Le revers de l'Europe* Braco Rotar Si chère que s'oit la décomposition de la personnalité, vécue par les plus forts, elle prouve pourtant qu'ils sont restés des humains: seulement, on peut se demander comment les autres soldats des Balkans ont-ilspû rester »normaux«? (A. Cirié, »Zagrobni život«, Vreme, 11/89, Beograd, 6 julija 1992) Le concept de »vandalisme« comprend la plupart des aspects de la guerre qui a lieu actuellement dans les territoires de l'ex-Yougoslavie, pourtant sa puissance caractéristique est loin d'être suffisante pour pouvoir expliquer quoi que ce soit dans cette mêlée. C'est tout le contraire, en réalité elle masque une réalité qui est seulement un peu différente de celle des autres en Europe. Cependant, comme toujours, les nuances sont décisives, à cause d'elles les équilibres changent, les conflits et les tensions choisissent des chemins extrêmes. Par ailleurs, depuis toujours, une guerre sociale, cachée ou latente, se déroule pratiquement dans chaque société qui dépasse le groupe primaire: elle entrave la répression et la violence de l'état, ainsi que les extrêmismes des marginaux extrémistes: un réseau imparfait et fragile d'institutions civiles seul entrave la généralisation de la répression et de la violence de l'état, ainsi que les extrêmismes des marginaux.1 Le vandalisme yougoslave, de la même manière que chaque vandalisme de masse, a une préhistoire, c'est à dire une période durant laquelle s'est formé, dans une forme latente, un conflit qui aujourd'hui s'incarne dans les combats militaires, les massacres et destructions. »Une forme latente de conflit signifie« * L'article suivant est un chapitre d 'un texte plus long qui n'a pas encore été publié, traitant des vandalismes de masse en Europe, et qui a été écrit sur la base d'un projet de recherche, financé pour 1990-1994 par le Ministère de la science et de la technologie de la République de Slovénie. 1. Au sujet de l'aspect psychosocial du vandalisme de groupe cf. C. Lévy-Leboyer, Vandalism, Behaviour and Motivation, Amsterdam, 1984; C. Ward (éd.), Vandalism, New-York, 1973; au sujet du vandalisme historique de masse cf. L. Réau, Histoire du vandalisme. Les monuments détruits de l'art français (1798-1801),2 vol., Paris, 1959. L'expression vandalisme est naturellement une métaphore qui cache davantage qu'elle ne découvre, en particulier elle permet un discours moralisateur et pédagogique. Sur la nature de cette métaphore nous débatons dans la partie non encore publiée de cette étude. Fil. vest./Acta Phil., XIV (2 /1993) , 179-212. 180 Braco Rotar des tensions, soit dispersées, soit ponctuelles, entre les (en aucune façon entre tous) prédécesseurs des acteurs actuels du conflit, avec lesquels ces derniers s'identifient. Il semble même, que le conflit qui se déroule aujourd'hui est uniquement une reprise de nombreux conflits qui ne se sont jamais dénoués entièrement, ou de l'évolution d'un ou du même conflit persistant qui, dans une perspective téléologique monstrueuse se meut d'étape en étape vers un dénouement final. L'apparence est bien entendu une illusion rétrospective et les tensions et combats écoulés se sont passés dans des circonstances sociales et d'auto-interprétaton différentes qui, en dépit de cela, en ce qui concerne l'engendrement du conflit actuel ne sont pas entièrement innocentes. C'est pourquoi nous pouvons partager l'engendrement du vandalisme en trois étapes: la première est l'époque de sa préhistoire, dans laquelle se sont formés les éléments du conflit; la deuxième est celle de la latence, durant laquelle le conflit est dissimulé pour des raisons très différentes (du contrôle et de la contrainte de l'état jusqu'aux circonstances économiques); la troisième étape est la période des explosions périodiques et des retours à l'état de latence qui peut conduire, ou bien au changement des circonstances idéologico-sociales, en général lors d'interventions intérieures ou extérieures des instances politiques, ou bien à un dénouement sanglant, dans lequel un des protagonistes disparait pour un temps assez long, comme acteur d'une conjoncture que des interven- tions extérieures intéréssantes peuvent aussi placer et déclencher.2 Entre elles ces étapes ne sont pas en relation causale: nous ne passons pas inévitablement de la première à la seconde et la troisième n'est pas le résultat inévitable des deux premières, cependant en même temps les étapes ultérieures ne sont pas possibles sans les étapes antérieures. Dans les sociétés européennes la première et la deuxième étape sont l'état habituel, elles sont une sorte d'arrière-plan commun qui est le produit de l'Histoire relativement uniforme du vieux continent, mais pas même les pas- sages à la troisième étape n'ont été une telle rareté que l'on puisse s'étonner de la violence et du conflit destructeur qui sévit dans les lieux qui ont été au centre de l'ex-Fédération. Pourtant, ce conflit montre quelques spécificités, sur lesquelles, lors de conflits semblables qui se sont passés dans d'autres lieux, nous nous heurtons plutôt rarement, et les spécificités historiques de la région sont leur source. La situation conflictuelle a survécu au développement qu'il n'est pas difficile de discerner. D'abord, il est possible de reconnaître l'ensemble des exclusivismes 2. Dans le cas »yougoslave« il s'agit sûrement, entre autre, des effets de géométrie politique des grandes, et pas tellement grandes, puissances, qui ont conquis ces terres, les ont inclues dans leur domaine d'intérêt, ont défini les frontières et fondé les états, ce qui s'est passé chaque fois, inévitablement sur le compte de quelqu'un. Nous en reparlerons plus en détail dans les pages suivantes. Le revers de l'Europe 181 idéologiques de la même catégorie qui a permis l'identification ethnique des parties de la population (appelés groupes ethniques) en considérant plutôt les symboles que les caractéristiques de civilisation.3 Le style de vie des groupes ethniques, s'est plutôt mal différencié même chez les populations paysannes, sur lesquelles devraient se fonder la différence, la population urbaine, en particulier à Sarajevo, certainement ne vivait pas dans des cadres de civilisation différentes, comme cela était le cas dans les villes du moyen-âge. Les identifi- cations symboliques étaient différentes au niveau des prénoms et »de la conscience« de la religion d'origine, alors que les noms de famille, provenant des noms de la société traditionnelle et mis en vigueur comme nom de famille après l'occupation autrichienne, étaient très souvent sans distinction apparente. C'est justement cette »conscience«, sur laquelle s'est greffée »la conscience historique« nationaliste, qui partageait le corps social en Bosnie-Herzégovine (mais aussi en Slavonie, en Krajina, en Voïvodine et au Kosovo) encore une fois en plus des différences sociales habituelles pourtant légèrement plus faible que celles de l'Europe en général. Cette dispersion dans l'identification de la population joue un rôle d'exposition dans la tragédie de Bosnie-Herzégovine, en même temps elle a défini ses formes au micro niveau en même temps que sa profondeur. Avant le conflit armé, elle s'est manifestée au niveau politique comme rivalité et combat entre les clientèles. La population pas particulièrement hétérogène, du point de vue social, (en ceci semblable aux autres populations des régimes stalinistes, dans lesquels les distinctions de statut politique et d'éducation étaient plus importantes que les différences de fortune) se considérait elle-même comme ethniquement (de souche) et religieusement hétérogène. Quoique les rapports entre les groupes ainsi déterminés, à l'époque de la Fédération, malgré le racisme anti- albanais, étaient assez tolérants ou au moins supportables, et cela jusqu'aux procès mis en scène contre les prétendus fondamentalistes musulmans, dans les années 80, dont les intentions, jamais reconnues, étaient justement d'empêcher l'identification différente naissante de la population en Bosnie- Herzégovine. Ce processus d'identification, commencé à Sarajevo où, déjà 3. Par exemple, les différences de religion des populations qui, même du temps de l'athéisme déclaré, s'identifiait aux différences ethniques: tel est le gage »de reconnaissance« de la nation musulmane, l'identification des serbes avec l'orthodoxie et des croates avec le catholicisme en Bosnie-Hercégovine en dépit du fait que dans la Fédération vivaient aussi des »catholiques« Slovènes, des »orthodoxes« Macédoniens et des Albanais »musulmans«, »catholiques«, et »orthodoxes«, sans mentionner les autres groupes religieux et ethniques. Nous devons signaler l'intervention de la Fédération dans l'intérêt des nationalismes serbe et croate contre la constitution des Bosniaques de religions multiples en nation. Cette intervention montre que le projet de partage de la Bosnie-Herzégovine, à travers toute la période yougoslave était au moins latent, et l'existence de la Bosnie-Herzégovine un compromis, car on ne pouvait, sans secousses et sans reste partager les Musulmans entre la Croatie et la Serbie. 182 Braco Rotar depuis l'annexion par l'Autriche, les conditions étaient encore particulièrement favorables,4 a été entravé dans le royaume de Yougoslavie et dans la Fédération, maintenant il est vraisemblablement définitivement interrompu. Au moins relativement à cela, la »crise yougoslave« est une conséquence de la première guerre mondiale. Le second moment, qui a co-formé une situation conflictuelle, est l'aggravation de la situation en Yougoslavie et la confrontation des deux nationalismes principaux et concurentiels du type Blut und Boden et leur intervention en Bosnie-Herzégovine: la percée a réussi en premier (déjà avant le conflit) au nationalisme serbe, après l'intronisation de la droite radicale et du modèle de gouvernement conducator à Zagreb, le nationalisme croate est apparu aussi. Le modèle symbiotique c'est à dire l'identification bosniaque, dont les principaux protagonistes, mais non pas les seuls, étaient les milieux musulmans, s'est écroulé, mais le pattern d'identification latente qui jusque là avait été en grande part étouffé, ce pattern que nous venons d'esquisser et qui est la conséquence de l'histoire idéologique du pays, a enfin atteint une différenciation exclusiviste de la majorité de la population, et pour cela il a fallu vraiment une quantité excessive de violence effrénée4. Le troisième moment est la fusion du fédéralisme et du nationalisme serbe qui certes était sans interruption latente, mais elle s'est réalisée justement avec le président »bosniaque« du gouvernement fédéral, Mikulié. Il a ajouté au nationalisme serbe la puissance de la force armée. L'orientation symbiotique et pacifique a été jouée grâce à elle, plus exactement, elle s'est prise à sa propre tactique, avec laquelle elle a voulu contourner les obstacles lors de l'élaboration, de telle manière qu'elle s'est enveloppée dans le mimétisme yougoslave. L'Armée du Peuple Yougoslave, a attaqué, au nom du fédéralisme yougoslave, des gens qui se proclamaient fédéralistes yougoslaves (les Albanais du Kosovo l'ont fait aussi au cours de leurs démonstrations, à la fin des années 80) et qui ont compris trop tard, qu'après l'arrivée au pouvoir de Milosevic en Serbie, la nature de la Fédération s'était radicalement transformée. Par la suite, le conflit et la différenciation entre les différentes possibilités d'identification et les groupes se n'est qu'encore aggravé, avec l'assistance d'un »public interna- tional« qui est un exemple d'ignorance, le comportement des groupes particuliers est devenu de plus en plus semblable. Bref, il n'est pas possible d'expliquer le conflit actuel, sans analyser la genèse de la situation. Mais, pour le but que nous nous fixons, la classification 4. En plus des »indigènes«, de nombreux »étrangers«, des Tchèques et Slovènes jusqu'aux Juifs, ont obtenu le droit à la patrie, c'est ainsi que la Bosnie-Herzégovine n'était pas une »Yougoslavie en petit«, mais une Autriche-Hongrie en petit, qui a survécu, presque un siècle entier, à la fin de la double monarchie. Le revers de l'Europe 183 internationale ou diplomatique du conflit est tout à fait sans importance (c'est à dire la question de savoir s'il s'agit d'une invasion d'une armée étrangère sur le territoire national d'un état indépendant, où l'attendait une puissante cinquième colonne, ou s'il s'agit d'une guerre civile, dans laquelle se sont immiscées deux puissances étrangères: ce dilemme se déplace à un niveau de connaissance non-pertinent); bien entendu, sauf au moment où une telle classification intervient dans la structure même du conflit avec une préqualification, c'est à dire avec un changement qualitatif de ses composants. Au moment de l'occupation autrichienne, la situation en Bosnie-Herzégovine était encore, en général, telle que des siècles d'appartenance à ce pays dans l'empire turc l'avaient élaborée. A ce sujet et quant au rôle de l'administration autrichienne, les témoignages littéraires et biographiques des participants slovènes, lors de l'occupation et de l'annexion sont très intéressants:5 en effet, apparaissent des éléments qui composent l'espace social de l'intérieur des Balkans, comme les dépeint par ex. Braudel:6 une population paysanne pas- sive, exposée à l'exploitation extrême, pour lequel les distinctions de religions, en dépit de la conscience forte de différence religieuse entre les chrétiens et les musulmans ne signifient des structures microsociales très différentes; la popu- lation des petites villes (il n'y en avait pas de grandes en Bosnie-Herzégovine à cette époque), qui vit selon différents modèles culturels, est dominée par un type local de gouvernement municipal et de hiérarchie sociale municipale, trois hiérarchies ecclésiastiques, et en particulier une forte dissidence anti- étatique de la part de la population musulmane dans les domaines ruraux, déjà mal intégrée par tradition dans l'état et ses institutions,7 qui, quelques temps avant l'occupation, s'est transformée en rébellion contre le pouvoir du moment dans l'empire, liée à la terreur, en particulier sur la population chrétienne, avec des exploits de brigands qui, quelque fois aussi, franchissaient les frontières, ce qui à la Conférence de Berlin en 1878 fut décisif pour confier à l'Autriche le protectorat sur la Bosnie-Herzégovine. La forme de cette dissidence était traditionnelle, caractéristique d'une grande partie de la Méditerranée, à partir du XVIème siècle:8 ses acteurs étaient des bandes de soldats déclassés, d'autres malheureux et proscrits sous le commandement de quelques beys et autres 5. Cf. F. Maselj Podlimbarski, GospodinFranjo, Ljubljana, 1913; Jernej pl. Andrejka,Slovenski fantjevBosni in Hercegovini 1878. Obpetindvajsetletnici bosenskezasedbe, Celovec, 1904. 6. F.Braudel, La Méditerranée et le monde méditerranéen à l'époque de Philippe 11,2. pub. Paris, 19, en plusieurs endroits traite de la situation dans les Balkans durant le premier siècle de l'occupation turque. 7. F. Braudel, op. cit., 1, p. 31, écrit, qu'au XVèmesiècle, que les régions de montagne, aussi bien en Albanie qu'en Herzégovine et autour de Sarajevo sont passés à l'islam. La même chose s'est passée dans des milieux similaires dans d'autres territoires occupés par les Turcs. 8. F. Braudel, op. cit., II, p. 75 sq.; d'après Braudel dans les provinces turques, rien ne protégeait l'individu des vols des beglerbey, sandzak, subadzi ou de leurs agents d'exécution, des 184 Braco Rotar grands seigneurs, en particulier des régions montagneuses, qui ont fait la guérilla contre l'empire décadent et ses dirigeants incapables et bien sûr contre ces parties de la population qui, rien qu'en raison de la religion déjà, auraient pu être responsables de la décadence de l'empire, et qui, en effet, se sont de moins en moins identifiés à l'image »historique« de la grandeur impériale turque. C'était un mouvement de restauration aux dimensions populistes, dont le gouvernement d'Istamboul ne pouvait venir à bout. Cependant ce détail n'est pas le plus capital pour la compréhension de la situation: plus important est de savoir qu'il est possible d'établir des analogies de structure nettes entre cette rébellion »turque« dont le but était le renouveau de la nature militaire et pillarde de l'empire et »les mouvements de libération des peuples balkaniques« dont les buts étaient la reconstruction des états féodaux et de l'hégémonie religieuse d'avant l'occupation turque, leurs caractéristiques sont aussi: direction des grands seigneurs locaux (voïvode, knezi etc.), participation des marginaux de la société (hajdouks, tchetniks), terrorisation et extermination des habitants de religions différentes, populisme archaique (le peuple étant compris absolument du point de vue de la parenté de sang), tout cela, en s'appuyant sur des fragments, vulgarisés et passés par de nombreux intermédiaires déformants, provenant en particulier du siècle des Lumières et de l'idéologie révolutionnaire a amené la constitution de sociétés nationales balkaniques par l'expulsion et ensuite l'élimination physique (déportation et massacre) de ceux qui ont une autre religion et sont supposes être d'une autre civilisation bien qu'appartenant au corps social local de l'époque. Cela se serait probablement passé aussi en Bosnie-Herzégovine sans l'intervention autrichienne. Le nettoyage »ethnique« et religieux, dans les Balkans comme il avait eu lieu avant cela, mais dans des dimensions différentes dans l'Espagne de Philippe II, avec le bannissement des Maures et des Juifs, a été provoqué par un sérieux déséquilibre économique et démographique, duquel, le royaume de Serbie n'a jamais pu se sortir seul et il est devenu dépendant de la Russie, à l'époque le régime le plus obscurantiste d'Europe. L'intervention autrichienne en Bosnie-Herzégovine a stoppé ce processus et l'a bloqué, avant même qu'il ait atteint un dénouement »naturel«9 et par là-même elle a permis l'établissement d'une nouvelle aporie idéologique entre les habi- tants catholiques et habitants orthodoxes, celle-ci avec la scission traditionnelle entre musulmans et chrétiens a généré plus tard en Bosnie-Herzégovine une voi'vods qu'ils craignaient encore plus, ibid., p. 39; au brigandage, cette guerre sociale cachée, participaient les nobles pauvres ou les fils cadets, »Au XVII. siècle la Turquie a été agitée par des seigneurs qui étaient trop nombreux pour être tous bien nantis«, ibid., p. 90. 9. Rien de curieux par conséquent que les Musulmans en Bosnie-Herzégovine aient été pro- habsbourgeois; cf. F. Fejtô. Requiem pour un empire défunt. Histoire de la destruction de l'Autriche-Hongrie, Paris, 1988, p. 300. Le revers de l'Europe 185 série de conflits idéologiques sanglants. A vrai dire, avec l'occupation de l'Autriche la Bosnie-Herzégovine est entrée dans l'orbite des intérêts impérialistes de la Serbie »ressuscitée«, et en même temps dans la sphère des préoccupations de la fraction illyriste et yougoslavistc du panslavisme.10 Lors de l'occupation, les soldats slovènes de l'armée autrichienne ont été surpris de voir que les »Turcs« en Bosnie-Herzégovine parlaient croate et avaient les mêmes noms de famille que leurs compagnons, soldats croates ou serbes." Cette surprise est d'autant plus compréhensible, en raison de longues années de propagande anti-turque, au nom du chrétienté, qui a élaboré pour les chrétiens des antipodes barbares et infidèles ainsi qu'une image de despotisme oriental.12 Au centre des Balkans, le »romantisme« littéraire et politico-idéologique a rencontré une situation socio-culturelle qui était l'objet apparent des nostalgies médiévales d'une part des belles-lettres et de la peinture européennes contemporaines. Mais alors que ces nostalgies cherchaient l'exotisme et le fantastique, dans les Balkans il s'agissait d'un discours de légitimation des élites ethniques dans le conflit avec des projets d'assimilation des autres élites ethniques, celles qui étaient porteuses de souveraineté étatique (des Allemands, des Hongrois, des Turcs).13 Ce discours voulait conserver »l'état naturel« particulièrement des populations rurales et de le relier à leur activité politique moyen-ageuse réelle ou imaginaire. A cet égard la littérature »historique«, romantique des Balkans est plus proche de l'allemande que de la française ou de l'anglaise. Dans les Balkans il était encore possible de trouver une épique 10. Ibid., p. 37 op. 16: »Le soutien sans réserves que la Russie a donné aux ambitions serbes a par avance rendu difficile tout rapprochement ou réconciliation entre Belgrade et Vienne«; cet appui prenait place dans le cadre des directives que l'empereur avait donné, déjà en 1802, à l'amiral Čičak: l'engagement de donner l'indépendance, la royauté aux peuples slaves qui dépendaient des Turcs, à condition qu'ils se révoltent; cf. J. R. Surautteau, L'idée nationale de la Révolution à nos jours, Paris, 1972, p. 86. 11. Cf. J. pl. Andrejka, op. cit. 12. V. Simoniti, Vojaška organizacija na Slovenskem v /6. stoletju, Ljubljana, 1991, chap. XII, p. 246 sq.; cf. aussi F. Braudel, op. cit., II, p. 164 sq.; sur la guerre défensive dans les Balkans, ibid., p. 172; au sujet de la propagande durant la période d'absolutisme en France cf. R. Mandrou, L'Europe »absolutiste«. Raison et raison d'état 1649-1775, Paris, 1977, p. 60 sq.; la lutte de propagande entre les papistes et les luthériens, au début du XVIème siècle, prouve que la guerre de propagande n'est pas une découverte de l'absolutisme (cf. A. Chastel, Le Sac de Rome 1527, Paris, 1984, p. 75 sq.). 13. C'est ainsi que dans l'Allemagne du XIXème siècle, avec l'accroissement du chauvinisme »romantique« et de la xénophobie, basé sur l'idéologie Blut und Boden, ainsi qu'avec la formation d'une variante du racisme propre à l'Europe centrale et différent du racisme anglo- saxon ou du français, et avec la violence exercée contre les non-allemands, avec les projets impérialistes (par ex. Drangnach Ostcri), justifiés avec l'idéologie du Lebensraum, comme dans les Balkans avec la »résurrection« de l'état serbe et les aspirations hégémonistes s'est montré le côté sombre de l'Europe industrielle et de sa culture. Cf. J. R. Surautteau, op. cit., p. 74. 186 Braco Rotar populaire »authentique« et »non corrompue« et au moins dans les milieux ruraux un édifice social (la fameuse zadruga balkanique) qui aurait dû être une vivante image non pas seulement des sociétés moyen-ageuses mais aussi des sociétés archaïques.14 Les peuples balkaniques sont entrés dans l'imaginaire romantique de l'Europe comme des vestiges de la »civilisation épique«, ceci s'est accordé une idéologie »libératrice« et en même temps restauratrice de rébellions anti-turques. Les écrivains et les intellectuels de la bordure ouest des Balkans ont en général partagé cette compréhension »occidentale« des événements dans les Balkans sous domination turque.15 La jonction entre le romantisme d'Europe centrale, le nationalisme naissant et l'idéologie de révolte qui s'est infiltré, par le réseau scolaire naissant dans les nouveaux états, parmi les gens, cette jonction, en grande partie comme idéologie légitimisante et motivante, a formé l'idéologie dominante des régimes de libération. Ceux-ci se sont, en surplus, relativement rapidement trouvés dans la zone d'intérêt de l'empire russe, ce qui a déterminé de même les formes idéologiques et les décisions de politique intérieure et extérieure. Au niveau de réalité historique il n'est pas possible de parler d'un état ou même d'une continuité de pouvoir entre les états du moyen-âge dans les Balkans et les états de même nom qui se sont formés au XIXème siècle. A savoir, les Turcs, immédiatement après l'occupation, ont exterminé et expulsé, ou en un temps très court assimilé les vieilles couches dominantes, et transformé 14. Déjà.(. Cvijic, La Péninsule Balkanique, Paris, 1918, mentionne plusieurs fois qu'il y a dans la Péninsule balkanique des frontières entre trois civilisations: catholique, islamo-orthodoxe et patriarchale. Cette dernière, à l'aide des idéologies romantiques, est devenue une mesure des mouvements nationaux authentiques. La source de ce »romantisme« fut l'Allemagne anti- napoléonienne où le culte du »populaire« (völkisch) est devenu une particularité culturelle, celle qui a créé le matériau nécessaire pour l'idéologie nationaliste exclusive et xénophobe. L'adjectif n'a pas uniquement innocemment désigné la culture du peuple, déjà, tout au début, il était un dérivé du Volksgeist, du principe de lignage et il a marqué la première étape de formation de l'idéologie Blut und Bodenet. de ses implications racistes... Cf. J. R. Surautteau, op. cit., où il décrit, lapidairement, la genèse des racismes européens modernes. Nous trouvons une étude plus exhaustive du thème dans L. Poliakov, Le mythe aryen, Paris, 1971, et dans L. Poliakov, Ch. Delacampagne, P. Girard, Le racisme, Paris, 1976. 15. La production de »poèmes héroïques« s'est faite durant tout le XIXème siècle, principalement après 1848, alors que dans la première moitié du siècle les linguistes et les idéologues sont intervenus de manière assez fatale dans la situation balkanique, par ex. le linguiste Slovène J. Kopitar à travers V. S. Karadic ou de la personnalité principale de l'illyrisme Lj. Gaj. En Allemagne aussi, il y a eu au milieu du siècle, une production poétique mythologique et patriotique dont les oeuvres sont entre autre les poèmes Was ist des Deutschen Vaterland?et Deutschland über alles qui anticipent le programme pangermanique avec la thèse suivante: l'Allemagne est partout où sont les Allemands. Mais, les orateurs, lors des »meetings de vérité« serbes en 1988 et 1989, n'ont-ils pas affirmé que la Serbie est là où reposent les os serbes? Le revers de l'Europe 187 l'organisation de l'église orthodoxe en instrument auxiliaire de son pouvoir. Par ailleurs la conquête turque s'est passée au même moment que la crise sociale qui a été provoquée par une exploitation sans pitié et par la brutalité des régimes dans le sphère de civilisation byzantime, de façon que les états de la fin du moyen-âge »se sont effondrés comme des châteaux de cartes«. La population a vécu l'occupation turque, en particulier la chute de »son« régime,comme un soulagement au moins au commencement.16 Pourtant on chercherait inutilement, dans les textes des historiens autochtones, une analyse correcte de la vie dans les Balkans sous la domination turque et aussi avant elle,17 autrement le tableau serait beaucoup plus réaliste mais pour cette raison plutôt moins épique et héroïque. On ne peut pas non plus sans réserve parler de continuité démographique, les migrations de masse dans l'empire turc le rendent impossible, des nomades et des fermiers d'Anatolie et des pays voisins se sont installés dans les régions des anciennes monarchies féodales.18 Ce que nous appelons »libération du joug turc« et qui a conduit à la constitution des états balkaniques actuels a été mené par les nouvelles classes sociales qui se recrutaient parmi ceux qui avaient la confiance du pouvoir turc (des knezi, des voïvode),19 cependant il est vrai aussi que la tradition mystifiée de l'état transmise par l'église orthodoxe, la poésie populaire et le folklore, s'est maintenu dans les communautés indigènes et a permis, par ex., aux Serbes, qui déjà depuis la fin du XVème siècle, avaient réagi aux tentatives de reconquêtes chrétiennes, le long de la Save et du Danube par de révoltes plus ou moins 16. »... socialement enfin, le monde balkanique est d'une extrême fragilité - un vrai château de cartes. Tout cela à ne pas oublier: la conquête turque dans les Balkans a profité d'une étonante révolution sociale. Une société seigneuriale, dure aux paysans, a été surprise par le choc et s'est écroulée d'elle même. La conquête, fin des grands propriétaires, maîtres absolus sur leurs terres, a été, à certains points de vue, une »libération des pauvres diables«. L'Asie Mineure avait été conquise patiemment, lentement, après des siècles d'efforts; la péninsule des Balkans semble ne pas avoir résisté à l'envahisseur... En Serbie, le seigneurs nationaux disparaissant, une partie des villages serbes a été incorporée aux biens wakouf...« »... Par surcroît, il y eut en pays bosniaque, autour de Sarajevo, des conversions massives en partie dues, on le sait, à l'hérésie vivace des Bogomiles... Mais quelle qu'ait été leur fin (des seigneurs) et même quand il sont réussi à se sauver momentanément, en reniant ou non - le problème d'ensemble reste le même: devant les Turcs, un monde social s'est écroulé, en partie de lui-même...« F. Braudel, op. cit., II, pp. 11 et 14. 17. »Par malheur, le passé turc reste encore insuffîsament connu. Les historiens et les géographes balkaniques, pour en juger, ne se laissent pas toujours guider conduirepar des préoccupations purenemt scientifiques«, ibid., p. 112. 18. A l'est de la péninsule balkanique les Turcs ont établi des populations nomades, la conquête elle-même a rendu nomade une partie de la population installée de façon permanente. Cf. F. Braudel, op. cit., I, pp. 27-28 et p. 91 sq. 19. »Les princes serbes, ces paysans frustes dont les coutumes sont à peine différentes de celles des dahis ou des ags musulmans sont devenus de vrais héros de la culture chrétienne«, J. R. Suratteau, op. cit., p. 103. 188 Braco Rotar locales qui furent suivies, après la retraite de l'armée chrétienne, de vagues de réfugiés fuyant les représailles turques. Le Saint-Empire Romain Germanique, en particulier à l'initiative d'Eugène de Savoie, a installé les réfugiés dans les territoires dépeuplés qu'il avait pris aux Turcs, et aux frontières. Déjà depuis le XVIème siècle, l'Empire avait établi des gens aux frontières et formé ainsi une population d'Uskoks en Vojna Krajina et une population serbe en Voïvodine et en Dalmatie,20 c'est la raison pour laquelle, au XIXème siècle il existait une nombreuse diaspora serbe dans un grand nombre de villes autrichiennes et hongroises, dans les régions frontières c'était une minorité forte en nombre, mais quant même une minorité.21 La naissance des nationalismes européens, au début du XIXème siècle, a touché, dans un délai relativement court, la partie urbanisée de cette diaspora.22 A travers cette partie de la diaspora s'est déroulée l'implantation de l'idéologie qui, au XXème siècle est devenu le fondement de l'état yougoslave. Ni au cours de l'implantation de cette idéologie, ni lors de sa modification serbo- centraliste les intellectuels slovènes du début du XIXème siècle ne sont tout à fait innocents,23 cependant leur influence n'a pas été décisive, davantage l'ont été les activités du diplomate polonais, le prince A. Czartorisky et de ses agents24 et le commencement de l'affirmation de l'influence russe sur les 20. Au XVIème siècle à l'ouest on a organisé la frontière de l'Empire dans les pays slovènes ( Windischland) dont le siège du commandant (Generalkapitàri) était à Ljubljana (Laybach). Cf. F. Braudel, op. cit., II, p. 175; sur la constitution d'Erb/andcf. F. von Cochenhausen, Die VerteidigungMitteleuropas, Iéna, 1940, p. 86-87; sur l'organisation militaire de défense anti- turc au XVIème siècle cf. V. Simoniti, op. cit. Au XVIIIèine siècle le tableau était tout à fait différent, l'Empire avait conquis les terres occupées, la Hongrie avait été rétablie. En suivant le conseil d'Eugène de Savoie qui soutenait l'absolutisme contre l'autonomie de la Hongrie, Vienne avait séparé le Banat de la Hongrie et peuplé la frontière sud du pays qui était dépeuplée avec des colons allemands et serbes, F. Fejtô, op. cit., p. 87. 21. Vers le milieu du XIXème siècle il y avait davantage de Serbes dans la monarchie (environ l million) qu'en Serbie même (950. 000). En 1900, en Hongrie qui à l'époque comprenait la Croatie, la Slavonie et la Voïvodine, on en comptait 1, 048. 640. En Dalmatie, il y avait 90. 000 Serbes en 1900 et 116. 000 en 1914. Dans toute la monarchie il y avait 2 millions de Serbes. Partout il était en minorité: 23, 8% en Hongrie, 24 ,6% en Croatie et en Slavonie, 32, 4% dans les zones militaires aux frontières, 17% (en 1870) en Dalmatie; 43, 5% en Bosnie- Herzégovine. Cf. F. Fejtô, op. cit., p. 22. Au XVIIème et au XVIIIème siècle l'Autriche a attribué aux Serbes un statut assez privilégié, afin de les payer pour la défense des frontières. Une noblesse serbe s'est formée qui a reçu ses titres de la monarchie, l'aristocratie austro-hongroise elle, l'a cooptée après 1890. Dans sa totalité, les Serbes étaient parmi les sujets les plus loyaux de la monarchie dont ils soutenaient avec discipline les tendances centralisatrices. Cf. F. Fejtô, op. cit., p. 130. 23. J. Kopitar, a suggéré à V. S. Karadié d'employer le serbo-croate comme langue unitaire, ce dernier a commencé aussitôt à utiliser cette trouvaille pour la réalisation de l'idéologie impérialiste serbe, ceci caché naturellement dans un décor de libération nationale, et cela dans une Serbie pas encore entièrement indépendante de Miloš Obrenovic. Le revers de l'Europe 189 Balkans facilité par la version panslaviste des Slaves d'Europe centrale, particulièrement croate, c'est à dire par l'illyrisme et le yougoslavisme.25 Dans le contexte de cette élaboration du yougoslavisme, on trouve aussi Nacertanija de Garasanin,26 dans lesquels la Bosnie-Herzégovine se trouve déjà dans la sphère d'intérêt serbe. L'illyrisme et le yougoslavisme ont été façonnés surtout les gens politiques et les intellectuels croates, et justement en partie à travers le fond commun de folklore et de poésie populaire auquel on consacrait un culte romantique de primitivité, et qui ont mis en arrière aussi les langues traditionnelles littéraires de la Renaissance et de la période baroque en Croatie et les ont remplacé par un dialecte bosniaque qui aurait dû être une norme linguistique aussi bien pour le croate que pour le serbe.27 Ce choix de la langue littéraire n'est en rien semblable à l'intronisation du dialecte toscan comme langue littéraire en Italie: dans cette nouvelle langue choisie il n'y avait pas auparavant de littérature, sa vertu était d'avoir été proclamée le dialecte le plus authentique du domaine parlé serbe et croate. Par conséquent il est curieux que la première action, en venant au pouvoir, des nationalistes croates ait été de séparer les langues littéraires et de publier un dictionnaire des différences linguistiques croato-serbes. Le pangermanisme englobait et unifiait uniquement la zone parlant allemand, 24. Le prince Adam Czartorisky, ¿migrant polonais est une des figures politiques intéressantes du XIXème siècle. Sa principale occupation était la lutte contre l'impérialismes austro- hongrois et russe et contre la Turquie, pourtant il a lutté assez macchiavéliquement. 11 avait beaucoup de contacts dans les Balkans (Garasan, Gaj) et des agents à travers lesquels il a voulu inciter le mouvement d'union des Slaves du sud avec la Serbie comme noyau. Cf. F. Fejtô, op. cit. et F. Zwitter, op. cit., p. 68. 25. D'après la déclaration de Gaj sur »l'empire serbe dans la famille de Karadjordje« (1843) Czartorisky a proclamé la Serbie »drapeau reconnu et légitime des nations des Slaves du sud, le centre autour duquel tous devraient se réunir«, F. Zwitter, ibid. Pour l'évêque Strossmeyer le projet yougoslave devrait être l'union des Croates et des Serbes en une seule nation, F. Fejtô, op. cit., p. 135. 26. llija Garasanin, un homme puissant de la principauté de Serbie, du 2cme tiers du XIXème siècle, dont la biographie montre l'oscillation entre l'autoritarisme et le despotisme provincial de la conception serbe de gouvernement, Garasin était adepte de la première, un homme qui n'a pas seulement détrôné et intronisé des princes, mais aussi des dynasties et qui a, en 1844, écrit un document secret Nacertanija dans lequel il a esquissé un plan pour la Grande Serbie, et ceci avec une argumentation qui est devenue de nouveau d'actualité, durant la dernière décennie du XXème siècle: la mission de la Serbie est de »sous la protection des droits sacrés de l'Histoire« renouveler »l'empire de Douchan«. Les textes historiques serbes et yougoslaves d'ordinaire présentent cet homme omme un défenseur de la monarchie constitutionnel le, mais on pourrait plutôt voir en lui un prédécesseur de Vasa Cubrilovié et des auteurs du Mémorandum de l'Académie serbe des sciences et des arts et par cela comme »fondateur historique« de l'épuration ethnique qui a lieu aujourd'hui en Serbie et en Bosnie-Herzégovine. 27. W. Marlow, dans: Congrès des sciences historiques de Moscou, août 1970, pense que les élèves de Gaj, après qu'il ait créé le croate littéraire, ont essayé, eux, d'imposer cette langue aux Serbes et aux Slovènes. 190 Braco Rotar mais pas aussi les populations voisines germaniques non allemandes. Le panslavisme, plus mégalomane et moins réaliste, qui lui répondait, de manière assez dilettante, chez les intellectuels des peuples non-allemand mais, dans l'orbite politique allemand, avec des effusions revanchistes et impérialistes grotesques, a eu des ambitions culturelles et aussi, à travers la culture, des ambitions politiques très irréalistes.28 Cela a signifié notamment l'adoption de l'argumentation raciste pangermanique qui fut seulement retournée, et pas toujours avec réussite, contre l'hégémonie allemande, culturelle et politique. Ses ambitions étaient: d'ébruiter que c'était au tour des slaves, après les Romains et les Germains, de gérer le monde, de réunir un grand nombre de peuples slaves vivants, ayant des langues différentes et appartenant à des civilisations différentes, cela en se fondant sur la parenté des origines et des langues, et de leur fournir, le plus rapidement possible, une langue commune et autant que possible un état et une culture aussi. L'incessante obeession d'une union linguistique et politique par parenté qui est caractéristique chez les Slaves du sud et du centre de l'Europe était active encore au XXème siècle et elle a parrainé l'unification de la Yougoslavie et de la Tchéchoslovaquie. Dans une étendue limitée elle semblait de toute évidence plus facilement réalisable que le panslavisme originel, en particulier parce que le régime russe avec son extrême obscurantisme et ses ambitions hégémoniques avait commencé, déjà dans la deuxième moitié du XIXème siècle, d'effrayer les élites politiques et intellectuelles de ces peuples.29 Le panslavisme, sauf peut-être en Serbie et en partie en Bohême n'était pas une idéologie de masse, même s'il a tenté de s'infiltrer dans le système scolaire. Durant la première guerre mondiale, la loyauté assez inébranlable des soldats slaves, des serbes aussi, à la double monarchie témoigne de cette limitation.30 28. Par ex. cet envol de Jan Kollar: »Qu'est-ce qu'il deviendra de l'élément slave dans cent ans? Les Slaves comme une inondation étendront leur pouvoir. Cette langue, que les Germains et leurs idées erronées considèrent comme un idiome d'esclaves, résonnera sous la voûte des palais et dans la bouche de leurs adversaires, les sciences couleront selon le courant slave, les vêtements, les us et coutumes, les chants de notre peuple seront à la mode aussi bien le long de la Seine que de l'Elbe...«, cf. Suratteau, op. cit., p. 37. 29. Déjà en 1833 le comte Uvarov, ministre russe de l'éducation, avait présenté au tsar un essai de théorie nationale russe. Elle aurait fondé »une patrie russe« sur »des bases fermes« d'essence religieuse, mystique et historique de Russie; c'est pourquoi il est suffisant »de conserver le sanctuaire des idées populaires« et de faire d'elles l'idée fondamentale »de gouvernement national«. C'est lui qui a inclus »le tsar autocrator« c'est à dire »monomaque« dans la constitution nationale russe (J. R. Surautteau, op. cit., p. 109). Dans les années 70 et 80 du XIXème siècle, après l'échec de la libéralisation, se forme un mouvement »mystico- réactionnaire et rétrograde« en vertu de l'idée d'Uvarov qui, au nom »de la Sainte-Russie« combine un chauvinisme extrême avec la xénophobie et l'anti-occidentalisme. Sous Alexandre III le •»narodnjastvo« (nationalisme et populisme à la fois) devient l'idéologie officielle. 30. »Mais la majorité des Tchèques, Polonais, Croates et Slovènes ne s'est retournée contre la monarchie que vers la fin de la guerre.« F. Fejtô, op. cit., p. 137. Le revers de l'Europe 191 A dire vrai, la Slovénie jusqu'au milieu du XIXème siècle n'est pas apparue dans les plans d'union des Croates et des Serbes, sous prétexte qu'elle était trop germanisée, bien qu'il avait déjà été question de liaisons sloveno-croate, déjà en 1700 dans le plan Richter, et au début du XIXème siècle il y avait eu les Provinces Illyriennes durant lesquelles certaines parties de territoire Slovène et croate étaient regroupées. Bien avant cela, à partir du XHIème siècle les territoires ethniques Slovène ( Windiscliland) et croate étaient reliés dans un cordon sanitaire du Saint Empire Romain Germanique. La région le long de la frontière bosniaque avait un régime particulier (les soldats d'origine serbe, les Uskoks, étaient exemptés de servitudes).31 Lors de la formation de la Yougoslavie, ces faits historiques ont été employés pour légitimer rétrospectivement l'illyrisme et le yougoslavisme. Le nom de yougoslavisme a remplacé celui d'illyrisme, en partie en raison de l'aversion du pouvoir autrichien envers sa connotation »française«, et en partie à cause de la pression panslaviste, avec laquelle s'est imposée le principe exclusif de parenté de langue et de lignage qui a exclu les peuples balkaniques non-slaves de l'union et fut le fondement de l'idéologie de la pureté ethnique de la population dans les territoires ethniques ou présumé ethnique.32 Dans la constitution du yougoslavisme il est possible de reconnaître trois moments dont le facteur commun est l'implantation »de la conscience« de la parenté des slaves du sud (»tribu« était le terme le plus souvent employé) et de leurs langues. Cette conscience devait tôt ou tard conduire à la fondation d'un état commun des Slaves du sud, ce qui s'est finalement produit, avec son assistance et non pas grâce à elle. Après la fondation de cet état, qui ne satisfaisait à aucune des variantes prévues (il n'y avait pas la Bulgarie, pourtant périodiquement prévue, et jusqu'à la fin du siècle la Slovénie n'a pas été prise en considération), cette »conscience« comme base de l'idéologie d'état a justifié cet état. Le contenu de cette idéologie n'a jamais été un rationalisme pragmatique, même limité, encore moins une démocratie, mais uniquement une mystification antiindividualiste de liberté collective dans la ligne de l'idéologie Blut und Boden dans la variante allemano-russe, c'est à dire le panslavisme avec toute la mystique caractéristique de parenté, de foyers, de droits historiques etc., limité aux Slaves du sud liés au ruralisme et au tribalisme, et quand c'était possible aussi à la chrétienté orthodoxe.33 En lui, le rétablissement d'état »national« (slave) formalement indépendant était présenté comme une libération, et la parenté ethnique remplaçait les droits de l'homme 31. V. Simoniti, op. cit.-, F. Fejtô, op. cit.', J. Mal, Uskoške seobe in slovenačke pokrajine, Ljubljana, 1924, dans Srpski etnografski zbornik SA. 32. Nous parlerons plus tard des plans d'explication dé la purification ethnique en Yougoslavie chez Vasa Čubrilovic. 33. J.-R. Surautteau, op. cit., p. 109. 192 Braco Rotar et du citoyen, de sorte qu'il n'est nullement étrange, que ces conceptions n'aient pas d'importance particulière sur les territoires de l'ancienne Fédération aujourd'hui encore. On a toujours à faire à des régimes autoritaires et non juridiques.34 L'illyrisme et le yougoslavisme sont semblables, eux aussi, au panslavisme, bien qu'ils n'aient englobé qu'une assez étroite couche de la population instruite tant bien que mal et aient opéré avec des entités collec- tives et non pas avec des citoyens et des personnes. Certes, l'individualisme n'était pas un attribut, ni de ce coin caché de l'Europe, ni des »débris des peuples«, selon le mot de Marx, qui y vivaient.35 Ce yougoslavisme avec son collectivisme tribal était uniquement une modalité de l'idéologie qui, au XIXème siècle et un demi-siècle plus tard encore, dominait l'espace d'Europe centrale. Elle était presque une reproduction exacte de l'idéologie d'unification alle- mande et du mouvement avec un accent »antifrançais« (c'est à dire antiuniversaliste, antilumière, antirationnaliste) aussi bien par ses aspirations que par sa constitution conceptuelle et les formes des mouvements à travers lesquels elle s'est affirmée.36 Dans le panslavisme et le yougoslavisme russo- serbe (il existait aussi, à côté d'autres variantes, une variante austro-serbe du yougoslavisme avec des implications différentes et moins xénophobes) 34. R. Portai, Les Slaves, Paris, 1965, pense que les peuples slaves se sont conservés parce qu'il s'agissait présicément d'une société paysanne attardée et que c'est bien le nationalisme qui, au XIXème siècle, leur a »assuré l'éternité«. 35. C'est ce que constate Braudel au sujet de la côte Adriatique du nord-est, mais cela est encore plus valable pour l'intérieur des terres des Balkans rural et en partie nomade, op. cit., I, p. 51 sq. 36. En Allemagne, le mouvement anti-napoléonien s'est transformé en »anti-français«, c'est à dire en négation de tout rationalisme, esprit des lumières, universalisme mais aussi individualisme, comme si en Allemagne il n'y avait pas eu d'authentique Aufklärung. 11 est vrai que même certains intellectuels »éclairés« (par ex. Herder) n'ont pas vu dans la nation un collectif formé par un contrat volontaire et l'adhésion libre des individus, mais un être, Wesen, qui se restitue avec une activité inconsciente de l'instinct populaire, intérieur et naturel et qui est le Volksgeist. En raison de cet esprit, la nation n'est pas seulement au-dessus de tous les individus, y compris le monareque, mais elle est aussi indépendante de leurs volontés et elle se manifeste avec la langue, les coutumes, d'habitude ce sont les mythes, qui la transmettent, et les chants populaires, qui tous établissent des liens de parenté entre les générations. Cf. J-R. Suratteau, op. cit., p. 12. Toute une série d'intellectuels »romantiques« (Arndt, Fichte, Jahn...) a réalisé une purification culturelle et a préparé la renaissance desVolksgeistes. Friedrich Ludwig Jahn a fait la guerre aux mots étrangers: l'expression Nationalitätamait dû être remplacée par l'expression Volkstum et avoir un contenu tout à fait différent. Elle devrait signifier ce qui est commun dans le peuple, sa force régénératrice, la sentiment volkstümlich. Même Guillaume II a dit que l'Allemagne incarnait les plus hautes valeurs culturelles (A. Hitler a décrit la confrontation avec l'Union soviétique comme un combat entre Deutsche Kultur et Russische Barbarei). En un mot, »le combat légitime pour l'indépendance national s'est égaré dans des théories racistes, cf. L. Richard, Le nazisme et la culture, Paris, 1988. A travers les Burschenschaften de Jahn se sont développés, entre la jeunesse académique et l'autre, l'idéologie Blut und Boden, le racisme (en particulier l'anti- Le revers de l'Europe 193 l'antifrancisme a été remplacé par l'antigermanisme qui, à côté d'une haine concrète envers l'Autriche-Hongrie impliquait aussi le rejet de la civilisation d'Europe de l'Ouest en général (naturellement il s'agit d'un rejet fictif, le régime yougoslave ayant, dans cette variante idéologique aussi, essayé d'être une copie des régimes durs européens des XIXème et XXème siècles). Cet élément anti-germanique des nationalismes yougoslave et serbe est resté fort et opératif jusqu'aujourd'hui, quand l'Allemagne et le complot vaticano-viennois contre la Serbie et tout le monde orthodoxe sont proclamés, parmi d'autres, coupables de l'éclatement de la fédération.37 Nous avons mentionnés déjà qu'il fallait distinguer entre la variante serbe du yougoslavisme qui était plus irrationnelle, interpénétrée avec une mystique étatique et historique et en même temps activiste, c'est pourquoi aussi au début elle n'a agit que dans le but de rassembler les Slaves vivants dans le cadre de l'empire turc, et la version austro-hongroise qui comprenait un élément culturo- idéologique puissant, était moins exclusiviste et visait d'abord à rassembler les populations de la double monarchie parlant serbo-croate.38 Ces deux variantes ont survécu aux formations des deux Yougoslavies et y ont participé les deux fois. Elles se sont présentées comme deux points de vue sur la conception fondamentale de l'état et comme deux politiques divergentes. Le point de vue serbe, ou plus exactement dynastique et de Belgrade était, et est encore, unitariste, ses deux modèles directs sont les grandes unions nationales du XIXème siècle, l'allemande sous la pression de la Prusse et l'italienne sous celle du Piémont. C'est uniquement à cause de l'antigermanisme, du panslavisme imanent et naturellement aussi à cause de la conjoncture antiallemande durant la période précédant la première guerre mondiale la Serbie s'est proclamé Piémont yougoslave et non pas Prusse yougoslave.39 sémitisme), les revendications d'un ordre chrétien allemand, le culte du corps et de la vigueur masculine. Pour les nazis ce fut le premier soulèvement du peuple allemand contre l'esprit étranger« et »l'ennemi héréditaire« (ibid., 25 sq.). Je veux dire que l'idée Volkstum fait appel directement à l'agressivité (H. Brenner, DieKultuipolitik des Nationalsozialismus, Reinbek bei Hamburg, 1963, p. 26). 37. Avant cela ce sont les francs-inaçons qui auraient noué des intrigues, cf. Z. D. Nemezié, Masoni u Jugoslaviji. 1764-1980, Belgrade, 1988. 38. Le prince A. Czertorisky a joué constamment un rôle important dans la »production du yougoslavisme«, il a, d'après la déclaration de Gaj sur l'empire serbe sous la dynastie des Karadjordjevic, proclamé assez pathétiquement la Serbie, noyau de l'union des Slaves du sud. Cf. F. Zwitter, op. cit., p. 68; »Origines de l'illyrisme politique et la création des Provinces lllyriennes«, dans un no spéc. Illyrisme et sentiment yougoslave, Monde slave, avril, mai, juin, 1933. Et en même temps l'impérialisme structurel du nationalisme serbe a fait que »l'idéologie du slavisme a pris racine chez les Serbes plus tôt que chez les Tchèques...«, F. Fejtö, op. cit., p. 131. 39. 11 s'agit bien de »l'acquisition de territoire national qui est la base du droit de conquête«, ce 194 Braco Rotar La deuxième vision, celle contre laquelle était dirigée la dernière réforme centraliste dans la fédération yougoslave (des présidents de gouvernement Branko Mikulic et Ante Markovic) et qui, au moins temporairement, a cessé d'être actuelle en raison de l'écroulement de la fédération, est fédéraliste avec quelques éléments de démocratie politique. Ce point de vue a imposé la première, la forme fédérale et le nom d'état yougoslave (état des Slovènes, Croates et Serbes),40 à partir de ce moment là et jusqu'au meurtre d'Alexandre I l'Unificateur à Marseille, et la régence de Paul Karadjordjevic, quand ont commencé les réformes administratives du territoire pour la réintégration administrative des territoires ethniques des Croates et des Slovènes, nous constatons l'exclusion de cette conception de la sphère politique, administra- tive et culturelle. La dominance de la conception unitariste dans la première Yougoslavie est l'effet direct des discusssions de la succession austro-hongroise, à Versailles où, en dépit du principe déclaré de nationalité des points de Wilson, plusieurs régions de l'ancienne monarchie - toutes sauf l'Autriche que K. Renner a appelé la philosophie des fauves (cine Raubtierphilosophié). Cf. J.-R. Surautteau, op. cit., p. 35. 40. L'historique de la fondation de la Yougoslavie est de lui-même fort indicatif, c'est pourquoi nous le résumerons très sommairement: en 1914, dans l'esprit de Strossmeyer, les émigrants politiques croates ont créé un Comité national yougoslave et la même année des émigrants politiques serbes de Bosnie-Herzégovine sont devenus membres du Comité, en 1915, à Paris, le Comité s'est définitivement constitué quand les politiques slovènes s'y sont joints eux- aussi, A. Trumbic en est devenu le président. C'est probablement en accord avec les suggestions de Sazonov que le Comité national yougoslave a été soutenu par le gouvernement de Serbie, c'est à dire par N. Pasic, cependant avec d'autres intentions: rattacher les territoires slaves à la Serbie, non pas fonder un nouvel état. C'est porquoi il y a eu dès le début un désaccord entre le gouvernement serbe et le Comité, un désaccord sur la nature du futur état. PaSic s'est décidé pour la politique »des faits accomplis«, dont témoigne la déclaration de Corfou sur la fondation d'un Royaume des Serbes, Croates et Slovènes qui a provoqué une opposition de la diaspora Slovène et Croate des Etats-Unis en raison du préjudice des décisions de l'Assemblée constituante du futur état. En faveur de la politique de Pa§ic se trouve le fait que l'Entante n'a pas reconnu les Slaves du Sud de l'Autriche-Hongrie, au contraire des Tchèques et des Polonais, en tant que nations alliées et qu'elle n'a pas reconnu le Comité yougoslave en tant que leur représentant en dépit des efforts de Masaryk et de Benes, c'est ainsi que la Serbie de Pasic l'a emporté étant le seul représentant légitime des Slaves du Sud. Malgré cela le 29 octobre 1918 fut proclamé l'état des Slovènes, Croates et Serbes, et fondé leur Conseil national dont le siège était à Zagreb, puis Pasic, sous la pression des Britanniques a tactiquement reconnu le Comité yougoslave et signé la Déclaration de Genève qui prévoyait l'union selon une base dualiste (L'état SHS et le royaume de Serbie). Après l'union les pouvoirs de Belgrade ont ignoré ce document et réalisé le programme de la Déclaration de Corfou: Le Royaume des Serbes, Croates et Slovènes avait déjà été fondé le 1 er décembre 1918, selon les mesures et l'organisation intérieure prévues dans ce documernt, ce que les unitaristes yougoslaves ont considéré comme une concession temporaire »aux tribus slaves«. Ceci s'est montré finalement en 1929 quand la structure de l'état a été transformée et l'état s'appelant à partir de ce moment Royaume de Yougoslavie. Le revers de l'Europe 195 allemande, la Bohême, la Slovaquie, la Pologne et la Hongrie - ont été traité à vrai dire comme des territoires disponibles,41 non pas comme des domaines nationaux et administratifs et ont satisfait les prétentions territoriales d'alliés moins importants, vraisemblablement aussi afin d'empêcher la reconstruction d'un quelconque état danubien.42 L'unitarisme yougoslave fut d'abord un complément à l'alliance russo-serbe contre la Turquie et contre l'Autriche et un des moyens avec lequel la Russie a tenu la Serbie dans sa sphère d'intérêt et l'a poussée dans une série de décisions aventuristes, parmi lesquelles l'attentat de Sarajevo fut le plus fatal, pour 41. C'est ainsi qu'on les traitait encore la dernière année de la guerre (est-ce que ces »territoires« ont et comment ils ont obtenu aujourd'hui un statut différemment, c'est une question auquelle on ne peut répondre sans analyse historique): d'après A. J. Balfour, qui était le Ministre des Affaires étrangères britannique durant la dernière année de la guerre, l'Autriche aurait dû laisser la Bosnie-Herzégovine à la Serbie, celle-ci une partie de la Macédoine à la Bulgarie, la Roumanie aurait reçu une partie du territoire russe et la zone frontalière hongroise, l'Autriche aurait été formée de trois états: la Bohème, la Hongrie et l'Autricheproprement dite. Cf. F. Fejtô, op. cit., p. 205. 42. Au Congrès panslaviste à Prague en 1848, les représentants du parti national croate se sont mis d'accord avec les représentants Tchèques qui ont proposé, à la dynastie des Habsbourg, de réorganiser l'Autriche en une fédération de nations libres, égales en droits et qui confieraient la politique extérieure et la défense à un gouvernement central (cf. F. Fejtô, op. cit., p. 143). Le dernier empereur autrichien, Charles, s'est intéressé vivement mais avec une grande prudence et trop tard à cette idée, avant lui à temps mais moins prudemment s'y était intéressé le malheureux prince héritier Rodolphe. L'archiduc François-Ferdinand a défendu la mise sur un pied d'égalité de tous les citoyens et une certaine forme d'organisation fédérale de la monarchie, tout ceci en se basant sur des points de départ proches de ceux des chrétiens sociaux. En tant que prince héritier, il a créé, dans sa résidence du Belvédère, un cabinet fantôme formé d'hommes politiques et d'intellectuels anti-dualistes. Parmi ceux-ci, le roumain Aurel Popovici, auteur d'un ouvrage retentissant Les Etats-Unis de la Grande- Autriche, était probablement le plus important. La question suivante est caractéristique du point de vue anti-dualiste de l'archiduc: »Pourquoi (les Hongrois) devraient-ils avoir plus de droits que les Tchèques, les Croates, les Roumains, les Polonais et les Slovènes?« (cf. ibid., p. 177-179). Vers la fin de la 1ère guerre mondiale, la »communauté internationale« (les politiciens de l'Entente et futurs fondateurs de la Société des Nations) se sont efforcés, non seulement de détruire l'empire habsbourgeois, mais d'empêcher tout état multinational dans la vallée du Danube. L'idée d'un tel état certes durant les deux décennies de l'entre-deux guerres n'a pas disparu et à sa façon elle est d'actualité encore aujourd'hui: la propagande serbe actuelle s'y réfère quand elle parle d'un complot vaticano-viennois contre la Serbie, et plusieurs fois elle fut utilisée pour contrecarrer les aspirations indépendantistes des Slovènes. 11 est évident que reconnaître les intérêts d'autonomie des Slovènes était un problème insurmontable pour les milieux politiques dans les pays qui ont été les vainqueurs des deux guerres mondiales (au contraire de l'orientation politique qui a commencé par la décision de démembrer l'Autriche-Hongrie), c'est ainsi qu'ils ont préféré tenir compte des avis et des »expertises« qui montraient ces aspirations comme des effets de complots et d'intrigues ennemis, si possible allemands. 196 Braco Rotar lequel le service de renseignements serbe, par ordre de Saint-Petersbourg, a utilisé en Bosnie-Herzégovine la cinquième colonne irrédentiste.43 La victoire du yougoslavisme serbe sur le croato-slovène a fait que l'état des Slaves du sud a commencé comme une illusion de monarchie constitutionnelle en SHS et elle a continué sous le nom de Yougoslavie comme dictature autoritaire et enfin fasciste d'Alexandre Karadjordjevic et de ses premiers ministres. En raison de la chute du tsarisme, le rôle que la Russie avait joué pour la Serbie a été repris par les régimes les plus obscurantistes de l'Europe d'alors.44 En général, le démembrement de la monarchie danubienne a amené un grand nombre de dictatures d'opérettes sur son territoire, même dans la République autrichienne et en Hongrie où les premiers gouvernements après la guerre ont été formés par des sociaux démocrates.45 Le fait que les intellectuels et le pouvoir serbe qui ont, de façon déterminante, modelé l'opinion, et compris la formation du nouvel état comme une annexion des territoires obtenus par la guerre, s'est exprimé très rapidement dans la division administrative du nouveau territoire qui intentionnellement n'a pas tenu compte des territoires ethniques, avec la fondation de partis »yougo- slaves« qui ont discipliné en particulier les libéraux et les sociaux démocrates, 43. Avant la 1ère guerre mondiale, le »mouvement national« serbe en Bosnie-Herzégovine s'est radicalisé avec la création de groupes »révolutionnaires« (en réalité irrédentistes), liés aux organisations secrètes serbes. C'est dans une telle connexion que fut organisé l'attentat contre l'archiduc François-Ferdinand. Le gouvernement de Vienne a su, de façon certaine, que les meurtriers de l'héritier autrichien s'étaient fournis en armes en Serbie. Cela fut confirmé aussi en 1919, après la guerre. Vasa Cubrilovic, plus tard le planificateur des purifications ethniques yougoslaves, et Ivo Krnjevic, qui tous deux, étant parmi les organisateurs de l'attentat, survécurent le procès contre les meurtriers, ont »confirmé« que l'attentat avait été préparé, dans »l'intérêt de la Serbie« par le père Puntigam en liaison avec Apis. Bref, le véritable organisateur de l'attentat fut la Main noire qui était dirigée par Dimitrijevié (Apis), le chef du service de renseignements de l'état-major serbe. Ce qui signifie aussi, qu'à travers Sazonov, la Russie y était mêlée. Fejtô se réfère aussi à la chronologie des événements: celui- ci montre »que les Russes, sans avoir prévenu les Français, ont mobilisé le 24 juillet, quatre jours avant la déclaration de guerre«, c'est à dire durant la période où, théoriquement, il était encore possible d'éviter le conflit armé (cf. F. Fejtô, op. cit., p. 346 et 382 op. 24). 44. Cependant, pas autant contre »la volonté du peuple« que l'ont montré les historiens yougoslaves après la défaite de l'allemagne nazie: même chez les intellectuels nous pouvons constater une série d'identifications erronées, en partie aussi à cause de la tradition encore vivante de l'empire des Habsbourg. Une grande part de la presse a suivi les événements en Italie et en Allemagne comme s'il s'agissait d'une évolution naturelle, sociale et culturelle. 45. Cf. B. Droz, A. Rowley, Histoire générale du XXème siècle, 1ère partie, Paris, 1986,283 sq. Sur les pages 286-287 se trouve un tableau des dictatures européennes entre deux guerres mondiales, mais il y manque l'Union soviétique et aussi l'autoritarisme éclairé de T. Masaryk. Malgré cela, il est possible de voir que les principaux adversaires de l'autoritarisme »normal« n'étaient pas les mouvements et partis démocratiques mais les fascistes. Le revers de l'Europe 197 les organisations fascistes selon les modèles italiens et allemands, avec la déclaration du serbo-croate, plus exactement de sa variante serbe, comme langue officielle et last but not least avec la serbisation du système scolaire, duquel, en plus de la réduction des langues étrangères et classiques46 en même temps que les Histoires nationales et régionales l'Histoire mondiale a pratiquement disparu aussi, la tâche de la »rééduquation« a incombé aussi à l'armée. Les deux versions du yougoslavisme sont naturellement une réduction d'un éventail plus large d'orientation yougoslaves, à côté d'elles, et à cause de l'unitarisme un nationalisme ethnique radical s'est imposé, en particulier dans les classes moyennes à cause des répressions brutales, des difficultés économiques et de la corruption du régime, mais aussi dans les classes populaires, chez les paysans aisés, la petite bourgeoisie et la bourgeoisie des campagnes et aussi chez les ouvriers. Ces nationalismes, continuateurs des exclusivismes nationalistes d'avant la première guerre mondiale, se sont constitués exactement dans le même horizon conceptuel que le yougoslavisme unitariste, c'est pourquoi aussi leur conflit avec lui a pris des formes extrêmes. Après la première décomposition de la Yougoslavie en 1941 ils ont tout simplement pris la place de l'unitarisme et augmenté les actions de l'état qui étaient déjà assez terroristes contre les adversaires du régime, rééls et supposés, ils ont manifesté d'égales affinités idéologiques envers les totalitarismes nationalistes comme le leur et se sont engagés dans la même alliance avec les puissances de l'Axe. En définitive l'unitarisme yougoslave a de la même manière défendu la pureté ethnique des Yougoslaves que les nationalismes radicaux mentionnés, il était dirigé contre tous les non-slaves du territoire yougoslave, contre la concurrence slave potentielle dans la Bulgarie voisine et contre les groupes ethniques slaves non-reconnus dans les frontières yougoslaves (Macédoniens, les minorités slaves en Voïvodine et à l'est et au sud de la Serbie etc...).47 Pour cela il s'est appuyé sur le jargon intellectualiste qui, plus de cent ans après la révolution française, a expliqué l'Histoire et les processus sociaux dans des termes tribalistes et gentilistes et sur lesquels se sont appuyés 46. Cf. B. Baskar, Latinščina in njeno izganjanje na Slovenskem, ¡848-1987, Ljubljana, 1988. 47. Plusieurs documents témoignent de cela et les plus frappants sont deux rapports de Vasa Cubrilovié aux pouvoirs Vasa Cubrilovic (né en 1897), historien et après 1945 ministre, professeur d'Université, directeur de l'Institut balkanique à Belgrade, fut en 1914 membre du groupe terroriste qui exécuta l'attentat de Sarajevo. Mais il ne fut pas, comme son frère Veljko condamné à mort. Ses deux coreligionnaires célèbres furent les deux écrivains I. Andrix et J. Vukotiœ. Le titre du premier »exposé« était IseljavanjeArnauta, et il le présenta au gouvernement yougoslave le 7 mars 1937. Il y défend »la forme brutale de l'état organisé, à l'égard duquel nous avons toujours été au-dessus des autres,« il rejette l'asssimilation des Albanais puis, il propose des mesures concrètes (violence, confiscation des biens, profanation dcscimetièrres, empêchement 198 Braco Rotar tous les racismes du XXème siècle, et même des représentants de la Gauche les ont utilisés.48 L'usage des expressions race, tribu, souche à la fin du XIXème siècle et dans la première moitié du XXème dans l'Europe continentale n'était rien d'inhabituel et il n'avait pas obligatoirement des implications racistes, cependant il a en même temps créé une évidence terminologique, une légitimité apparente pour des spéculations racistes. Le développement du yougoslavisme dans les deux Yougoslavie montre que cette idéologie était surtout négativiste, en effet sa fonction principale (comme pour tous les nationalismes radicaux), en plus du fait qu'elle ait déindividualisé la population avec le tribalisme, était aussi l'isolation politique et civilisatrice. La popularité de cette idéologie et l'état duquel, durant trois quart de siècle, elle a décidé de la forme et du contenu, n'ont jamais été mis à l'épreuve d'un plébiscite sur l'autodétermination, comme le principe de nationalité le dicte ordinairement et qui aurait dû être la base pour la constitution d'un état des Slaves du Sud. Néanmoins, dans la Carinthie du sud, là où le plébiscite a eu effectivement lieu, les habitants slovènes ont voté en majorité contre la Yougoslavie et pour le rattachement à la République autrichienne, mais l'historiographie yougoslave s'est efforcée de présenter ce plébiscite comme une duperie de la part de l'Allemagne et non pas comme une détermination pour la république et contre la monarchie.49 L'état qui a établi son existence sur cette idéologie et lui a subordonné toutes sortes de discours »prétendants à être créatif pour former un état« n'a pu être, au niveau de la réglementation et de l'administration, qu'autoritaire et répressive. des modes de vie différents, armement des colons serbes, terreurs de la police et des tchetniks, humiliation des dirigeants spirituels, et mise en garde devant l'usage d'une armée régulière), qui devraient conduire la population albanaise à s'exiler en Turquie (extraits publiés dans l'hebdomadaire Mladina, 49, 17 nov. 1988, p. 30-36). Le motto du deuxième »exposé« est: »Seul la pureté ethnique peut assurer paix et progrès à la Yougoslavie démocratique et fédérative...« Il s'occupe moins des Albanais, par conséquent d'autant plus des minorités allemande, hongroise et même italienne. Il prévoit même un échelon de terreur sur les différentes minorités (ordre de priorité: Allemands, Hongrois, Arnautes (Albanais), Italiens, Roumains) et il prie le gouvernement des partisans de profiter du temps précédant la fin de la guerre (texte intégral, Mladina, 17 nov. 1988, pp. 30-36). Il n'y a pratiquement plus de minorité allemande sur le territoire yougoslave, durant les années 1950-1970, en raison de la »terreur de Rankovič« environ 232.000 habitants ont émmigré en Turquie, quant à la »question hongroise« elle est en train d'être résolue dans la Serbie de Miloševič. 48. Par ex. le Slovène H. Tuma, social démocrate, Jugoslovenska ideja in Slovenci, Gonca, 1906, a utilisé le terme »tribu« pour désigner les groupes ethniques. Il est vrai que »les théories des races étaient effectivement très à la mode dans le monde scientifique des années trente«. (Cf. A. Schnapp, »Archéologie et nacisme«, dans Pour Léon Poliakov. Le racisme, mythe et sciences, Paris, p. 308 sq; cf aussi K. von See, Deutsche Germanen Ideo/ogie, Frankfurt, 1970. 49. J. Pleterski, Koroški Slovenci med prvo svetovno vojno -Koroškiplebiscit, Ljubljana, 1970. Le revers de l'Europe 199 La Pax jugoslavica qui porta officiellement le nom de »fraternité et unité« ne fut pas une conséquence du consensus de population, mais le produit cumulé de l'exclusivisme idéologique (tribal, ethnique, révolutionnaire etc...) et de la constitution répressive du pouvoir. L'évolution idéologique décrite en Yougoslavie est le premier moment constitutif de l'état yougoslave comme crise permanente: mobilisation idéologique incessante, machinations mystificatrices, impraticabilité écono- mique, idéologique ou administrative des frontières, peur des voisins, témoignent que vivre dans une crise plus ou moins aigiie était le mode d'existence de l'état Yougoslave et le principal déterminant de ses politiques extérieure et intérieure. Le second moment dans le développement de la conjoncture conflictuelle actuelle fut la non-consistance de »l'identité yougoslave« qui, en dépit d'une propagande longue et systématique, à travers tous les canaux possibles, au niveau des individus et des groupes, est restée problématique. En raison de cette non-consistence, à la place de la transforma- tion du régime d'une dictature autoritaire en un état démocratique de citoyens, en particulier les points de départ ethnonationalistes de la »prison des nations« ont été favorisé comme conduisant à l'issue de la crise.50 Le cliché idéologique »prison des nations« était déjà pour la première Yougoslavie une part de l'argumentation autolégitimisante avec laquelle elle dévalorisait la monarchie double détruite, en définitive la peur de sa restauration, de quelque forme qu'elle soit, liée avec la crise constante de la légitimité du régime yougoslave et de l'existence de l'état faisait partie du répertoire de fer de tous les régimes yougoslaves. La non-consistance de »l'identité yougoslave«, plus exactement les difficultés des habitants avec l'identification yougoslave, se sont concrètement montrées lors de la chute de la monarchie durant la Ilème guerre mondiale - il s'agissait plutôt d'une infiniment rapide décomposition de l'état que d'une défaite de l'armée qui avait été destinée surtout à la répression intérieure et seulement ensuite à la défense - et dans les suites sanglantes de cette chute. Les événe- ments effroyables sur le territoire de la Yougoslavie pendant la Ilème guerre mondiale étaient la conséquence directe de l'efficacité de l'idéologie 50. Les interlocuteurs et les ennemis reconnus des gouvernements yougoslaves, par exemple en Slovénie, ceux que le discours du pouvoir, en raison de la parenté avec le sien a pu comprendre et classifier, et leur non-reconnaissance commune, leur méconnaissance, et le refoulement efficace de chaque opposition ou différence non-nationaliste ttémoignentde cela: en Slovénie la comparaison des rapports entre le groupe des »dissidents« autour de la Nouvelle revue et les gouvernements et les rapports entre les groupes de »théoriciens« autour de la revue Problemi, »Nouveaux mouvements sociaux« et certains centres de vie intellectuelle et les pouvoirs montre que l'opposition nationaliste et l'élite culturelle étaient les interlocuteurs privilégiés du régime. 200 Braco Rotar fondamentale de cet état, qui a rendu impossible le développement des institu- tions sociales et politiques modernes. Cette incapacité institutionnelle au mo- ment de l'écroulement de l'appareil répressif étatique a plongé la population dans le vide idéologique, dans lequel ne subsistèrent que les modèles religieux régressifs et ceux »réveilleurs de la nation«, tels qu'ils se sont développés en particulier dans la deuxième partie du XIXème siècle, cependant dans des circonstances institutionnelles et idéologiques tout à fait différentes. Après la cassure yougoslave, la perte des misérables contenus culturels et politique qu'ils ont peut-être eu quand même autrefois, a été remplie par un exclusivisme radical, ethnique et religieux qui a été le moteur des purifications ethniques d'aujourd'hui et d'alors. Le troisième moment du conflit actuel, du point de vue de la légitimité est la problématique du renouveau de la Yougoslavie après la Ilème guerre mondiale sous la forme d'une fédération de républiques et de nations, c'est à dire de semi-états nationaux et de territoires administratifs. Une face de cette problématique est le rôle dirigeant que le parti communiste a pris parmi les participants au mouvement de résistance, l'autre face est sa prise de pouvoir et sa consolidation après la guerre en éliminant toute concurrence politique. Cependant, l'existence même de l'état ne faisait pas le problème à cause de ces deux aspects. Mais la cause principale posant le problème de la légitimité du statut de citoyen, ce fut sa constitution ambivalente qui a été expliquée à leur façon aussi bien par les unitaristes (par ex. avec »la consummation du droit à l'autodétermination«), que par les fédéralistes (par ex. avec l'autonomisme).51 C'est pourquoi, même le statut des unités territoriales et administratives n'a jamais été clair, en effet il s'agissait, d'une façon semblable à celle de l'Union soviétique, d'une application particulière à moitié révoquée du principe de nationalité et de celui de l'état. Bref, on ne savait jamais exactement si la fédération était divisée en domaines administratifs comme le royaume d'Alexandre ou si elle n'était pas par hasard composée, comme le suggèrent les documents du Conseil anti-fasciste du mouvement populaire de libération 51. Le Dr Borisav Jovic, spécialiste de droit constitutionnel et professeur à l'Université de Belgrade, de plus membre de la présidence yougoslave pendant de longues années, et enfin président, aujourd'hui fonctionnaire du parti de Milosevic et un cadre sûr; en 1988, dans des interviews à différents journaux et à la télévision de Belgrade, a expliqué la théorie de la consummation du droit d'autodétermination qui, en dépit de la garantie constitutionnelle, rend impossible son application pour tous, sauf pour les Serbes qui devraient du être les seuls à pouvoir être capable de fonder un état. Le débat naturellement rappelle le débat sur l'autodétermination dans les dernières années de l'Autriche-Hongrie et la réponse négative d'alors sur ce droit pour les Slovènes. En octobre 1988 est paru dans le quotidien slovène Delo un interview avec un juriste de Belgrade le dr. Ratko Markovic où la construction de Jovic est répétée et expliquée, c'est à dire qu'en Yougoslavie le droit naturel et le droit historique ne valent que pour la Serbie et les Serbes. Le revers de l'Europe 201 (AVNOJ) qui passent pour son acte de fondation. C'est ainsi que les périodes de centralisation ont fait place aux périodes de régionalisations et vice-versa, jusqu'à ce que dans les années 80, les deux tendances se soient simultanément intensifiées et cela jusqu'à la victoire des centralistes en Serbie et dans l'administration fédérale, pour en venir à l'écroulement de la fédération. L'idéologie de l'état, appelée »autogestion socialiste«, était un mélange syncrétique de populisme copié sur les chrétiens-sociaux, du nai'f »schnel- Ikurs« du gauchisme et du yougoslavisme déjà décrit. Elle n'a certainement pas permis de régulation rationnelle de l'état, et encore moins la décision du statut des républiques dans la fédération, car cela aurait démolli le compromis de point de départ entre les unitaristes et les fédéralistes, ce qui aurait signifié la fin de l'idéologie d'état et la transformation de la Yougoslavie en un état différent qui ne se serait plus fondé sur la parenté du sang des peuples dans le cadre de la famille-nation et sur la xénophobie, mais sur l'idéologie de contrat.52 Cela ne s'est jamais passé, la Yougoslavie est restée constituée comme une crise jusqu'à la fin. Bien au contraire, au lieu de résoudre ses problèmes de base elle a mis en circulation le syncrétisme idéologique décrit qui était à vrai dire une combination des deux variantes du yougoslavisme de l'entre-deux guerres: complétée par le jargon de la Gauche du XIXème siècle, la mythologie d'alliance de combat »des nations et des nationnalités yougoslaves« de la Ilème guerre mondiale, pour laquelle la crédibilité avait été assurée avec la dissolution hative des mouvements nationaux de résistance lors de la forma- tion de l'Armée du peuple yougoslave - et en premier lieu du plus autonome de tous: le slovène53 (qu'il a fallu en plus compromettre avec les massacres massifs des soldats des formations collaborationnistes), en 1945 juste avant la fin des combats, et avec la fiction systématiquement propagée de la conver- gence des Histoires nationales des peuples yougoslaves. Hors de cette rétrospective yougoslave, il ne pouvait rien rester, plus exactement, tout ce qu'on ne pouvait pas y faire entrer de force passait pour être sans importance.54 Le mythe du rôle unificateur et libérateur de la Serbie a par la force des choses subi quelques transformations: dans une forme explicite il s'est limité à la 52. »La prépondérance traditionnelle des sentiments nationaux sur les idées libérales« devraient cesser (cf. J.-R. Surautteau, op. cit., p. 86). 53. Cf. V. Namorš, »O nadnacionalni ureditvi JLA«, Nova revija, n° 73-74, Ljubljana, 1988, p. 840 sq.; des événements analogues s'étaient déjà déroulés, avec l'assistence des hommes politiques locaux, à la fin de la 1ère guerre mondiale, quand les troupes nationales slovènes contrôlaient la situation militaire sur le territoire national, et après la guerre ont été démises (cf. V. Andrejka, »Razvoj vojaštva in vojaški dogodki od prevrata do danes«, dans: Slovenci v desetletju /918 do 1928, Ljubljana, 1928; M. Mikuž, Slo vcnci v stari Jugoslaviji, Ljubljana, 1965). 54. Des historiographes tout à fait sérieux ont collaboré à la production de cette »vision historique« (sans parler des manuels de classes!) qui ont construit, à partir de la Yougoslavie, 202 Braco Rotar Serbie (d'où, avec lui on servait ceux qui n'était pas d'accord avec la répression contre les Albanais du Kosovo). Hors de la Serbie, quand sa fome explicite a cessé, ce mythe a essayé de naturaliser par le système administratif et politique ayant établi toutes les fonctions décisives de l'état dans la capitale de la fédération; celle-ci était à la fois la capitale de la Serbie, et à travers elle, menait toutes les communications importantes avec l'étranger. C'est ainsi que de facto la Yougoslavie est restée un état à l'hégémonie serbe. Ceci s'est clairement montré au cours des premiers indices d'intransigeance chez les fédéralistes et encore plus lors des signes d'éclatement, naturellement surtout dans l'autocompréhension de l'armée qui se considérait comme la »colonne vertébrale« de la fédération et la »forge de la fraternité et de l'unité«, alors qu'en réalité elle était destinée à l'extirpation de l'ennemi intérieur.55 Les conflits des nouveaux mouvements sociaux en Slovénie avec la hiérarchie militaire fédérale n'ont pas une fois pour toute seulement démasqué l'armée en tant que responsable des modèles de pouvoir les plus répressifs dans la fédération. Cela en définitive n'aurait pas dû avoir rien de surprenant, quoique l'on ait proclamé que l'armée était véritablement le contraire des armées habituelles et munie d'une série d'euphémismes qui ont pu être efficaces, en partie au moins, tant que la population a vécu enfermée dans la clôture de xénophobie.56 Car, l'exemplarité proclamée de l'organisation politique yougoslave et la xénophobie structurellement inéluctable de son idéologie ont empêché la comparaison entre le style de vie yougoslave et ceux d'ailleurs. Le jargon du pouvoir était déjà embrouillé avec cette xénophobie, et le gage de l'engagement dans le mouvement des non-alignés avait été d'isoler la Yougoslavie de l'Europe.57 une structure particulière téléologique dans le passé, afin que l'Histoire »conduise inévitablement« vers laYougoslavie et son régime du moment (Cf. par ex. J. Pleterski, Narodna in politična zavest na Koroškem, Ljubljana, 1965; Prva odločitev Slovencev za Jugoslavijo, Ljubljana, 1971; en collab. avec P. Božič, Politična in socialna zgodovina Jugoslavije, Maribor, 1975). 55. Ceci en fin de compte prouve son incapacité opérative, en effet, en Bosnie-Herzégovine, depuis presque deux ans déjà avec l'aide de troupes para-militaires elle combat avec des adversaires pratiquement non armés et commette des violences tout à fait inutiles du point de vue militaire. 56. Les militaires de carrière, en principe, ne pouvaient pas, même une fois à la retraite, franchir les frontières de l'état, alors que la population, au contraire des pays du réél socialisme, a maintenu la Yougoslavie interiorisée, en effet en raison de l'optique idéologique elle a pu jouir, en quantités limitées, des produits de consommation de l'étranger, et elle était indifférenteaux événements culturels et politiques à l'étranger. 57. Les réactions histériques démonsrées par le ministre des affaires étrangères serbe, A. Prlja, en témoignent déjà, en 1988, lors des propositions pour le congrès du parti radical de Marco Panella à Zagreb, lors de la suggestion de la République italienne de rendre possible le passage de la frontière yougo-italienne sans présentation de passeport, et lors des exigences slovènes Le revers de l'Europe 203 Ces conflits avec l'Armée populaire yougoslave ont confirmé le rôle constructif de l'armée, mais pas dans le corps social enfermé dans les frontières yougoslaves, mais pour l'oligarchie et l'administration de l'état. Le dernier gouvernement yougoslave a finalement montré (lui aussi) sa liaison étroite avec la hiérarchie militaire lorsque pour prendre ses décisions il n'a pu agir sans passer par les généraux en chefs. A vrai dire il ne lui est même pas venu à l'idée de le faire lui-même n'étant qu'une branche de I'état-major: s'il y avait un conflit entre la hiérarchie militaire et l'administration de l'état, ce serait un conflit intérieur du pouvoir monolithe. De tels conflits ne sont pas impossibles, pourtant il s'agit de conflits entre les »clientèles« et non pas entre la hiérarchie civile et la hiérarchie militaire. Certains hommes de pouvoir »civils« ont eux-mêmes accentués cette fusion étroite entre civil et militaire: Lazar Mojsov, qui était président de la présidence fédérale en 1988, à l'époque où, dans le parlement fédéral, il a assuré de l'existence d'un »document d'état-major des irrédentistes albanais« qui en vérité n'existait pas, a jugé nécessaire de faire remarquer qu'il était lui-même général de réserve de l'Armée populaire yougoslave. La conversion des hommes politiques yougoslaves en officiers de haut-rang ne fut pas tout le temps uniquement latent. Et si, en plus de cela, nous ajoutons encore le statut numineux de l'armée dans certains territoires yougoslaves où le service a remplacé la procédure d'initiation assurant le passage des jeunes de la puberté à l'âge adulte et au statut de guerrier, ainsi il ouvrait des carrières adultes, nous pouvons nous représentés les dimensions de la constitution mentale qui a considéré l'armée comme fondement de la société. C'est ainsi, à vrai dire que déjà le conflit entre le mouvement pour le remplacement duservice militaire par un service civil et pour le droit à l'objection de conscience rejetés par les chefs militaires, qui les considéraient carrément et avec dégoût, comme des expressions de la mollesse slovène, et les dirigeants politiques yougoslaves a divisé le public yougoslave en deux parties, ce qui a montré que dans le cadre de la fédération ils existaient au moins deux groupes d'opinions et d'orientations politiques qui ne pouvaient continuer une vie commune sans que l'une d'entre elles pour finir ne succombe. Dans ce que l'on a appelé les meetings de la vérité, en Voïvodine où, au nom de la Grande Serbie, a été détruit le pouvoir local, les unitaristes et les militaristes ont répondu aux pressions de société civile avec un »machisme histérique« lors de la manifestation d'homosexuels à Ljubljana en 1988. Cette manifestation avait déjà été rendue impossible, d'une manière hypocrite par les pouvoirs slovènes. Les mouvements de démocratisation civile ont été caractérisés de »dégénérés« à se rapprocher de la Communauté économique européénne. Le ministre des Affaires étrangères B. Loncar a joué un rôle moins spectaculaire, pourtant dans le même sens. 204 Braco Rotar et il était clair pour les »forces saines« qui devait succomber en faveur de »la fraternité et l'unité«.58 Et étant donné que les attentes ne s'étaient réalisées qu'en partie, en entendant les discours des dirigeants de la »révolution antibureaucratique« à Novi Sad et à Belgrade on a pu conclure qu'ils étaient sincèrement surpris et indignés, en présence de telles violations de l'ordre naturel, à la yougoslave, et ils l'ont immédiatement baptisé séparatisme et nationalisme.59 L'idéologie de socialisme autogestionnaire, en raison de sa rhétorique gauchiste 58. Les formations xénophobes radicales de droite nouvellement formées se sont efforcées de prouver, dans les environnements où les mouvements démocratiques étaient les plus forts, que dans ce cas il ne s'agissait pas de séparation ethnique mais de différence de civilisation. Les portes leur ont été ouvertes par des hommes politiques du régime précédent eux-mêmes, par ex. J. Stanovnik, ancien président de la présidence slovène qui, à une attaque de l'homme politique serbe M. Svabié, le 18 nov. 1988 à Usée Save à Belgrade disant que tous les Slovènes àqui la Serbie et la Yougoslavie neplaisaient pas n'avaient qu'à filer àGraz ou à Philadelphie, a répondu en bon style DlutundBoden, et parlé de foyers slovènes sur cette terre depuis des centaines d'années; certains ont, plus tard, après l'Indépendance, parlé de »terre sacrée slovène«. 59. M. Svabié déjà mentionné, M. Kertes, alors secrétaire de la Ligue communiste de Voïvodine et d'autres personnalités plus éphémères de la »révolution antibureaucratique« de Milosevic ont eu plusieurs prestations de ce genre. Et même les noms les plus éminents n'ont pas manqué à la battue: par ex. l'écrivain O. Davico dans l'article »J'exige le règlement de comptes«, Politika ekspres, Belgrade, 1988, est intervenu contre la manière de traiter l 'année en Slovénie. Les journaux Politika, Politika ekspres, Duga et Nin de. Belgrade (tandis que Borba se distinguait par une identification des problèmes et de la nature des événements tout à fait erronée, naturellement au nom Je la défense de la Yougoslavie) ont mené une véhémente campagne de propagande contre la Slovénie. Le contexte réél de cette campagne est de régler leur compte aux Albanais du Kosovo et du Monténégro (cf. par ex. M. Jovicié, académique serbe, a défini les Albanais comme les ennemis héréditaires des Serbes, dans Duga, août 1988), la commémoration anniversaire de la bataille de Kosovo poljc le 28 juin 1989 à Gazi Mestan où S. Milosevié a annoncé la »réunion de tous les Serbes«, la campagne de l'église pour que tous les orthodoxes Serbes »n'oublient pas les blessures non cicatrisées du Kosovo« et que 600 ans après la défait-; »ils réhabilitent l'honneur perdu et se débarrassent des non- croyants«. Au meeting à Ra5ka on a pu entendre que le Kosovo est serbe, que les Albanais n'étaient pas des hommes mais des occupateurs, que parmi eux »il n'y en a pas d'honnêtes«, que le peuple serbe est le pïus grand des Balkans et qu'il a toujours été le vainqueur. La deuxième partie du contexte on la trouve dans les »informations« journalistiques sur la Slovénie et la Croatie dans Hs journaux de Belgrade qui parlaient d'état d'esprit antiserbe et de graffitis en Slovénie (mais il n'y en avait pas encore à l'époque), sur les violences contre les officiers de l'année yougoslave (que le commandement a nié, mais qui a été confinné par la direction idéologique de la région militaire de Ljubljana). Le 5 juillet 1988 a commencé une tournée panserbe des reliques du »tsar Lazar«, de nombreuses assemblées ont réclamé un »vozd«, au même moment certains dirigeants serbes »européens«, par ex. B. Crnobrnja {Intervju, Belgrade, 29 oct. 1988), ont vu une solution dans le thatcherisme à la yougoslave. Ce qui fut en fin de compte aussi la dernière orientation prise par le dernier premier ministre yougoslave A. Markovié. Le revers de l'Europe 205 et marxiste, a joui, auprès d'une partie de la gauche parlementaire européenne, d'un certain prestige non mérité cependant, son modèle, non reconnu, ayant été le populisme catholique - en particulier du Parti des Chrétiens-sociaux autrichiens60 et de cette fraction du Parti populaire Slovène - dirigée par J.E. Krek - de la première moitié du XXème siècle, qui de même se caractérisait par l'antiindividualisme, le collectivisme, l'exclusivisme idéologique, l 'antimodernisme, le corporatisme et l'anticapitalisme. Le socialisme autogestionnaire, à dire vrai, avait retiré le christianisme du programme chrétien- social, l'ayant remplacé par lui-même, ainsi que l'antisémitisme militant, probablement parce qu'il y avait à sa disposition assez d'autres ennemis. Quoiqu'il en soit, le prestige dont a joui l'idéologie du socialisme auto- gestionnaire et bien entendu les relations entre le régime yougoslave et la gauche européenne ont empêché cette gauche de reconnaitre les causes des conflits en Yougoslavie ainsi que leur nature, cela explique que lors de l'éclatement de la fédération elle ait joué un rôle assez pitoyable dont les conséquences se feront sentir encore longtemps dans les conditions de politique intérieure des nouveaux petits états.61 Le collectivisme et le corporatisme de la doctrine politique yougoslave après la Ilème guerre mondiale fut le cadre de l'organisation juridique qui a intronisé l'anomie, uniquement déjà en traitant les collectifs locaux et de travail, ainsi que les corporations de métier comme des sujets juridiques mais pas les citoyens. C'est pourquoi en Yougoslavie les idéologies politiques n'ont pas fonctionné comme une relation sociale qui auraient pu se confronter dans le domaine public, à la place du public qui était, d'un côté compris comme la totalité des médias, réduits à la transmission du discours du pouvoir et les valeurs lui convenant, et d'un autre côté comme l'ensemble des clientèles concurrentes des différentes personnalités du régime. Ces clientèles, en tant que groupements d'intérêts spontanés et informels ont survécu à l'écroulement de la fédération et ont été un modèle pour la naissance de nouveaux groupements. Elles se sont réparties sur les trois niveaux principaux des sociétés post- 60. Les chanceliers de la République autrichienne lui appartenant Dolfus et Schuschnigg ont introduit dans l'état un régime extrêmement autoritaire. Ce revirement de directions des régimes d'Europe centrale d'entre deux guerres vers l'extrême-droite était la conséquence de la crise économique de 1929, les dangers bolcheviques présumés, et principalement surtout les aménagements européens d'alors et les circonstances idéologiques héritées. Cf. B. Droz, A. Rowley, op. cit., p. 287-292. 61. En effet avec son antinationalisme doctrinaire qui n'a pas vu dans le yougoslavisme de nationalisme et d'hégémonisme ethnique, elle a soutenu la part la plus obscurantiste du spectre politique qui, en apparence et en partie aussi en réalité, dans la mesure où l'anomie est conservée, ainsi que le corporatisme et le collectivisme (même ethnique), a persisté dans les conceptions »socialistes autogestionnaires«. 206 Braco Rotar yougoslaves: 1° dans la politique qui s'est transformée en altercations de groupes d'intérêts, 2° dans l'économie où se déroule actuellement la bataille pour l'ancienne propriété sociale, mais les clientèles apparaissent sous forme de lobbys de corporations et se livrent à des affaires spéculatives et à la conservation ou l'obtention de privilèges, et 3° dans les zones d'illégalismes qui vont de la corruption jusqu'aux anciennes et »nouvelles« formes de criminalité organisée et d'organisations paramilitaires. A cause de l'absence ou au moins de la disproportion du sous-développement de la conception libérale et sociale du pouvoir de l'état, ce qui est une inhibi- tion endémique des sociétés des Balkans, le nationalisme ethnique reste la seule idéologie générale suffisante qui, de plus, aux micro-niveaux sociaux ne s'écarte pas des principes corporatifs et collectivistes du »socialisme autogestionnaire« et qui peut pour cela sans entraves exercer la fonction de lien social, bien entendu à cause de sa nature particulariste uniquement dans le cadre de groupes sociaux relativement petits et rivalisant entre eux.62 La conséquence du vide idéologique créé par l'idéologie du »socialisme autogestionnaire«, est aussi la dégradation de la conjoncture démocratique en Slovénie et la formation de modèles de type Blut und Boden qui signifient franchement, si l'on compare avec la conjoncture des années 1988-1989, une inimaginable régression. Et ceci grâce aux intellectuels soit comme moralistes volontaristes,63 comme porteurs »de souvenirs historiques«64 ou comme défenseurs d'antinationalisme doctrinaire de »gauche«.65 62. Les heurts qui ont eu lieu dans le village bosniaque de Mosevac et ayant eu un écho assez important dans la presse slovéne (celle-ci était une sorte d'asile pour les écrivains non conformatives d'ailleurs) et pas du tout en Bosnie, ont montré certains contours du futur conflit: la population contre le pouvoir corrompu. Sur la nature du pouvoir en Bosnie- Herzégovine cf. Dj. Fahrudin, »les forces saines de Mikulic«, Mladina, 25, Ljubl jana, 16 déc. 1988, p. 98-99, où se trouve ie discours sur les »clans maffïeux« et sur leur lutte pour le pouvoir. Il faut remarquer que les »clans« ont quelques caractéristiques communes avec le tribalisme et ils préfigurent l'actuelle décomposition ethnico-religieuse du pays; le rôle du président Tito qui a rendu impossible le développement démocratique est mentionné également. 63. En Slovénie »la réconciliation nationale«, en tant que négation rétroactive des cruautés et crimes dans les tueries entre le mouvement de résistance sous la direction des communistes et les collaboracionistes sous la protection de l'Eglise catholique locale, a dégénéré inévitablement en un règlement de compte pour l'instant encore verbal entre les héritiers des deux côtés. 64. Ce »souvenir« en utilisant le jargon »romantique« dont font partie par ex. »le rêve millénaire du peuple slovéne«, la production d'Histoire nationale militaire et la commémoration »de batailles lourdes de conséquences« avec une participation slovéne 400 ans plus tôt, reproduit et renforce seulement l'idéologie Blut und Boden, et par cela l'exclusivisme ethnique et la xénophobie qui se manifeste aussi dans les exigences de l'abrogation des lois de nationalité au nom de la pureté ethnique: ces évasions obscurantistes dans le domaine de l'ex- Yougoslavie bien entendu ne sont pas un monopole slovéne, en effet l'esprit est déjà sorti de Le revers de l'Europe 207 La situation conflictuelle yougoslave actuelle s'est développée par étapes, durant lesquelles il aurait été encore possible d'intervenir par le changement de proportions des forces et empêcher ou au moins limiter le débrouillage violent du noeud de crise, pourtant il n'y avait personne ni hors de la Yougoslavie ni en elle, qui aurait été capable de le faire. Cela a commencé par le conflit entre les unitaristes et les fédéralistes; en raison de la forte dégradation de la situation économique et des appétits financiers sans bornes de l'armée aucune des parties n'était préparée à des compromis qui avaient été habituels jusqu'alors. Cela s'est montré aussi dans la guerre de propagande, très vive, et dans la violence physique et juridique. A vrai dire il y eu d'abord les tentatives de discipliner la population par les militaires et les élites politiques des républiques, ensuite quand celles-ci se sont déjà transformées avec des élections tant bien que mal régulières, la guerre de propagande a simplement augmenté, et rapidement, après la débâcle militaire en Slovénie, ils ont dégénéré en une guerre avec la population, dans laquelle les ethnonacionalistes ont offert le mot d'ordre mobilisatoire le plus rapidement efficace et mis au point depuis longtemps déjà. Pendant quelques temps le projet unitariste s'est présenté aussi comme une rationalisation administrative de la fédération, cependant cette sorte d'apologétique a prédominé assez de temps pour que le projet en tant que variante du thatcherisme ait obtenu l'aide des institutions financières internationales et des représentants politiques de l'Ouest, mais vers l'intérieur il a montré très rapidement ses buts: radicale diminution de l'autonomie des républiques, centralisation et homogénisation ethnique et culturelle par étapes de la population. Les premiers conflits qui ont contraint l'élite politique des républiques à commencer de défendre plus clairement les points de vue autonomistes, se sont passés entre les pouvoirs qui, dans toute la Yougoslavie, ont commencé avec la réforme de l'enseignement qui avait l'intention d'uniformiser entièrement l'enseignement et le rendre »pratique«.6'' Puis, bientôt la bouteille avec Mémorandum de l'Académie Serbe des Sciences et des Arts, de mauvaise réputation et non publié. 65. Ceux-ci ont commencé à faire un essai assez désespéré, tardif et avorté à l'avance afin de reconstruire la Yougoslavie, d'abord sous la »protection« plus ou moins ouverte du premier ministre Markovic, plus tard dans le cadre des partis »nationaux« ayant la même orientation et qui partout lors des élections ont obtenu encore moins de succès que la gauche classique, et c'est pourquoi ils ont fourni une »argumentation« volumineuse à la droite radicale, nationaliste et cléricale. 66. Ceci se passait dans le début des années 80 et dans chaque république des moyens furent découverts pour éviter, au moins en partie, cette réforme: en Slovénie, entre les responsables de l'Enseignement d'une part et les Universitaires ainsi que les intellectuels les plus importants, signataires d'une pétition contre »l'enseignement orienté« d'autre part, a éclaté une polémique, puis le pouvoir en raison de pressions de l'opinion publique a modifié ses plans de façon assez importante, et il n'est rien resté du système unitaire yougoslave. 208 Braco Rotar des désaccords ont suivi au sujet du plan de création d'un Ministère de la Culture fédérale qui ne s'est pas réalisée, ensuite au sujet du »noyau éducatif« qui devait homogénéiser la population yougoslave une fois encore avec une réduction supplémentaire de cultures et d'Histoires nationales à travers le curriculum scolaire, c'est à dire que ce noyau devait composer un choix parmi eux, la part dominante devant être pour les cultures et les Histoires des groupes ethniques étant les »plus capables de fonder un état«. Ces efforts aussi ont échoué, cette fois en raison d'une opposition déjà ouverte, en particulier de la part de l'élite politique slovène. Ensuite, ont suivi les réformes du système bancaire qui ont réorienté tous les principaux courants financiers en passant par Belgrade, où, durant le gouvernement de B. Mikulié, ont commencé à confluer aussi tous les entrées de devises des banques et des entreprises, qui ne sont revenues qu'en partie seulement, et ceci en monnaie du pays. Chaque transaction de devises ne pouvaient se faire qu'avec l'assentiment de Belgrade. Pourtant la législation défectueuse permettait la création de filiales d'entreprises à l'étranger et la circulation compensatoire avec eux, raison pour laquelle le marché financier yougoslave s'est encore bien plus désintégré avec la centralisation. Markovié, le successeur de Mikulié a voulu effectuer aussi une centralisation fiscale, ce qui au niveau économique a supprimé les dernières raisons d'existence de la fédération. Markovié, en plus de la centralisation déjà mentionnée, a annoncé encore une libéralisation du marché qui, étant donné la situation yougoslave, était impossible à réaliser, ainsi que la convertibilité de la monnaie qui ne pouvait être atteinte qu'au prix d'une complète destruction de l'économie, en particulier dans les parties les plus développées de la fédération, à savoir, il a conservé le versement du revenu »solidaire« des régions développées aux non-développées et au budget militaire qui, en dépit de la crise, a été augmenté. Si à cela nous ajoutons encore l'existence de mécanismes répressifs, sans limitations législatives, avec des autorisations secrètes, publiés dans des journaux officiels clandestins qui ont potentiellement et, de plus en plus souvent, aussi réellement suspendu tous les droits civiques des personnes poursuivies, l'offensive de l'autoritarisme, ouvert sur »la rue« et son ressentiment Blut und Boden que les dirigeants de la république serbe et de la Ligue communiste ont mené, nous obtenons quelques éléments qui ont déclenché directement l'éclatement de la fédération mais ne l'ont pas pour autant produit. Sans eux il se serait probablement déroulé plus lentement et se serait terminé en union économique de petits états. La puissance et l'impuissance du premier ministre Markovié signifiait en fait la confusion du pouvoir fédéral avec l'oligarchie militaire: c'est pourquoi nous ne devons pas nous étonner de ses déclarations ambivalentes, de son »indécision« et en même temps de sa confiance en soi et de son ordre ambigü Le revers de l'Europe 209 qui devait conduire à l'occupation militaire des frontières en Slovénie et a déclenché les conflits armés et l'écroulement définitif de la fédération. Il a accompli cela à l'époque où les négociations étaient encore possibles, ce qui témoigne d'une ignorance véritablement incroyable des dimensions réelles de ce qui se passait politiquement dans la fédération et de l'aveuglement de la différence qualitative des points de vue politiques. Tout cela et de graves aberrations économiques, en partie héritée, en partie le résultat des actions de son cabinet et de lui-même (dinar convertible, illusion sur une efficacité économique d'une administration centralisée et autres) et la représentation autoritaire d'un »véritable pouvoir« ont engendré une priorité pour les acteurs de la »révolution antibureaucratique«. La mise en accusation violente de tous les non-serbes dans la fédération, en premier des »Albanais asiatiques«67 - »ennemis héréditaires« et des »Croates génocides«, des »slovènes germanisés« (à l'époque les Musulmans n'étaient pas encore parmi les ennemis principaux du serbisme, cependant déjà à ce moment-là il était évident à plus d'un, c'est uniquement pour leurs »opinion makers« que cela ne l'était pas, qu'ils y seraient placés fatalement s'ils ne s'engageaient pas, sans réserves dans la »révolution antibureaucratique«, et ne se transformaient en Serbes de confession islamique avant qu'à l'exclusivisme ethnique se joigne encore l'exclusivisme religieux) a été complétée par les purges idéologiques et diffamatoires des clientèles des organismes du pouvoir, l'euphorie déjà nationaliste avec l'évocation des plans démographiques de Vasa Cubrilovic dans le Mémorandum de l'Académie Serbe des Sciences et des Arts, la mise en accusation des Albanais pour des viols de femmes serbes, pour la profanation de tombes serbes, pour l'expulsion de Serbes du »berceau du serbisme«. En même temps ont commencé en Serbie, en particulier au Kosovo, des mouvements chauvinistes de »société civile«, avec l'aide d'agents de la police secrète (par ex. »Bozur« au Kosovo), à travers toute la Serbie ils ont organisé des meetings de mobilisation. L'édification du »plus grand édifice religieux des Balkans«, l'église Saint Sava à Belgrade, dans le »plus pur style serbe«, prend place aussi dans ce groupe d'activités. Les déclarations sur les Serbes en tant que »peuple céleste« et la caractériologie ethnique de quatre sous, ayant pour but d'élever les Serbes au-dessus des autres peuples.68 Dans ce conflit le principal antagonisme de l'unitarisme a été en premier cette orientation idéologique que nous avons qualifié de fédéraliste. En vérité il 67. Cette manière de caractériser ce peuple, a été présentée en avril 1988, dans le Monde diplomatique, à fond et avec des accents racistes des plus véhéments par l'écrivain, actuellement chef de l'opposition serbe Vuk Draskovic. 68. Cf. supra, n. 59; cf. aussi la pseudo interprétation psychoanalytique »des psyehismes nationaux« des Serbes, Croates et Musulmans dans le livre d'un des initiateurs de la rébellion de Knin J. Raskovic, Luda zemlja, Belgrade, 1990, en particulier p. 126-131. 210 Braco Rotar s'agissait de »libéralisme« à la yougoslave, c'est à dire d'une administration moins rigide qui voyait dans l'augmentation de l'autonomie des républiques et dans un renouveau partiel d'un domaine public indépendant une perspective de développement. Les responsables de cette orientation qui n'était pas toujours complètement claire ont vécu longtemps de leur rôle de médiateurs- représentants, pour les sociétés locales ils y ont représenté le pouvoir fédéral et pour ce dernier les sociétés locales et dans une mesure limitée qui satisfaisait leur intérêt, ils se sont acquités des exigences de transmissions des deux parties. Finalement, en raison aussi des pressions unitaristes qui les menaçaient, ils sont tombés dans le piège du dialogue avec les mouvements de démocratisation civilo-social là où ces mouvements existaient et par cela ont tranformé le système politique de facto d'un système unipartite en système pluripartite, quoique pendant longtemps, de iure, ils n'ont pas été prêts à reconaitre ces changements. C'est pourquoi ce système est devenu substanciellement incompatible avec les orientations prédominantes dans la fédération. L'éclatement de la Yougoslavie qu'il n'était pas possible de réformer uniformément et en une fois dans la deuxième moitié des années quatre-vingt déjà était seulement une question de temps. Et là où il n'y avait pas de mouvements démocratiques civilo-sociaux ou alors ils étaient faibles et en même temps le pouvoir des républiques était enfermé dans le jeu yougoslave entre les ethnies, par ex. en Croatie,69 et pour cela et à cause des modèles autoritaires prédominants et des radicalismes idéologiques moins autonomes, le pouvoir n'a pas fait les »fautes slovènes« mais, précisément pour cela, durant la période qui a suivi l'éclatement il a amené au pouvoir les nationalistes radicaux. Les caractéristiques archaïques, dans l'actuelle guerre yougoslave, qui surprennent fortement bien des observateurs, sont par conséquent en majorité les conséquences des »directions de développement« appliquées jusque là qui, jusqu'à des mesures fixées et relativement petites, avec la répression et beaucoup plus avec des préhensions idéologiques comme sont la dévalorisation, la mystification etc..., ont rendu impossible ce que l'on pourrait appeler la culti- vation, la relativisation et la sécularisation de ces archaïsmes. A cause de tout cela la guerre yougoslave rappelle davantage Sacco diRoma que la Révolution française. La particularité la plus évidente de la guerre yougoslave c'est le combat entre les symboles puisqu'elle est, selon toute apparence, la formalisatin la seule possible quoique fantastique des antagonismes idéologiques décrits. La con- 69. On a repproché aux Croates en tant que groupe ethnique de porter la responsabilité de la terreur des Oustachis durant la Ilème guerre mondiale, bien que le mouvement de résistance antifasciste ait été en vérité bien plus fort en Croatie qu'en Serbie. Le revers de l'Europe 211 version du »socialisme autogestionnaire«, en faisceau d'idéologies antagonistes Blut und Boden qui contiennent aussi les exclusivismes confessionnels, est seulement la conséquence logique de la structure de l'espace mentale que la politique yougoslave a produit et entretenu avec ses préhensions idéologiques. Il semble étrange seulement qu'une idéologie synchrétique de la sorte, dans laquelle l'historicisme se mêle à la mythologie, le moralisme social avec des éléments tribalistes, des pastiches y sont encore ajoutés d'autres corps idéologiques, pourrait être exclusiviste. Moins inhabituel est l'exclusivisme de ses successeurs. Mais en dépit de cela, de manière assez fondée, nous pouvons supposer que, dans une très grande mesure, la politique de l'enseignement yougoslave fut aussi responsable de cet exclusivisme et de la nature de nationalismes s'excluant mutuellement dans les terres où les ethnies se mêlent - parmi lesquellles il n'y a pas de distinctions conceptuelles importantes,, mais ils provoquent des identifications symboliques différentes et par cela rendent possible les événements s'y passant. Cette politique ne s'est jamais efforcée de séparer le curriculum enseignant de l'idéologie mobilisatoire, ethnogénétique et nationale, présent à l'époque du »printemps des nations«, des connaissances historiques, au contraire elle en a seulement ajouté de nouvelles aux mythologies et mistifications déjà existantes, celles qui auraient dû légitimer une structure concrète du pouvoir dans la fédération et ses porteurs. L'indentification symbolique qui répartit les gens en groupes ennemis qui combattent pour »l'espace vital« ethnique, sur lequel ils ont vécu auparavant, de longues années côtes à côtes avec les autres groupes, signifie en particulier ceci: il ne s'agit pas en premier lieu d'un conflit qui aurait été provoqué une différence de civilisation entre ses acteurs ou d'une fissure sociale de la présumée société yougoslave, c'est justement le contraire, ce sont les antagonismes entre les identifications des corps particuliers sociaux et politiques qui sont structurés d'une manière presque identique. Le symbolisme idéologique et la guerre entre les symboles couvrent entièrement cette homologation basique, sociale et culturelle entre les parties combattantes et ces parties, ils leur fournissent des distinctions, raisons de faire la guerre et des violences en même temps que les buts avec lesquels au niveau idéologique ils remplissent le manque qui est ouvert sur le plan de la vie de chaque jour et l'absence de véritables projets politiques et sociaux. Il est absurde de discuter de la réalité ou de l'irréalité des idéologies agissantes. D'abord, parce que il n'est pas possible de nier les réalités spécifiques de l'idéologie ou même de fiction moins structurée, et particulièment quand elles ont des effets aussi exterminants et physiquement réels qu'aujourd'hui en Bosnie et Herzégovine et qu'ils ont eu très souvent dans l'Histoire européenne. 212 Braco Rotar Ensuite, parce qu'il n'est pas possible d'imputer une plus grande réalité au prétendu ordre rationnel qui a mis au point une harmonie relativement tolérante devant les explosions de haine qui était plein de tensions, de comptes non réglés et de suspicions, caractéristiques des groupes anomiques.70 Ces groupes dans les circonstances de guerres deviennent seulement encore plus anomiques: même les traditions et les conventions par nécessité des circonstances n'ont plus de valeur. Dans ce cas les viols des femmes ennemis et le massacre de leurs élites restent à vrai dire les dernières pratiques traditionnelles. 70. Cf. par ex. M. E. Handman, La violence et la ruse. Hommes et femmes dans un village grec, Aix-en-Provenee, 1983, où est décrit le microunivers social caractéristique des Balkans qui, sous une impulsion extérieure, peut exploser en règlement violent des rancunes entre voisins et en violence sur les femmes et les enfants, ce qui se passe aujourd'hui dans la campagne bosniaque.