23 Filozofski vestnik | Volume XXXVIII | Number 2 | 2017 | 23–34 * Université Paris-Diderot, ICI Berlin Monique David-Ménard* Nier le réel est-ce le transformer ? Est-ce à partir d’une théorie juste et d’une théorie cohérente que le réel se trans- forme ? Je voudrais examiner cette question dans deux champs d’action et de pensée distincts mais liés : le registre du sexuel inconscient et dans celui des transformations politiques. Parmi les théories justes, on peut citer la reprise par Marcuse de la pensée hégé- lienne et marxiste, en 19641 dans L’Homme unidimensionnel. Les dates sont évi- demment décisives puisque le monde est, dans ces années 60, encore divisé en deux blocs, ce qui n’est plus le cas depuis l’effondrement du « bloc soviétique » et la réunification de l’Allemagne. En 1964, et depuis les Etats-Unis où il vivait et travaillait, Marcuse analyse à la fois les caractéristiques du capitalisme à l’âge de l’automation et les structures de désir que ce régime favorise ou même induit. Il résume l’articulation entre ces deux registres en les intégrant par une analyse dialectique : la classe ou- vrière américaine n’a plus de pouvoir syndical et politique de négation du réel. « Dans un monde où cette rationalité technologique est la seule dimension, la conscience heureuse tend à devenir la seule dimension. » Hegel aurait donc rai- son dans son analyse des rapports entre concept et réel politique mais l’Amé- rique des années 1960 n’est pas à la hauteur de son concept. N’a-t-on le choix en politique qu’entre une perspective kantienne qui confronte le réel à une norme et une perspective hégélienne qui affirme que lorsque la logique est dialectique, elle maîtrise les transformations du réel ? Si on cesse de mesurer le réel à une Idée, que cette Idée soit un idéal à atteindre ou une rationalité immanente qui prend dans le discours l’apparence d’une fi- 1 Herbert Marcuse, L’Homme unidimensionnel, traduction en français et préface nouvelle en 1967, Minuit, Paris 1968. FV_02_2017.indd 23 14. 01. 18 10:34 24 monique david-ménard nalité, est-on condamné à un empirisme plat qui valide un statut quo  ? (Un autre jour, on pourrait montrer que la distinction proposée par Alain Badiou entre politique et histoire longtemps unifiées ne suffit pas à sortir du dilemme entre idéalisme utopique et empirisme plat et conservateur). A cette question s’en lie une autre lorsqu’on lit L’Homme unidimensionnel : Mar- cuse pense que le capitalisme à l’âge de l’automation induit un fonctionnement de la sexualité qu’il nomme la désublimation répressive, c’est-à-dire une appa- rente libération de l’existence sexuelle qui endort l’insatisfaction constitutive des désirs qui pouvait se mettre au service des luttes sociales. Nier le réel c’est s’appuyer sur l’insatisfaction économico-sociale et sur l’insatisfaction du désir, qui serait le cœur unifié du sexuel et du politique, correctement analysé par une théorie qui, serait, comme Lénine le disait de celle de Marx toute puissante parce qu’elle est vraie. Or dans les années 1960, à lire Marcuse, le capitalisme par la culture technologique et l’état de satisfaction fallacieuse des désirs qu’elle induit en situation de plein emploi aurait produit un fallacieux endormisse- ment des désirs. C’est l’âge de la « conscience heureuse ». Mon objectif n’est pas d’adapter cette analyse de Marcuse à la période suivante du capitalisme, la nôtre, qui se caractérise par du chômage de masse dans certains pays, par la précarité du travail dans d’autres et par les guerres qui jettent sur les routes des millions de migrants. Mais qui se caractérise aussi par de nouvelles formes de vie politique, transnationales et partielles ou localisées à la fois. Réfugiés, touristes, étudiants, travailleurs migrants, tous constituent à leur manière une « transnation délocalisée. ... Les nationalismes n’ont nullement disparu, mais ils prennent pas l’Etat pour cadre. »2 Je questionne plutôt la pertinence d’une analyse qui veut unifier la vérité d’une analyse avec, d’une part les conditions de la réalisation de ce qu’elle promeut et d’autre part avec un régime des désirs sexuels qui serait le vrai, lui aussi. Pour que l’on puisse parler, avec Marcuse, de « l’irrationalité de la rationalité technologique », il faut unifier « vérité des désirs » et contradiction principale d’une société. 2 Marc Abelès, Anthropologie de la globalisation, Payot Rivages, Paris 2008, et 2012, p. 123. FV_02_2017.indd 24 14. 01. 18 10:34 25 nier le réel est-ce le transformer ? Les satisfactions que procure une société non libre provoquent une perte de conscience et tendent à faire une conscience heureuse qui accepte les méfaits de cette société ; elle est le signe que la lucidité et l’autonomie sont en train de se perdre. La sublimation au contraire implique une autonomie et une lucidité supérieure  ; elle sert de médiation entre le conscient et l’inconscient, entre le processus primaire et le processus secondaire, entre l’intellect et l’instinct, entre l’attitude de résignation et l’attitude de rébellion.3 Or c’est la prétention illusoire de cette exigence, (unification par la dialectique de la pensée vraie et du réel, affirmation qu’on tient aussi par là l’unité du désir et de la politique) qui nous incite à convoquer les luttes qui échappent à l’oppo- sition du partiel et du total et dont l’issue est contingente. Contingente, non pas au sens d’un déficit de détermination mais au sens, plutôt de la surdétermination. Du point de vue épistémologique, celui qui a le mieux clarifié cet enjeu est cer- tainement le Foucault de L’Archéologie du savoir  lorsqu’il définit les « relations discursives » : Ces relations sont établies entre des institutions, des processus économiques et sociaux, des formes de comportement, des systèmes de normes, des techniques, des types de classification, des modes de caractérisation ; et ces relations ne sont pas présentes dans l’objet ; ce ne sont pas elles qui sont déployées lorsqu’on en fait l’analyse ; elles n’en dessinent pas la trame, la rationalité immanente, cette nervure idéale qui réapparaît totalement ou en partie lorsqu’on le pense dans la vérité de son concept. Elles ne définissent pas sa constitution interne mais ce qui lui permet d’apparaître, de se juxtaposer à d’autres objets, de se situer par rapport à eux, de définir sa différence, son irréductibilité, et éventuellement son hétérogénéité, bref d’être placé dans un champ d’extériorité.4 Il suit de là qu’une pratique n’est jamais l’application d’une vérité, mais qu’elle part d’un diagnostic sur une situation. Toute la question est alors de déterminer quelles sont les luttes locales dont la portée va au-delà d’elles-mêmes, même si ces luttes ne maîtrisent jamais leur 3 Marcuse, L’Homme unidimensionnel, p. 100. 4 Michel Foucualt, L’Archéologie du savoir, Gallimard, Paris 1969, p. 62. FV_02_2017.indd 25 14. 01. 18 10:34 26 monique david-ménard prise sur cet « au-delà d’elles-mêmes », mieux : même si cette non maîtrise est une condition de leur efficacité « au-delà ». Pour préciser le statut de cet «  au-delà  » dans les conflits qui n’est pas une utopie, je prendrai trois exemples de surdétermination, l’un concerne les poli- tiques de la rue, le deuxième la révolution telle qu’en parle Althusser à partir de Lénine, le troisième enfin sera un retour à la source freudienne : la dynamique réorganisatrice du sexuel inconscient transfert. Nous pensons à juste titre que la société capitaliste contemporaine tend imprimer à nos désirs un fonctionne- ment aberrant. Rien pourtant ne dit a priori qu’on puisse unifier « désir vrai » et émancipation. II. L’inconscient du politique et la surdétermination de l’agency Dans le chapitre «  Bodies in Alliance and the Politics of the Street  »,5 Judith Butler analyse ce qui fait l’efficience d’une manifestation de rue, lorsque des acteurs ordinairement exclus de l’expression politique comme les transsexuels revendiquent des droits (lay claims) variés. Ils mettent en jeu la vulnérabili- té de leurs corps sur la place publique. Conceptuellement, Butler discute avec Hannah Arendt en insistant sur les corps assemblés dans la rue : Arendt posait qu’il y a politique dans les assemblées publiques lorsque les citoyens usent de la parole pour déterminer ensemble quel sera le bien de la cité. Et même si elle questionnait les exclusives sur lesquelles ce modèle discursif de la démocratie se fonde puisque tous n’ont pas le droit d’avoir des droits, elle maintenait que la politique commence dans les délibérations et les conflits discursifs. – Butler met en cause – c’est le premier point –, l’idée que les corps appar- tiennent au privé et montre justement que les manifestations politiques sont le déploiement de la précarité des corps, précarité qui est aussi une ressource de relations, créée par l’exposition des corps dans une action commune. – Second point de sa critique : l’action commune ici est moins pensée comme l’objet préalable de l’assemblée que comme l’occasion de créer une égalité des groupes et des individus réunis. Cette performativité concerne d’abord 5 Judith Butler, Notes Toward A Performative Theory of Assembly, Harvard University Press, Cambridge 2015. FV_02_2017.indd 26 14. 01. 18 10:34 27 nier le réel est-ce le transformer ? l’espace politique. La matérialité des lieux d’une manifestation est à la fois une condition de l’assemblée et une production de l’action commune elle- même : Cet espace, qui est à la fois condition de l’action politique et création de l’ac- tion commune devient politique (y compris avec la dimension virtuelle et médiatique de l’espace). Il met en jeu les corps, y compris dans leurs acti- vités biologiques élémentaires et par la médiation des moyens virtuels de communication. Les corps eux-mêmes deviennent politiques. Cela permet de redéfinir ce qu’Arendt nommait « espace de l’apparence ». L’apparence ne va pas sans un faire. – Troisième point : dans le chapitre « Gender Politics and the Right to Appear »,6 Butler précise comment se crée une socialité politique dans les assemblées de rue qui réunissent des groupes hétérogènes. Les corps ne se réunissent pas seulement pour défendre une cause commune qui préexisterait à leur mise en présence. La précarité des corps qui prennent le risque de se mani- fester ensemble est performative : elle crée une socialité égalitaire. Socialité veut dire ici que chaque groupe « va au-delà » de ses propres revendications. Cet « au-delà » n’existe pas hors de l’espace créé : parce que les transgenres manifestent à Ankara ou à Londres et Berkeley avec des féministes et des militants des droits de l’homme une ligne politique s’affirme qui proteste contre les agressions non seulement policières mais aussi militaires, mettant en évidence, précisément le caractère exclusif, y compris pour les minorités sexuelles, des nationalismes : L’enacting des corps qui s’assemblent pour faire exister le droit d’avoir des droits suffit-elle à donner sa dimension politique à l’événement ? Dans une discussion avec Butler, je voudrais avancer ceci : l’événement a une portée politique grâce à un facteur historique qui reste dans l’ombre mais qui donne à ce qui se crée par les acteurs et entre les acteurs le poids d’une victoire explicite (même si elle est provisoire) sur le nationalisme. L’exclusion sociale des transgenres est surdéterminée par l’histoire du nationalisme en Turquie. Et c’est parce que la manifestation d’Ankara lie ces deux facteurs qu’elle a acquis 6 Judith Butler, op. cit. FV_02_2017.indd 27 14. 01. 18 10:34 28 monique david-ménard une portée politique. Il ne s’agit pas seulement d’une dépossession tenant à la capacité « ex-statique » des corps, ni à la seule mise en présence de groupes hétérogènes. Reprenons l’exemple des manifestations transgenres à Ankara en 2010. Judith Butler note ceci : ce qui fait sortir cette manifestation d’un rassem- blement d’individus c’est que la liaison entre lesbiennes, transgenres, militants des droits de l’homme, crée un nouvel espace de protestation contre la violence que subissent les transgenres ou les gays autant Louisiane ou au Wyoming qu’en Turquie. Mais il y a plus : l’ « au-delà » créé par les luttes convergentes et la vie commune exposée, c’est le fait qu’apparaît sur la place publique la violence exclusive des nationalismes. Ce que Butler ne dit pas c’est que la Turquie a historiquement un rapport particulier avec le nationalisme. Pour cette raison même, le poids politique de l’assemblée est surdéterminé : Mustapha Kemal Atatürk a laïcisé le pays de façon révolutionnaire, nationale et autoritaire. L’actuel président Erdo- gan fait de la religion musulmane un trésor national. De fait, en Turquie, nation musulmane mais pas arabe, qui a chassé successivement les chrétiens et les juifs, exterminé les Arméniens et qui combat les Kurdes, la religion est comme une marque de plus du nationalisme. N’est-ce pas cela aussi qui donne à cette manifestation des transgenres sa portée politique : le mélange des transgenres et des militants des droits de l’homme et des femmes musulmanes dans la rue, et des féministes lipstik et des laïques fait apparaître la violence excluante du nationalisme avec plus de force politique (et plus de danger) à Ankara qu’à Ber- keley ou à Londres. Ce n’est pas seulement que l’égalité est produite entre les groupes hétérogènes et que les groupes exclus sont moins frappés d’invisibilité qu’à l’ordinaire, c’est que le court – circuit, on dirait avec Deleuze et Guattari la synthèse disjonctive qui fait communiquer nationalisme et transgenres rend visibles les divisions grâce auxquelles habituellement le nationalisme turc s’affirme. C’est tout l’impensé ou l’inconscient du nationalisme en Turquie qui est rendu, sinon conscient du moins apparent dans l’espace public car les divers groupes, par leur rassemble- ment même, rendent perceptible, sans qu’il l’aient prévu, ce à quoi leur réunion s’oppose. N’est-ce pas ce facteur non-maîtrisé, insu ou inconscient qui fait la portée politique de cette manifestation ? Une ontologie fondamentale de la pré- carité (dont Butler en principe s’éloigne contrairement à Agamben) risque de méconnaître cette surdétermination qui caractérise l’action politique. FV_02_2017.indd 28 14. 01. 18 10:34 29 nier le réel est-ce le transformer ? Les acteurs engagés dans une manifestation deviennent politiques par l’espace qu’ils créent et par l’égalité dans l’interdépendance qu’ils rendent, fût-ce provi- soirement, réels. Mais pour que cela se produise, ne faut-il pas aussi un facteur que l’agency ne maîtrise pas et qui est un facteur historique que la manifesta- tion est en train de transformer sans le savoir ? III J’ai prononcé le mot de surdétermination de façon délibérée. On se rappelle qu’en 1967, Althusser empruntait ce terme au Freud de l’Interprétation du rêve, pour désigner le fait que ce qui rend décisive une action politique, c’est tou- jours un facteur apparemment hétérogène à la « contradiction principale ». La révolution bolchevique a eu lieu en Russie et pas en Allemagne où pourtant tout le monde l’attendait. Pourquoi et comment ? Justement parce que la contra- diction du capital et du travail y était à la fois moins présente et plus active du fait de facteurs hétérogènes à cette supposée contradiction principale. La classe ouvrière était un secteur très faible de la Russie encore arriérée. Mais justement, là où il existait, c’était de façon très « moderne » et donc l’opposi- tion de classe y était très marquée. De plus, la guerre des grandes puissances avait fait se rencontrer ouvriers et paysans, ces derniers qui formaient la grande masse du peuple russe dans l’armée. C’est toujours par une exception que ce qui est attendu d’une règle bouge en histoire. Une exception ou bien un fac- teur contingent en ce sens qu’il est extérieur à ce qu’il va transformer de façon décisive. N’est-ce pas lorsque la manifestation des transgenres a lieu dans le pays où le nationalisme est le plus revendiqué par l’Etat que la convergence des luttes des transgenres avec celles des militants des droits de l’homme, des fémi- nistes lipstick, des musulmans et des laïcs devient une affaire politique ? Deux types d’exclusion se recouvrent (celle des transgenres, et celle du nationalisme turc), mais c’est leur hétérogénéité maintenue dans leur rapport qui fait jouer la dimension politique. En politique comme dans les destins de pulsions, l’inconscient tient aux actes. Et un acte met en jeu de l’espace et de la matérialité. Mais l’agency des mani- festants n’est pas l’acte analytique qui produit un sujet7. Peut-être parce que ce 7 Jacques Lacan, Séminaire La Logique du fantasme, 19 avril 1967. FV_02_2017.indd 29 14. 01. 18 10:34 30 monique david-ménard qui est exclu et qui revient dans le réel n’est pas du même ordre dans l’une et l’autre situation. Dans Eloge des hasards dans la vie sexuelle,8 je soutiens que la psychanalyse apporte un concept très spécifique du contingent, impossible à inscrire dans les traditions philosophiques, même dans celle du « matérialisme de l’aléatoire ». Dans le champ du transfert, des éléments contingents, captés et/ou inventés par l’analysant(e) dans une relation signifiante très proche des éléments de né- cessité deviennent capables de transformer ce qui se répétait avec la nécessité de l’inexorable et de faire de cette répétition une réinvention de l’existence. On peut employer pour cela le vocabulaire lacanien qui montre comment le trans- fert transforme le symptôme en sinthome. Mais on peut aussi décrire ce proces- sus d’une autre façon : pour que les symptômes soient convertis en invention d’un style de vie au lieu de rester un empêchement à vivre, il faut, grâce à la transposition des impasses subjectives que constitue la cure, qu’interviennent des éléments nouveaux. Or, ces éléments nouveaux sont contingents.  Les rêves faits « sous transfert » et qui remodèlent les signifiants d’une histoire ont ceci de particulier qu’ils sont empruntés aux matériaux mêmes de la répétition mais qu’ils s’en écartent. Du point de vue d’une logique seulement formelle, le contingent s’oppose au nécessaire. Mais du point de vue d’une logique trans- cendantale sans catégories a priori, le contingent emprunte au nécessaire et c’est pourquoi il peut en changer le cours. J’ai ainsi longuement décrit une cure dans laquelle un rêve de la patiente, accusant l’analyste de l’empêcher de vivre, se mettait en forme comme un « enfant bleu » métaphore en français d’une exis- tence infantile condamnée. « Cet enfant bleu que j’avais dans les bras, c’est la possibilité d’un nouvel amour et vous êtes comme tous les autres, vous voulez l’empêcher de vivre », disait cette jeune femme. Car le bleu, c’est chez vous : le bleu de l’enfant, c’est celui du tableau de votre salle d’attente. Cette jeune femme, grâce au bleu d’un tableau dont son rêve avait inventé la fonction, pou- vait m’accuser de l’empêcher de vivre et, dès lors, l’épisode d’impulsion suici- daire qu’elle traversait devenait négociable et lui permettait de prendre pour sa vie amoureuse et sexuelle, la décision qui, jusque là, la terrifiait. Or le bleu appartenait aussi à la série des éléments nécessaires car bien des composantes de la vie de cette jeune femme très élégante et « propre sur elle », étaient com- mandés par l’amour des «  matières  », et de l’expulsion violente. Toute la vie 8 Monique David-Ménard, Eloge des hasards dans la vie sexuelle, Hermann, Paris 2011. FV_02_2017.indd 30 14. 01. 18 10:34 31 nier le réel est-ce le transformer ? professionnelle de Laurence était parcourue par la violence  ; elle disait avec délectation « je suis une tueuse ». Si le bleu et l’enfant bleu n’avaient pas été tout proches du terreau de la sexualité anale, jamais le rêve n’aurait eu cette puissance de conversion. En même temps, rien de plus insignifiant qu’une cou- leur par rapport à la problématique de cette femme : puis-je quitter mon mari, mes enfants et les idéaux de pouvoir politique qui me lient au premier en me fiant à l’amour des couleurs et des odeurs qu’éveille un autre homme, même pas riche et même pas puissant ? Or, c’est justement l’hétérogénéité et l’apparente insignifiance de ce reste diurne (day residue) du bleu emprunté à l’espace de l’analyste qui permet de transformer cette femme. A la condition qu’elle prenne le risque d’éprouver une envie de se jeter par la fenêtre et qu’elle puisse trans- former cette expérience en rêve adressé à l’analyste. « Cet enfant bleu c’est ce nouvel amour que vous voulez détruire ». La contingence ici est à la fois l’hété- rogénéité des deux séries : violence du pouvoir/ amour des couleurs et l’insigni- fiance de la seconde : la jouissance est non pas infra-signifiante mais à côté ou au bord de la signifiance. Le champ clinique du transfert et les particularités des rapports entre le contingent et le nécessaire qui s’y nouent n’ont-ils rien à voir avec la logique du politique ? Tout au contraire ! Je tombe d’accord, ici, avec le Balibar de Violence et civilité  9: pour qu’une situation politique de violence « tourne en civilité », il faut des éléments hétérogènes et extérieurs à la violence elle-même. Balibar pense que les violences n’ont pas le pouvoir immanent de se convertir. Qu’il y faut des mesures, ou des événements ou des agencements qui écartent l’une de l’autre la violence ultra-objective et la violence ultra-subjective. Et que la mise en place de ces agencements fait appel à des facteurs extérieurs, hétérogènes, contingents. La politique n’est pas rare, écrit Balibar, elle est précaire. Refaisons brièvement l’histoire de ces rapports entre contingence et hétérogé- néité des facteurs qui transforment une situation politique. Tenons-nous en à « Althusser 1967 ». 9 Étienne Balibar, Violence et civilité : Wellek Library Lectures et autres essais de philosophie politique, Éditions Galilée, Paris 2010. FV_02_2017.indd 31 14. 01. 18 10:34 32 monique david-ménard Nous avons tous en tête l’appel qu’Althusser faisait au Freud de la Traumdeu- tung, dans le chapitre de Pour Marx « Contradiction et surdétermination ».10 Ce qui l’intéressait là c’était de comprendre avec Lénine pourquoi la révolution bolchévique avait eu lieu en Russie et pas en Allemagne où tout le monde l’at- tendait. L’Allemagne était le pays le plus avancé dans le développement du ca- pitalisme, le pays où la contradiction principale du mode de production s’était le plus affirmée et où la lutte des classes politique opposant le prolétariat à la bourgeoisie avait trouvé une expression politique remarquable. Or ce sont jus- tement des facteurs extérieurs à cette contradiction dite principale qui ont ren- du efficace politiquement la dite contradiction principale : dans les secteurs ex- ceptionnels où le capitalisme s’instaurait en Russie, le modernisme du système était d’autant plus net qu’il s’agissait de secteurs de pointe exceptionnels. Pour le reste, la Russie étaient composée très majoritairement de paysans indemnes du capitalisme. Or le peuple russe a été jeté par les conflits des grandes puis- sances sur les routes de la guerre où il s’est mêlé justement aux ouvriers des secteurs de pointe capitalistes. Et ce contraste a été un ferment révolutionnaire, qui a rendu actif une contradiction supposée principale si on parle en termes essentialistes du mouvement historique. Mais justement la réalité de l’histoire n’est jamais l’application d’une vérité. Telle est l’importance de la contingence qui surdétermine ce qu’on tient pour l’essence. Comparons avec ce que dit Freud  : la surdétermination est introduite par lui dans le chapitre sur le « travail du rêve » qui examine, à partir de la pratique de l’association libre induite par le transfert, comment on peut concevoir le rapport entre les pensées qui fomentent le rêve (pensées du rêve) et le récit du rêve tel qu’il est raconté d’abord. Le travail du rêve, c’est l’ensemble des ponts qui permettent de comprendre le rapport entre ces deux langues dont Freud dit qu’elles sont comme deux langues étrangères. La surdétermination peut être décrite d’abord d’un point de vue structural : entre les deux rêves, latent et manifeste, on n’a pas, dit Freud, un rapport de correspondance terme à terme. Il ne s’agit pas seulement du remplacement de plusieurs idées, images ou élé- ments par un seul dans le contenu manifeste. La correspondance entre contenu manifeste et contenu latent s’organise système par système  : si on part d’un élément du contenu manifeste il mène à des éléments pluriels du contenu latent mais qui se trouvent à leur tour liés au rapport de plusieurs éléments du conte- 10 Louis Althusser, Pour Marx, Edition F. Maspero, Paris 1965. FV_02_2017.indd 32 14. 01. 18 10:34 33 nier le réel est-ce le transformer ? nu manifeste dont on n’avait pas saisi d’abord la liaison. La surdétermination, c’est l’ensemble des relations de relations entre les deux registres du rêve. Mais cette description est provisoire : la surdétermination a affaire avec la question de l’important et de l’indifférent dans le rêve, c’est-à-dire avec les intensités. Le rêve latent est « autrement centré » que le rêve manifeste. Ce qui se révèle décisif à l’analyse a d’abord paru secondaire dans le récit du rêve. L’intensité ne correspond pas. Au lieu de voir ce déplacement d’intensité de façon négative, Freud y repère l’expression d’une puissance de mise en forme qui rend possible l’événement du rêve en contournant la « censure ». Dans le travail du rêve s’exprime une puissance psychique qui, d’un côté, dé- pouille de leur intensité les éléments à haute valeur psychique et de l’autre crée par la voie de la surdétermination  à partir d’entités nouvelles et de moindre va- leur des valeurs nouvelles qui aboutissent ensuite dans le contenu onirique.11 La surdétermination c’est la créativité d’éléments indifférents ou qui semblent d’abord indifférents. Leur créativité tient justement à l’apparente hétérogénéi- té de ces entités et à leur apparente insignifiance au regard de « l’essentiel ». Extériorité, indépendance causale par rapport à la « ligne de force » d’un phé- nomène principal, contingence donc permettent la formation du rêve en créant des fils intermédiaires multiples entre ce qui est à produire et ce qu’il faut lais- ser dans l’ombre. Le rêve est possible grâce aux restes diurnes, il ne va jamais directement à l’essentiel, il crée les détours. La surdétermination c’est l’inventi- vité textuelle de ces détours, commandée par une puissance ambiguë. « S’il en va ainsi, c’est qu’ont lieu dans la formation du rêve un transfert et un déplace- ment des intensités psychiques des éléments individuels dont la différenciation textuelle du contenu du rêve et des pensées du rêve apparaît comme une consé- quence. » Le rêve, c’est l’audace de penser ce que le veilleur jamais ne laisserait passer  ; mais en même temps c’est en inventant de multiples fils qui relient et masquent à la fois « le trop intense », l’excès, l’invivable, que ce dernier se négocie en rêve manifeste presque calme. La surdétermination est la manière textuelle de négocier un rapport de puissances entre une pulsion d’exprimer (darstellen) et une peur ou un interdit. 11 Sigmund Freud, GW. II/III p. 313 ; Œuvres complètes de Freud, (OCF), PUF, Paris, p. 349. FV_02_2017.indd 33 14. 01. 18 10:34 34 monique david-ménard Conclusion Les trois exemples de surdétermination que j’ai brièvement déployés peuvent être considérés comme des anti-utopies si par là on entend qu’ils ne construisent pas un ailleurs absolu qui jugerait le réel à transformer. Leur ressort aurait plu- tôt à faire avec une atopie localisée. Atopie à cause de l’imprévisible de cette invention d’un facteur qui transforme une situation, mais localisée parce que la contingence qui rend actif un acte se trouve dans la proximité de ce qui faisait la nécessité de la situation  : une manifestation de rue qui fait communiquer soudain transgenre et lutte transnationale, une synthèse disjonctive entre les composantes d’un événement révolutionnaire (confrontation par la guerre des paysans et des ouvriers), angoisse transférentielle qui invente une adresse à l’analyste au plus prés des matériaux pulsionnels jusque là exclus. Pour qu’une utopie ne redevienne pas un modèle normatif, il convient qu’elle trouve le moyen de devenir pas exactement une atopie mais plutôt une topie improbable mais réelle. FV_02_2017.indd 34 14. 01. 18 10:34