois ans plus tard en affirmant « eprouver quelquefois un malaise a voir la categorie du langage prendre toute la place »4. Or, puisque la clinique psychanalytique se deroule dans le champ du langage, et que Merleau-Ponty parait assez sceptique quant a une pratique qui s'inscrirait dans ce champ a I'exclusion de tout autre, notamment le champ de la perception, il ne semble pas a priori etonnant que les psychanalystes n'aient pas vu ou recherche dans sa philosophie un interet clinique notable. Neanmoins, il est un peu rapide de dire que la clinique psychanalytique ne s'ins-crit que dans le champ du langage, puisqu'alors elle ne pourrait pas aider ou soi-gner les jeunes enfants et certains adultes deficitaires ou psychotiques, - ce que la clinique dement tous les jours. Si interet clinique de la philosophie de Merleau-Ponty il y a, celui-ci reside certainement, et c'est la l'hypothese de notre propos, dans le lien qu'il etablit entre la chair, comme dimension originaire et « pre-ver-bale » de l'existence, et certaines pathologies que la psychanalyse attribue a une etiologie precoce ou qui sont relatives au domaine du « pre-verbal », - pathologies que Freud qualifiait de « narcissiques » et qu'on appelle aujourd'hui les psychoses et les etats-limites. Pour soutenir cette hypothese, nous mettrons en lien l'interet philosophique de Merleau-Ponty pour un certain type de donnees cliniques qui etayent son concept de chair, et la theorisation des pathologies narcissiques qu'a mene le psychanalyste americain Harold Searles, a partir de son experience clinique a Chestnut Lodge dans le Maryland, une institution pilote dans l'approche psy-172 chotherapique des adultes schizophrenes et autistes, ou il a exerce de 1949 a 1964. Cette mise en relation du travail de Merleau-Ponty et de celui de Searles peut sem-bler incongrue, puisque le philosophe ne connaissait pas les textes du psychana-lyste americain, qui paraissent a partir de 1951. On sait que Merleau-Ponty, a l'instar de Lacan, a toujours affiche un certain mepris pour la psychanalyse americaine, que tous deux reduisent alors au courant de l'Ego-psychology. Or, Searles n'ap- 3 Merleau-Ponty, « La psychanalyse et son enseignement », in Parcours II, 1951-1961, Lagrasse, Verdier, 2000, p. 211 et 213. 4Merleau-Ponty, Intervention lors du colloque de Bonneval en 1960, in Parcours II, p. 273-274. partient pas du tout a ce courant, et est plutot influence par l'Ecole hongroise de psychanalyse fondee par Sandor Ferenczi, - que Merleau-Ponty ne connaissait ma-nifestement pas non plus. Le materiel clinique que Searles deroule parait en outre assez eloigne de la clinique a laquelle Merleau-Ponty a acces, qui est principale-ment une clinique infantile de type kleinien et une clinique d'adultes nevroses de type freudien-lacanien. Pourtant, la clinique de Searles est en meme temps tres proche des concepts merleau-pontyens de chair, d'Ineinander et de symbolisme primordial, - ce qui justifie le travail de mise en lien que nous proposons ici. Nous tenterons ainsi de mettre en lumiere cette proximite en commengant par presenter l'interet philosophique que represente pour Merleau-Ponty la clinique psy-chanalytique des enfants et des sujets hallucines et delirants, clinique de « l'originaire » selon le sens qu'il donne a ce mot. Nous presenterons ensuite des points de theorisation que Searles developpe a partir de sa clinique de la schizophrenie, qui font etonnamment echo a la philosophie de la chair de Merleau-Ponty. A partir de la, nous degagerons finalement en quoi cette philosophie de la chair re-cele, au regard de la clinique des schizophrenes, non seulement des reperes theo-riques pertinents, mais egalement des indications techniques fecondes quant a la direction de ce type de psychotherapies, - ces indications etant tres proches de celle que Searles a lui-meme elaborees des annees 1950 jusqu'a nos jours. I - L'interet philosophique de la clinique de l'originaire dans I'reuvre de Merleau-Ponty Dans la lignee de la phenomenologie genetique initiee par Husserl, Merleau-Ponty s'est interesse des les annees 1940 aux donnees de l'experience temoignant d'un en-dega ou d'une genese de la conscience theorique et logique5. Il a ainsi beau-coup utilise de donnees cliniques relatives au developpement de la conscience 173 chez l'enfant, telles qu'on les trouve par exemple dans la psychologie genetique de Jean Piaget et de Paul Guillaume6. L'autre source clinique de la psychologie ge-netique a laquelle Merleau-Ponty a alors acces provient des etudes neuropsy- 5 Cf. par exemple Merleau-Ponty, Phenomenologie de la perception, Paris, Tel Gallimard, 1945, Avant-Propos, p. XIII. 6 Notamment dans Merleau-Ponty, La structure du comportement, Paris, PUF, 1942, et dans Mer-leau-Ponty a la Sorbonne. Resume de cours 1949-1952, Editions Cynara, 1988. Ces references cliniques sont presentes jusque dans son dernier ouvrage Le visible et I'invisible, Paris, Tel Gallimard, 1964. chiatriques menes sur des blesses de guerre souffrant de lesions cerebrales, no-tamment par Gelb, Goldstein et Head7. Ces deux types de donnees cliniques conduisent la Psychologie genetique a avancer l'idee qu'il existerait une evolution de la conscience allant dans le sens d'une integration et d'une abstraction croissantes, mais que, en raison d'un lesion organique ou d'un choc psycholo-gique violent, la conscience pourrait se desintegrer, c'est-a-dire regresser a un stade de developpement anterieur. Cette perspective s'ecarte donc de la these cartesienne d'une inneite de la conscience, mais elle reste rationaliste car la conscience theorique est encore congue ici comme la norme de la vie psychique, - la folie etant interpretee par consequent comme une « degenerescence ». Cela implique que la clinique de l'inconscient qu'est alors en train de constituer la psychanalyse aurait une valeur en psychopathologie, mais n'aurait rien a ap-prendre concernant la vie psychique « normale » ou « evoluee », c'est-a-dire qu'elle aurait une valeur anthropologique ou empirique mais pas transcendan-tale, comme le soutient par ailleurs Husserl8. Cette perspective, qui a ete celle du jeune Merleau-Ponty, va cependant etre aban-donnee par la prise en compte progressive de donnees cliniques recueillies non pas par des neuropsychiatres ou des psychologues developpementalistes, mais par des psychanalystes comme Freud, Binswanger ou Melanie Klein. La clinique psychanalytique presente en effet, selon Merleau-Ponty, un interet veritablement philosophique, puisqu'elle permet d'etayer cette hypothese, aux limites de la phenomenologie husserlienne, selon laquelle les phenomenes inconscients ne sont pas en eux-memes des phenomenes morbides (meme s'ils peuvent donner lieu a des manifestations pathologiques), mais des presentifications de cette couche originaire et indestructible de la conscience, que Merleau-Ponty appellera plus tard la chair. La clinique psychanalytique permet donc ici de preciser ce 174 qu'est cette matrice originaire, en montrant qu'elle ouvre une certaine configuration de l'experience que peut faire le sujet du monde, d'autrui et du langage sin-gulierement differente de l'experience qui se tient dans les cadres plus familiers de la conscience theorique. 7 En particulier l'ouvrage de Gelb et Goldstein, Psychologische Analysen hirnpathologischer Fälle, Leipzig, 1920, largement cite dans La structure du comportement et dans la Phenomenologie de la perception. 8 E. Fink, « Appendice XXI au § 46 sur le probleme de l'inconscient », in E. Husserl, La crise des sciences europeennes et la phenomenologie transcendantale, trad. fr. G. Granel, Paris, Galli-mard, 1976, p. 525-527. La clinique psychanalytique temoigne en effet du fait que, originairement, le sujet n'a pas un rapport theorique au monde, selon la configuration qui oppose le sujet a l'objet, mais qu'il est plutot pris dans un rapport d'indivision ou de non-differenciation avec le monde exterieur. Cela est patent dans la clinique de l'hal-lucination, dont Freud a bien montre qu'elle n'est pas une privation du rapport a la realite, mais plutot une perception autre de la realite. Pour illustrer cette idee, Merleau-Ponty reprend au psychiatre Ludwig Binswanger la vignette clinique suivante : Un schizophrene sent qu'une brosse posee pres de sa fenetre s'approche de lui et entre dans sa tete, et cependant a aucun moment il ne cesse de savoir que la brosse est la-bas. S'il regarde vers la fenetre, il l'apergoit encore. La brosse, comme terme identifiable d'une perception externe, n'est pas dans la tete du malade comme masse materielle. Mais la tete du malade n'est pas pour lui cet objet que tout le monde peut voir et qu'il voit lui-meme dans un miroir : elle est ce poste d'ecoute et de vigie qu'il sent au sommet de son corps, cette puissance de se joindre a tous les objets par la vision et l'audition.9 L'aspect pathologique de cette experience ne tient pas au fait que le patient experimente un rapport d'indivision entre lui et la brosse, mais en ce qu'il ne vit, au moment de l'hallucination, que dans ce type de rapport au monde, alors qu'un sujet « normal » dispose en plus d'une capacite a differencier l'espace en un dedans/une interiorite et un dehors/une exteriorite, - capacite qui selon Merleau-Ponty est la seule garantie contre le delire et l'hallucination10. La disparition, plus ou moins durable, d'une telle structuration normale de l'es-pace vecu va toujours de pair, comme le montre la clinique, avec un certain type de rapport du sujet a son corps, qu'on peut decrire comme une regression a cet etat originaire ou le sujet est presque exclusivement un « Moi corporel » selon 175 l'expression de Freud, - d'ou un primat du sensoriel et du perceptif sur tout autre mode de relation au monde. On peut ainsi en conclure, selon Merleau-Ponty, que « ce qui fait l'hallucination, c'est le retrecissement de l'espace vecu, l'enracine- 9 Merleau-Ponty, Phenomenologie de la perception, op. cit., p. 336. Il se refere ici a Ludwig Binswanger, « Das Raumproblem in der Psychopathologie », Ztschr. f. d. ges. Neurologie und Psychiatrie, 1933, p. 630. 10 « Ce qui garantit l'homme sain contre le delire ou l'hallucination, ce n'est pas sa critique, c'est la structure de son espace : les objets restent devant lui, ils gardent leur distance et, comme Malebranche le disait a propos d'Adam, ils ne le touchent qu'avec respect » (ibid., p. 337). 176 ment des choses dans notre corps, la vertigineuse proximite de I'objet, la solidarity de I'homme et du monde, qui est, non pas abolie, mais refoulee par la perception de tous les jours ou par la pensee objective . La clinique psychanalytique des enfants confirme par ailleurs cette idee d'un empietement originaire entre le sujet et le monde, en relatant la pensee animiste des enfants qui mettent au compte du monde leurs reves au meme titre que leurs perceptions, en echo a l'animisme des peuples primitifs decrit par Freud dans Totem et tabou. Merleau-Ponty reprend egalement ces analyses, qu'il thematise pour sa part dans les annees 1940-1950 sous le nom de « conscience mythique » ou « conscience magique »12. Merleau-Ponty va alors s'interesser a la these freudienne du narcissisme primaire, selon laquelle le Moi ne se distinguerait pas originairement de son corps et du monde, et selon laquelle il y aurait une primaute chronologique et ontologique du sujet incarne sur le sujet pensant. Contrairement a ce que certains psychanalystes eux-memes soutiennent, Merleau-Ponty ne pense pas que cette these implique le primat de l'ego sur la relation a autrui13; au contraire, cela signifie que le sujet est fondamentalement pris dans un rapport d'indifferenciation avec autrui. Ce que Merleau-Ponty appelle « l'universel de promiscuite »14 ou l'Ineinander se donne a voir, par exemple, dans l'identification de Dora a ses differents objets d'amour que Merleau-Ponty analyse dans son cours sur la passivite15, et dans le mecanisme primaire de condensation de plusieurs personnages en un que Freud analyse dans L'interpretation des reves, mais aussi dans les delires du personnage de la Gradiva de Jensen, egalement repris par Merleau-Ponty16. Les hypotheses de Freud sur le vecu d'indifferenciation entre le nourrisson et son 11 Ibidem. 12 Cf. par exemple Merleau-Ponty, Phenomenologie de laperception, p. 328 sq., et Merleau-Ponty a la Sorbonne, p. 224 sq. 13 Le concept freudien de narcissisme suscite, selon Merleau-Ponty, des critiques qu'il ne merite pas, puisque « Freud renonce a une coupure entre la periode narcissique et la periode ob-jectale et considere le narcissique et l'objectal comme deux poles permanents de la vie de l'individu » (Merleau-Ponty a la Sorbonne, p. 335). 14 Merleau-Ponty, « Preface a Hesnard », in Parcours II, p. 278. 15 Merleau-Ponty, L'institution, la passivite. Notes de cours au College de France 1954-1955, Belin, 2003, p. 239 sq. 16 Ibid., p. 244-246. environnement trouvent par ailleurs leur confirmation clinique dans l'observa-tion des phenomenes de « transitivisme » dans la relation des jeunes enfants a leur entourage, que Merleau-Ponty commente dans ses cours a la Sorbonne sur la psychologie de l'enfant. Ce sont d'ailleurs les concepts de projection et d'in-trojection, beaucoup utilises dans la clinique kleinienne des enfants, que Merleau-Ponty utilise pour decrire les processus selon lesquels se structurent l'univers charnel et la promiscuite originaire a autrui17. La clinique psychanalytique des enfants interesse enfin Merleau-Ponty en ce qu'elle montre que, de la meme maniere que l'hallucination du fou n'est pas une absence de rapport perceptif a la realite mais un mode de perception different, plus originaire, le mode de communication de l'enfant n'est pas une absence de langage et donc de sens, mais plutot la mise en reuvre d'un langage non verbal, lequel serait a l'origine du langage verbalement constitue. La psychanalyse at-tribue en effet une fonction symbolique, comprise comme tout ce qui manifeste un sens au sein du sensible, dans certaines attitudes corporelles et comporte-mentales des enfants, dans le prolongement de la clinique freudienne qui qua-lifiait de langages ces donnees muettes de l'experience que sont les images du reve et les corps des hysteriques. Merleau-Ponty precise alors que ce qui l'interesse ici, ce n'est pas de considerer le symbolisme corporel ou onirique comme etant un langage verbal refoule. Il est certes utile de considerer les conversions hysteriques comme autant de me-taphores verbales, comme par exemple les troubles de la deglutition d'une jeune patiente de Binswanger qui ne pouvait pas « avaler » certains propos18, car alors il suffirait de lever le refoulement pour que le message verbal s'exprime claire-ment et que le symptome disparaisse. Mais du point de vue theorique, cela n'ap-porte pas grand-chose puisqu'il s'agit toujours, dans ce cas, du meme langage, 177 a savoir le langage verbal. Le malaise qu'exprime Merleau-Ponty vis-a-vis de l'in-terpretation lacanienne de Freud tient precisement a son opposition a une 17 Merleau-Ponty, La nature. Notes au cours du College de France, Paris, Seuil, 1995, p. 347, mais aussi p. 287-288 : « Mon schema corporel se projette dans les autres et les introjecte, a des rapports d'etre avec eux, recherche l'identification, s'apparait comme indivis avec eux, les desire. Le desir considere au point de vue transcendantal = membrure commune de mon monde comme charnel et du monde d'autrui. Ils aboutissent tous deux a une seule Einfühlung (cf. ine-dits de Husserl) ». 18 Cite par Merleau-Ponty in Phänomenologie de la perception, p. 187. conception de I'inconscient en termes exclusifs de signifiant et de signifie. Meme si Freud lui-meme a donne plus d'une indication en ce sens, il aurait egalement, selon Merleau-Ponty, entrevu l'existence d'un symbolisme vraiment autre que le symbolisme verbal, puisqu'il a toujours refuse de reduire le symbolisme incons-cient a l'expression de pensees refoulees. Si ce que Merleau-Ponty appelle le « symbolisme primordial », a l'ffiuvre entre autres dans la conscience enfantine, le reve et l'hallucination, utilise des images et des sensations, ce n'est pas seu-lement pour brouiller, en l'engluant dans du concret, un sens verbal par ailleurs clair et distinct, mais c'est aussi parce que le sujet de ce symbolisme n'est pas le sujet parlant et pensant, mais le sujet charnel, qui envisage le langage non pas comme un sens a comprendre mais comme ce qui produit un effet sensoriel et af-fectif. Merleau-Ponty cite a cette occasion plusieurs fois la note de Freud selon la-quelle, dans le reve, les mots sont parfois « traites comme les choses » c'est-a-dire comme des donnees que le sujet rencontre dans le champ de la perception et de la sensation19, et non dans le champ de la signification. Freud indique en outre que, lorsque « les mots sont traites comme des choses », le travail du reve « cree alors des discours ou des neologismes 'schizophreniques' tres ressemblants »2", et il renvoie, concernant cette intuition, au materiel clinique de Bleuler et Jung, qui travaillaient alors a la clinique de Burghölzi a Zurich ou on recevait beau-coup de patients schizophrenes. Merleau-Ponty n'a pas utilise ces recherches, et les quelques cas de schizophrenie auxquels il se refere ne sont abordes qu'a partir de la problematique de l'hal-lucination, c'est-a-dire du rapport au reel, sans que soient interroges specifique-ment le rapport a autrui ni le rapport au langage, - sans doute parce qu'il etait convenu de penser a son epoque qu'un schizophrene, c'est un sujet qui hallucine et non qui parle et que, meme s'il parle, sa communication et son rapport a l'au-178 tre sont trop pauvres ou trop delirants pour etre juges instructifs. Or, ce lieu commun a justement ete battu en breche par la clinique de la schizophrenie du psychiatre psychanalyste Harold Searles, - clinique qui aurait pu etre tres utile a Merleau-Ponty dans son elaboration des concepts de chair et de sym-bolisme primordial. 19 Merleau-Ponty, L'institution, la passivite, p. 210, p. 284. 20 Freud, « L'inconscient »(1915), in Metapsychologie, trad. J. Laplanche et J.B. Pontalis, Paris, Gallimard, 1940, p. 115. II - La clinique de la Schizophrenie proposee par Harold Searles Avant de derouler cette clinique, presentons brievement Harold Searles. Ne en 1918 aux Etats-Unis, il a d'abord ete psychiatre des armees pendant la Seconde guerre, ce qui l'a amene a travailler a la clinique Topeka au Texas, qui recevait entre autres les soldats traumatises. Cette clinique a accueilli beaucoup d'ana-lystes juifs refugies, et a ete une des institutions psychiatriques pionnieres dans la prise en charge psychanalytique des patients psychotiques. En 1949, Searles rejoint la clinique de Chestnut Lodge, dans le Maryland, ou il restera 15 ans. Cette clinique, dirigee a l'epoque par la psychanalyste allemande emigree Frieda Fromm-Reichmann, propose egalement d'etendre la therapie analytique, consti-tuee a la base par et pour des nevroses, a des psychotiques, dans la perspective de l'Ecole hongroise de Sandor Ferenczi pronant une elasticite de la technique psychanalytique - perspective qui trouve alors en Europe tres peu d'applica-tions21, puisque meme Freud avait emis de serieux doutes quant a l'accessibilite des patients souffrant de troubles narcissiques a la technique psychanalytique22. Le premier argument consistant a dire que les psychotiques sont inaccessibles a l'analyse est que, du fait de leurs hallucinations et delires, ils auraient tellement peu de rapport a la realite et vivraient dans un monde tellement prive, que l'ana-lyste n'aurait pas de terrain commun possible avec eux. Cela se verifierait dans le contre-transfert de l'analyste au contact de patients hallucines, tres souvent caracterise par la sensation de ne pas exister, de n'etre qu'un element du decor parmi d'autres ou, de ne pas etre investi par le patient comme un sujet existant. Or, pour Searles, cela ne prouve pas que le sujet hallucine s'est effectivement retire dans son monde interne et qu'il est inaccessible, mais plutot qu'il est regresse a un etat d'indifferenciation entre soi et le monde environnant, entre soi et les choses inanimees, - ce dont temoigne dans le contre-transfert le vecu de non- 179 reconnaissance de l'analyste ou d'indifference a l'egard de sa personne23. 21 Les exceptions notables sont precisement la collaboration de Bleuler et Jung a la clinique Burghölzi de 1900 a 1911, ainsi que la pratique de Binswanger a la clinique Bellevue en Suisse egalement, - lequel etait auparavant assistant de Jung a Burghölzi. 22 Cf. par exemple Freud, Sigmund Freud presents par lui-meme (1925), Paris, Gallimard Folio essais, 1984, p. 101 sq. 23 Sur ce type de situations transferentielles cf. l'article de H. Searles « La psychose de transfert dans la psychotherapie de la schizophrenie chronique » (1963), in L'effort pour rendre l'autre fou, trad. fr. B. Bost, Paris, Gallimard Folio essais, 1977, p. 619-621. Or, cet etat d'indifferenciation n'est pas en soi incomprehensible car, precise Searles : Dans ma monographie sur I'environnement non humain, je soulignais le fait que, dans le cas d'un developpement normal du moi, le nourrisson etait subjectivement in-differencie de son environnement non humain aussi bien qu'humain [...] il se peut que l'essentiel du fonctionnement de la personnalite soit, meme chez les adultes nor-maux, subjectivement indifferencie, au moins a un niveau inconscient, de l'immense domaine de l'environnement inanime24. Searles ne connaissait pas le concept merleau-pontyen d'Ineinander, defini comme « inherence du soi au monde ou du monde au soi, de soi a l'autre et de l'autre au soi »25. Il se refere pour sa part au concept de symbiose de Margaret Mahler, defini comme cet etat originaire d'indifferenciation entre le nourrisson et son environnement, qui ne devient pathologique que s'il perdure ou predo-mine sur les relations differenciees aux objets de la realite. L'hallucination pre-cedemment evoquee du patient qui croit que la brosse rentre dans sa tete peut ainsi prendre un sens et etre interpretee comme une tentative de symbolisation par le patient de ce vecu d'indifferenciation avec le monde environnant inanime. Searles, a l'instar de Merleau-Ponty, ne fait donc pas de l'hallucination et du delire les signes d'une absence ou d'une degenerescence de la capacite de penser, mais plutot les effets d'une fonction symbolisante particuliere car originaire, avec laquelle l'analyste peut et doit travailler. Le second argument utilise par les psychiatres et meme par certains psychana-lystes contre l'extension de la therapie analytique aux psychotiques, est que celle-ci repose sur le maniement du transfert, cette relation particuliere qui lie 180 le patient a l'analyste, et qui serait inexistante chez les schizophrenes et les au-tistes, replies sur eux-memes, donc indifferents aux autres26. La critique que de-ploie Searles contre cet argument est la meme que celle utilisee contre l'impos-sibilite de travailler avec des sujets hallucines : l'analyste peut avoir l'impression que le patient n'est pas en relation avec lui, mais l'analyse du contre-transfert decouvre au contraire ici un type de transfert particulier, que Searles nomme 24 H. Searles, « Les phenomenes transitionnels et la symbiose therapeutique » (1976), in Le contre-transfert, trad. fr. B. Bost, Paris, NRF Gallimard, 1981, p. 153. 25 Merleau-Ponty, La nature, p. 269. 26 H. Searles, L'effort pour rendre l'autre fou, p. 597. transfert delirant27 ou psychose de transfert, et qui signe une fagon singuliere dont le patient fait l'experience de l'autre, sur le mode originaire de l'indis-tinction alimentee par des introjections primitives et des identifications pro-jectives massives. On a egalement pu dire que les schizophrenes ne developperaient, du fait de leur pathologie narcissique, que peu ou pas de relations d'objets, d'ou la pauvrete de leur discours quant a leurs rapports familiaux, amicaux ou amoureux. Or, Searles rappelle comme Merleau-Ponty que la pathologie narcissique n'implique pas l'absence de relation a l'autre : Quant a l'experience subjective qu'a le patient schizophrene de ces phenomenes d'in-trojection, plus son moi est de-differencie, moins il est capable de faire la distinction entre l'objet introjecte et son propre soi ; fondamentalement, il vit, comme une part indiscernable de lui-meme, une qualite qui appartient essentiellement au therapeute ou a quelqu'un d'autre de son entourage actuel, ou encore a une personne de son passe. Il n'est guere facile pour le therapeute de deviner quand, dans la communication du patient, un objet introjecte est apparu et exerce son influence [...]. J'avais une pa-tiente hebephrene souvent plongee dans une emotion qui me paraissait plus ou moins fausse ; malgre ses pleurs dechirants et son visage inonde de larmes, son etat ne sus-citait chez moi qu'ennui et froideur [...] un jour, apres s'etre ainsi comportee quelques minutes, elle me demanda avidement : 'Avez-vous vu Grand-mere ?' Je ne sus pas, tout d'abord, ce qu'elle voulait dire : je pensai que, pour elle, j'etais quelqu'un qui revenait tout juste de voir sa grand-mere dans la lointaine ville oü elle habitait. Puis je me ren-dis compte que, cette fois, elle m'avait deliberement montre comment etait sa grand-mere ; et quand je lui repondis dans ce sens, elle confirma mon impression.28 Le dernier argument utilise pour soutenir l'inaccessibilite des psychotiques a la 181 psychanalyse est que, si celle-ci est une cure par la parole, l'analyste ne peut pas avoir acces au vecu et a l'inconscient de patients ayant un rapport pauvre au langage, ou qui ne s'expriment pas principalement par le biais du langage ver- 27 Searles emprunte ce terme a Margaret Little, que celle-ci definit comme suit : « Dans cet etat, sujet et objet, sentiment, pensee, mouvement sont vecus comme etant la meme chose. Autre-ment dit, il y a seulement un etat d'etre ou d'experience et le sentiment qu'il y a la une personne n'existe pas » (extrait de l'article de 1958 « On Delusional Transference », cite par Searles in L'effort pour rendre l'autre fou, p. 615). 28 Ibid., p. 320-321 (c'est moi qui souligne). bal comme le montre l'exemple precedent. Freud avait ici ouvert la voie en mon-trant que I'homme dispose d'autres modes d'expression que le langage articule : le langage du reve, le langage du corps hysterique ... et le « discours schizophre-nique » dont il ne donne lui-meme que quelques rares indications. Or, c'est precisement ce dernier mode d'expression qu'a etudie Searles, notam-ment dans un article de 1961 sur « La communication schizophrenique »29, et dans un autre de 1962 intitule « Differenciation entre pensee concrete et pensee metaphorique chez le schizophrene en voie de guerison »3". Ce que Freud appe-lait « traiter les mots comme les choses » est manifeste dans le maniement par-ticulier du langage que font les schizophrenes, et qui consiste a ne pas pouvoir differencier entre le concret et le metaphorique, et a prendre les pensees et les mots non pas au niveau de leur signification, mais en tant qu'objets d'une experience sensorielle et perceptive immediate. Searles rapporte ici le cas d'une pa-tiente qui, au lieu d'exprimer son emotion de tristesse et de dechirement a la vue d'un vieil homme a l'allure pitoyable, avait eu la sensation que son creur avait ete litteralement arrache31 : la metaphore est ici metabolisee et litteralement somati-see. Pour autre exemple de cette symbolisation sensorielle et charnelle, cette pa-tiente qui, quand elle est tres deprimee, dit voir en noir certaines choses autour d'elle, au lieu de ressentir psychiquement qu'elle « broie du noir »32. Pour Searles, ces exemples confirment l'idee de Jean Piaget, que reprend egalement Merleau-Ponty, selon laquelle les perceptions externes et internes prennent une part active essentielle dans la formation initiale de la pensee et du langage abstraits. Searles precise ainsi que, comme le schizophrene : L'enfant, avant qu'il ne puisse arriver a comprendre des phrases telles que 'cela me pese sur les epaules' ou 'cela me retourne l'estomac' dans leur signification meta-182 phorique relativement videe de tout accompagnement somatique, doit d'abord avoir senti leur signification comme une sensation partiellement ou meme peut-etre prin-cipalement somatique [...] la metaphore n'aurait jamais pu se developper s'il n'y avait pas eu auparavant une absence des frontieres du moi, s'il n'y avait jamais eu [...] un 29 Ibid., p. 301-383. 30 Publie en frangais in Le trouble de penser. Nouvelle Revue de Psychanalyse, n° 25, 1982, p. 331-353 (trad. S. Mellor-Picaut). 31H. Searles, L'effortpour rendre l'autre fou, p. 422. 32 H. Searles, « Differenciation entre pensee concrete et pensee metaphorique chez le schizophrene en voie de guerison », p. 351. flux a peu pres sans entrave entre les champs de l'experience que l'enfant vient plus tard a ressentir comme monde interieur et monde exterieur distincts.33 L'usage bizarre que font les schizophrenes du langage, en traitant les mots comme les choses et en les incorporant dans leur vecu sensoriel, permettrait ainsi de saisir l'emergence du langage verbal a meme une logique d'expressivite charnelle et perceptive. Searles ajoute que non seulement il n'y a pas, a ce niveau originaire que reactua-lise le symbolisme schizophrenique, absence de communication, mais qu'en plus « le partage mutuel d'une telle experience de metaphore nous semblerait alors constituer le contact psychologique le plus intime qu'un etre humain adulte puisse avoir avec un autre »3^. Cela rejoint l'idee de Merleau-Ponty selon laquelle le rapport pre-verbal a autrui, au sein duquel « il y a projection-introjection, producti-vite de ce que je fais en lui et de ce qu'il fait en moi », est une « communication vraie »35. Les notions de « partage mutuel » et de « contact » indiquent bien ici que la clinique de la schizophrenie n'est possible et instructive que parce qu'elle ne se deroule pas dans le cadre psychanalytique classique, fonde sur une relation asy-metrique entre l'analyste et le patient, et depourvue de « contact » (lequel consti-tue l'objet de l'interdit fondamental du cadre psychanalytique « orthodoxe »). La clinique de Searles conduit donc, dans un dernier temps, a interroger sa conception de la technique analytique, et nous verrons ici que cette derniere a ete d'une certaine maniere theoriquement pressentie par Merleau-Ponty dans sa philosophie de la chair. III - Les implications techniques d'une clinique de I'originaire Nous voudrions finalement montrer en quoi la philosophie de la chair de Mer- 183 leau-Ponty presente une fecondite clinique, au sens ou elle fournit des indications techniques dans la direction de la cure avec des patients psychotiques, -indications d'autant plus etonnantes qu'elles ne reposent pas sur une experience pratique, et qu'elles s'ecartent de la technique psychanalytique orthodoxe ainsi que de la technique lacanienne des annees 1950, qui representait alors le modele dominant de la conception de la cure en France. 33 Ibid., p. 352. 34 Ibidem. 35 Merleau-Ponty, L'institution, la passivite, p. 35. Premierement, Merleau-Ponty note que la relation de transfert congue comme une asymetrie entre le patient et I'analyste est « inefficace dans de cas vraiment patholo-giques », car ce n'est pas au niveau de la connaissance ou de l'explication logique que la relation a une chance de s'instituer. Il faudrait plutot viser, selon Merleau-Ponty, le « domaine de notre 'archeologie'. L'analyste n'a pas la clef. Elle est a faire pour chaque cas. Il n'est pas celui qui sait en face de celui qui ne sait pas. Il est dans le jeu du contre-transfert. Il faut qu'il continue de se connaitre pour connaitre l'autre »36. Merleau-Ponty congoit donc la relation analytique comme une relation de com-prehension, et d'im-plication personnelle du therapeute par le biais du contre-transfert. Searles a pour sa part ete un des grands theoriciens du contre-transfert, car selon lui, la psychanalyse des patients psychotiques oblige l'analyste a faire un travail sur lui-meme, sous la forme d'une perlaboration constante de son contre-transfert et d'une supervision reguliere. En effet, les psychotiques utilisant principalement un mode de communication non verbalise et non conscientise, ils sont plus aptes que d'autres a saisir chez l'analyste des pensees inconscientes, qui s'expriment par exemple a travers des intonations ou des attitudes corporelles. Les patients schizophrenes peuvent ainsi avoir tendance a se faire « l'analyste de l'analyste », ce que celui-ci doit selon Searles ad-mettre et, dans une certaine mesure, utiliser dans la relation de transfert37. Merleau-Ponty reitere quant a lui plusieurs fois cette idee que la relation du patient a l'analyste doit etre une relation dialectique38 au sens socratique du terme. Cela suppose par consequent que l'analyste se departisse d'une attitude trop in-tellectualiste, qui favorise l'interpretation au detriment de la comprehension, et l'expression verbale au detriment de modes d'expression plus originaires ou pri-maires. La promotion du contre-transfert va ainsi de pair, pour Merleau-Ponty, avec la valorisation de l'empathie ou Einfühlung de l'analyste. Freud utilise par-fois cette notion, qu'il presente comme une capacite a entendre l'inconscient 184 chez l'autre39, d'une maniere elle-meme inconsciente sous la forme d'associa- 36 Merleau-Ponty, Notes de cours, 1959-1961, Paris, NRF Gallimard, 1996, p. 154 (c'est moi qui souligne). 37 H. Searles, L'effortpour rendre l'autre fou, p. 363 sq. Ces principes techniques ont ete premierement fortement appuyes par Sandor Ferenczi. 38 Par exemple in L'institution, la passivite, p. 159 : « Merite de Freud : la vraie analyse fait du patient non un objet, mais finalement un nouveau sujet, qui n'est pas porte par la force du prestige du maitre ». 39 Cf. par exemple Freud, « Conseils aux medecins sur le traitement analytique » (1912), in La technique psychanalytique, trad. A. Berman, Paris, PUF, 1953, p. 66. tions d'idees ou de ressenti sensoriel, moteur ou affectif. Mais il ne retient de cette capacite que son versant psychique (soit les associations d'idees qui vien-nent a l'analyste lorsqu'il ecoute son patient) et non son versant somatique et affectif, juge trop irrationnel et subjectif40, - le dispositif classique de la cure consistant d'ailleurs a mettre entre parentheses le corps sensori-moteur. Or, pour Merleau-Ponty, l'empathie est le fondement irreductible de la relation a l'autre, et il est naif de croire que l'on pourrait mettre entre parenthese ce type de relation originaire, qui s'instaure des que deux corps sont en presence. Cela est d'au-tant plus vrai avec des patients psychotiques qui, comme le montre bien la clinique de Searles, regressent a un mode de relation et de symbolisme pri-maires, et attendent que l'analyste se mette d'une certaine maniere a l'unisson pour pouvoir briser leur solitude. Relativement a l'attitude de « neutralite bien-veillante » de l'analyste, Searles affirme pour sa part que : Ce genre de tentative, lorsqu'elle est faite trop t5t, implique une condescendance bles-sante de la part de l'analyste qui est est assez presomptueux pour laisser entendre que rien chez le patient ne peut serieusement l'incommoder [...] en tentant de maintenir une position d'impassibilite, il [l'analyste] se defend sans doute contre l'activation en lui de noyaux de realite auxquels repondent les transferts desorganises du patient sur lui, -ces transferts, ainsi que leurs noyaux de realite chez l'analyste (et chez le patient) demandant a etre pergus par les deux participants pour que la psychose de transfert de-vienne evidente et traitable.41 Cela revient a dire que, non seulement l'analyste doit se faire le support des identifications projectives du patient, mais qu'il doit en outre etre attentif a son propre maniement du symbolisme charnel ou en acte, si tant est que ce dernier, comme le dit Merleau-Ponty, consiste « dans la corporeite et le rapport a autrui, la projection et l'introjection [qui] ne sont pas les operations d'une 'conscience' »42. 185 40 « Ma proposition d'apprehender l'inconscient de l'analysant avec son propre inconscient, lui tendre pour ainsi dire l'oreille inconsciente comme un recepteur, a ete formulee dans un sens modeste et rationaliste [_] Toute obscurite disparait si vous admettez que dans cette phrase il n'est question de l'inconscient qu'au sens descriptif », (Freud, Lettre a Binswanger du 22 novembre 1925, in Sigmund Freud / Ludwig Binswanger, Correspondance, 1908-1938, Paris, Calmann-Levy, 1995, p. 258). 41 H. Searles, Le contre-transfert, p. 175 (c'est moi qui souligne). 42 Merleau-Ponty, L'institution, la passivite, p. 205. Merleau-Ponty aurait ainsi certainement souscrit a ce principe technique dans la cure des psychotiques que Searles elabore sous le terme de « symbiose therapeu-tique », ou le patient et l'analyste entrent dans une relation « comme celle qui s'eta-blit normalement entre le jeune enfant et sa mere et ou les deux participants font subjectivement corps l'un avec l'autre »43. Cette phase du transfert est pour Searles essentielle, car elle permet a l'analyste de dechifErer la communication charnelle du patient sur un mode primaire, c'est-a-dire perceptif, affectif et donc essentiellement silencieux, pour ensuite etre en position de traduire verbalement ces affects et sensations au patient, de telle sorte que celui-ci puisse les reintegrer et, lentement, etre capable de verbaliser ce qu'il ne pouvait auparavant que somatiser ou agir. Cette fagon de conduire une cure, en regressant a une phase de partage sensoriel et affectif, pour elaborer une relation de plus en plus differenciee et une communication de plus en plus verbalisee, correspond assez bien a l'idee que Merleau-Ponty se fait de cette partie de la psychanalyse freudienne qui n'est selon lui restee qu'a l'etat d'intuition44, et qu'il faudrait creuser plus avant. La technique centrale de l'interpretation ne consiste pas en effet seulement a rendre conscients des contenus refoules mais egalement, et de maniere plus creatrice, a transformer des vecus perceptifs, sensoriels et affectifs pour ainsi bruts en des contenus suscep-tibles d'etre subjectives par la psyche et symbolises par le langage. Merleau-Ponty qualifie ainsi l' « inconscient primordial » de Freud, celui d'avant le refoulement, de conscience ou logique perceptive, laquelle constitue : une ouverture entre le sentir et la chose meme [...] toujours arrachee a soi ou au monde, effectuant des projections et introjections symboliques. La thematisation, l'ap-pel a un symbolisme qui soit symbolisme de soi, a savoir verbalise, necessite une vraie transformation [car] ce qui est avant elle est vraiment autre et non pas seulement im-186 plicite. L'interpretation n'est pas simple double explicite du donne : c'est sa conversion en significations disponibles, 'objectives' [...] L'inconscient comme conscience perceptive est la solution que cherche Freud : car il faut que la verite soit la pour nous, et qu'elle ne soit pas possedee.45 43 Searles, L'effortpour rendre l'autre fou, p. 350. Il precise par ailleurs que « l'idee delirante qu'a le patient d'une union profonde avec l'analyste doit devenir une realite partagee par les deux participants » (ibid., p. 669). 44 Merleau-Ponty, « La psychanalyse et son enseignement », in Parcours II, p. 282-283. 45 Merleau-Ponty, L'institution, la passivite, p. 212. La mise en rapport de la philosophie de la chair de Merleau-Ponty avec la cli-nique et la technique analytiques de Searles nous permet ainsi de conclure que, si la « solution » que propose Merleau-Ponty n'est pas necessairement celle que Freud a lui-meme proposee, force est neanmoins de constater qu'elle fait echo a celles qu'ont pu proposer d'autres figures de la psychanalyse comme Ferenczi et Searles, et qui ont prouve leur fecondite tant sur le plan theorique que clinique. 187