Filozofski vestnik | Letnik XXXVII | Številka 1 | 2016 | 35-56 Rodrigo De La Fabian* De l'imperatif du bonheur dans le neoliberalisme contemporain. Une lecture psychanalytique du nouvel esprit du capitalisme 1. Introduction Dans le livre Le nouvel esprit du capitalisme, Boltanski et Chiapello affirment ce qui suit : Le capitalisme est, a bien des egards, un systeme absurde : les salaries y ont perdu la propriete du resultat de leur travail et la possibilite de mener une vie active hors de la subordination. Quant aux capitalistes, ils se trouvent enchaines a un processus de production sans fin et insatiable, totalement abstrait et dissocie de la satisfaction de besoin de consommation^ (Boltanski & Chiapello, 2011, p. 40) En effet, selon ces auteurs, l'absurdite du modele capitaliste est dans son creur ; il ne serait qu'une « ^exigence d'accumulation illimite du capitals » (Boltanski & Chiapello, 2011, p. 35). C'est-a-dire, son absurdite - ou irrationalite, selon Weber (2013, p. 45) - tient au fait que le seul sujet qui peut en jouir n'est ni le travailleur, ni le capitaliste, mais Le Capital. Pourtant, malgre ce manque de sens, il est evident que le capitalisme est un systeme de production qui a besoin d'un fort engagement subjectif pour que ga marche. Dans ce sens, Boltanski et Chiapello font une distinction assez simple, mais absolument decisive : il faut distinguer entre l'exigence absurde d'accumu- 35 lation illimitee - niveau ou le capitalisme reste toujours le meme -, et le niveau des discours de legitimation qui, d'une fagon historiquement situee, donnent du sens et sont responsables de l'engagement subjectif dont ce modele a besoin. Alors, en nous tournant vers la psychanalyse, en particulier vers la lecture laca-nienne du capitalisme, nous pouvons y trouver des hypotheses tres precises et tres lucides qui permettent de bien comprendre le rapport entre le capitalisme et la jouissance absurde du Capital. En effet, a partir du seminaire XVI D'un Autre a l'autre, Lacan (2006) va rapprocher la notion marxiste de plus-value a la * Facultad de Psicologia, Universidad Diego Portales, Santiago-Chile 36 question du plus-de-jouir. Par contre, en ce qui concerne la question de l'esprit du capitalisme, c'est-a-dire de « ^l'ideologie qui justifie l'engagement dans le capitalisme... » (Boltanski & Chiapello, 2011, p. 41), nous n'y trouvons pas de reflexions equivalentes. Dans ce contexte, cet article a pour but de faire une lecture psychanalytique de l'evolution de l'esprit du capitalisme. Pour y arriver, en lisant le Seminaire XVII L'Envers de la Psychanalyse (Lacan, 1991) nous allons montrer que nous pouvons deja y trouver la distinction entre la question de la jouissance et la question du sens du capitalisme. En d'autres termes, nous allons montrer que Lacan distingue, d'une fagon tres nette, jouissance de bonheur. Par consequent, faire l'histoire de l'esprit du capitalisme se traduit, dans ce texte, par montrer l'evolution du rapport entre capitalisme et bonheur. Pour y arriver, le texte commence par reconstruire l'argument sur le capitalisme, developpe par Lacan, en distinguant le niveau de la jouissance de celui du bon-heur. Deuxiemement, l'article analyse la transformation que Foucault a conside-ree comme inaugurale de la subjectivite neoliberale, c'est-a-dire, l'invention de la notion de capital humain dans les annees 60. En particulier, nous allons montrer comment, a travers de la notion d'inversion, la promesse du bonheur personnel, qui avait etait interdite par le premier esprit du capitalisme, va etre reintroduite. Finalement, le texte montre qu'a partir des annees 2000, vont faire irruption en Occident, des nouveaux discours du bonheur, qui ont radicalise certains aspects du neoliberalisme, plus particulierement, nous allons montrer que l'imperatif de la jouissance capitaliste, a ete recouvert par l'imperatif du bonheur. 2. Plus-de-jouir, plus-value et bonheur Dans son seminaire D'un Autre a I'autre, Lacan dit : « Le plus-de-jouir est fonc-tion de la renonciation a la jouissance sous l'effet du discours. » (Lacan, 2006, p. 19). Ä quoi doit-on renoncer ? Comment arrive-t-on a ce renoncement ? Quel est le rapport entre le renoncement et le plus-de-jouir ? Par rapport a la premiere question, Lacan nous dit que le plus-de-jouir est un renoncement a une forme de jouissance anterieure. Il la qualifie de « ^savoir ancestral^ qui fait que la vie s'arrete a une certaine limite vers la jouissance^ [vers] la mort^ » (Lacan, 1991, p. 17). En effet, en suivant Freud, Lacan soutient que, des le debut, il faut compter sur la tension entre le plaisir, en tant que principe qui est charge de proteger la vie, et la pulsion de mort, qui depasse la vie et va contre elle (Lacan, 1991, p. 51). Or, ce qu'il faut noter, c'est que Lacan n'op-pose pas Thanatos a Eros, mais Thanatos au plaisir. Mais ceci ne veut pas dire que le savoir ancestral soit le synonyme du principe de plaisir. Si ce savoir est lie a la jouissance, c'est parce qu'a la difference du plaisir, qui est simplement une barriere vers la mort, il est a la fois un obstacle mais aussi un passage vers l'aneantissement1. C'est-a-dire, la premiere jouissance - le savoir ancestral - est issue de l'articulation entre Eros et Thanatos, en tant que detour vers la mort, laquelle s'oppose, aussi bien a l'inertie radicale de la pulsion de mort qu'au principe de plaisir. Tout d'abord, donc, le savoir et la jouissance s'embrassent dans un peche de pensee, une delectatio morosa. Mais cette pensee, en tant que derapage, dit Lacan, est un savoir inconscient : parfaitement articule mais sans sujet, un savoir-non-su (Lacan, 1991, pp. 35, 88). Donc, le plus-de-jouir serait la consequence du renoncement a cette forme de jouissance premiere. Pour y arriver, une transformation doit avoir lieu au niveau du savoir acephale. Lacan lie le savoir-non-su au savoir-faire de l'esclave : il sait faire beaucoup de choses mais il ne peut pas s'expliquer. La transformation dont on parle est decrite par Alenka Zupančič de la fagon suivante : « ^un savoir qui ne se connait pas lui-meme et qui fonctionne, passe dans un savoir articule qui peut etre ecrit et pense independamment du travail auquel il est lie des le depart. » (Zupančič, 2006, p. 150) Il s'agit donc de l'emergence d'un savoir qui croit pou-voir repondre de lui-meme, du savoir epistemique (Lacan, 1991, p. 21). Pour ceci, il faut qu'un signifiant, en se differenciant des autres, prend la place du signi-fiant maitre - ou simplement du S1 - en initiant un travail de codification et de lisibilite (Lacan, 1991, p. 218) du savoir-non-su de l'esclave. Lacan assimile ce proces a l'histoire de la philosophie, laquelle ne serait que « ^le vol, le rapt, la soustraction a l'esclavage, de son savoir^ » (Lacan, 1991, p. 21) Au debut du seminaire [Seminaire 17] Lacan revisite l'idee de Freud du Jenseits. La vie est un detour auto-construit dans la voie vers la mort et, la plupart du temps, la vie ne se depeche pas pour arriver a cette fln_ Lacan connecte ce detour a l'instinct, en faisant une connexion entre la jouissance et une certaine forme de connaissance. L'instinct contient un savoir ancestral qui a pour consequence que la vie traine dans la voie vers la mort. Comme la mort c'est la forme finale de la jouissance, ce detour est en meme temps la voie vers la jouissance. (Verhaeghe, pp. 19-21. La traduction est mienne.) 37 En troisieme lieu, parce qu'il n'y pas de metalangage pour y inscrire le code, l'ef-fort manque de formalisation du savoir inconscient S2 par le S1, est a la base du renoncement a la jouissance premiere et, aussi, la cause de l'irruption de deux formes de negativites : le plus-de-jouir ou objet a, et le sujet barre du discours. Discours du maitre Si->S2 S a D'un cote, le plus-de-jouir est le dechet entropique qui actualise, de fagon positive - en tant qu'objet -, l'impossibilite du savoir epistemique a formaliser le savoir ancestral2. De l'autre cote de la formule, comme la verite du maitre, se situe l'autre element produit par l'inadequation des signifiants avec eux-memes, le sujet barre. Si l'objet a est une magnitude positive, le sujet barre incarne l'impossibilite en acte du passage du Si au S23. C'est-a-dire, lorsque le savoir-faire de l'esclave est de travailler par et pour le maitre, il va se produire necessairement un reste d'energie excedentaire non uti-lisable, l'objet a. En meme temps, la tombee de ce surplus signale l'impuissance du maitre a se maitriser lui-meme, et par consequent, de codifier de fagon integrale le savoir de l'esclave. Cette impossibilite est actualisee dans le discours du maitre par le sujet barre (S) que le Si ne cesse d'occulter sous la barre. C'est-a-dire, la verite du maitre, de celui qui porte et est porte para le Si, de celui qui s'autorise a partir du Si, est qu'il est chatre (Lacan, 1991, p. 101). En d'autres termes, personne n'aurait jamais le prestige phallique necessaire pour s'iden-tifier parfaitement avec le Si, au contraire, en tant que nom propre, le Si laisse toujours un reste qui ne cesse pas de ne pas s'inscrire et qui, du cote du maitre, 38 est presentifie par le sujet barre qui habite en lui. « Ce qui apparait de ce formalisme^c'est^. qu'il y a perte de jouissance. Et c'est a la place de cette perte qu'introduit la repetition, que nous voyons surgir la fonction de l'objet perdu, de ce que j'appelle le a. » (Lacan, 1991, p. 54). « _le sujet est la beance en tant que magnitude ou nombre negatif, dans le sens precis dans lequel la definition lacanienne du signifiant le situe^ L'objet a, d'autre part, est un dechet positif qui est produit dans ce mouvement et que Lacan appelle le plus-de-jouir_ » (Zupančič, 2006, p. 148. La traduction est mienne.) Or, pour Lacan, la fonction de l'ffidipe va justement etre celle de transformer cette impossibility structurale du Si en une prohibition, en creant par-la un horizon phantasmatique de possibility. C'est-a-dire, a la difference de Freud, l'ffidipe chez Lacan a pour principale mission, non pas d'interdire la jouissance phallique, mais de nier qu'elle est impossible en la transformant simplement en prohibition. Une fois que l'impossibilite phallique est interdite, et par-la transformee en une possibility, deux choses se produisent : en premier lieu, le phallus symbolique devient synonyme du bonheur : ^happiness, nous appelons ga en frangais bonheur _le bonheur^ personne ne sait ce que c'est. Si nous croyons Saint-Just qui l'a dit lui-meme, le bonheur est devenu depuis cette epoque, la sienne, un facteur politique. Essayons ici de donner corps a cette notion par un autre enonce abrupt^ il n'y a du bonheur que du phallus. (Lacan, 1991, p. 84) Et, en deuxieme lieu, le plus-de-jouir devient une forme de compensation pour le manque de happiness. _en suppleance de l'interdit de la jouissance phallique, est apporte quelque chose dont nous avons defini l'origine d'une tout autre chose que de la jouissance phallique, celle qui est situee, et, si l'on peut dire, quadrillee, de la fonction du plus-de-jouir. (Lacan, 1991, p. 85) Ainsi, a partir du discours du maitre, il nous faut distinguer, de fagon tres precise, le bonheur du plus-de-jouir. Le happiness est une promesse narcis-sique-phallique post-ffidipienne liee a la question du 'pur prestige' du maitre. Tandis que le plus-de-jouir est la miette dont le maitre doit se contenter, en jouissant de l'impossibilite phallique. Le discours du maitre est donc capture par la repetition du plus-de-jouir en tant qu'impossible. Le maitre peut se servir de l'element excedentaire produit par le travail de l'esclave (Lacan, 1991, p. 91) comme un signe de prestige, il peut en jouir, le consommer meme si ga ne sert a rien, en tant que pure valeur d'usage. Mais ces miettes produites par le travail excedentaire de l'esclave ne sont la que pour le souvenir de l'impuissance de son nom. 39 40 Or, le discours du capitalisme, selon Lacan, serait autre chose que le discours du maitre. Ä ce sujet, il dit : Quelque chose a change dans le discours du maitre a partir d'un certain moment de l'histoire. Nous n'allons pas nous casser les pieds a savoir si c'est a cause de Luther, ou de Calvin, ou je ne sais quel trafic de navires autour de Genes, ou dans la mer Mediterranee, ou ailleurs, car le point important est qu'a partir d'un certain jour, le plus-de-jouir se compte, se comptabilise, se totalise. La, commence ce que l'on appelle accumulation du capital. (Lacan, 1991, p. 207) En effet, la question de l'accumulation des capitaux suppose de resoudre la question suivante : quelles sont les conditions et a partir de quelle substance, arrive-t-on a produire, dans la circulation des marchandises, un element exce-dentaire qui puisse s'ajouter a la somme totale du capital ? Nous connaissons la reponse de Marx a cette enigme : le capital s'accumule a partir de la plus-value qui resulte de la difference entre le cout de maintenir la force de travail vivante -c'est-a-dire le salaire - et la valeur a laquelle le capitaliste vend la marchandise. Or, pour bien comprendre le point de contact entre Lacan et Marx et ses notions de plus-de-jouir et de plus-value, il nous faut preciser ce qu'est la force de travail. Ä ce sujet, Lacan nous donne un petit exemple (Lacan, 1991, p. 54) : Je vous defie de ne prouver d'aucune fagon de descendre de 500 metres un poids de 80 kilos sur votre dos et, une fois que vous l'avez descendu, le remonter de 500 metres, c'est zero, aucun travail. Faites l'essai, mettez-vous a l'ouvrage, vous verrez que vous aurez la preuve du contraire. En effet, celui qui remonte les 500 metres va transpirer. Et justement cette sueur est l'objet a que le discours du maitre produit mais ne comptabilise pas. Or ce que le capitalisme a decouvert, c'est la fagon de se servir de l'energie exceden-taire. Lorsque le plus-de-jouir cesse d'etre la limite de la machine signifiante -comme il l'etait dans le discours du maitre - et il est valorise, compte et reintegre a la somme totale du capital, il devient alors, selon Lacan, la plus-value marxiste. Ä ce sujet, Lacan dit : Ne sentez-vous pas, par rapport a ce que j'ai enonce tout a l'heure de l'impuis-sance a faire le joint du plus-de-jouir a la verite du maitre, qu'ici, le pas gagne ?... l'impuissance de cette jonction est tout d'un coup videe. La plus-value s'ad-joint au capital - pas de probleme, c'est homogene, nous sommes dans les va-leurs. (Lacan, 1991, p. 207) Donc, si dans le discours du maitre, le premier etage etait constitue par la paire 51 S2, dans le discours universitaire, que Lacan va considerer comme equivalent au capitalisme, il est substitue par S2 a. Ceci veut dire qu'au lieu du signifiant maitre, l'agent du capitalisme est un savoir sans chef, acephale. En effet, le li-beralisme economique, depuis Adam Smith jusqu'a Hayek, garde comme un de ses principes centraux l'importance de vider la place du Sujet Suppose Savoir. Soit sous la figure de la main invisible, chez Smith, ou de I'ordre spontane, chez Hayek (2001), pour cette rationalite, il est fondamental que le bien commun ne soit que le resultat des relations individuelles qui poursuivent le benefice personnel. Au contraire, si cette place est prise par l'Etat ou par n'importe quel type d'intelligence qui croit pouvoir incarner le Sujet Suppose Savoir du marche, il est destine a echouer. Donc l'agent du capitalisme est ce savoir sans sujet, oriente vers le plus-de-jouir fetichise en plus-value. Discours universitaire/capitaliste 5 2->a Si S L'effet ou dechet de cette forme de production, est le sujet exploite, c'est-a-dire, il n'y a aucun sujet du plus-de-jouissance infinie, propre au capitalisme, parce que c'est Le Capital (S2), c'est Qa, qui jouit. Par rapport a l'ethique du capitalisme, Weber affirme : (_) Ici, le summun bonum peut s'exprimer ainsi : gagner de l'argent, toujours plus d'argent, tout en se gardant strictement des jouissances spontanees de la vie. L'argent est a ce point considere comme une fin en soi qu'il apparait entie-rement transcendant et absolument irrationnel sous le rapport du bonheur de l'individu^ (Weber, 2013, p. 29) C'est-a-dire, rien de ce que le capitaliste gagne n'est pour lui, tout doit etre re-investi, parce que le sujet du capital est Le Capital et non pas le capitaliste. La 41 42 jouissance du capitaliste n'a rien a voir avec son bonheur4. Marx qualifie cette quete de richesse, en tant que fin en soi, comme une « chasse passionnee a la valeur d'echange » (Marx, 1985, p. 119). Le capitaliste est, donc, Le Capital per-sonnifie (Marx, 1985, p. 119), « ^monstre anime qui se met a travailler comme s'il avait le diable au corps. » (Marx, 1985, p. 151) En revanche, tant que l'esclave travaillait pour et a cause du maitre, ce dernier avait la possibilite d'etre heureux avec « ^cette petite dime, d'un plus-de-jouir^ » (Lacan, 1991, p. 91). En d'autres termes, le plus-de-jouir se lie au happiness du maitre tant qu'il est produit par l'esclave comme un hommage a la puissance et au prestige de son nom. Le maitre peut savourer le produit du travail de l'es-clave, mais non pas creer un capital avec ceci. Par contre, tant que le capitaliste travaille pour un autre - Le Capital -, meme plus, tant que cet Autre est acephale - pure circulation du capital - alors il n'y a personne qui puisse, meme partialement, capitaliser le plus-de-jouir comme bonheur phallique. Lacan ca-racterise la jouissance capitaliste de la fagon suivante : Passe a l'etage au-dessus [dans le discours universitaire], le plus-de-jouir n'est plus-de-jouir, mais s'inscrit simplement comme valeur, a inscrire ou a deduire de la totalite de ce qui s'accumule d'une nature essentiellement transformee^. Ce que Marx denonce dans la plus-value, c'est le memorial du plus-de-jouir, son equivalent du plus-de-jouir. La societe des consommateurs prend son sens de ceci, qu'a ce qui en fait l'element entre guillemets qu'on qualifie d'humain, est donne l'equivalent homogene de n'importe quel plus-de-jouir qui est le pro-duit de notre industrie, un plus-de-jouir en toc pour tout dire. Aussi bien ga peut prendre. On peut faire semblant de plus-de-jouir, ga retient encore beaucoup de monde. (Lacan, 1991, pp. 92-93). Pour Lacan, la jouissance liee a la plus-value dans le contexte d'une societe de consommation est donc une pale imitation du plus-de-jouir. Selon Alenka Zupančič, Lacan serait en train de montrer un paradoxe fondamental de notre societe contemporaine : etant donne que le surmoi est devenu l'imperatif de la Selon Marx, le capitaliste doit renoncer a la valeur d'usage des marchandises, pour jouir simplement de la valeur d'echange, de la croissance du capital que la vente de la mar-chandise produit. Dans ce sens, Marx ecrit : « La valeur d'usage ne doit donc jamais etre consideree comme le but immediat du capitaliste, pas plus que le gain isole, mais bien le mouvement incessant du gain toujours renouvele. » (Marx, 1985, p. 119). jouissance, alors on a delie le plus-de-jouir de l'impossibilite qui etait propre au discours du maitre : « Le capitalisme, dans sa jonction avec le discours universitaire, est avant tout le discours du possible. Son slogan fondamental pourrait etre exprime en ces termes : Impossible n'est pas possible. » (Zupančič, 2006, p. 160) En 1972, lors d'une conference a Milan, Lacan (1972) va dire son dernier mot a propos du capitalisme. Plutot que d'un cinquieme discours, dans cette conference, il va decrire le discours capitaliste non pas avec le discours universitaire, mais a partir d'une torsion particuliere du discours du maitre. Discours du Capitalisme S S2 S1 a Dans cette modification du discours du maitre, ce n'est plus le savoir -S2- qui est situe a la place du maitre, mais le sujet barre. C'est-a-dire, le sujet est Le Capital qui a le pouvoir de s'auto-valoriser, en reintegrant le plus-de-jouir -a-que le maitre ne pouvait pas capitaliser. Selon Samo Tomšič (2015, p. 220), il s'agit du rejet de la contradiction entre capital et force de travail, de la figure monstrueuse du capital qui se reproduit a soi-meme sans aucune limite, sans aucune entrave. Lacan arrive jusqu'a nommer cette jouissance insipide, videe de toute impossi-bilite, comme une manque-a-jouir5. Par consequent, dans la societe capitaliste, la plus-value serait le plus-de-jouir mais videe de son impossibilite. Ceci produi-rait une jouissance sans jouissance : du sucre sans sucre, des cotes de porc sans graisse, etc. 43 Ä cette lecture, disons plutot classique de l'ffiuvre de Lacan, nous avions ajou-te aussi la question du bonheur. Le maitre, a la difference du capitaliste, peut consommer -mais non pas capitaliser- cette petite dime d'impossibilite pro- « Car _ la plus-value, c'est la cause du desir dont une economie fait son principe : celui de la production extensive, donc insatiable, du manque-a-jouir. Il s'accumule d'une part pour accroitre les moyens de cette production au titre du capital. Il etend la consommation d'autre part sans quoi cette production serait vaine, justement de son ineptie a procurer une jouissance dont elle puisse se ralentir. » (Lacan, 2001-1970, p. 435). 44 duite par l'esclave. Meme plus, nous avons montre que cette jouissance opere comme une compensation phallique. Apres tout, si petite que soit la dime, le maitre l'obtient grace a son prestige. Le malaise capitaliste, donc, ne se produit pas exclusivement au niveau du manque-a-jouir, mais aussi comme un deficit de bonheur phallique. Telle que nous allons le voir, cette distinction est tres importante, parce qu'elle va nous permettre de comprendre comment le capitalisme contemporain a subi une mutation, non pas au niveau de la jouissance, mais surtout au niveau du bonheur, c'est-a-dire, au niveau de son esprit. 2. La promesse de bonheur En 1961, le prix Nobel d'economie et un des peres de la theorie du capital hu-main et du neoliberalisme contemporain, Theodore Schultz, ecrit : Pas moins que J.S. Mill a un moment donne a insiste sur le fait que le peuple d'un pays ne doit pas etre considere comme une richesse seulement parce que la richesse existe pour le bien du peuple. Mais Mill avait surement tort ; il n'y a rien dans le concept de la richesse humaine contrairement a son idee qu'il existe seulement pour l'avantage des personnes. En investissant en eux-memes, les gens peuvent elargir les possibilites de choix a leur disposition. Il est un moyen par lequel les hommes libres peuvent ameliorer leur bien-etre. (Schultz, 1961. La traduction est mienne) Pour comprendre ce qui est en jeu dans cette citation, nous allons nous arre-ter sur une conference que Schultz (1962) a donnee au Chili un an plus tard. Il dit que la science economique classique considerait qu'il y avait trois sources de richesses : la terre, le travail et le capital. Etant donne que la quantite de terre est constante, le developpement economique dependait des deux autres. Mais le probleme, continue-t-il, est que la force de travail ne pouvait augmenter qu'a condition d'agrandir la population. Alors, dit Schultz, pour l'economie classique, seul le troisieme facteur, c'est-a-dire les biens tangibles de l'ordre de l'infrastructure, de l'equipement, etc., pouvait etre modifie et pris en charge par cette discipline. Or, dit Schultz, la conception de la force de travail comme donnee, comme moyen naturel de production, est une erreur. Il demontre que le veritable capital des nations riches n'etait ni la terre, ni les capitaux tangibles, sinon la qualite - et non la quantite - de la force de travail. De fagon a ce que le point de contact entre le travailleur et le capitaliste n'est plus la quantite de force de travail innee dont l'ouvrier dispose, mais le capital humain, c'est-a-dire une serie de caracteristiques heterogenes, ameliorables par le propre travailleur, telles que l'education, les competences de communication, la beaute, etc. Dans ce sens, en critiquant Marx, Schultz ecrit : « Les ouvriers sont devenus capitalistes non pas grace a une diffusion de la propriete des actions des corporations, tel que le folklore [marxiste] l'aurait songe, mais a partir de l'acquisition de connaissances et de competences qui ont une valeur economique. » (Schultz, 1961. La traduction est mienne.) C'est-a-dire, en produisant une nouvelle subjectivite et sans alterer le rapport aux moyens de productions et la richesse, le neoliberalisme aurait fait dispa-raitre la categorie de travailleur (Read, 2009) en faveur de l'universalisation de la position du capitaliste. En premier lieu, ce nouvel homo aconomicus neoliberal est strategiquement lie a sa vie, en cherchant a se capitaliser lui-meme en permanence. Faire du sport, rencontrer des gens a l'eglise, se marier, se blanchir les dents, etc., toutes sont des opportunites pour accroitre le capital humain. En deuxieme lieu, cette transformation majeure va changer le rapport subjectif au travail. Ä ce sujet, Foucault ecrit : « Du point de vue du travailleur, le salaire, ce n'est pas le prix de vente de sa force de travail, c'est un revenu^ Un revenu, c'est tout simplement le produit ou le rendement d'un capital. Et inversement, on appellera 'capital' tout ce qui peut etre^ source de revenus futurs. » (Foucault, 2004, p. 230) Par consequent, si la surface de contact entre le travailleur et le capitaliste est l'ensemble des facteurs physiques et psychologiques qui ont un prix de marche, alors le revenu est produit par le propre travailleur et ses habilites pour capitaliser sa vie. Par consequent, continue Foucault, l'homo fficonomicus, « c'est un entrepreneur et un entrepreneur de lui-meme^ etant lui-meme son propre capital, etant pour lui-meme son propre producteur, etant pour lui-meme la source de [ses] revenus. » (Foucault, 2004, p. 232) Ce n'est pas le patron de l'entreprise, mais l'entrepreneur de lui-meme qui se paye, qui produit ses propres revenus. Le nouvel homo aconomicus est donc a la fois le producteur et le consommateur de ce qu'il produit. Le concept-cle qui permet de surpasser le tabou du premier 45 46 capitalisme, l'interdiction de melanger production et consommation, est la notion d'investissement (Lopez-Ruiz, 2007). Ä ce sujet, Schultz ecrit : Bien qu'il soit evident que le gens acquierent des competences et des connais-sances utiles, ce n'est pas evident que ces competences et ces connaissances soient une forme de capital, que ce capital soit substantiellement un produit de l'investissement delibere^ les gens investissent en eux-memes et ces investisse-ments sont tres importants. (Schultz, 1961. La traduction est mienne.) De fagon a ce que le travailleur devienne capitaliste en divisant sa subjectivite. Quand le moi present est en train de consommer, par exemple en payant une chirurgie esthetique, ou bien, selon l'exemple canonique du capital humain, en payant l'education, l'entrepreneur de lui-meme est, en meme temps, investisseur de son futur. C'est-a-dire, des actes que l'economie aurait consideres comme de pure consommation, deviennent des formes de consommation productive. Ä l'in-verse, lorsque l'entrepreneur de lui-meme est en train de produire, comme il sait que les fruits de son effort vont etre consommes par son futur moi, le travail aussi change de valeur6. Par consequent, ce qui fait la difference entre la nouvelle subjectivite neoliberale et l'homo aconomicus classique est que la consommation et la production sont devenues des investissements en lui-meme. Reprenons la premiere citation de Schultz que nous avions laissee en suspens. J.S. Mill pensait que le peuple ne pouvait pas etre pris par une richesse, parce que la richesse devait etre un bien du peuple. Sans doute Mill avait-il une conception du capitalisme plus classique, plus proche de celle de Marx, ou le peuple ne travaillait pas pour lui-meme, mais pour le capitaliste. C'est dans ce contexte que, meme pour Mill, il etait immoral de transformer, non pas le produit du travail, mais le travailleur lui-meme, en une source de richesse des En effet, l'entrepreneur de lui-meme travaille dur, meme plus que son antecesseur. La raison de ceci nous la trouvons dans un autre prix Nobel et pere de la theorie du capital humain, Gary Becker (1965) : ce qui auparavant etait considerait temps de repos, de loisir, devient, pour le sujet neoliberal, la matiere premiere pour augmenter son capital humain. Bref, la vie de l'Homo fficonomicus neoliberal n'est plus divisee selon la formule classique : 8 heures de travail ; 8 heures de loisir ; 8 heures de sommeil. Parce qu'il doit s'auto-exploiter 24heures/24 sur 7 jours par semaine pour se capitaliser. 6 capitalistes. Mais, dit Schultz, il avait tort. Parce que, dans la theorie du capital humain, le peuple devient une source de richesse pour lui-meme. Souvenons-nous de la fin de la citation : n'y a rien dans le concept de la richesse humaine contrairement a son idee qu'il existe seulement a l'avantage des personnes. En investissant en eux-memes, les gens peuvent elargir les possibilites de choix a leur disposition. Il est un moyen par lequel les hommes libres peuvent ameliorer leur bien-etre. (Schultz, 1961. La traduction est mienne.) Voila l'importance centrale que la notion d'investissement en soi-meme a jouee dans la transformation du rapport subjectif au mode de production capitaliste. Cette conception a permis de modifier l'experience de la lutte de classe, et de passer de l'hetero exploitation a un modele d'auto-exploitation. Comme disent Boltanski et Chiapello, tout devient un projet : la consommation presente est un projet de production future et la production presente est un projet de consommation future. Ceci aurait permis a l'entrepreneur de lui-meme de devenir une poche d'accumulation (Boltanski & Chiapello, 2011, p. 170) differenciee du grand capital. Ä difference de la lecture du capitalisme faite par Lacan, la nouvelle subjectivi-te neoliberale n'a plus l'experience de produire pour Le Capital, mais pour son nom propre futur. Ce qui fait que le moment de la consommation, comme celui de la production, change de saveur, c'est justement que, dans le futur, c'est lui-meme qui va les capitaliser. Par consequent, l'entrepreneur de lui-meme est en train de se construire un nom. Il n'est pas le maitre, qui l'avait deja, mais il n'est pas non plus le salarie d'un savoir acephale. Il a en lui une source de plus-value qu'il doit auto-exploiter de fagon a produire son nom propre. Bref, le passage du liberalisme vers le neoliberalisme implique de reintroduire la promesse de bonheur phallique qui avait etait supprimee par une jouissance insipide et a-subjective. La formule c'est pour moi que je travaille et je consomme transforme le rapport subjectif a ses actes en y incorporant une promesse de jouissance narcissique qui leur donne un sens renouvele. 3. L'imperatif du bonheur Tel que le sociologue Sam Binkley (2011a, 2011b, 2014) l'a demontre, il y a un peu plus d'une decennie, la question du bonheur a cesse d'etre un objet de specula- 47 48 tion philosophique, un attribut insaisissable de l'experience singuliere des indi-vidus ou une consequence collaterale de la modernisation et de l'amelioration des conditions materielles d'existence des populations. En effet, a partir des annees deux mille, le bonheur est devenu un nouvel axe de problematisation et d'intelligibilite du social et de l'individuel, c'est-a-dire une nouvelle rationalite qui oriente aussi bien les politiques publiques comme la psychologie clinique et la gestion des organisations. Dans le domaine des politiques publiques, l'inquietude contemporaine pour le bonheur est liee a un regard qui remet en question l'efficacite des indicateurs economiques traditionnels, tels que le PIB (Produit Interieur Brut) ou le reve-nu par habitant, pour mesurer le bonheur subjectif des individus. L'antecedent plus ancien de ce virage date de 1972, lorsque le Royaume de Bhutan a decide de commencer a mesurer et a orienter ses politiques publiques par le BIB (Bonheur Interieur Brut). Dans le meme sens, en 2008, Nicolas Sarkozy demande aux eco-nomistes Joseph Stiglitz, Amartya Sen et Jean-Paul Fitoussi de faire un rapport sur la fagon de mesurer le developpement economique en France. Et une de prin-cipales conclusions de ce rapport est que « ^le moment est venu pour que notre systeme de mesure change l'accent de la mesure de la production economique a la mesure du bien-etre des personnes. » (Stiglitz, Sen & Fitoussi, 2009, p. 13) Le diagnostic qui explique ce virage dans les politiques publiques est le sui-vant : pourquoi veut-on avoir une bonne sante, une meilleure education, plus d'argent, etc. ? La reponse a toujours ete la meme : pour etre plus heureux. C'est-a-dire, le bonheur est, pour le dire selon les termes de Marx, l'equivalent univer-sel de tous les capitaux humains. Ou bien, pour l'exprimer selon la nomenclature de Lacan, le bonheur est un signifiant vide - sans signification propre -mais qui « ^est destine a designer dans leur ensemble les effets de signifies » (Lacan, 1996-1958, p. 168), c'est-a-dire le signifiant phallique. Or tradition-nellement, on avait cru qu'en mesurant des indices economiques objectifs - tel que le PIB, entre autres - on pouvait deduire les niveaux de bien-etre d'une population. Mais ce que les nouveaux discours du bonheur decouvrent est que cette premisse etait erronee et qu'en fait, il y aurait un ecart entre les mesures objectives de prosperite et l'experience subjective de bonheur. La consequence de ceci a ete une importante proliferation des Happiness Index partout dans le monde. Le Better Life Index publie par l'OECD (2015) et le World Happiness Rapport (Helliwell, Layard & Sachs, 2015) publie par les Nations Unies ne sont que deux exemples parmi d'autres. Meme au Royaume-Uni, la London School of Economics et Apple ont cree une Hedonimetre, c'est-a-dire une application pour telephones portables qui permet de mesurer en direct les niveaux de bonheur de la population (Mappiness, 2016). C'est dans ce contexte qu'au debut des annees 2000, une nouvelle sous discipline appelee Psychologie Positive, a ete fondee par l'ex-president de l'American Psychological Association (APA) et professeur de l'Universite de Pennsylvanie, Dr. Martin Seligman. Depuis sa creation, cette nouvelle perspective a connu une croissance exponentielle. Par exemple, les universites de Harvard, Pennsylvanie et East London, entre autres, ont des programmes dans cette sous discipline. En 2009, des chercheurs dans ce domaine avaient regu pres de 226 millions dollars de l'Institut National de Sante Mentale des Etats-Unis (Ruark, 2009). Comme une sorte d'anecdote, mais qui montre bien l'expansion de la Psychologie Positive, la Banque de l'Etat du Chili n'a plus de Direction des Ressources Humaines, mais une Direction du Bonheur. Historiquement parlant, la quete de bonheur n'a rien de nouveau. C'est dans l'Illustration que cette aspiration est devenue l'horizon normatif fondamental des revendications individuelles et collectives. Or quelle serait la nouveaute des discours contemporains du bonheur ? Dans un bref texte appele Psychologie Positive et Bonheur, inseree dans le Premier Barometre du Bonheur de l'Institut Coca-Cola du Bonheur du Chili, le psychologue Claudio Ibanez ecrit : Une des croyances la plus repandue est que le bonheur est un resultat, a sa-voir, un etat emotionnel qui se produit lorsque nous atteignons quelque chose 49 (comme un titre universitaire), nous avons un certain comportement (comme aller au cinema) ou lorsqu'il nous arrive un evenement positif (comme la nais-sance d'un enfant). Si ceci est vrai, ce qu'on ne connaissait pas, c'est qu'il existe une puissante relation inverse : que le bonheur conduit a de bons resultats. Une des grandes decouvertes de la Psychologie Positive a ete que les gens les plus heureux vivent plus longtemps, ont une meilleure sante, sont plus productifs, plus performants, ont de meilleures relations et sont plus genereux. Cette decou-verte^ peut etre exprimee comme suit : occupe-toi d'etre heureux et tout le reste suivra. (Ibanez, 2011. La traduction est mienne.) 50 Donc, il y a au moins deux bonnes raisons pour lesquelles nous devrions nous occuper d'etre heureux. L'une d'elles a ete largement connue, l'autre la Psychologie Positive nous l'aurait revelee. Certes, selon Ibanez, il n'y a rien de nouveau a considerer le bonheur comme la consequence naturelle d'une bonne vie. Or, selon Ibanez, la nouveaute de la Psychologie Positive, est d'avoir montre qu'il existe aussi unepuissante relation inverse. C'est-a-dire que le bonheur n'est pas seulement l'effet mais aussi la cause d'une bonne vie. Selon Binkley (2011b), le bonheur, pour la Psychologie Positive, n'est plus seulement une fin, mais aussi le moyen d'atteindre cette fin. En d'autres termes, le bonheur, pour la premiere fois dans l'histoire, est devenu non seulement la mesure universelle des capitaux humains, mais aussi un capital en soi-meme. « L'emotion positive -ecrit Seligman - fait beaucoup plus que simplement se sentir agreable ; elle est un panneau de neon qui montre que la croissance est en cours, que le capital psychologique est en train de s'accumuler. » (Seligman, 2013a, p. 66. La traduction est mienne.) Ou encore, dans un livre de coaching et Psychologie Positive, nous trouvons l'affirmation suivante : C'est vrai ! Le bonheur est liquide, de la meme maniere que les instruments mo-netaires comme les actions. Les humains ont ete construits avec un systeme emo-tionnel qui comprend le bonheur, et ce bonheur est suppose etre depense. Il est un type de monnaie emotionnelle qui peut etre depense, comme l'argent, dans les reussites de la vie que vous appreciez vraiment, tel que votre sante, vos relations et le succes au travail. (Biswas-Diener, 2010, p. 40. La traduction est mienne.) La puissante relation inverse entre qualite de vie et bonheur implique donc que pour commencer a etre plus heureux, on doit deja l'etre. En effet, pour augmenter un capital, il faut, tel que le demontre Marx, en avoir deja un. Dans ce sens, Lyubomirsky (2008, p. 39. La traduction est mienne.) affirme : « Si vous n'etes pas heureux aujourd'hui, alors vous ne serez pas heureux demain^ ». De fagon que dans l'imperatif neoliberal du bonheur Occupe-toi d'etre heureux et tout le reste suivra, il y a un premier moment implicite qui n'est pas de production, mais d'acceptation. Seligman ecrit : « Les pays riches du monde - l'Amerique du Nord, l'Union Europeenne, le Japon et l'Australie - vivent dans un moment florentin : riche, en paix, assez de nourriture, bonne sante et harmonie. Comment allons-nous in-vestir notre richesse ? Comment sera notre renaissance ? » (Seligman, 2013b, p. 237. La traduction est mienne.) La reponse qu'il nous donne est bien evidente : l'excedent de bonheur produit par les nations riches doit se reinvestir en augmenter encore plus le bonheur. C'est-a-dire une fois que nous acceptons, contre toute preuve de sens commun, que le capitalisme nous a deja rendus heureux, alors on peut commencer a l'etre plus encore. En deuxieme lieu, ce moment d'acceptation implique aussi une interpretation bien particuliere de nos vies comme etant deja heureuses. Seligman nous invite donc a nous liberer de la conception psychanalytique du passe, celle qui explique notre present a partir des traumas infantiles. Contre cette conception, Seligman nous apprend une serie d'exercices pratiques pour nous reconcilier avec notre passe. Parce qu'en fait, les experiences douloureuses que nous avons vecues, ne seront que des mauvaises interpretations des faits. Tant la femme divorcee, dont la seule pensee de son ex-mari est focalisee dans la trahison et la tromperie, que le palestinien, dont sa reflexion sur son lieu de nais-sance est focalisee sur l'offense et la haine, sont des exemples d'amertume. Les pensees negatives frequentes et intenses sur le passe sont la matiere premiere qui bloque les emotions de bonheur et de satisfaction, et de telles pensees empechent la serenite et la paix. (Seligman, 2013a, p.75-76. La traduction est mienne.) Alors, une fois que la femme divorcee et le palestinien ont accepte qu'ils soient deja heureux, que l'amertume qui les envahit ne soit qu'une fagon d'interpre-ter les faits, la Psychologie Positive nous indique que 50% (Lyubomirsky, 2008) du bonheur depend de facteurs genetiques. Donc le sujet-heureux doit d'abord reconnaitre qu'il a deja un capital initial de bonheur, a partir duquel il va com-mencer a travailler pour le devenir encore plus. En deuxieme lieu, le bonheur dependrait de 10% de facteurs circonstanciels tels que l'argent, la sante, le systeme politique, etc. De fagon que 40% du bonheur depend exclusivement des actions volontaires que chacun peut realiser. Dans un cours a distance, appe-lait La decision d'etre heureux, publie dans un journal chilien, nous retrouvons l'affirmation suivante : « Que voulez-vous faire ? Etre heureux ou continuer a attendre que quelqu'un ou une circonstance vous rende heureux ? Si vous at-tendez cela, la science vous assure que vous serez malheureux. Il est temps de changer et de prendre votre bonheur en main. » (Castro, 2013, 20 juillet. La tra-duction est mienne.) 51 52 Le signifiant phallique, perdu par le premier capitalisme en faveur de la passion d'echange, retrouve dans la theorie du capital humain comme un horizon de possibilite, est devenu, dans les nouveaux discours du bonheur, le principal capital de l'entrepreneur de lui-meme. Le bonheur, comme le nouvel S1, s'al-lie a une condition de ce signifiant meconnu par le maitre de l'antiquite. Tant que le S1 n'a de signifie connaturel, alors il est destine a manquer toujours les S2. Comme nous l'avons vu, cette condition etait a la base de la production du plus-de-jouir qui, pour le maitre, operait a la fois comme souvenir de sa castration phallique et comme petite dime compensatoire. Or, lorsque le S1 n'est plus lie au nom propre du maitre mais au bonheur, les choses changent radicale-ment. L'incapacite de specifier son signifie, son haut degre d'indetermination, joue maintenant en sa faveur. En effet, le champ commun ou, pour Seligman, la femme divorcee et le palestinien se retrouvent, a ete demarque par le phallus. Tant que les deux sont supposes avoir embrase le signifiant phallique - c'est-a-dire d'aimer le capitalisme -, alors rien ne les empeche de considerer aussi bien la violence politique comme les tromperies de l'ex-mari comme des signifies possibles de son bonheur. Telle qu'une bonne mere, le bonheur capitaliste ne rejette personne. Alors il n'y a plus besoin de nier l'impossibilite qui se loge dans le plus-de-jouir, parce qu'il est re-capitalise sous la forme de bonheur phallique. Une fois vide de tout signifie, la seule chose qui nous separe du bonheur, c'est de vouloir l'attendre. Finalement, le bonheur n'est que la petite trace phallique, qu'on peut ajouter meme aux pires des traumatismes. Dans ce sens, le concept de resilience, dans les nouveaux discours du bonheur, joue aussi un role important, en permettant de capitaliser la detresse. Si dans son premier livre, dedie au sujet de la psychologie positive, Seligman (2013a) mettait l'accent sur le rapport entre bonheur et interpretation subjective de la vie, dans son deuxieme livre, Seligman (2013b) essaye de sortir de cet idea-lisme en y introduisant la notion de resilience. La resilience est un concept qui a eu un fort elan apres le 11 septembre americain (Neocleus, 2013 ; O'Malley, 2011). Ä la difference des autres strategies de gestion du risque, la resilience assume que les catastrophes, telles que la guerre, les desastres economiques, les attentats terroristes, la perte d'un etre cher, etc., ne sont pas evitables. Dans ce contexte, la resilience se situe dans un horizon post-apocalyptique et son objectif n'est plus de reduire la catastrophe a une mauvaise interpretation des faits, mais de creer les conditions pour que les experiences traumatiques deviennent une opportunite pour augmenter le capital humain. Vulnerables mais invincible (Werner & Smith, 1982), voila le titre d'un livre tres importante sur la resilience qui synthetise bien son propos. En justifiant la possibilite de transformer les traumas en opportunites de capitalisation individuelle, Seligman nous indique qu'une etude realisee sur 1700 personnes a montre que « ^les individus qui ont eu trois [experiences limites] -violation, torture, et emprisonnement par exemple - etaient plus forts que ceux qui en avaient eu deux. » (Seligman, 2013b, p. 160. La traduction est mienne.) Par consequent, Seligman a mis en place un programme, au sein de l'armee americaine, qui s'appelle Comprehensive, Soldier and Family Fitness (US Army, 2014a), qui cherche a developper la resilience des soldats. Dans la page web de l'armee des Etats-Unis, la resilience est definie de la fagon suivante : C'est, « L'habilite mentale, physique, emotionnelle et comportemen-tale pour faire face et surmonter l'adversite, s'adapter au changement, et ap-prendre a grandir [growth] avec les experiences negatives^ (US Army, 2014b) Selon Seligman ce programme ^augmentera le nombre de soldats qui grandi-ront [growth] psychologiquement dans le combats » (Seligman, 2013b, p. 128. La traduction est mienne.) Le seul fait d'avoir survecu a la catastrophe, d'etre encore la, est suffisant pour continuer a etre heureux. Si les facteurs circonstanciels, tels que la mort ou la souffrance des autres pendant une catastrophe, ne representent plus que 10 % 53 d'incidence sur mon bonheur, le zombi post-apocalyptique neoliberal doit continuer son travail pour devenir encore plus heureux, en re-codifiant la catastrophe en termes de bonheur, en capitalisant la totalite de sa vie. Alors, il n'y pas d'excuse. Devenir encore plus heureux releve de ta responsabilite ! 4. Conclusion Nous avons montre que deja chez Lacan, il est possible de distinguer entre la jouissance absurde du capitalisme et le bonheur phallique, en tant que source de sens et de legitimation de ce mode de production. Consequemment, l'article a distingue trois moments differents de l'esprit du capitalisme : en premier lieu, le moment weberien, ou le bonheur du capitaliste etait interdit ; en deuxieme lieu, avec l'emergence de la theorie du capital humaine, nous avons montre comment le bonheur phallique est devenu une promesse pour l'entrepreneur de lui-meme ; et, finalement, a partir des annees deux mille, l'article met en evidence que le bonheur phallique n'est plus une promesse, mais un capital qui permet de capitaliser narcissiquement meme les pires de traumas. Nous pouvons, donc, conclure que dans le capitalisme actuel, l'imperatif absurde de jouir sans limite, a pris du sens, en se revelant aux individus comme l'impera-tif du bonheur. Si chez le premier capitalisme, le capitaliste calviniste devait supporter l'irrationalite - dans le sens weberien de l'expression - de produire pour un Autre - Le Capital -, le capitaliste contemporaine ne produit que pour lui-meme. Autrement dit, alors que tout a du sens, l'hetero-exploitation est de-venue une figure beaucoup plus prenante, celle de l'auto-exploitation. Or, ceci ne veut pas dire que le sens du nouvel esprit du capitalisme peut nous faire oublier la jouissance du Capital. Les traits de cette jouissance gitent encore 54 au centre de la nouvelle rationalite. En effet, qui ne veut pas etre heureux ? C'est-a-dire, qui aurait pu songer a un argument plus puissant, pour legitimer les pires des exploitations, que la promesse de bonheur ? Mais de l'autre cote, peut-on concevoir une affirmation plus gratuite, plus absurde, que la premisse qu'on est deja heureux, que nous disposons deja de ce capital a faire accroitre ? Nous pouvons, donc, y constater la transformation de la promesse en imperatif de bonheur : quand le bonheur devient un capital, la jouissance absurde du Capital s'y accroche. Par consequent, le bonheur est a la fois l'ecran imaginaire, qui cree de l'adhesion moi'que a l'imperatif surmoi'que d'accumulation et, a la fois, est un objet privilegie de jouissance pour Le Capital. Quand le bonheur a ete vide de tout signifie, Le Capital trouve, en face de lui, un objet differentie, mais de sa propre taille, pour jouir de soi-meme, a travers nous. Bibliographie Becker, G.S. (1965), A Theory of the Allocation of Time. The Economic Journal, 75(299), 493-517. Binkley, S. (2011a), Psychological life as enterprise: social practice and the government of neo-liberal interiority. History of the Human Sciences, 24(3), 83-102. Binkley, S. (2011b), Happiness, positive psychology and the program of neoliberal go-vernmentality. Subjectivity 4(4), 371-394. Binkley, S. (2014), Happiness as enterprise: An essay on neoliberal life. Albany, N.Y.: State University of New York Press. Biswas-Diener, R. (2010), Practicing positive psychology coaching: Assessment, activities, and strategies for success. Hoboken, NJ: Wiley. Boltanski, L., & Chiapello, E. (2011), Le nouvel esprit du capitalisme. Paris: Gallimard. Castro, F. (2013, 20 de Julio), Modulo 1. La decision de vivir feliz. La Tercera. http://www.papeldigital.info/lt/2013/07/20/01/paginas/077.pdf. Foucault, M. (2004), Naissance de la biopolitique: Cours au College de France (1978-1979). Paris: Gallimard. Hayek, F. A. (2001), Principios de un orden social liberal. Madrid: Union Editorial. Helliwell, J.F.; Layard, L.R. & Sachs, J.D. (2015), World happiness report 2015. United Nations, Sustainable Developments Goals (SDGs). http://worldhappiness.report/ Ibanez, C. (2011), Psicologia Positiva y Felicidad. In: Primer Barometro de la Felicidad en Chile, Instituto de la Felicidad Coca-Cola, 2011. http://www.relacionessaludables.cl/ wp-content/uploads/2011/09/Primer-Bar%C3%B3metro-de-la-felicidad-en-Chile.pdf Lacan, J. (1972), Du Discours Psychanalytique. In : Le Lacan in Italia, 1953-1978; Lacan en Italie, 1953-1978. Milano: La Salamandra. Lacan, J. (1991), Le seminaire, livre XVII. L'envers de la psychanalyse : 1969-1970. Paris: Seuil. 55 Lacan, J. (1996-1958), La signification du phallus. In : Ecrits II. Paris : Ed. du Seuil. Points, Essais. Lacan, J. (2001-1970), Radiophonie. In : Autres ecrits. Paris: Editions du Seuil. Lacan, J. (2006), Le seminaire, livre XVI. D'un Autre ä l'autre: 1968-1969. Paris: Seuil. Lopez-Ruiz, O. (2007), Ethos empresarial: el 'capital humano' como valor social. Estudios Sociologicos, 25(2), 399-425. Lyubomirsky, S. (2008), The how of happiness: A scientific approach to getting the life you want. New York: Penguin Press. Mappiness (2016), London School of Economics; http://www.mappiness.org.uk/meters/ Marx, K. (1985), Le capital: Livre I. Paris: Flammarion. Neocleous, M. (2013), Resisting resilience. Radical Philosophy, 178, 2-7. O'Malley; P. (2011), From risks to resiliency. Resilient subjects in the age of catastrophes. In: The Carceral Notebooks, Volume 7 (2011). http://www.thecarceral.org/jour-nal-vol7.html. Organization for Economic Cooperation and Development (OECD), (2015), Better life index. http://www.oecdbetterlifeindex.org/. Read, J. (2009), A Genealogy of Homo-Economicus: Neoliberalism and the Production of Subjectivity. Foucault Studies, 6, 25-36. Ruark, J. (2009), An Intellectual Movement for the Masses. 10 years after its founding, positive psychology struggles with its own success. In: The chronicle of higher education. http://chronicle.com/article/An-Intellectual-Movement-for/47500/. Schultz, T.W. (1961), Investment in Human Capital. The American Economic Review, 51(1), 1-17. Schultz, T.W. (1962), La educaciön como fuente de desarrollo econömico. En: Conferen-cia sobre educaciön y desarrollo econömico y social en America Latina. Santiago de Chile, 5 al 19 de marzo de 1962. Naciones Unidas, Consejo Econömico y Social. Seligman, M.E.P. (2013a), Authentic happiness: Using the new positive psychology to realize your potential for lasting fulfillment. New York: Atria Paperback. Seligman, M.E.P. (2013b), Flourish: A visionary new understanding of happiness and well-being. New York: Atria Paperback. Stiglitz, J. E., Sen, A., Fitoussi, J. P. (2009), Rapport de la Commission sur la mesure des performances economiques et du progres social. http://www.insee.fr/fr/publica-tions-et-services/dossiers_web/stiglitz/doc-commission/RAPPORT_francais.pdf. Tomšič, S. (2015), The capitalist unconscious: Marx and Lacan. US ARMY (2014a), Comprehensive, Soldier and Family Fitness(CF2). http://csf2.army.mil/ US ARMY (2014b), Ready and resilient. http://www.army.mil/readyandresilient. Verhaeghe, P. (2006), Enjoyment and impossibility. Lacan's revision of the Oedipus complex. In: Clemens, J., & Grigg, R. (2006), Jacques Lacan and the Other side of psychoanalysis: Reflections on Seminar XVII. Durham: Duke University Press. 55 Weber, M. (2013), L'Ethique protestante et l'esprit du Capitalisme. Beijing - Washington : Intercultural Press. Werner, E. E., & Smith, R. S. (1982), Vulnerable, but invincible: A longitudinal study of resilient children and youth. New York: McGraw-Hill. Zupančič, A. (2006), When surplus enjoyment meets surplus value. In: Clemens, J., & Grigg, R. (Eds.) Jacques Lacan and the Other side of psychoanalysis: Reflections on Seminar XVII. Durham: Duke University Press.