Françoise Proust Résistance et exception Toute résistance, pense-t-on, est dirigée contre des états d'exception. Abus de pouvoir, violations du droit, transgression de principes fonda- mentaux, bref illégalités et illégitimités seraient le motif et la cause des résistances. Adossée à des valeurs et à des normes universelles (Droits de l 'homme, République, Démocratie ou Patrie), la résistance surgirait dans des états extrêmes et réunirait autour d'elle tous les hommes de bonne volonté, c'est à dire les hommes animés d 'une volonté rationnelle. Élémentaire et consensuelle, une telle résistance achoppe cependant sur une difficulté immédiate: comment expliquer que certains résistent et d 'autres pas, que certains concèdent et d'autres ne cèdent pas? Mieux, comment distinguer entre résistances conservatrices et résistances novatrices, en t re résistances réactives et résistances actives? Volonté et raison ici n 'expl iqent rien: car le moteur de la résistance est affectuel (son affect majeur est l ' indignation) et c'est sa conversion en courage, c'est à dire en décision et en persévérance, qui active la réactivité de la résistance. A vrai dire, c'est moins de décision que d1 archidécision qu'il s'agit. Toute résistance est, en effet, commandée par une archidécision qui lui donne la force et de commencer et de persévérer. L'archidécision est à la fois antérieure et postérieure, à la fois supérieure et extérieure à la décision. Il n'y aurait pas de résistance si la décision de résister n'avait pas déjà été prise bien avant de commencer et si elle ne se poursuivait pas bien après. Force lourde et opin iâ t re , u n e résistance semble défier la coupure ent re toujours et maintenant, entre règle générale et situation particulière, entre poussée aveugle et choix tranché. Tout se passe comme si nulle décision et nulle position n'étaient à prendre maintenant, parce qu'elles avaient toujours déjà été prises avant moi (ou nous) et à travers moi (ou nous). Et, pourtant, nul doute que résister ne soit un acte qui ne divise et partage: partage entre ceux qui résistent et ceux qui cèdent, entre ceux qui résistent et ceux qui résistent aux résistants, entre activité et réactivité de la résistance elle-même. Résister, n'est-ce pas, par définition, agir à contre-temps, aller à contre- courant et à l 'encontre de la tendance dominante? N'est-ce pas se battre et combattre? Et le combat n'exige-t-il pas du courage, c'est à dire de savoir trancher et persévérer? Filozofski vestnik, XVIII (2/1997), pp. 77-90. 77 Françoise Proust C'est à Schmitt que nous1 devons l'idée apparemment paradoxale que la décision est antérieure à la situation dans laquelle elle intervient, comme l'exception est antérieure à la règle à laquelle elle se soustrait. La norme est le normal, c'est à dire l'effet d 'une normalisation et celle-ci le fait d ' une décision de normalité et de normativité: "Il faut, écrit Schmitt, q u ' u n e situation normale soit créée et celui-là est souverain qui décide définitivement si cette situation existe réellement"2 . En termes schmittiens, plusjuridiques, un ordre juridique et politique, un ensemble de règles définissant et validant une situation, n'est normatif, c'est à dire n'est reconnu comme tel et ne suscite obéissance et adhésion, que s'il puise sa vie et garde trace d 'une situation ajuridique et anormale, ni normale ni antinormale, et qu 'on peut nommer, pour cet te raison, "situation d ' excep t ion" . U n e s i tuat ion ou u n cas d'exception n'est ni un cas d 'urgence ni une situation de nécessité (par exemple, des lois d 'exception adoptées pour faire face à des actes de terrorisme): il s'agit là de cas particuliers prévisibles et prévus par la Constitution qui, s'ils' menacent l 'Etatjamais à l'abri d 'un coup d'Etat, n ' en minent pas les fondements et n 'en sapent pas les règles. Un cas d'exception, lui, brise la règle. Non seulement la règle, de droit ou non, avoue son impuissance: elle ne l'a pas prévu pas plus qu'elle ne peut maintenant le régler, c 'est à dire en contrôler le déve loppemen t et l ' issue; mieux, l 'exception la suspend et l ' in te r rompt , l ' invalide et la révoque sinon déf ini t ivement en imposant un tout au t re type de règles, du moins provisoirement en contraignant à l ' invention d ' une solution inédite en a t t endan t la restaurat ion des anc iennes règles. C'est b ien p o u r q u o i l'exception révèle la vérité de la règle: elle dévoile la force et l 'irrémédiable faiblesse, la nécessité et l'insuffisance essentielle, la vie et l'inertie constitutive de la règle: "L'exception, écrit Schmitt, ne fait pas que confirmer la règle: en réalité, la règle ne vit que par l 'exception. Avec l 'exception, la force de la règle bien réelle brise la carapace d ' u n e mécan ique figée dans la répétition"3. Le sens d 'une règle se perd avec le temps. Ce n'est que face à une situation d 'except ion qu 'e l le est appe lée à se r en fo rce r ou à se transformer du tout au tout. Au fur et mesure de son institution, la règle tend à se survivre d 'une manière fantomale et seules les exceptions qui la menacent la contraignent à se justifier, c'est à dire soit à disparaître soit à reprendre un autre sens et à vivre d 'une vraie vie. L'exception nourri t la règle qui vit de ses suspensions. 1 Et, avant nous, au premier chef et dans l 'ordre, Benjamin et Foucault. 2 C. Schmitt, Théologie politique, Paris, Gallimard, 1988, trad. J. L. Schlegel, p. 23. 3 Ibid. p. 25. 78 Résistance et exception Encore faut-il, pour cela, que l'exception soit reconnue et appelée telle. Encore faut-il que l 'exception fasse décision et que le détenteur de la règle prenne une décision. A vrai dire, c'est d 'une double décision qu'il s'agit: décision de nommer une situation un "cas d'exception", décision donc d'autosuspension et d'autoinvalidation au moins provisoire, et décision de t rancher hors et sans règles, c'est à dire de telle manière, ainsi et pas au t r emen t . En ce sens, toute décision est souveraine et absolue: les procédures à suivre pour justifier, argumenter et présenter la décision sont sans doute à disposition dans les règles et les normes, juridiques ou non, qui prévalent actuel lement, mais décider ceci, maintenant est un acte singulier et absolu et est, comme tel, un acte d'exception. Les choses sont cependant plus compliquées peut-être que ne le dit Schmitt et ceci doublement: elles sont à la fois plus radicales et plus biaisées, plus extrêmes encore et plus retorses aussi. Il n 'est , en effet, pas sûr, en premier lieu, que toute décision soit souveraine. Si décider n'est pas choisir ou vouloir, mais agir et pouvoir, alors ce n 'est pas séparer ou discriminer (entscheiden: c'est le terme utilisé par Schmitt et traduit par "discriminer" ou "décider"). Une décision n'est pas une simple coupure ou un seul tranchant. Certes Schmitt le reconnaît: "L'état d'exception est toujours autre chose qu'une anarchie et un chaos et c'est pourquoi, au sens juridique, il subsiste, malgré tout, un ordre, fût-ce un ordre qui n 'est pas de droit"4 . Mais, ajoute-t-il d 'une manière qui peut paraître contradictoire, "l 'existence de l 'Etat garde une incontestable supériorité sur la validité de la norme juridique. La décision se libère de toute obligation normative et devient absolue au sens propre. Dans le cas d'exception, l'Etat suspend le droit en vertu, pourrait-on dire, d 'un droit d ' au toconse rva t ion" 5 . N'y-a-t-il pas, en effet , cont radic t ion à parer l'autoconservation, tendance générale de tout être, de vertus d'exception? N'y-a-t-il pas contradict ion à associer l ' i rruption brute et brutale de la puissance à la majesté "incontestablement supérieure" de l'Etat? C'est que, pour Schmitt, la décision politique n'est autre que l'exercice en acte de la souveraineté de l'Etat. Aussi bien, et d 'un seul geste, identifie-t-il la décision à la souveraineté, c'est à dire au monopole de son exercice, et à l'Etat, c'est à dire au pouvoir suprême. Décider serait l'acte suprême et suprêmement personnel, ce serait la réponse à la seule question sérieuse, quis judicabit?, 4 Ibid. p. 22. 5 Ibid. Quelques lignes plus haut, Schmitt écrivait: "L'État subsiste tandis que le droit recule". Dix ans, plus tard, Schmitt, il est vrai, renverra dos à dos décisionnisme et normativisme au profit d 'une pensée de "l'ordre concret" (cf. Les trois types dépensée juridique, Paris, PUF, 1995). 79 Françoise Proust la seule manière authentique de trancher dans un conflit de souverainetés, c'est à dire d 'aff i rmer sa souveraineté en se s u b o r d o n n n a n t un aut re prétendant à la puissance suprême. Si, pourtant, la décision est l'acte qui répond de et à l'état d'exception, n'est-ce pas reconnaître, du même coup, que l 'exception fait d'elle-même décision? Impersonnelle, et non personnelle, une décision se dit d ' une intervention singulière (individuelle ou collective peu importe) qui déplace les rapports de puissance organisant et définissant un état de choses, c'est à dire qui, d 'un seul et même geste, en exhibe les règles et en fait voir objectivement leur fragilité et leur injustice. Peu impor te laquelle, des puissances en présence, tr iomphe de l 'autre ou des autres. Car, d ' u n e manière générale, les grands rapports binaires et massifs qui divisent et discriminent en t re les vainqueurs et les vaincus ne r e c o u p e n t et ne recouvrent qu'à des fins identifïcatoires les turbulences et les agitations qui traversent les mixtes, les agrégats et les congruences des puissances. Ce qui est décisif, par contre, et définitivement, est le coup - coup de dés, coup de main, coup de tête - porté à une situation pour en briser l'éclat et la faire imploser ou exploser. Car, de ce coup, il y a nécessairement trace: soit qu'il se voie réapproprié, recyclé, consommé ou mis en circulation, mais, fût-il retourné ou détourné, il pointe nécessairement çà et là un signe de son existence et s'offre toujours à une reprise, soit qu'il s'inscrive effectivement pour quelques temps, fussent-ils brefs, quelque part et qu'il infléchisse l'histoire, fût-il oublié. Dans les deux cas, c'est un geste extrême, et non suprême qui survient aux bords, aux limites, aux marges d 'une situation. Il est extrême en un triple sens. D'une part, c'est parce qu 'une situation est au bord du supportable ou à l 'extrême du vivable qu 'el le se heur te à u n e résistance, qu'elle suscite une émeute, qu'elle provoque une insurrection. Exceptionnels, à la mesure de l 'extrême d 'une situation, ces mouvements n'en révèlent pas moins la règle de tout rapport de domination: la puissance en position de domination tend à l 'extrême, c'est à dire à la puissance suprême. Aussi bien, ou d'autre part, est-ce en portant une situation à sa limite qu 'une résistance en extraie la vérité. Ce n'est que du point de son exception, peu importe son nom: urgence, nécessité ou extrémité, que se dévoile une règle. Ce n'est, en conséquence, qu 'en agissant in extremis, furtivement, à une vitesse infinie, qu 'une chance se dessine pour que justice et vérité soient rendues. C'est bien pourquoi, enfin, une intervention ne saurait agir et produire des effets qu'aux marges d 'une situation. Tel est, nous le savons, ce qui anime une résistance: non pas transformer et réorganiser ce qui est, mais y introduire du jeu, des espaces et des interstices tels qu 'un 80 Résistance et exception déplacement infime et un bougé mineur produisent des effets virtuellement infinis. On détournera donc la célèbre formule de Schmitt qui ouvre la Théologie politique. "Est souverain qui décide de l'état d'exception (Souverän ist, wer über den Ausnahmezustand entscheidet"). Et on la réécrira ainsi: "Est décisive toute exception à un état des choses". Il n'est pas sûr, en conséquence et en second lieu, que l'exception soit l 'autre absolu de la règle ou que la puissance, et a fortiori la puissance de l'Etat, soit supérieure ou antérieure aux normes juridiques ou non qui en émanen t . Certes, selon Schmitt, l 'exception hante la règle comme sa "possibilité réelle"6 . Mais il faut être plus rigoureux: d 'où survient, d 'où surgit l 'exception si elle est la possibilité même de la règle? Bien plutôt faut-il dire qu'exception et règle sont données en même temps, qu'elles se renforcent ou s'affaiblissent mutuellement, chacune accompagnant l'autre comme son ombre ou son spectre. Précisons. Une règle, quelle qu'elle soit, juridique, sociale, morale, scientifique etc... souff re toujours des exceptions. Tels sont ces innombrables cas particuliers qu'elle tolère voire encourage: une règle ne peut pas et n 'a pas vocation à tout régler. Elle peut, d'ailleurs, mourir de deux manières: soit par saturation (par réglementations ou régulations généralisées), soit par restriction (par lâcheté et démaillage du réseau). Une règle ne vit et ne respire que si du j e u et de l'espace lui permettent de se déployer et de s 'exercer. Loin, en effet, d ' ê t re coercitive ou répressive, une règle est stratégique, ouverte à la discussion et au compromis, au calcul et à la négociation. Elle est un partage et une limite, et sa vie s'épuise à tracer et à retracer incessamment cette ligne sinueuse, fuyante et instable qui distingue le dedans (le réglé) et le dehors (le déréglé). Il n'y a donc jamais un dehors informe et un dedans parfa i tement maîtrisé, mais un jeu continué de placements et de déplacements de la ligne qui sépare un espace globalement réglé et un au t re libre mais contrôlé. Pas de règle sans un j eu fin et précisément réglé de dérèglements; pas de lois sans une stratégie subtile de 6 Après avoir focalisé sa lecture de Schmitt sur la discrimation ami-ennemi, Derrida en vient à écrire: "L'exception est la règle, voilà ce que veut peut-être dire cette pensée de la possibilité réelle. L'exception est la règle de ce qui arrive, la loi de l'événement, la possibilité réelle de la possibilité réelle. C'est l'exception qui fonde la décision au sujet du cas et de l'éventualité" (Derrida, Politiques de l'amitié, Paris, Galilée, 1994, p. 151). Sans aucun doute, la décision consiste-t-elle à décider si le cas d'exception, l 'événement, est ou non donné, beaucoup plus qu'à décider des moyens d'y parer ou d'y répondre. Encore faut-il élaborer les conditions de possibilité d 'une exception qui, elle, n'estjamais donnée et que l'on ne peut se contenter d'attendre ou d'accueillir favorablement quand elle survient. 81 Françoise Proust légalismes et d'illégalismes, comme l'a montré Foucault7 ; pas de droit sans espaces contrôlés de non-droit, pas d 'ordre sans une marge surveillée de désordre. Une règle ne s'institue donc jamais rationnellement en appliquant à des champs ou à des objets nouveaux des règlements déductibles d 'une "règle générale" encore nommée "Idée régulatrice". C'est que tout champ est strié de forces en tous genres et d'intensités variables: tout champ grouille de forces plus ou moins agglutinées, toute vie sociale est cont inûment agitée de convulsions et de conglomérats, constamment traversée de lignes de fuites et de grappes; et de leur confluences et de leur solidifications à la fois spontanées et forcées, de leur consistance à la fois aléatoire et guidée, naissent des pratiques instables et des habitus précaires. Généralisées, modifiées et codifiées selon les résistances rencontrées, selon les rapports de puissances plus ou moins déterminées, ces pratiques deviennent des règles. Une règle s'institue donc à tâtons, ni clairement ni à l'aveugle, mais au fur et à mesure des ilôts d 'ordre rencontrés et des obstacles affrontés. Procédure de généralisation et de formalisation destinée à se réapproprier des organisations plus ou moins f lot tantes, une régie n ' es t jamais ou arbitraire ou de droit. Elle est toujours un mixte de force et de droit, un compromis instable et souvent inconsistant de rationalité et de stupidité. Exceptions et règles ne se distinguent donc pas, mais sont données en même temps. Une règle ne précède pas ses propres exceptions. Schmitt a raison: elle s'en nourrit, elle en vit, elle prélève sur elles à la fois sa raison d 'être et son histoire. Mais, inversement, une exception ne s'excepte pas d'elle-même de la règle: jamais à l'abri d 'une réappropriation, elle en est davantage le vis à vis que l ' au t re absolu. Règles et excep t ions f o r m e n t u n mix te indémêlable et chacune est le fantôme de l 'autre. Etat et révolution, droit et violence, puissance et résistance, sont des doubles: "Que disparaisse, écrivait Benjamin, la conscience de la présence latente de la violence dans une institution de droit et celle-ci tombe en ruine. Les parlements, à notre époque (Benjamin écrit en 1921? cela a-t-il changé à notre époque?), (...) en donnent un exemple. Ils offrent ce spectacle lamentable bien connu, parce qu'ils ont perdu conscience des forces révolutionnaires auxquels ils doivent leur existence". Et, ajoutait Benjamin, la police, au sein de nos Etats 7 "La pénalité serait alors une manière de gérer des illégalismes, de dessiner des limites de tolérance, de donner du champ à certains, de faire pression sur d 'autres, d 'en exclure une partie, d 'en rendre utile une autre, de neutraliser ceux-ci, de tirer profit de ceux-là. Bref, la pénalité ne "réprimerait" pas pu remen t et s implement les illégalismes, elle les "différencierait", elle en assurerait l 'économie générale", Foucault, Surveiller et punir, Paris, Gallimard, 1976, p. 277. 82 Résistance et exception de droit, a un visage spectral: la force du droit s'y superpose au droit de la force, chacun constituant comme le voile ou la surface de l'autre; l'exception que devrait constituer l'usage pur de la violence policière, loin d'affaiblir la règle, la renforce en exhibant ce mixte de fait et de droit qu'est le "droit" ou l'Etat.8 Quelle exception saura donc se soustraire à la règle de l'exception et saura briser le cercle de la règle et de l'exception? Quelle exception saura être à elle-même sa propre exception? Certainement pas l'Etat, comme le croyait Schmitt, dont la décision d'exception n'est autre que le déploiement de sa souveraine puissance. Pouvoir suspendre partiellement ou non la Constitution, pouvoir déclarer (ou refuser de déclarer) la guerre, pouvoir conduire (ou refuser de conduire) la paix, pouvoir accorder (ou refuser d'accorder) sa grâce , rien là d'exceptionnel, de rare et d'inédit, mais bien plutôt des décisions conformes à la tendance naturelle de tout Etat, tendance à monopoliser tous les pouvoirs et à faire le plein de sa puisance, tendance à confondre le politique et l'étatique.9 Si, donc, exception, il peut y avoir, elle devra non pas s 'affronter à l'Etat et à tout état de choses en général en vue de le briser, mais le prendre à rebours, de biais et à revers pour le déréguler et le déplacer. Elle devra à la fois jouer et déjouer son jeu, suivre fidèlement et patiemment ses règles, se dérouler dans son cadre et à l 'intérieur de ses limites, puis, brusquement et imperceptiblement, avec ruse et naïveté, d 'une manière à la fois radicale et furtive, avec tact et sans compromis, se retourner sur et contre lui, le prendre en traître et le piéger au moins provisoirement. Une exception exceptionnelle, une exception décisive, joue toujours double jeu et risque, par conséquent, double10 . Par 8 Benjamin, Gesammelte Werke, Frankfurt am Main, 1976, tome II, p. 190 et 189. Sur ce point, j e me permets de renvoyer à mon ouvrage L'histoire à contretemps, le temps historique chez Walter Benjamin, Paris, Ed. du Cerf, 1994, p. 89-94. 9 Schmitt commence pourtant son Concept de politique (1932) par la célèbre formule: "le concept d 'Etat présuppose le concept de politique" (Paris, Calmann-Levy, 1972, p. 60). Mais, comme Schmitt le précise et le répète plus loin, l'Etat, né au XVIème siècle et en déclin à partir du XIXème siècle, est la forme politique la plus rationnelle que les sociétés humaines aientjamais inventée. 1 0 Dans son article Remarques sur le concept de politique de C. Schmitt (traduit en français par J. L. Schlegel dans C. Schmitt, Parlementarisme et Démocratie, Seuil, 1988, p. 187-214), L. Strauss note avec justesse que l 'homme schmittien est un être dangereux. Schmitt, il est vrai, le dit expressément: "L'homme est un être de risque et de danger" {Le concept de politique, op. cit. p. 105). Détournons légèrement Schmitt: Dans les situations de danger auxquelles ils sont exposés ou affrontés, les hommes n 'ont d 'autre réponse possible que de voler à leurs adversaires leurs propres armes, de les détourner et de les leur renvoyer, ce qui est le geste même, risqué, de la résistance. 83 Françoise Proust un certain côté, aucune exception n'est pure: purement singulière, purement nouvelle, purement unique. Non seulement, rien ne la prémunit contre une réappropriation toujours possible par les diverses puissances qu'elle combat, mais elle est elle-même multiple et stratifiée, traversée d'affects, de tensions et de directions diverses et parfois incompatibles: toute insurrection est à la fois archaïque et novatrice, réactive (coléreuse) et active (indignée), lâche (craintive) et courageuse (audacieuse), locale (nationale, autochtone) et globale (cosmopolite, métissée) etc...; toute résistance mobilise des affects qui sont à la fois tout autres et les mêmes en miroir, c'est à dire l'envers, que ceux qui soutiennent son adversaire. Une exception ne s'excepte elle-même et de la règle et de l 'exception que si elle joue à la limite des deux, là où les frontières se brouil lent et s'indécident, là où la règle s'affole et ne sait plus ce qu'elle veut dire et là où l'exception est prête à s'autodissoudre avant de renaître en une autre exception. L'exception ne contredit pas les règles existantes pas plus qu'elle ne nie la nécessité de règles, mais elle montre, par son existence et sa forme même, qu'est possible un autre rapport à la règle et, par suite ou en même temps, un autre type de règle. Il n'y a donc pas, d 'un côté, les exceptions pures, les radicales et les définitives, et, d 'un autre côté, les exceptions impures, les timorées et les provisoires. Il n'y a que des exceptions impures parce que toujours déjà partiellement régulées qui, si elles bifurquent, s 'emportent et tourbillonnent, si elles creusent un devenir-autre et échappent à leur propre régie, ouvrent, pour un temps un avenir unique, singulier, inédit, bref exceptionnel. Soit, par exemple, la grève. La grève est une exception: c'est une cessation rare de l'activité normale et normée qu'est le travail; c'est pourtant une exception régulée, réglée et réglementée: si la grève n'est pas un droit reconnu, l 'un de ses buts premiers est de le conquérir et de l'inscrire dans les textes de loi. Mais, il n'y a pas les bonnes grèves, les grèves menées selon les règles en vue de butsjustes etjustifiés et finalement efficaces, et les mauvaises grèves, inorganisées et injustes et injustifiées et finalement vaincues: il y a plutôt toutes sortes de perturbations, de glissements et de détraquements de l'activité nommée "travail" et si certaines d 'entre elles, alors même qu'elles se poursuivent selon leur propre logique (rapports de force, négociation), bifurquent à un moment quelconque (selon un tour à la fois grave et léger des énoncés, grâce à des p rocédures subtiles et ingénieuses, en vue de fins à la fois folles et praticables), alors elles seront exceptionnelles et décisives: elle ouvrent et dessinent en pointillé une autre manière de travailler ou de se rapporter à soi, aux autres et aux choses dans le travail, une autre manière d'énoncer ce qu'est travailler et donc, du même coup, ce qu'est ne pas travailler, aimer, penser etc..., bref vivre et exister. 84 Résistance et exception Ce qui est décisif, dans ce cas, n'est donc pas l'entrée en grève et encore moins l 'appartenance, ou la non-appartenance, à tel ou tel groupe, mais le point de bifurcation et de non-retour, s'il a lieu, qui affecte par le "milieu" la grève (c'est à dire toute pratique étatique ou antiétatique et nécessaire- ment plus ou moins réglée) et la fait sauter dans l'exception. Ce qui fait impercept iblement mais définitivement décision, c'est accompagner et accélérer une tendance clandestine et sourde, souterraine mais insistante, tendance mineure mais qui double continûment de toute la force de sa faiblesse la tendance lourde et dominante, c'est s'accrocher et se tenir comme à cheval, à une vitesse folle que nul ne pourra rejoindre, sur cette ligne de fuite et déstabiliser toute action, y compris celle de ceux qui l'avaient impulsée. Dès lors, qu'est-ce que décider? Car, ce point de bifurcation est soit rencontré soit contourné, ce saut est soit recherché soit évité, cette ligne est soit favorisée soit déniée. Certes, ce n'est qu'après-coup que se décidera si une nouvelle voie fut bien ouverte; ce n'est que si des corps mettent leurs pieds dans les traces de l'effraction et en retracent les traits que l'exception se révélera exceptionnelle. Encore, faut-il, avec audace et prudence, filer cette voie, encore faut-il parier pour elle avec aveuglement et lucidité. Jamais l'alternative ne se présente clairement, jamais la décision ne prend la forme du "ou bien... ou bien", s'effectuât-elle dans la crainte et le tremblement, jamais "décider est plus important que comment décider".11 Entre les diverses possibilités, dont nul d'ailleurs ne peut avec rigueur et d'avance affirmer qu'elles diffèrent entre elles, la différence est infime et à la limite et seul le pari, mixte de calcul et de folie, fait décision et donne sa chance à l 'événement d'exception. Savoir ou pouvoir parier, savoir ou pouvoir p rendre des risques demande du caractère: un caractère d'exception. C'est à Kant que nous devons la distinction, banalisée depuis, entre "avoir un caractère" et "avoir du caractère". Chaque homme ou groupe d ' h o m m e s a un carac tè re ou, comme Kant le précise, un caractère "empi r ique" ou "sensible". Par "caractère empir ique" , on en t end ra l 'ensemble des inclinations (tendances, dispositions au bien, penchants au mal) que l 'homme soit tient de la nature soit a cultivées de telle ou telle manière en lui. Aussi bien ce caractère qui identifie un individu, un sexe, un peuple, une race, voire une espèce (à vrai dire, la seule espèce humaine, seule espèce, pour Kant, capable de culture) est-il aussi bien donné qu'acquis, 1 1 Schmitt, Théologie politique, op. cit. p. 64. Schmitt cite d'ailleurs Kierkegaard p. 25 de son ouvrage, à vrai dire sans le nommer explicitement et en le détournant. 85 Françoise Proust naturel qu'historique. Il désigne un instant précis d 'un devenir, un état de la sensibilité à un moment ou en un lieu déterminés, une coupe dans un héritage transmis et repris. Il circonscrit un donné, dessine une situation, articule des positions. Il chiffre des régularités et autorise une description, une évaluation, une prospection, voire une prévision. Ensemble de signes et de désignations, un caractère n'est donc autre qu 'une identité, à la fois particulière, distinctive, propre et commune à tous ceux qui sont ou se sont désignés tels ou tels. Chacun s'identifie par son caractère, c'est à dire son libre-arbitre ou sa capacité à se donner à soi-même toutes sortes de fins possibles. A ce titre, le caractère "empirique" court-circuite la volonté. Il lui est à la fois antérieur et postérieur: antérieur, parce que le libre-arbitre se détermine conformément ou à l 'encontre des inclinations; postérieur parce que les choix faits ou non-faits infléchissent le caractère dans telle ou telle direction. En inventant le concept de "caractère intelligible", Kant introduit, au sein du caractère ou de la sensibilité, la volonté. Avoir du caractère, c'est avoir de la volonté: "Etre homme de caractère, sans autre complément, a trait à cette propriété de la volonté selon laquelle le sujet se lie à lui-même à des principes pratiques déterminés qu ' i l s 'est prescrits de maniè re irrévocable par sa propre raison. Bien que ces principes puissent parfois être faux et erronés, l 'élément formel du vouloir qui est d'agir selon des fermes principes (et non brusquement dévier de-ci de-là, comme on le voit dans un essaim de moucherons) a en soi quelque chose d'estimable et d'admirable, tout comme il est une rare donnée"1 2 . La volonté n'est pas, chez Kant, on le sait, l'usage de l 'arbitre conformément à des maximes arbitrairement choisies. Elle est l'acte par lequel le sujet se lie définitivement et irrévocablement à des maximes qui font désormais loi pour lui et en font un "soi". En l'acte de volonté, réceptivité et spontanéi té s ' indécident , "inclination" et "raison" se brouillent. Car, si, d 'un côté, la volonté précède la loi qui n'est que l 'autonomie ou l'autojuridiction de la volonté ou de la raison pratique, de l'autre, c'est au regard de la loi seule que le choix est véritablement un acte de volonté. La volonté n'est ni une capacité (la faculté de dire oui ou non, de donner ou non son accord), ni même un exercice (agir ainsi et pas autrement), c'est un style ou une manière de penser et d'agir. Cette manière, "agir selon des fermes principes", n'est autre que le caractère. 1 2 Kant, Anthropologie d'un point de vue pragmatique, I lème partie, A, Kant's gesammelte Schriften, Preussische Akademie Ausgabe (abrèv: A.K.) Berlin, 1922, tome VII, p. 292. 86 Résistance et exception Il n'y a pas, en effet, deux types de caractères: le caractère "sensible" et le caractère "intelligible", ou deux types de volontés: le libre-arbitre et la volonté proprement dite. Il y a un seul caractère, manifeste ou non, une seule volonté qui s'exerce de telle ou telle manière et, en eux, en arrière et en avant d'eux, à leur horizon ou en leur arrière-fond, il y a un ou quelques traits qui, s ecè tement mais sans aucun mystère, défini t ivement mais furtivement, les a frappés, marqués, blessés, striés. Ces traits de caractère sont la trace inoubliable, fût-elle oubliée, d'événements d'exception. Ces traits d'exception qui, par métonymie, forment ce qu'on peut appeler un "caractère d'exception", ne désignent pas un caractère déterminé, à la fois distinct et remarquable. Ils soulignent, et sont la preuve, qu 'un événement a strié l'espace et sauté du temps, a divisé l'espace et s'est excepté du temps. Ces traits d 'exception ne sont pas un signal de reconnaissance, mais un chiffre secret, un monogramme qui se révèle, sans y prééexister, dans des situations d'exception. De tels traits ne sont en ce sens ni sensibles ni intelligibles ou plutôt ils sont les deux. Ils ne sont ni la condition ni l 'effet d 'une situation extraordinaire, "sensible", ni d 'une action héroïque, "intelligible", mais surgissent à l'occasion d 'un événement d'exception où situation et caractère se reconnaissent et se choisissent, se cherchent et s'élisent mutuellement, comme s'ils s 'a t tendaient et étaient l 'un à l 'autre destinés, alors que la rencontre était improbable et fut donc une chance par définition rare. Cette rencont re décisive, don t témoignent à jamais un trait de caractère, la "volonté" ou "l'élément formel du vouloir", Kant n'hésite pas à la comparer à l ' échange quasi-amoureux d 'un serment: "L'homme conscient de la présence d ' un caractère dans sa manière de penser ne le tient pas de la nature, il lui faut en tout temps l'avoir acquis. On peut admettre aussi que son instauration, pareille à une sorte de renaissance, lui rende inoubliable une certaine solennité de serment qu'il se fait à lui-même et le moment (Zeitpunkt) où la métamorphose a opérée en lui, pareil au début d 'une ère nouvelle". Et Kant ajoute que l'histoire et ses exemples "ne peuvent pas produire cette fermeté et cette persévérance dans les principes par une démarche progressive, mais par une sorte d'explosion qui fait brusquement suite au dégoût de l 'état mouvant des instincts (die auf den Uberdruss am schiuankenden Zustande des Instinkts auf einmal erfolgt)l:î. En un instant implosif ou explosif se noue à jamais entre soi et soi une alliance indéfectible et une promesse inconditionnée: promesse de "ne plus accepter l'état mouvant des instincts", promesse de ne plus transiger avec les hauts et les bas de l'histoire et les situations continuellement changeantes, promesse de ne plusjamais 13 Ibid, A.K. VII, p. 294. 87 Françoise Proust céder au destin, promesse de devenir autre que ce qu 'on était jusque-là, promesse de filer désormais une autre ligne, droite et infinie, quelque invisible et sinueuse qu'el le paraisse, promesse sans cesse re lancée et rappelée parce qu'enchaînée à une alliance d 'autant plus serrée qu'elle est ténue et fragile: alliance qui noue une situation et un caractère. Car, c'est d 'un seul et même geste que "le dégoût de l'état mouvant des instincts" se "métamorphose" en "fermeté et persévérance" et métamorphose en même temps la situation qui, d'incoutournable et sans issue qu'elle paraissait, libère des perspectives jusque-là inaperçues ou impossibles. Un ca rac tè re d'exception n'est pas un donné, fût-il acquis: il est une nouvelle alliance infiniment et chaque fois répétée. C'est, au sein d 'une caractère donné, un feuilletage de traits ou de marques en lesquels se signe un événement d'exception et qui, du creux de l 'encoche et de l 'entame qu'est sa signature, rappelle à soi, en une alliance qui vaut promesse, en un serment qui vaut injonction, toute nouvelle signature. Ce moment de promesse et d'alliance, d 'appel et de rappel, appelons- le archidêcision. D'un côté, une archidécision est bien une décision: une coupure entre un avant et un après, une séparation (un tranchant, une blessure, une cassure, une révélation, une illumination) entre le même et l'autre, un hiatus entre passé et présent (ou un avenir). Toute décision est un pari, un lancer de dés dans le vide, un "s'élancer" irresponsable et affolé, précipité et vertigineux, une brusquerie qui peut aller jusqu 'à la maladresse et la douleur, comme s'il s'agissait d'aller plus vite que soi pour ne pas se faire rattraper par le temps lent de la réflexion, de la patience et de la sérénité. Toute décision est une intervention prise pour une part à l'aveugle: le "pourquoi?" de la décision est toujours en même temps un "pourquoi pas?". D'un autre côté, toute décision ne fait qu'accompagner une ligne de force qui se cherchait et suivre une pente qui évoluaitjusque-là dans l 'ombre ou en pointillé; elle se prend lentement, à tâtons, sous l 'effet d 'un devenir et d 'une métamorphose insensibles qui affectent le sujet et l 'objet de la décision et qui transforme la situation à trancher, de sorte qu 'on se retrouve de l'autre côté de la décision sans pouvoir nommer, marquer et en arrêter l'instant, le Zeitpunkt, sans pouvoir dire quand et comment elle fut prise. C'est en ce sens que Kant distingue et en même temps ne distingue pas "le caractère sensible" et le "caractère intelligible", la "durée phénoménale" du premier et la "durée nouménale" du second. Car le caractère ne désigne que la trace, irréversible et immémoriale de la césure "intelligible" de la décision, trace insensible et imperceptible dans le "sensible" et qui aura pourtant fait bifurquer et orienté le caractère de manière définitive. Aussi 88 Résistance et exception Kant peut-il à la fois opposer et identifier les modifications progressives de la manière de sentir et les révolutions de la manière de penser. A supposer ainsi que ce changement soit celui du mal pour le bien, comme c'est le cas des changements éthiques ou religieux dont Kant se préoccupe dans La Religion dans les limites de la simple raison, celui-ci peut écrire: "Quand, par u n e u n i q u e et i m m u a b l e décision (durch eine einzige unwandelbare Entschliessung), l 'homme renverse le fondement suprême de ses maximes, qui faisait de lui un homme mauvais (et revêtant ainsi un homme nouveau), il est dans cette mesure, suivant le principe de la manière de penser, un sujet réceptif au bien, mais ce n'est que dans l'action continuée et dans le devenir qu ' i l dev iendra un h o m m e de bien"1 4 . Décision immuable {unieandelbar) de "muer", de se métamorphoser (umwandeln), décision irréversible et comme toujours déjà prise de toujours décider, décision irrésistible de toujours résister. On le voit, cette décision (Entschliessung) ou archidécision est au plus loin de Y Entschlossenheit, de cette résolution que Heidegger définit comme "marche à la mort"15: la mort est le possible le plus possible du Dasein, le possible qui, dans sa forme ultime d'impossibilité, révèle non seulement le Dasein comme être de possibles, mais ouvre au Dasein ses possibles les plus propres. Décider, c'est donc, pour Heidegger, se porter en avant et à la pointe de soi, faire face à son destin pour l 'endurer et s'y mesurer, et libérer en soi les possibles que la quotidienneté et la préoccupation ordinaires nous fermaient. Décider, c'est être résolu à se tendre et se projeter en avant de soi, à "marcher d'avance" vers ce qui, étant la possibilité de l'impossibilité même de soi, expose et ouvre d'avance le soi à ses possibles, c'est à dire à la liberté: "L'être vers la mort est marche d'avance dans un pouvoir-être de cet étant dont le genre est lui-même la marche d'avance. Quand il dévoile en y marchant ce pouvoir-être, le Dasein se découvre lui-même sous l'angle de sa possibilité extrême (...). La marche d'avance se montre comme possibilité d ' en tendre l 'extrême pouvoir être le plus propre, c'est à dire comme possibilité d' existence propre ^. Inutile, sans doute, de préciser que la mort n'est pas, pour Heidegger, celle qui vous échoit, vous menace et vous attend, mais celle donnée en même temps que reçue dans le combat, celle affrontée et défiée dans le service17 commandé ou non: à ce prix seul, elle est devancée et résolue et vaut comme telle. 1 4 Kant, La religion dans les limites de la simple raison, Doctrine 1ère partie, Remarque générale, A.K. VI, p. 48. 1 5 Heidegger, Etre et temps, § 62. 16 Ibid. § 53. 1 7 Heidegger, Discours du rectorat, trad. G. Granel, TER, Mauvezin, 1982, p. 15-17. 89 Françoise Proust Aux marches en avant des héros qui posent déjà aux martyrs, aux combattants qui prennent une résolution pour répondre à l 'appel d ' un service qui tranche avec le quotidien et libère de l 'ordinaire, à ceux qui se pensent courageux parce qu'ils "af f rontent l 'angoisse devant la mort" possible et anticipée, on préférera l 'attitude à la fois brûlante et froide, à la fois passionnée et sobre, à la fois de feu et de glace qu'est la résistance, y compris la résistance à l'esthétisme de pacotille, à l 'héroïsme d'opérette qui finit toujours soit dans la bêtise soit dans la cruauté soit, comme c'est généralement le cas, dans les deux. Au "se porter au devant de son destin", la résistance préfère le pas de côté qui est en même temps un pas "contre". Aux frissons de l'angoisse devant la fïnitude, elle préféré l 'énergie qui naît de l'indignation devant les possibilités de vie comprimées, mutilées, écrasées. Car la mort est une des multiples possibilités de la vie à laquelle le courage ordonne de ne pas céder. Selon les circonstances, c'est à dire selon les configurations nécessairement changeantes d 'une situation, on résistera en se mobilisant ou en s'immobilisant, en faisant feu de tout bois ou en restant impassible, en jouant l 'urgence ou au contraire le différé. Nulle résistance sans stratégie minutieuse et retorse, sans patience et sans délai. Mais, le moment venu, et décider, c'est décider que le moment est précisément venu, que c'est maintenant ou jamais, la résistance mobilise ses forces et bande son arc. Faussement tranquille, elle préparait ses coups. Portée par l'énergie qu'a levée l'indignation devant les coups portés aux existences possibles, toujours déjà décidée à ne pas céder, une résistance affiche une force sereine et invincible. 90